La Démocratie devant la science/Livre II, chapitre I

CHAPITRE I

DIFFÉRENCIATION ET PROGRÈS

Parmi les formules que le prestige de l’évolutionnisme fait accepter à l’opinion, il n’en est pas qui semble moins discutable que celle qui nous occupe : « la différenciation est la mesure de la perfection. » Beaucoup croient tenir, dans cette formule, la clef du problème autour duquel tant de systèmes philosophiques se sont usés vainement : ils pensent posséder enfin un signe objectif du bien et du mal, un « mètre du progrès[1] » qui sorte directement des mains de la science.

Et de fait, nous avons vu que les sciences naturelles paraissent user largement de la formule en question. Ne présentent-elle pas d’ordinaire l’évolution comme un progrès, par cela même qu’elle accroît la différenciation des êtres ?

La classification qui va, dans l’ordre des végétaux, des algues aux fougères, des fougères aux phanérogames, des phanérogames aux gymnospermes et aux angiospermes, dans l’ordre des animaux, des poissons aux amphibies, des amphibies aux reptiles, des reptiles aux oiseaux, des oiseaux aux mammifères, passe le plus souvent pour marquer, en même temps que les divisions de la nature, les degrés d’une hiérarchie. Si descendance il y a des premières espèces aux dernières, cette descendance est une ascension. Il semble que tous les naturalistes soient d’accord sur ce point.

« Il n’est pas un naturaliste, nous disait Darwin[2], qui révoque en doute les avantages de la division du travail. » — Si nous voulons constater que, depuis le moment où écrivait Darwin, l’opinion commune des savants ne semble pas avoir varié, ouvrons un manuel récent, l’Embryologie générale du Dr Roule : « C’est une question importante, y lit-on[3], que celle de la connaissance de la direction de l’évolution. Le fait incontestable est que les êtres changent de forme au cours des générations successives : mais ce changement a-t-il lieu en progressant du simple au complexe, ou inversement en allant du complexe au simple ? Ces modifications correspondent-elles à un perfectionnement continu ou à une régression ? H. Milne-Edwards a résolu ce problème avec sa loi du perfectionnement par la division du travail physiologique. »

Toutefois, l’unanimité est-elle aussi absolue qu’il le semble au premier abord, et la question est-elle tranchée sans appel ? La thèse formulée ne supporte-t-elle aucune restriction ? Peut-on vraiment continuer à soutenir que la différenciation en soi et par soi, en tout et pour tout, marque un progrès ?

I

Considérons donc de plus près, d’abord les moyens que la différenciation emploie pour obtenir les résultats qu’on nous vante, puis ces résultats eux-mêmes.

Nous remarquerons en premier lieu que cette différenciation, portée au plus haut point dans les organismes supérieurs, n’y apparaît pourtant jamais portée à l’absolu : elle n’élimine jamais complètement les ressemblances entre les éléments qu’elle distingue. Il n’est pas vrai, par exemple, que la cellule consacrée à la digestion devienne complètement incapable de respirer ; l’élément spécialisé conserve à quelque degré les facultés naguère cumulées.

« Le mouvement, dit M. Verworn[4], par une spécialisation de la propriété de contractilité, devient fonction particulière des cellules musculaires chez les animaux supérieurs, la faculté de percevoir les excitations acquiert un haut développement dans les organes des sens, le phénomène de sécrétion atteint sa plus haute expression dans la fonction des cellules glandulaires. — Malgré cela chaque espèce de cellule conserve tous les phénomènes vitaux élémentaires, et sa spécialisation provient seulement de ce qu’un de ces phénomènes se trouve porté à un degré de développement particulièrement élevé. » Ainsi, dans l’organisme différencié, les cellules se distinguent surtout par l’intensité que prend telle ou telle propriété dans leurs divers groupes ; mais ces groupes divers continuent de posséder à quelque degré les mêmes propriétés.

Ce que nous disons des cellules, a fortiori le dirions-nous des organes. On sait qu’ils sont formés par des combinaisons de tissus — épithéliaux, conjonctifs, musculaires, nerveux — qui se retrouvent dans tous les appareils de l’organisme, dans l’estomac comme dans le poumon. Même dans les muscles et les nerfs, qui pourtant sont essentiellement formés par un seul et même élément, on reconnaît plusieurs autres groupes élémentaires, et notamment le tissu conjonctif ; les organes différenciés continuent donc de se ressembler par certains côtés, comme se ressemblent les cellules mêmes qui les forment.

