La Démocratie devant la science/Livre I, chapitre II

CHAPITRE II

NOBLESSE, MÉTISSAGE ET DÉGÉNERESCENCE

Vous avez démontré, nous accordera-t-on, qu’il est invraisemblable que les qualités acquises et spéciales se transmettent du père au fils. Mais vous n’avez pas démontré la même chose des qualités innées et générales. Vous avez nié que les fils de naturalistes, de capitaines, de peintres dussent posséder, en vertu même des habitudes contractées par leurs pères, des aptitudes spéciales, les uns pour la peinture, les autres pour l’art militaire, les autres pour la science naturelle. Mais vous admettrez bien qu’une intelligence large, une volonté ferme, une sensibilité fine, innées chez les parents, ont des chances de réapparaître chez les descendants. Vous accorderez d’autre part que ces capacités générales, si elles ne prédestinent pas ceux qui les possèdent à tel métier déterminé, les rendent cependant plus aptes que d’autres à remplir les fonctions sociales dominantes, directrices, supérieures. Dès lors, quoi de plus raisonnable — c’est-à-dire de plus conforme aux lois de la nature — que de réserver, à ces lignées de première qualité, les situations de première importance ? que d’organiser la société de façon que « les meilleurs » puissent garder leur rang et sauver leur sang ? Abandonnons s’il le faut les cloisons multiples qui spécialisaient ces familles, mais maintenons du moins la grande barrière qui préserve les races supérieures du contact des races inférieures. — Ainsi se substitue, à l’apologie du régime des castes, l’apologie du régime aristocratique.

I

De ce dernier régime il sera plus facile de relever les effets que du régime précédent. Si l’institution des castes spécialisées se réalise rarement, l’institution de la noblesse est chose quasi universelle. Ce n’est pas seulement sur notre moyen âge qu’on voit se dresser cette pyramide de privilèges étagés qui constitue le régime féodal. La plupart des grands empires ont ainsi connu des classes nobles ayant leurs charges et leurs privilèges propres, tantôt appuyées sur la royauté, tantôt luttant contre elle, mais toujours dominant de haut la masse du peuple. Dans la civilisation qui nous touche du plus près, la civilisation gréco-romaine, nous ne rencontrons plus, sans doute, un régime féodal, mais un régime municipal ; au lieu des bourgs isolés sur les collines, nous y voyons les cités déployées sur les rivages. Mais est-ce un esprit démocratique qui règne dans ces cités ? C’est un esprit doublement aristocratique au contraire : le patricien s’isole du plébéien ; le citoyen vit de l’esclave. Il ne faut donc pas oublier, lorsqu’on admire la splendeur du monde gréco-romain, la cariatide sur laquelle ce globe repose en l’écrasant. Les républiques de l’antiquité sont encore des aristocraties.

Comment s’étonner d’ailleurs que presque toutes les civilisations aient connu la forme aristocratique — quand on se rend compte que, sans aristocratie, une civilisation proprement dite ne saurait naître ? Pour que surgissent ces grandes inventions qui la constituent — mythes et rites, arts et sciences, pratiques et techniques de toutes sortes — encore faut-il que tous les hommes ne soient pas perpétuellement courbés sur la terre par les soins matériels ; encore faut-il que quelques-uns puissent relever la tête pour regarder le ciel et scruter l’horizon. Le loisir est aussi nécessaire à l’esprit humain, pour qu’il fleurisse, que l’oxygène à la plante. Les loisirs que ses privilèges créaient à la classe noble en faisaient donc le foyer désigné des inventions civilisatrices. Ajoutons que, comme elle est faite pour créer, une classe noble est plus évidemment encore faite pour conserver. Précisément parce qu’elle se recrute toujours dans le même cercle de familles, unies dans le culte d’un même idéal, elle n’est pas exposée à perdre ce qu’elle a acquis : le respect des aïeux lui commande la sauvegarde de leurs œuvres. Qu’elle soit enfin, pour ces mêmes œuvres, en même temps qu’un instrument de conservation, un instrument de propagation, il est aisé de le comprendre. Que faut-il pour qu’une pratique se répande, pour qu’une idée se développe à l’intérieur d’une société ? Que celui qui l’a inventée trouve des imitateurs. Mais que faut-il pour qu’il soit imité ? Qu’il soit connu et respecté, qu’il oriente toutes les activités en fixant tous les regards[1]. Or, n’est-ce pas là précisément le cas des noblesses ? Les peuples se contemplent et se mirent, en quelque sorte, en elles : elles fixeront les « opinions à répandre », elles détermineront l’idéal. De toutes façons donc elles lui sont nécessaires : grâce à leurs privilèges, elles l’élaborent ; en vertu même de leur pureté elles le conservent ; et par leur prestige elles le propagent. Privilège, pureté, prestige des aristocraties, voilà les trois branches du trépied qui porte les civilisations.

