La Femme en blanc/I/Walter Hartright/09

Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 71-78).
Chapitre X  ►
Première époque — Walter Hartright


IX


Ainsi finit, remplie d’incidents, ma première journée à Limmeridge-House.

Nous gardâmes notre secret, miss Halcombe et moi. À partir de la découverte que nous venions de faire, aucune lumière nouvelle ne semblait devoir nous aider à pénétrer le mystère de la Femme en blanc. À la première occasion qui s’offrit de traiter, sans inconvénients, ces sujets délicats, miss Halcombe, avec mille précautions, amena sa sœur à parler de leur mère, de ce qui s’était passé jadis, d’Anne Catherick. Les souvenirs que miss Fairlie avait gardés de la petite écolière de Limmeridge n’avaient rien, au reste, que de très-vague et de très-général. Elle se rappelait sa ressemblance avec la jeune protégée de sa mère, comme un phénomène que jadis on avait cru exister ; mais elle ne fit aucune allusion ni aux vêtements blancs dont Anne avait été gratifiée, ni au singulier serment par lequel l’innocente enfant avait essayé de témoigner sa reconnaissance.

Elle se souvenait qu’Anne était restée à Limmeridge seulement quelques mois, et qu’ensuite elle en était partie pour retourner chez elle, dans le Hampshire ; mais elle ne pouvait dire si la mère et la fille étaient jamais revenues, ni si jamais, par la suite, on avait entendu parler d’elles. Les recherches que miss Halcombe fit encore, dans le peu de lettres de mistress Fairlie qui lui restaient à examiner, n’aboutirent en aucune façon à fixer les incertitudes qui tourmentaient encore notre esprit. Nous avions constaté l’identité de la malheureuse femme que j’avais rencontrée, la nuit, avec Anne Catherick ; — nous avions rattaché à l’infirmité de son intelligence et à la persistance étonnante de sa gratitude envers mistress Fairlie l’excentrique habitude où elle était de se vêtir tout en blanc ; — là s’arrêtaient pour le moment nos découvertes.

Les jours s’écoulaient, les semaines s’achevaient, les vestiges dorés de l’automne se laissaient entrevoir çà et là sur les arbres, peu à peu dépouillés de leur verdure d’été. Temps de calme et de bonheur, au rapide courant ! mon récit, aujourd’hui, glissera sur vous aussi prompt qu’alors vous glissiez sur moi… De tous ces trésors de jouissances que vous prodiguiez à mon cœur, je ne vois rien qui survive, digne d’être ici retracé. Rien ne me reste de ces lointains souvenirs que la nécessité du plus triste aveu auquel un homme puisse être réduit : — l’aveu de sa propre folie.

Le secret que j’ai à révéler devait me coûter peu d’efforts, car déjà il m’est indirectement échappé. Les insuffisantes paroles que j’ai vainement employées à décrire miss Fairlie ont dû trahir les sentiments que sa présence éveillait en moi. Ainsi en est-il pour tous et chacun de nous. Quand ils nous portent préjudice, les mots émanés de nous sont des géants ; quand nous les employons à nous servir, ils se transforment en autant de nains.

J’aime cette jeune fille…

Ah ! je sais bien tout ce qu’il y a de tristesse et de ridicule contenus dans ces trois mots. Avec la femme qui, en me lisant, m’accorde la pitié la plus sympathique, je puis soupirer sur ce mélancolique aveu. Je puis en rire avec autant d’amertume que l’homme le plus disposé à l’accueillir par un dur mépris. Je l’aimai ! Pitié ou mépris, je proclame ceci avec la même immuable résolution de confesser hautement la vérité.

Étais-je donc sans excuses ? En les cherchant, on en trouverait, certes, dans les conditions où je me trouvais pendant le temps que je passai à Limmeridge-House comme employé aux gages de M. Fairlie.

Mes matinées s’écoulaient tranquillement, heure après heure, dans la muette solitude des pièces que j’habitais. J’avais justement assez à faire, en réparant et classant les dessins de mon patron, pour que mes yeux et mes mains fussent agréablement employés, tandis que ma pensée restait libre de s’adonner aux périlleux plaisirs de ses rêves effrénés. Isolement dangereux, car il durait assez pour m’énerver, pas assez pour me rendre des forces. Isolement dangereux, car il était suivi d’après-midi et de soirées que je passais, jour après jour, semaine après semaine, seul avec deux femmes, dont l’une possédait toute la grâce, tout l’esprit, toute la distinction, et l’autre tous les charmes, toute la douceur, toute la candeur naïves qui peuvent à la fois purifier et dompter le cœur de l’homme. Dans cette intimité pleine de périls qui s’établit inévitablement entre le maître et l’élève, il ne se passait pas un jour où ma main n’effleurât la main de miss Fairlie ; où, penchés ensemble sur son album, ma joue ne touchât presque sa joue. Plus attentivement elle guettait les moindres mouvements de mon pinceau, de plus près aspirais-je les parfums de sa chevelure et le baume tiède de son haleine. Il était de mon devoir, de mon emploi, que je vécusse dans la lumière de ses regards, — tantôt incliné vers elle, si près de sa poitrine, que je tremblais à l’idée de la frôler sans le vouloir, — tantôt, en d’autres moments, ému de la voir se pencher sur moi pour étudier mon travail, si proche qu’elle baissait la voix en me parlant, et que ses rubans, agités par la brise, venaient parfois frissonner contre ma joue avant qu’elle eût songé à les retenir.