Mais ce qu’il importe surtout de noter, c’est que ces ressemblances paraissent nécessaires au fonctionnement même des organes, et qu’ils ne sauraient sans dommage être spécialisés absolument. Un des naturalistes qui a le mieux montré que la différenciation, pour les éléments luttant à l’intérieur de l’organisme, est une nécessité vitale, M. W. Roux, fait pourtant remarquer qu’une glande remplirait mal ses fonctions si elle ne contenait que des éléments sécréteurs ; elle a besoin de vaisseaux pour lui amener du sang, de tissu conjonctif pour séparer les lobes et servir de soutien aux épithéliums, de nerfs pour régler son fonctionnement[5].

Ainsi la différenciation laisse subsister, entre les parties qu’elle distingue, des similitudes nombreuses : ajoutons qu’elle réclame, entre ces mêmes parties, l’installation de rapports étroits. Tout le bénéfice qu’elle peut procurer à l’organisme est à ce prix. « La division du travail, remarque M. Giglio-Tos[6], ne servirait à rien sans la symbiose. La différenciation et le perfectionnement d’une partie ne sont utiles à l’organisme qu’en tant qu’elles peuvent aider les autres parties à l’accomplissement de leurs fonctions. » Pour que l’ensemble tire profit des fonctions divisées, il importe, observe de son côté M. Verworn[7], que ces diverses fonctions se pénètrent réciproquement, que tel élément entre en mouvement ou en repos au moment opportun, qu’il règne la plus délicate harmonie entre les divers organes, tissus et cellules. En un mot, plus les activités sont variées et plus il est nécessaire pour le bien du tout qu’elles soient coordonnées.

Or remarquons que si la différenciation, pour que ses effets d’ensemble soient heureux, nous paraît réclamer cette coordination, elle ne l’implique pas, elle ne la produit pas nécessairement d’elle-même. Division, dit M. Espinas[8], c’est dispersion : or le concours exige le groupement. M. Roux, lorsqu’il nous montre les différents éléments luttant pour la vie dans l’organisme même, nous les montre aussi, tirant pour ainsi dire chacun de leur côté, sans souci des intérêts de l’ensemble. Haeckel avait donc raison d’observer[9] que le progrès de la centralisation, qui ajoute par exemple un organe central à chacun des systèmes différenciés, puis les subordonne tous au système nerveux, n’est pas identique au progrès de la différenciation ; qu’il peut même y avoir opposition entre l’un et l’autre. La centralisation n’est-elle pas une réaction du tout contre la dispersion de ses parties, et comme une méthode destinée à sauver la solidarité que la différenciation, abandonnée à ses seules tendances particularistes, aurait pu compromettre ? Quoi qu’il en soit, il est certain que sans cette solidarité on ne pourrait escompter les bienfaits de la différenciation. Elle n’est avantageuse, pourrait-on dire, que dans la mesure ou elle n’est pas livrée à elle-même et portée à l’absolu.

Cette remarque nous permettrait déjà de limiter, en matière sociale, les ambitions des partisans de la différenciation à outrance. S’ils vont répétant, au nom de la biologie, que toute différenciation est par elle-même un progrès, et qu’en conséquence il faut — qu’il s’agisse de l’organisation politique, économique ou pédagogique — différencier en tous cas, à tout prix, nous leur répondrons qu’ils ont mal lu les leçons de la biologie. Elle nous rappelle que, dans les organismes mêmes, pour que la différenciation porte les fruits qu’on attend d’elle, il faut, qu’entre les éléments différenciés d’anciennes ressemblances subsistent, et de nouvelles relations s’établissent, conditions d’une intime solidarité, sans laquelle tout est perdu.

II

Mais, à considérer les résultats eux-mêmes obtenus par la différenciation, on s’aperçoit qu’on ne peut nullement soutenir qu’ils soient à tous les points de vue avantageux.