En veut-on des preuves par le fait ? L’histoire démontre clairement, d’après l’anthroposociologie, qu’une civilisation vacille et décline rapidement, là où viennent à lui manquer ces supports naturels. Quand leur noblesse disparaît, c’est que l’heure de la déchéance générale a sonné pour les peuples. D’après Gobineau[2] on peut constater, en suivant l’histoire des sociétés égyptienne, assyrienne et hindoue, « qu’elles se perpétuent dans la mesure où se maintient le principe blanc qui fait également leur base ». La décadence de la Grèce ne coïncide-t-elle pas, de même, avec la disparition des représentants du pur type hellène ? D’après Otto Seeck, si le monde antique a été si facilement submergé par le flot de la barbarie, c’est qu’elles avaient été décimées par les guerres, ou dépravées par les mélanges, les races nobles qui avaient fait sa grandeur. Les historiens expliquent ordinairement le déclin des empires par l’ébranlement des institutions, la corruption des mœurs, le désordre des idées, mais tous ces phénomènes sont des symptômes bien plutôt que des causes : ils sont les symptômes d’un mal plus profond et véritablement organique : la disparition des noblesses[3].

Opposera-t-on à cette thèse les grandes inventions — religieuses ou esthétiques, scientifiques ou industrielles — qui sont dues à des hommes d’extractions basses ? Rappellera-t-on Palissy et Faraday, ou Luther et Rousseau ? Il est vrai qu’on voit ainsi, parfois, des idées de génie monter des bas-fonds de la société. Mais sachons bien que si nous sommes si frappés de ces ascensions, c’est précisément parce qu’elles sont inattendues. Elles restent en somme exceptionnelles. À envisager les grands nombres, on s’apercevrait sans nul doute que, dans l’œuvre civilisatrice, la part des classes nobles est hors de proportion avec la part des autres classes. De Candolle a recherché l’origine de 90 correspondants étrangers de notre Académie des sciences, au xixe siècle[4]. Le cas n’est pas favorable à notre thèse, puisque la recherche porte sur un temps où les privilèges des classes supérieures étaient déjà battus en brèche. Or les chiffres montrent que ces classes ont fourni 41 pour 100 des savants en question, tandis que la classe moyenne en fournissait 52 pour 100 et la classe ouvrière 7 pour 100. Notez que dans l’établissement de ce tant pour cent, il n’est tenu compte que du nombre des savants élus, et nullement du nombre total des individus qui composent les classes d’où ces savants sont sortis ; si l’on prenait ce nombre en considération, on verrait — étant donné que la classe noble est infiniment moins nombreuse que les autres, — grossir démesurément la part de la noblesse. M. Odin a fait ce calcul[5]. Ses recherches ont porté sur 6 382 gens de lettres, nés en France depuis le xiiie siècle. Il arrive à cette conclusion que la noblesse a produit relativement « 23 fois plus de gens de lettres de talent que la bourgeoisie, et 200 fois plus que le prolétariat, ce dernier chiffre n’étant encore qu’un minimum ».

Comment s’expliquer cette étonnante concentration des talents dans une certaine classe, sinon par ce fait que les éléments eugéniques, au lieu de se diluer et de se dissoudre dans la mer de la démocratie, se sont concentrés en effet, et comme condensés dans les lacs fermés de l’aristocratie ?