Les soirées qui suivaient nos excursions de l’après-midi variaient, plutôt qu’elles n’y mettaient obstacle, ces innocentes, ces inévitables familiarités. Mon goût bien naturel pour la musique qu’elle exécutait avec tant d’émotion, tant de féminine délicatesse, et le plaisir bien naturel qu’elle prenait à me rendre, par l’exercice de son talent, le plaisir que l’exercice du mien lui avait procuré, créaient entre nous un nouveau lien, de plus en plus étroit. Les incidents de la conversation, les habitudes simples et constantes qui faisaient une routine de notre voisinage à table ; les railleries enjouées de miss Halcombe, toujours prête à battre en brèche les inquiétudes du professeur et l’enthousiasme de sa belle écolière ; la pauvre mistress Vesey elle-même, et l’approbation endormie qu’elle nous accordait, à miss Fairlie et à moi, comme à deux jeunes gens d’une tranquillité exemplaire : — chacune de ces circonstances futiles, et combien d’autres encore ! contribuaient à nous envelopper ensemble, pour ainsi dire, dans la même atmosphère domestique, et à nous entraîner tous deux, par degrés, dans la même voie sans issue.

J’aurais dû me rappeler ma position et me tenir discrètement sur mes gardes. Je le fis : mais je ne le fis que trop tard. Toute la réserve, toute l’expérience qui m’avaient servi dans mes rapports avec d’autres femmes, et qui m’avaient garanti d’autres tentations, me firent défaut vis-à-vis d’elle. Depuis des années, mon métier m’avait mis dans cette étroite intimité avec des jeunes filles de tout âge et différemment belles. Je l’avais acceptée comme inhérente à ma profession ; je m’étais dressé à laisser, sous le vestibule de mes patrons, toutes mes sympathies juvéniles, aussi froidement que, sur le point de franchir l’escalier, j’y laissais mon parapluie. J’avais été formé à comprendre, et depuis longtemps, sans m’en étonner, sans m’en affliger, qu’on envisageait ma position hiérarchique comme préservant mes belles élèves de m’accorder tout autre sentiment que ceux du plus vulgaire intérêt, et que j’étais admis au milieu des femmes les plus séduisantes, à peu près au même titre que l’animal domestique le plus inoffensif. Cette expérience salutaire, je l’avais faite de bonne heure : guide exact et sévère, elle m’avait montré mon étroit sentier, sans me laisser dévier une seule fois à droite ou à gauche. Et maintenant, mon fidèle talisman et moi nous étions séparés. Oui, cet empire sur moi-même, qu’il m’avait tant coûté d’acquérir, était aussi complétement perdu pour moi que si jamais je ne l’eusse possédé ; perdu pour moi, comme il l’est chaque jour pour d’autres hommes, en d’autres situations critiques où les femmes sont en jeu. Je sais bien, maintenant, que j’aurais dû m’interroger dès le principe. J’aurais dû me demander pourquoi n’importe quelle pièce du château me devenait, dès que cette jeune fille y mettait le pied, plus chère que le chez soi le plus aimé ; plus vide, au contraire, que le désert, dès qu’elle en était sortie ; — pourquoi sa vue, le son de sa voix, le contact de sa peau (quand nous échangions, matin et soir, la poignée de main traditionnelle), ébranlaient en moi des fibres que nulle autre femme n’avait émues ? J’aurais, me questionnant ainsi, sondé du regard mon propre cœur, et, y découvrant cette germination nouvelle, je l’aurais extirpée alors qu’elle n’avait pas encore pris racine. Pourquoi me trouvai-je toujours hors d’état de pratiquer cette opération si simple en apparence et si facile ? L’explication de ce problème se trouve dans ces trois mots que j’écrivais naguère et auxquels ma confession aurait dû se borner : je l’aimais.

Les jours s’écoulaient, les semaines s’achevaient, mon troisième mois de séjour dans le Cumberland allait commencer. L’existence délicieusement monotone que nous menions, au fond de notre paisible retraite, m’emportait, comme certaines rivières aux lentes allures emportent le nageur qui se laisse aller au courant de l’eau. Tout souvenir du passé, toute préoccupation de l’avenir, tout sentiment de cette position fausse et sans espoir où me plaçait ma faiblesse, étaient amortis en moi par ce repos décevant. Bercé de ces chants de sirène dont m’étourdissait mon cœur, les yeux fermés à tout signe de danger, les oreilles fermées à tout bruit précurseur, j’allais en dérive, me rapprochant toujours davantage de l’écueil fatal. La première alarme qui vint enfin me réveiller, me rendre tout à coup à la conscience vengeresse de moi-même et de mes torts, fut à la fois le plus clair, le plus loyal, le plus sympathique de tous les avertissements.