Se place-t-on au point de vue des éléments constitutifs de l’organisme différencié ? La conclusion ne peut être, semble-t-il, que pessimiste. Tant qu’ils ne forment que des « colonies », on nous a montré ces éléments se suffisant à eux-mêmes, capables de se détacher de l’ensemble, relativement égaux et indépendants. Mais quand la colonie se transforme en organisme proprement dit, on les voit « déchoir à l’état d’organes[10] ». Adieu l’égalité et l’indépendance des individualités élémentaires : car l’individualité même leur est enlevée. Suivons la formation du rein des vertébrés : entre les parties de même nature, qui appartenaient tout d’abord à des membres différents d’une même colonie, des fusions, des coalescences se produisent qui effacent toute trace des unités primitives ; l’individu est résorbé dans l’organe. Tout ce que l’organisme composé gagne en unité, ses éléments le perdent en indépendance[11]. Si donc on peut encore parler de « Républiques de protistes », il faut dire avec M. Verworn[12] que les États cellulaires supérieurs sont essentiellement despotiques, puisqu’ils enlèvent toute liberté en même temps que toute égalité à leurs cellules.

Mais, dira-t-on, ce que l’individualité élémentaire perd ainsi en indépendance, elle le regagne sans doute, et au centuple, en puissance véritable. La philosophie politique nous a dès longtemps habitués à escompter ces sortes de compensations. Spinoza, par exemple, nous rappelle après Hobbes, que si les individus pour former une société sont obligés de rétrécir leur liberté, ils retirent du moins, de leur association même, des avantages qui élargissent singulièrement leur vie. Peut-être en est-il de même dans l’ordre biologique. « Plus il y a d’unité dans l’organisation de l’État cellulaire, dit M. Verworn[13], plus le fonctionnement de l’ensemble tend à la perfection, et plus sont grands aussi les avantages que les cellules retirent de la vie en commun. »

Mais comment mesurer objectivement ces avantages ? Sans doute à ce que la vie des éléments est moins précaire, plus assurée, — ce que nous constaterons en prouvant qu’elle est plus longue. Mais précisément il serait très difficile d’en faire la preuve. On a pu soutenir au contraire que la différenciation des éléments, condition de l’organisation du tout, hâtait leur disparition, et littéralement les condamnait à mort. « Toute cellule non différenciée, dit M. Delage[14], est immortelle, et ne demande pour continuer à vivre que d’être placée dans des conditions qui le lui permettent : toute cellule différenciée est vouée à une mort inévitable sans qu’il y ait pour elle aucune possibilité d’y échapper. »

En effet, comment les cellules échappent-elles à la mort ? En se divisant à l’infini. Or on constate que, quelle qu’en soit la raison dernière, toute cellule qui se différencie met par cela même une limite à sa faculté de division. Au contraire, les cellules qui restent indifférenciées sont grosses de divisions indéfinies. On ne rencontre donc chez elles ni vieillards, ni cadavres : elles renaissent perpétuellement d’elles-mêmes. En ce sens Weismann a pu leur décerner l’immortalité véritable. Et sans doute tous les naturalistes ne sont pas d’accord sur la nature de cette immortalité, ni sur les procédés par lesquels elle s’entretient. Mais ils semblent bien d’accord sur ce point, que la vie ne se perpétue que dans l’indifférenciation[15]. La conjugaison des infusoires, qui paraît nécessaire à leur rajeunissement, est essentiellement une restauration momentanée de l’homogénéité de leurs parties. Dans les êtres supérieurs, les œufs, comme le remarquait déjà Milne-Edwards, ne sont que des cellules non différenciées, le plasma qui porte la vie d’individu en individu reste, par rapport au soma, remarquablement homogène. Ce ne sont pas des ouvriers spécialisés qui constituent cette armée de réserve de l’organisme : c’est parce qu’ils sont bons à tout faire qu’ils sont employés au service de la reproduction.

Toute cellule spécialisée est donc bien une cellule condamnée. La quantité de vie dont elle dispose est restreinte. Elle perd en puissance comme en indépendance. Et l’on peut difficilement soutenir que la différenciation lui soit avantageuse, puisqu’elle ne lui demande rien moins que l’abnégation totale de son individualité.