II

C’est sur ce fait d’ordre biologique que l’anthroposociologie attire notre attention. Que les privilèges de l’aristocratie se justifient, que son prestige s’explique par la pureté de son sang, c’est de cela qu’elle prétend nous apporter des preuves scientifiques. Théognis disait déjà : « D’un oignon on ne voit sortir ni rose ni hyacinthe ; ainsi point d’enfant noble d’une femme esclave… Il n’est pas étonnant, disait-il encore, que la belle race des citoyens dégénère, quand les nobles se croisent avec les gueux. » Rien n’était mieux fondé en raison que cet instinct séparatiste, que cet orgueil du sang bleu : voilà ce que la « science » d’aujourd’hui nous démontre. En mesurant les crânes et les tailles, en comparant les couleurs des yeux et des cheveux, elle manifeste que « les luttes de classes sont vraiment des luttes de races », elle prouve que les classes se distinguent, non seulement par l’éducation mais encore « par des caractères de race qui peuvent partiellement être mesurés, par des caractères somatologiques immuables la vie durant[6] ». Elle apporte en un mot une apologie de la noblesse fondée, non plus seulement sur des motifs psychologiques, mais sur des lois biologiques.

Et en effet si les classes correspondent vraiment à des races distinctes, qu’est-ce à dire sinon que le mélange des classes aboutit à un métissage véritable ? et que la société dont les classes se mêleront ne sera plus composée que de ces races métisses ? — Or la science naturelle n’a-t-elle pas prouvé que les races métisses sont forcément dégradées, aussi bien moralement que physiquement ? Elles sont le rebut de la nature ; elles seront la plaie de la civilisation.

Tout croisement, dit le prophète de l’anthroposociologie, le comte de Gobineau, est en lui-même une cause de dégradation : « la race supérieure, lorsqu’elle s’unit à la race inférieure, s’abaisse sans l’élever. » Si les croisements auxquels les sociétés ont déjà consenti se multiplient, si la confusion des sangs devient complète, alors « les nations, non, les troupeaux humains accablés sous une morne somnolence, vivront engloutis dans leur nullité, comme des buffles ruminants dans les flaques stagnantes des Marais Pontins. » « Chez les métis, dit Otto Ammon[7], se combinent les qualités discordantes des parents et se produisent des retours à des ancêtres éloignés : les deux choses ont pour effet commun que les métis sont physiologiquement et psychologiquement inférieurs à leurs races composantes. » Le métissage entraîne, suivant V. de Lapouge[8], non pas seulement la régression, mais finalement l’extinction de la race. Déjà on avait essayé d’établir que les métis meurent plus aisément : il faut ajouter que, leur désharmonie fondamentale impliquant des malformations cachées, ils se multiplient moins vite. L’infécondité croissante de certaines nations modernes s’expliquerait donc en partie parce qu’elles sont « métisses, cent fois métisses ». Comme la capacité de résister à la mort, le métissage diminue la capacité de propager la vie.

Ses effets mentaux ne sont pas moins désastreux, d’ailleurs, que ses effets physiques. « Tous les voyageurs ont remarqué, dit Darwin, la dégradation et les dispositions sauvages des races humaines croisées. » « On ne peut comprendre, dit Livingstone[9] en parlant du Zambèse, pourquoi les métis sont plus cruels que les Portugais, mais le fait est incontestable. » Un habitant disait au même voyageur : « Dieu a fait l’homme blanc et Dieu a fait l’homme noir ; mais c’est le diable qui a fait le métis. » L’intelligence des métis ne paraît pas supérieure à leur caractère. On ne les voit pas briller par l’art ou la science, s’acquitter avec éclat des grandes fonctions civilisatrices. Ils portent en tout le goût du médiocre — et peut-être, si des idées aussi grossières que les idées égalitaires empoisonnent lentement la civilisation occidentale, faut-il l’attribuer au métissage croissant de ses races. Ce sont bien des idées de « raisonneurs métis ».

Que penser cependant de ce réquisitoire ?