Ce fut « elle » qui, sans prononcer une parole, sut me le donner.

Un soir, nous nous étions séparés comme à l’ordinaire. Pas un mot n’était tombé de mes lèvres, ni ce jour-là, ni auparavant, qui pût trahir mon secret ou la mettre soudainement en face de la vérité. Mais, quand nous nous retrouvâmes le matin, un grand changement s’était fait en elle, un changement qui m’apprit tout.

Je me refusai alors, — je me refuse encore, — à pénétrer dans le sanctuaire voilé de son cœur, à l’ouvrir au regard des autres, comme je leur ai ouvert le mien. Il suffira de dire que le jour où, pour la première fois, elle surprit mon secret, fut, j’en suis convaincu, le jour où le sien lui fut révélé, et ce fut aussi ce jour-là que je la retrouvai, après un intervalle de quelques heures, complétement changée à mon égard. Trop loyale pour tromper les autres, la noblesse de sa nature ne lui permettait pas de se tromper elle-même. Lorsque ce soupçon que j’étais parvenu à tenir endormi chez moi, pesa, pour la première fois, sur son cœur, cette âme sincère ne voulut se rien déguiser, et dans ce simple langage qui lui était propre : — J’en suis fâchée pour lui, se dit-elle ; pour moi-même j’en suis fâchée.

Sa physionomie transparente disait ceci, et bien d’autres choses encore que je ne pouvais alors m’expliquer. Mais je compris trop bien le changement survenu, à sa bonté plus grande, au plus vif empressement qu’elle mettait devant les autres à deviner, à satisfaire mes moindres désirs ; — et toutes les fois que, par hasard, on nous laissait seuls, à sa gêne triste, à l’anxiété nerveuse qui la faisait s’absorber dans la première occupation venue. Je compris pourquoi ses douces lèvres expressives souriaient maintenant si peu et si mal, pourquoi ses yeux bleus, si limpides, tantôt me contemplaient avec la pitié d’un ange, tantôt avec l’innocente perplexité d’un enfant. Mais ce changement voulait dire encore autre chose. Dans la froideur de la main qu’elle me tendait, dans l’immobilité de ses traits, si contraire à sa nature, dans chacun de ses gestes, enfin, se retrouvait l’expression d’une crainte continuelle et d’un mécontentement intérieur qu’elle ne pouvait apaiser. Ce n’étaient pas là des sentiments que je pusse reconnaître comme relatifs à « elle « et à « moi » ; ce n’étaient pas là ces sentiments inavoués que nous avions maintenant en commun. Dans le changement qu’elle venait de subir, et que je m’étudiais à décomposer, certains éléments nous attiraient secrètement l’un vers l’autre ; il en était, au contraire, qui, tout aussi secrètement, commençaient à nous désunir.

Perdu en mille doutes, en mille perplexités, et soupçonnant vaguement quelque mystère qu’on me laissait à découvrir sans vouloir m’y aider, j’examinai de plus près, pour m’éclairer là-dessus, la physionomie et l’attitude de miss Halcombe. Dans une intimité comme la nôtre, aucune altération sérieuse ne pouvait se produire chez l’un de nous qui ne se reflétât sympathiquement sur les autres membres de la petite communauté. Le changement de miss Fairlie avait un équivalent dans celui de sa demi-sœur. Bien que miss Halcombe ne laissât pas échapper la moindre allusion qui me révélât une modification quelconque dans les sentiments affectueux dont elle m’honorait, son regard pénétrant me poursuivait avec une assiduité de fraîche date. Quelquefois, ce regard exprimait une colère contenue ; quelquefois, une crainte dissimulée ; quelquefois, rien qui ressemblât à l’une ou l’autre ; — rien en somme, dont je pusse me rendre compte. Une semaine s’écoula, nous laissant tous trois dans une position de gêne secrète les uns vis-à-vis des autres. Ma position, aggravée par la conscience que j’avais, trop tard, de m’être oublié, d’avoir été misérablement faible, me devenait intolérable. Je sentais l’impérieuse nécessité de secouer cette espèce d’oppression sous laquelle je vivais, — mais comment agir pour le mieux ? et que dire pour entrer en matière ? Là était la question qui, au premier abord, me semblait insoluble.

De cette situation affaissée, humiliée, ce fut miss Halcombe qui me tira ; ses lèvres me dirent la vérité, la vérité amère, indispensable, imprévue ; sa bonté cordiale en atténua pour moi le rude choc ; son bon sens courageux tira le parti qu’il fallait d’un événement qui pouvait avoir les plus terribles conséquences, à Limmeridge-House, pour moi et pour d’autres.