Mais, dira-t-on, vous aviez tort de chercher, dans la situation faite aux éléments, les bénéfices de la différenciation. C’est en effet à l’ensemble, et non aux parties, à l’organisme et non aux cellules, qu’elle est profitable. Leur inégalité, leur dépendance, leur effacement ne sont que les conditions de sa puissance globale. Plus elles poussent, loin l’abnégation, et plus haut il se place sur l’échelle des êtres. Les espèces ne cessent pas, on le sait, de lutter pour la domination : les types les plus différenciés l’emporteront naturellement sur ceux qui auront obtenu, de leurs éléments constituants, de moindres sacrifices. Que les cellules soient donc consolées, si tant est qu’elles peuvent penser : elles passent, mais leur œuvre demeure, perfectionnée par leur abnégation même ; et vraiment elles meurent pour la patrie.

Mais encore, à quel signe objectif reconnaîtrons-nous que les types constitués par de tels sacrifices sont réellement plus parfaits, plus élevés, plus puissants ? Sans doute à leur succès même, et par suite à la place qu’ils occuperont dans l’Univers. Puisque les espèces se disputent la terre, et luttent à qui l’emplira, les mieux constituées ne sont-elles pas celles qui couvrent le plus grand espace et durent le plus longtemps ?

Si l’on accepte ce critère, il est paradoxal de soutenir que l’avantage reste en tout et pour tout aux espèces dites ordinairement supérieures, c’est-à-dire différenciées. D’Archiac et de Candolle n’ont-ils pas montré qu’actuellement, à la surface du globe, l’aire occupée par les espèces est d’autant moindre que la classe dont elles font partie est plus « élevée » ? que moins les animaux et les végétaux sont « parfaits », plus aussi ils se propagent dans des contrées différentes ? Il en est à peu près, ajoute M. Gaudry[16], dans le temps comme dans l’espace. La paléontologie nous rappelle combien d’espèces animales, non moins remarquables par la différenciation de leurs organes que par les proportions de leurs tailles ont disparu à jamais, tandis qu’on a ramené au jour des mollusques, êtres beaucoup moins différenciés, dont les espèces étaient déjà connues à l’état fossile. Les chefs-d’œuvre de la différenciation ne l’emportent donc pas plus, en fait, par la durée que par l’aire.

Il n’y a pas lieu de s’en étonner si l’on se rappelle que la fécondité, condition de l’expansion et de la survie des races, est toujours relativement restreinte, quand les organismes sont différenciés. On sait que Carey et Spencer avaient prétendu formuler la loi générale de la fécondité des êtres. Elle varierait en raison inverse de leur intelligence, c’est-à-dire de la place occupée dans leur organisme par le système nerveux, d’autant plus développé lui-même que la différenciation est poussée plus loin. La loi ne se trouve pas exacte dans le détail[17]. Car s’il est constant que l’éléphant est peu fécond, le chien l’est beaucoup plus, sans être pour autant moins intelligent. Mais il reste vrai que d’une manière générale, entre la fécondité des êtres très différenciés et celle des êtres peu différenciés, il n’y a pas de proportion. Les micro-organismes laissent bien loin derrière eux les organismes « supérieurs ». Semez quelques mycodermes infiniment petits sur une cuve de vinaigre : leur postérité la recouvrira en quelques heures. On a dit d’un petit infusoire d’eau douce, l’ichtyophtirius multifiliis que, dans un milieu approprié, il pourrait fournir en un mois une masse de substance égale à celle du soleil[18]. Quelle qu’en soit la raison dernière, les organismes compliqués des métazoaires ne connaissent plus de pareilles multiplications. Ils limitent le développement de la substance germinative qu’ils enferment[19]. Ainsi la différenciation tendrait à stériliser, non pas seulement les éléments spécialisés, mais les ensembles qu’ils constituent, et par là à raréfier l’espèce.

Si du moins elle augmentait indéfiniment la plasticité des êtres ! Elle leur permettrait alors de s’adapter, en prenant des formes nouvelles, à de nouvelles situations, et de survivre plus sûrement que les autres aux mutations de milieux. « La société la plus vivace, remarque M. Perrier[20], est celle où l’immobilité est réduite au minimum. » Ainsi, parce qu’ils seraient les plus aptes aux changements, les organismes différenciés seraient les plus vivaces.