La vigueur et la fécondité des métis sont moindres, nous dit-on. Mais Darwin ne nous a-t-il pas fait observer que le croisement, qu’il s’agisse des plantes ou des animaux, est souvent employé comme un moyen de rendre précisément la vigueur et la fécondité à une variété épuisée[10] ? En fait, là où les métis humains ont pu se répandre librement, rien ne prouve que leur résistance à la mort ait été moindre que celle des races pures. Au Mexique et dans l’Amérique du Sud, ne se sont-ils pas élevés en trois siècles au cinquième de la population totale ? Ne constate-t-on pas en Polynésie, aux îles Marquises, que tandis que la population indigène décroît, les métis se multiplient ? La thèse qui veut que leur fécondité soit moindre reste en tout cas dénuée de preuve. Les quartiers pauvres de Paris n’ont-ils pas une population aussi métissée que les quartiers riches ? Leur fécondité est cependant plus élevée. Dans les départements de la Seine-Inférieure, du Nord, des Bouches-du-Rhône, la natalité se maintient à un taux satisfaisant : ces départements ont-ils cependant une population plus homogène ? Inversement, dans l’île de Ré, la population est peu mélangée : cela n’empêche pas sa fécondité de diminuer[11]. Il faut donc chercher, ailleurs que dans le métissage, les raisons de la « dépopulation » de certaines nations modernes.

Soutiendra-t-on du moins que le croisement des races, s’il n’entraîne pas une déchéance physique, entraîne une déchéance morale ? C’est ici qu’il faut se rappeler combien il est difficile de discerner, sous les influences sociales, les influences proprement biologiques. Le métis vit presque toujours dans une situation plus ou moins fausse, dédaigné des uns, envié des autres, exposé parfois aux haines convergentes des deux races dont il sort. N’est-il pas naturel qu’il devienne, sous la pression même des circonstances, aussi barbare à l’égard de la race inférieure, que souple à l’égard de la race supérieure, et ardent à se dédommager, en faisant souffrir celle-là, de ce que lui fait souffrir celle-ci ? Combien de fois n’a-t-on pas attribué ainsi, à des caractères de races, des défauts bien plus aisément explicables par des situations sociales ?

En fait, là où l’opinion ne pèse pas sur eux, on voit les métis s’élever aussi aisément que les races pures. Des voyageurs ont retrouvé dans une petite île une population mélisse, descendant de quelques matelots anglais et de quelques femmes polynésiennes. Elle était, d’après leur rapport, aussi remarquable par ses qualités morales, par son intelligence vive, par son désir de s’instruire, que par sa force et son agilité. Au Brésil, où l’opinion est moins rude aux métis, la presque totalité des peintres et des musiciens appartient à la race croisée, qui compte aussi beaucoup de médecins. Au Vénézuéla, nombre de mulâtres se sont distingués comme orateurs, comme publicistes, comme poètes[12]. Les races croisées seraient donc aussi capables que les races pures de remplir les fonctions « intellectuelles » d’une société.

III

Il est par conséquent impossible de prouver que les croisements soient aussi dangereux que le prétendent nos anthroposociologues ; et peut-être-sera-t-il possible de prouver que les croisements sont très utiles, au contraire, sinon indispensables.

Considérons en effet ces aristocraties qu’on loue de leur orgueil isolateur, et essayons de suivre leur trace à travers les siècles ; nous constaterons que leur moindre défaut est de ne pas durer. Au bout de peu de temps elles dégénèrent et progressivement s’éteignent.

Rien qu’à voir leurs représentants, on a parfois l’impression de cette dégénérescence. Pope faisait remarquer à Spencer que les nobles anglais n’avaient pas du tout le grand air qu’ils devraient avoir. Quand on annonce un grand d’Espagne, attendez, disait-on en Espagne, un avorton. Le marquis de Mirabeau, qui avait, lui, une belle santé, traitait les nobles de son temps de pygmées, « plantes sèches et mal nourries[13] ». Mais ce ne sont là que des impressions. Peuvent-elles être confirmées par des renseignements objectifs ?

Les Spartiates étaient 9 000 au temps de Lycurgue ; en 480 on n’en trouve plus que 8 000, 6 000 en 420, 2 000 en 371, 1 000 au temps d’Aristote, et 700 en 230 dont 100 seulement pouvaient prendre place aux tables communes. À Athènes, après Chéronée, on éleva au rang d’eupatrides, d’un seul coup, 20 000 métèques et esclaves. À Rome, pour ramener le Sénat au chiffre constitutionnel de 300 membres, il fallut y faire entrer 177 plébéiens. Les aristocraties de l’antiquité ont donc incontestablement souffert de l’oliganthropie[14] ; en est-il de même des nôtres ?