Et il semble bien que leur constitution, dans la mesure où elle commande à ses fonctions diverses, leur permet de parer de plus loin aux dangers, et de se plier plus intelligemment aux nécessités de la vie : ils sont plus mobiles et plus adroits par cela même que leurs organes sont plus variés et plus solidaires. Mais si une pareille constitution augmente en ce sens leurs chances de survie, n’augmente-t-elle pas aussi, d’un autre côté, leurs chances de mort ? Les composés les plus complexes sont rarement aussi les plus stables. « Pour détruire l’équilibre chancelant des êtres supérieurs, dit M. Lalande[21], il ne faut qu’un grain de sable. La savante hétérogénéité du corps humain le met à la merci d’une piqûre d’aiguille bien placée : tout l’édifice croule en un moment parce qu’il est trop multiple et trop solidaire en ses parties. »

D’ailleurs, est-il vrai que cette constitution des corps différenciés augmente d’une manière absolue leur capacité de varier pour s’adapter aux circonstances nouvelles ? C’est, ce qui a été contesté. Il semble bien, d’après les recherches de Krause et de Riley, que si la différenciation favorise en un sens la production des variations, elle limite leur étendue[22]. Si elle multiplie les variations faibles, elle interdit les variations importantes. En changeant progressivement la composition chimique de son milieu, on fait prendre successivement au bacille pyocyanique toutes les formes connues chez les microbes[23]. Des êtres différenciés supporteraient difficilement de pareilles expériences. La liaison même de leurs organes divers limite leurs métamorphoses. Qu’une condition de milieu fasse, en effet, varier l’un de ces organes sans ébranler les autres : les relations nécessaires de l’organe modifié avec ceux qui ne le sont pas déterminent un frottement qui tempère et finalement arrête la variation. « Il y a donc, conclut M. Houssay[24], d’autant plus de frottement et d’autant moins de variabilité que les organes de l’être considéré sont plus étroitement liés entre eux, c’est-à-dire que cet être est plus différencié déjà et plus élevé en organisation. »

Et ce n’est pas seulement leur dépendance mutuelle, c’est la diversité même de leurs organes qui est capable d’alourdir et d’arrêter ces êtres. Parce qu’ils ont plus d’organes, ils ont plus de besoins, et des besoins plus spéciaux, c’est-à-dire exigeant pour être satisfaits certaines conditions déterminées de sol, de température, d’humidité[25]. Que ces conditions viennent à changer brusquement, comme il arrive dans les perturbations géologiques, et les êtres différenciés disparaîtront avant les autres, comme le civilisé, brusquement jeté dans un désert, y disparaîtrait sans doute avant le primitif. Ainsi s’explique la loi de Cope, d’après laquelle on voit les nouvelles séries d’êtres sortir, non pas des types terminaux — les plus différenciés — des séries précédentes, mais de types très antérieurs, et beaucoup moins différenciés. Par exemple ce ne sont pas, sans doute les plantes « supérieures » qui ont donné naissance au règne animal, mais bien les formes « inférieures » de protophytes, qui ne se distinguent pas des protozoaires. De même, ce sont les simples vers ou tuniciers, êtres moins spécialisés que les arthropodes ou les mollusques, qui ont sans doute donné naissance aux vertébrés. D’une manière générale, moins un être est spécialisé, plus il est apte à survivre aux grandes secousses qui bouleversent brusquement les conditions de la vie[26] : ses besoins étant plus élémentaires, sa survivance est mieux assurée : moins exposé que les autres, il a plus d’avenir.

Donc, comme ils sont moins féconds, les êtres différenciés sont au total moins plastiques que les autres. La différenciation diminue de deux façons leurs chances de survie, et rétrécit leur place dans l’univers. Et c’est pourquoi, dans son livre sur la Dissolution opposée à l’Évolution[27], M. Lalande, après avoir passé en revue les derniers résultats généraux de la biologie, pouvait aboutir à cette conclusion paradoxale : « En résumé la différenciation conduit à la mort, et cela d’autant plus sûrement qu’elle est plus avancée. » Nous voici loin, semble-t-il, des principes posés par M. Milne-Edwards.

III

On fera peut-être observer que lorsqu’il vantait l’importance des êtres différenciés, Mime-Edwards entendait — comme les expressions mêmes que nous avons rappelées tendaient à le prouver — moins la place qu’ils occupent que le rôle qu’ils jouent, leur destination, leur mission dans l’économie générale de la nature. Admettons qu’ils passent plus vite que d’autres sur la terre : ils y laissent du moins un sillon plus profond. S’ils ne sont pas les reproducteurs les plus féconds, ils restent les producteurs les plus utiles.

Mais, même à ce point de vue, il faudrait faire des distinctions et des réserves. Voulez-vous dire que les organismes différenciés sont plus utiles à la nature en ce sens qu’ils contribuent, mieux que les autres, à l’entretien de la vie générale ? On conçoit combien il est malaisé d’apporter une réponse objective à une question ainsi posée. Toutefois, si l’on se rappelle de quelle façon se nourrissent les animaux supérieurs, profitant de l’élaboration que les végétaux ont fait subir aux matières inorganiques, et souvent aussi de l’élaboration que d’autres animaux ont fait subir aux matières végétales, on pourra soutenir qu’ils surviennent, dans l’ordre de la nature, moins comme des producteurs que comme des consommateurs, sinon comme des parasites. En tout cas, ils font peu, par eux-mêmes, pour entretenir ce retour à la matière des éléments utilisés par les organismes, cette « rotation continue » qui est, comme on l’a bien des fois démontré, nécessaire à la perpétuité de la vie sur la surface du globe[28]. Ce sont les levures, les mycodermes, les ferments de toutes sortes qui se chargent de cette opération, indispensable au renouvellement général. Et c’est pourquoi, en même temps que les grands destructeurs, on peut soutenir que ces infiniment petits sont les grands producteurs, les éternels préparateurs de la vie. Supprimez du globe les espèces supérieures, chefs-d’œuvre de la différenciation, la vie générale continue. Supprimez-en au contraire ces minuscules organismes, peu différenciés pour la plupart, le circulus de la matière, et avec lui la vie s’arrête. C’est pourquoi il serait difficile de soutenir que les résultats de leur travail sont « faibles », « obscurs » ou « grossiers », que leur rôle dans l’univers manque « d’étendue ». Au prix de leur puissance infinie aujourd’hui révélée, qu’est-ce que la puissance de ces êtres compliqués que vantait naguère Milne-Edwards ?

Mais, dira-t-on enfin, comme Milne-Edwards le notait lui-même, ce qui contribue à donner aux êtres animés un rang plus ou moins élevé, c’est la « qualité » plus que la « quantité » des produits de la machine vivante. S’il prise par-dessus tout les facultés des êtres différenciés, c’est moins parce qu’elles sont puissantes que parce qu’elles sont « exquises[29] ». Or n’y a-t-il pas en effet un des produits de ces facultés raffinées qui est incomparable et dépasse infiniment, en qualité, tous les autres réunis ? Et c’est la capacité d’adapter les moyens à des fins, c’est l’activité consciente, c’est la pensée même.

À la bonne heure ; et il semble que nous tenions enfin une supériorité à laquelle aucun organisme indifférencié ne pourra prétendre. Quelle que soit la nature intime du rapport qui unit le système nerveux au système mental, on les voit, dans la série animale, grandir ensemble, et l’un portant l’autre. La flamme de la conscience ne descend que sur la tête des êtres dont l’appareil nerveux est suffisamment ramifié et unifié. Or, en fait, c’est dans les êtres différenciés que cet appareil se ramifie et s’unifie. C’est sans doute parce qu’ils ont à relier, à équilibrer et à concerter un grand nombre d’éléments distincts, que ces êtres se constituent cet organe de transmission, de concentration et d’administration qui s’appelle le cerveau. Voilà pourquoi nous glorifions justement les êtres différenciés et les louons de consommer les matériaux préparés par d’autres : car seuls ils les emploient à une œuvre immatérielle, car seuls ils ont construit, comme dit le poète italien[30], « un trône pour le dominateur qui va venir, un poste d’honneur pour l’esprit ».