Benoîton de Châteauneuf, dans un mémoire fameux sur la durée des familles nobles en France[15], remarque que cette durée ne dépasse pas 300 ans en moyenne. En Angleterre, sur 500 familles de la plus ancienne noblesse, il n’y en a que 5 aujourd’hui qui puissent remonter en ligne directe, par les hommes, jusqu’au xve siècle[16]. On a pu faire sur la noblesse municipale, sur les familles patriciennes des villes du moyen âge des observations plus précises : elles manifestent des résultats analogues.

À Augsbourg, en 1368, on comptait 51 familles de sénateurs. Il n’en reste que 8 en 1538. À Nuremberg 118 familles en 1390 constituent le patriciat : cent ans après 63 d’entre elles ont disparu. À Mulhouse, en 1552, on dresse un nouveau livre des citoyens, et l’on constate que sur 629 connues, 152 seulement se retrouvent, c’est-à-dire seulement 25 pour 100. À Lindau, de 306 familles de patriciens il n’en reste que 4. À Lubeck, en 1848, on sonna les cloches, en l’honneur du dernier rejeton des races patriciennes de la ville, qui venait de mourir comme Vereinsdiener[17]. Ainsi, antiques ou modernes, municipales ou féodales, les aristocraties semblent bien soumises à la même loi fatale d’extinction. Comment expliquer ce phénomène ?

Benoîton de Châteauneuf en rendait responsables les causes de destruction auxquelles, plus que toute autre classe, la noblesse se trouve exposée ; par exemple les guerres et les duels. Certaines guerres, comme la guerre des Deux-Roses, sont fameuses pour avoir décimé l’aristocratie, et l’on sait quels ravages, au temps de Richelieu, la mode du duel faisait dans la noblesse. Cette cause est-elle cependant assez générale pour expliquer le phénomène en question ? Il faut bien remarquer, avec Littré, que si la noblesse était plus exposée que les autres classes à certains périls de mort, elle était aussi mieux garantie contre certains autres. Il lui était toujours relativement facile de trouver bon gîte et bonne chère ; elle souffrait moins des famines et des épidémies qui désolaient le moyen âge. D’autre part, comme les familles nobles en général, les dynasties royales s’éteignent. Or bien peu, parmi les membres de ces dynasties, sont morts sur les champs de bataille. Enfin la noblesse municipale ne disparaît-elle pas comme la noblesse guerrière ? Faut-il accuser la seule guerre de l’extinction des lignées des sénateurs d’Augsbourg ou de Nuremberg ? Force est donc de chercher ailleurs la raison essentielle de l’usure des aristocraties.

Mais les sciences naturelles ne nous offrent-elles pas cette raison toute prête ? L’essence de la noblesse est l’horreur de la mésalliance. Pour préserver son sang de toute contamination, l’aristocratie se recrutera « dans son propre sein ». Les nobles chercheront femme toujours dans le même cercle de familles. Qu’est-ce à dire, sinon que la noblesse sera amenée à multiplier les alliances entre proches, à pratiquer les mariages consanguins ? Or ne sait-on pas que l’usage du mariage consanguin a vite fait de ruiner une race ? L’imbécillité, la surdimutité, la scrofule, le rachitisme, l’albinisme, les malformations, enfin l’abâtardissement, la dégénérescence et finalement la stérilité, tel serait, d’après de nombreuses observations médicales, le bilan de la consanguinité[18].

Sur ce point, d’ailleurs, la sagesse des nations avait devancé la science. De tout temps, dans presque toutes les sociétés, l’exogamie est commandée ; on défend à l’homme d’épouser une femme de son groupe : preuve qu’on a le sentiment des déplorables effets de ces alliances entre proches, auxquelles l’orgueil des noblesses les condamne.

L’argumentation est séduisante. Il est tentant de relever l’épée du naturalisme, pour montrer qu’elle a deux tranchants, et peut à son tour blesser les adversaires de la démocratie. Mais l’argument est-il autorisé par les faits ?

Nous croyons aisément aux mauvais effets des mariages consanguins ; une longue tradition nous les présente comme prohibés : comment une prohibition si répandue et si antique ne serait-elle pas fondée sur quelque observation vague, ou tout au moins sur quelque juste pressentiment des lois de la nature ? Toutefois, à rechercher les origines des prescriptions exogamiques, on s’aperçoit qu’elles tiennent à des idées religieuses et principalement à des croyances totémistes qui ne semblent impliquer aucune connaissance quelconque des processus physiologiques[19]. En fait, aux exemples par lesquels on démontre la nocuité de la consanguinité des exemples inverses peuvent répondre.

Les Lagides et les Séleucides épousaient leurs sœurs, leurs tantes ou leurs nièces : leur sang fut vite appauvri. Les Juifs pratiquent forcément l’endogamie ; la neurasthénie est chez eux très fréquente. Mais, dans la commune de Batz ou de Bréhat, tout le monde est parent ; il ne semble pas que la race dégénère. On connaît des familles, — celle du Dr Bourgeois par exemple, — où le mariage consanguin, pratiqué pendant plusieurs générations, n’a amené aucune déchéance. Tout ce qu’on peut constater, c’est que la consanguinité additionne les tendances similaires des conjoints. « En elle même elle ne paraît avoir ni inconvénients, ni avantages : tout dépend de l’état individuel des individus qui la pratiquent[20]. » Elle aggrave les défauts comme elle raffine les qualités. Elle pousse les générations toujours dans le même sens ; mais elle ne les entraîne pas forcément hors du bon chemin. Elle est une cause d’accélération, non forcément une cause de déviation.

Pour expliquer la dégénérescence et finalement l’extinction des aristocraties, la consanguinité ne suffit donc pas. Elle aggrave les tares, elle ne saurait les créer. Où est donc et d’où vient la tare des aristocraties ? Quel est-ce défaut de la cuirasse que la consanguinité doit élargir à chaque génération ? Voilà ce qu’il faut maintenant rechercher.

On pourra pousser cette recherche de deux côtés différents : suivant qu’on envisagera les fonctions de la noblesse ou ses privilèges, ses charges ou ses loisirs, son activité ou son inertie, on verra apparaître différentes causes possibles de sa décadence.

L’aristocratie, avons-nous dit, exerce les fonctions sociales supérieures. Elle crée, conserve, propage la civilisation. C’est dire que sa dépense intellectuelle, par suite sa dépense cérébrale et nerveuse est plus grande que celle de la moyenne. Dès lors son appauvrissement biologique ne s’explique-t-il pas comme le corollaire d’une loi connue ? C’est la loi établie par Carey et Spencer, et en vertu de laquelle les individus les plus parfaits deviennent aussi les moins féconds. « L’évolution individuelle est en antagonisme avec la dissolution procréatrice. Soit à cause du développement plus considérable des organes qui concourent à la conservation de l’individu, soit à raison de leur plus grande complexité de structure, soit parce que leur activité est accrue, la quantité de matériaux qu’ils exigent et qu’ils absorbent diminue d’autant la réserve des matériaux destinés à perpétuer la race. » Ne voit-on pas qu’à mesure qu’on s’élève dans l’échelle animale, en passant des êtres les plus amorphes aux mieux organisés, et des plus inconscients aux plus intelligents, la fécondité des espèces diminue ? On a calculé qu’un petit infusoire remplirait en un mois le soleil de sa postérité. Les petits de l’éléphant au contraire sont peu nombreux. Ainsi, dans l’espèce humaine, les plus intelligents seront aussi les moins prolifiques. Il semble que la nature jalouse n’affine les races que pour les condamner à mort.

Cette théorie a joui d’une certaine faveur. Elle paraît avoir pour elle la logique : si la fonction intellectuelle use toutes les réserves de la force nerveuse, n’est-il pas logique que ces réserves fassent défaut à la fonction sexuelle ? — Elle s’accorde avec certaines données biologiques : nombre d’animaux intelligents sont en effet peu féconds. — Elle flatte enfin certains sentiments : un peuple n’est pas malheureux de penser que si sa natalité diminue, c’est parce qu’il est très intelligent.