Mais lorsque nous décernons ainsi aux organismes différenciés la palme que nul ne peut leur ravir, usons-nous du critère objectif qu’on nous promettait, emprunté aux sciences naturelles ? Avons-nous vraiment laissé parler les choses, et lu dans le livre de la nature que l’esprit a une valeur absolue, qu’il y a par suite des raisons de vivre supérieures à la vie même, et qu’il vaut mieux, s’il faut choisir, agir consciemment que végéter indéfiniment ? N’est-il pas évident au contraire que ce jugement de valeur ne se déduit nullement des jugements de réalité formulés par la pure biologie ? que cette conviction peut s’appuyer à un système philosophique, mais ne repose pas sur une démonstration scientifique ? et que par suite, plus encore que la morale utilitaire, la morale naturaliste tombe sous le reproche de n’introduire, qu’au prix d’une inconséquence, la « qualité » qui lui est nécessaire pour hiérarchiser les êtres ?

Un paléontologiste, au moment de prouver une fois de plus que la nature est un progrès et que les derniers venus des êtres, parce qu’ils sont les plus mobiles, les plus actifs, les plus conscients, sont aussi les plus semblables à la divinité même, laisse échapper cette remarque, que lui inspirait, dit-il, à l’Exposition de 1889, l’aspect de la statue du Bouddha[31] : « Chez les peuples de l’Orient, avoir une vie passive, plongée dans la contemplation, paraît être le meilleur moyen de se rapprocher de la divinité. En Occident, au contraire, nous pensons que la divinité est l’action infinie et que les créatures les plus élevées sont celles qui sont les plus actives. » Vous concevez donc, et vous confessez en quelque sorte que votre hiérarchie n’a rien d’objectif : édifiée par l’Occident, l’Orient la renverserait peut-être ; le mètre du progrès dont vous vous êtes servi pour l’établir dépend lui-même des tendances de la civilisation qui a modelé votre âme.

Ce qui est dit ici de l’activité en général peut, être dit de la pensée même. Si nous l’estimons par-dessus tout, nous obéissons sans doute en cela à l’une des inspirations directrices de la civilisation qui nous porte[32]. Ou du moins, si l’on se fait fort de montrer que partout où il y a une civilisation, se retrouve aussi, sous quelque forme, le culte de la pensée, on conviendra que ce culte exprime l’idéal propre de notre espèce, bien plutôt que la nature des choses. Et ainsi, lorsque nous étageons les êtres d’après le rôle plus ou moins large que la différenciation de leur organisme prépare à l’intelligence, rendons-nous compte que nous posons « l’homme comme la mesure de tout ». La méthode de la sociologie biologique est dès lors toute retournée : bien loin de demander aux espèces animales des modèles pour l’espèce humaine, c’est l’espèce humaine que nous offrons en modèle aux espèces animales ; et si nous la posons ainsi comme le modèle universel, c’est qu’elle nous paraît le mieux réaliser une fin à laquelle nous avons préalablement reconnu une valeur absolue : à savoir le progrès même de la pensée.

Il semble donc qu’il soit vain de demander à la science un critère objectif du progrès, et que si les naturalistes veulent en effet constituer une biologie strictement scientifique, vide de tout préjugé humain, pure de tout anthropomorphisme et par suite de tout finalisme, ils doivent s’abstenir de juger les êtres dont ils décrivent l’évolution. D’une conception toute mécaniste de la nature on ne peut plus tirer une définition du progrès. Celui qui souffle sur la conscience plonge toutes les valeurs du monde dans la nuit, l’indistinction, l’indifférence : il faut qu’il renonce à fixer des rangs.