Toutefois les faits observés de plus près permettent-ils de conserver la théorie ? Parmi les animaux, si l’éléphant est moins fécond que les protozaires, l’espèce canine est plus féconde que l’espèce bovine ; elle n’est cependant pas moins intelligente. Parmi les hommes, il est difficile de prouver que les centres de moindre production vitale correspondent aussi exactement aux centres de surproduction intellectuelle. Rien ne prouve que ceux de nos départements où la natalité est le plus faible aient une activité cérébrale supérieure à la moyenne. On observe que le quartier de l’Élysée a une natalité plus faible que celle du Père-Lachaise ; mais sa natalité n’est pas plus faible que celle des départements du Gers, de l’Orne et du Lot-et-Garonne. Tandis que les communes agricoles des environs de Dunkerque augmentent encore de 50 pour 100, les communes agricoles des environs d’Argentan et d’Alençon n’augmentent plus que de 10 pour 100 ; celles-ci sont-elles plus « intellectuelles[21] » ?

Il est donc difficile de tenir pour prouvé que le développement de l’intelligence provoque directement l’extinction des races supérieures. Toutefois, que ce développement puisse indirectement hâter cette extinction, c’est ce qu’il est encore permis de soutenir. Toute qualité poussée à l’extrême et comme hypertrophiée devient un cas pathologique : elle écrase en quelque sorte les organismes qui la véhiculent. Pour que la vitalité d’une race se maintienne, un certain équilibre des fonctions est indispensable ; le déséquilibre entraîne bientôt la misère physiologique. Or il n’est pas étonnant que les races aristocratiques, étant donnée leur mission civilisatrice, soient les plus vite déséquilibrées. Esquirol notait seize fois plus de maladies mentales dans la haute noblesse et les familles royales que dans le peuple. Cette supériorité morbide est sans doute la rançon de la suractivité cérébrale. La lame a usé le fourreau. Le surmenage intellectuel a entraîné l’épuisement nerveux. La pratique du mariage consanguin accélérant les fâcheux effets physiques de leur rôle social, les éléments eugéniques devaient naturellement être les plus vite brûlés. Les aristocraties seraient les victimes de cette haute culture dont elles sont les gardiennes.

Dira-t-on que, pour beaucoup d’aristocraties, l’explication semble paradoxale ? Dans la plupart des civilisations, bien plutôt que la suractivité des nobles, c’est leur oisiveté qui est proverbiale. Il arrive souvent que « la classe qui a des loisirs » mette son point d’honneur à ne pas s’occuper. Tout travail est « tabou » pour elle. Orgueilleuse de ses ongles longs, elle tue le temps par les cérémonies et les fêtes ; mais on ne saurait dire qu’elle s’épuise au travail de la pensée. Elle profite de ses privilèges pour vivre dans un farniente absolu, mental aussi bien que physique[22].

Admettons, pour un certain nombre de cas au moins, l’exactitude de ces observations ; elles nous laissent apercevoir une autre cause possible de la ruine physiologique des aristocraties. Car l’excès de loisir n’est pas moins dangereux que l’excès d’activité : le parasitisme est aussi bien que la suractivité une cause de dégénérescence. Non que nous croyions à une action directe du farniente sur la race, aboutissant à une atrophie héréditaire de tels ou tels organes[23]. Mais au moins peut-on assigner une action indirecte à cette oisiveté princière. C’est ici le cas de rappeler qu’elle est la mère de tous les vices, et la cause, par conséquent, de mille dégradations physiques. Si le déséquilibre et la dégénérescence croissante de la gens Claudia ou de la maison d’Espagne peuvent être difficilement mis sur le compte d’une culture trop intensive, on les attribuera peut-être plus aisément à l’abus des débauches de toutes sortes. Les excès sensuels produisent des effets analogues à ceux des excès intellectuels. Ce qui ne s’expliquerait pas par les devoirs trop lourds que leur mission sociale impose aux noblesses, s’expliquerait ainsi par les tentations trop faciles que leur procurent leurs privilèges mêmes.

D’ailleurs, que le privilège en soi constitue un danger pour les races, on le comprendra plus aisément si l’on se rappelle que le privilège est essentiellement une barrière pour la sélection. Les naturalistes nous ont rappelé que l’opération de la sélection, destinée à éliminer les échantillons défectueux d’une espèce, est nécessaire, non seulement pour que celle-ci progresse, mais pour qu’elle garde son rang ; qui dit arrêt de la sélection dit recul de l’espèce[24]. Or l’essence d’un privilège social n’est-elle pas de soustraire les descendants d’un certain nombre de souches à la sélection naturelle ? Les rejetons de la classe privilégiée ne grandiront pas en pleine terre, mais en serre chaude ; ils n’auront pas à lutter pour se faire une place au soleil ; ceux d’entre eux que la nature eût peut-être éliminés seront, de par la tutelle spéciale dont ils jouissent, soigneusement entourés, abrités, aidés à survivre.

Et certes — on l’a bien des fois noté — l’institution peut avoir ses avantages sociaux. Elle écarte de la jeune plante les cailloux et les ronces ; elle lui permet de donner de bonne heure tous ses fruits. Ainsi s’explique, sans doute, l’élévation précoce des Canning, des Peel, des Palmerston, des Gladstone[25]. Mais si le privilège favorise parfois ainsi le développement précoce du bon grain, il sauve aussi, fatalement, le grain taré. Il aide les divers éléments de la race, si dégradés qu’ils soient, à faire souche à leur tour ; par les mariages consanguins, leurs tares sont, non seulement conservées, mais multipliées : et de là suit la dégénérescence progressive de la race entière. Les avantages sociaux que la noblesse assure à ses enfants suffiraient, en ce sens, à expliquer son universelle dégradation physique.

Les anthroposociologues auraient donc tort de croire que les qualités supérieures des élites se seraient conservées et concentrées de génération en génération, si les élites avaient su ne pas se mêler aux masses. Ils regretteront en vain la disparition des noblesses exclusives et jalouses. Les faits prouvent qu’une race qui se replie en quelque sorte sur elle-même se condamne à mort. Si elle ne veut pas descendre dans la tombe, il faut qu’elle consente à descendre sur la terre : pour échapper à l’anéantissement, il faut qu’elle tende la main à des races plus jeunes. Le croisement est donc une nécessité vitale. En travaillant à mêler les classes, la démocratie obéit — bien loin qu’elle le contrarie — au vœu de la nature.


  1. V. Tarde, Les transformations du pouvoir, 1899, p. 74, 199 (Paris, Félix Alcan).
  2. Essai, I, p. 401.
  3. V. Otto Seeck, Untergang. Reibmayr, Inzucht.
  4. Op. cit., p. 82, 88.
  5. Genèse, I, p. 541.
  6. Ammon, L’Ordre social, p. 199
  7. Loc. cit., p. 188.
  8. Sélect. soc., p. 168. M. Manouvrier rassemble dans ses articles sur l’Indice céphalique, p. 293, les aphorismes de l’anthroposociologie contre le métissage.
  9. Cités par Ribot, L’Hérédité, p. 415 sqq.
  10. Delage, Structure du protopl., p. 253.
  11. Dumont, Natalité et Démocratie, p. 112-115.
  12. Ribot, op. cit., p. 417 sqq.
  13. Cf. Colajanni, Le Socialisme, p. 299.
  14. Cf. Dumont, Natalité, p. 97.
  15. Cité par Reibmayr, op. cit., p. 261.
  16. D’après les recherches de Galton et d’Evelyn Shirley (cit. par Kidd, L’Évol. soc., p. 251).
  17. Hansen, op. cit., p. 175-179.
  18. V. Ribot, L’Héréd., p. 407 sqq.
  19. Cf. Durkheim, La Prohibition de l’inceste et ses origines, dans l’Année sociologique, I, 1898 (Paris, F. Alcan).
  20. Cf. Delage, Structure du protopl., p. 248-250.
  21. Dumont, Natalité, p. 93 sqq. — Cf. Colajanni, op. cit., p. 164 sqq.
  22. Cf. Veblen, The Theory of the leisure class.
  23. Ce que paraît admettre M. Colajanni, Le Socialisme, p. 312-316.
  24. V. plus haut la théorie de Weismann, p. 51.
  25. Cf. Taine, Notes sur l’Angleterre, p. 218. — Ribot, L’Hérédité, p. 526 (Paris, F. Alcan).