C’est ce à quoi un certain nombre de savants paraissent enfin se résoudre. « Il faut se méfier du mot progrès, remarque M. Le Dantec[33]. À quel point de vue peut-on dire en effet que le poulet est supérieur au corail ? Tous deux sont mortels, et les squelettes qui restent d’eux présentent des qualités différentes : ils sont adaptés l’un et l’autre à leur genre de vie, etc. » Un traducteur de Haeckel[34], dont la philosophie paraît pourtant supposer la démonstration scientifique du progrès des êtres, avoue qu’en vérité il n’y a ni animaux supérieurs ni animaux inférieurs. « Chaque espèce animale ou végétale est adaptée à des conditions particulières de vie, et est plus parfaite que toute autre pour les conditions qui lui sont données[35]. » Ainsi en revient-on peu à peu à la vieille pensée de Cuvier, selon laquelle toutes les espèces sont parfaites en leur genre. Ainsi dissocie-t-on de plus en plus ces deux concepts, si intimement liés encore dans l’opinion, d’évolution et de progrès. Et cette dissociation ne peut manquer de retirer, au principe de la différenciation, son prestige « scientifique ». Aussi longtemps que nous avons voulu user de critères objectifs, nous avons reconnu que la différenciation comporte pour le moins, tant au point de vue des éléments qu’au point de vue des ensembles, autant d’inconvénients que d’avantages ; quand nous lui avons attribué enfin un prix incomparable, nous avons reconnu aussi que nous cessions d’user de critères objectifs.

Ainsi, malgré l’apparente unanimité qu’on nous opposait, l’examen critique des moyens employés et des résultats obtenus par la différenciation nous a convaincus que, même lorsqu’il s’agit des espèces animales, il est illégitime d’identifier tout uniment différenciation et progrès. Tout dépend finalement du point de vue où l’on se place : et le point de vue final ne dépend pas de la science naturelle.

Que dirons-nous alors quand il s’agira des sociétés ! Qui ne voit combien leurs caractères propres doivent compliquer le problème, et rendre encore plus chimérique l’application de ce prétendu « mètre du progrès » !


  1. C’est l’expression de M. de Greef, Transf. soc., p. 394.
  2. V. p. 25.
  3. P. 383.
  4. Physiol. gén., p. 641.
  5. D’après Y. Delage, Structure du protopl., p. 727.
  6. Les Problèmes, 1re partie, p. 104.
  7. Op. cit., p. 649.
  8. Les Sociétés animales, p. 350. (Paris, F. Alcan.)
  9. Créat. nat., p. 202.
  10. Cf. Perrier, op. cit., p. 679, 688, 720, 216.
  11. Cf. Delage, op. cit., p. 32.
  12. Op. cit., p. 636.
  13. Ibid., p. 637.
  14. Op. cit., p. 769.
  15. Cf. Lalande, Dissolution, p. 130-150.
  16. Paléont. philos., p. 46, note.
  17. V. p. 86.
  18. Cf. Le Dantec, Théorie nouvelle de la vie, p. 179 (Paris, F. Alcan).
  19. Cf. Lalande citant Hertwig, op. cit., p. 145-147.
  20. Col. anim., p. 214.
  21. Op. cit., p. 44.
  22. D’après Delage, op. cit., p. 286.
  23. Cf. Guigniard, dans l’Encyclopédie des Sciences médicales, I, p. 41.
  24. La Forme et la Vie, p. 910.
  25. Cf. Le Dantec, Lamarckiens et Darwiniens, p. 182 (Paris, F. Alcan).
  26. Ainsi s’expliquerait, suivant M. Le Dantec, la prétendue immortalité du plasma germinatif. Car ce qui est vrai des organismes est vrai des éléments. Seuls les éléments reproducteurs qui sont le moins spécialisés, adaptés aux conditions les moins rigoureusement déterminées, peuvent résister à un changement de milieu aussi considérable que la sortie de l’organisme auquel ils appartiennent. C’est pourquoi eux seuls paraissent immortels. V. Évolution individuelle et hérédité, p. 221 (Paris, F. Alcan).
  27. P. 146.
  28. Cf. Encyclopédie chimique. — Chimie biologique, t. IX, par M. Duclaux, p. 14-17.
  29. V. plus haut, p. 23.
  30. Fogazzaro, Les Ascensions humaines, p. 220.
  31. Gaudry, op. cit., p. 69.
  32. « On est de son temps, et moral comme les hommes de son temps », disait Renouvier parlant de Spencer. Et c’est là sans doute ce qui détermine l’a priori moral en vertu duquel on mesure le progrès ou la décadence (Critique philosophique, 1879, p. 415).
  33. Lamarckiens, p. 7.
  34. Laloy, préface à l’Origine de l’homme, p. 8.
  35. M. Gaudry lui-même, parlant des têtards, aboutit à une observation analogue. Op. cit., p. 30.