La Démocratie devant la science/Livre I, chapitre III

CHAPITRE III

LA BOURGEOISIE ET LE RENOUVELLEMENT ANTHROPOLOGIQUE

La science, nous disait-on, démontre le bien-fondé des institutions dont la démocratie dénonce l’injustice : la science déplore, par exemple, la dissolution des castes, et l’effacement des noblesses. Mais nous avons vu, au contraire, que l’apologie scientifique du régime des castes ne pouvait se soutenir — car il est douteux que les qualités acquises par l’exercice d’une fonction soient transmises par l’hérédité. L’apologie scientifique du règne de la noblesse ne nous a pas paru plus solide — car il n’est pas douteux qu’une race dont les membres se marient entre eux et sont soustraits à la sélection soit vouée à la dégénérescence. Des observations auxquelles nous a conviés l’anthroposociologie, un fait se dégage nettement : c’est que l’existence de classes fermées et privilégiées est un danger pour les races. Leurs privilèges mêmes les étouffent. Leur isolement entraîne leur étiolement.

Est-ce donc chose démontrée que nous devions, en conséquence, balayant, jusqu’aux traces de l’existence des classes, travailler méthodiquement à tout niveler et à tout mêler ? — Ou au contraire, si elle n’a pu défendre l’aristocratie proprement dite, l’anthroposociologie ne tient-elle pas en réserve d’excellents arguments pour une apologie scientifique de la bourgeoisie ? Si elle n’a pu justifier l’organisation hiérarchique des sociétés anciennes, ne nous apprendra-t-elle pas, du moins, à respecter les survivances modernes de l’antique organisation ?

I

Il est entendu que, dans nos sociétés modernes, « il n’y a plus de classes ». De quelque souche qu’ils descendent, tous les citoyens sont égaux devant la loi. Ils jouissent des mêmes droits politiques. Ils ont libre accès aux mêmes fonctions. La société n’est plus une hiérarchie de mondes distincts : tous ses membres sont placés officiellement sur le même plan. En fait, que de profondes distinctions continuent de les séparer, on le sait de reste.

Manifestées par la différence des costumes et des manières, ces distinctions correspondent aussi, d’une façon générale, à des inégalités de traitements consacrées par les mœurs, sinon sanctionnées par les lois. L’homme « comme il faut », fût-il criminel, ne sera pas traité comme le pauvre hère. Le rang social en impose même à la police. Il en impose en tout cas à l’administration. La considération dont certains citoyens sont entourés leur garantit ainsi une puissance sociale particulière, et se traduit, dans la vie de tous les jours, sinon par des privilèges proprement dits, au moins par des avantages indéniables[1]. Or, à quoi tient ordinairement cette considération ? Pour une part, sans doute, à la fonction exercée ; pour une autre part, plus certainement, à la richesse possédée. Il est généralement admis, par exemple, qu’il est plus honorable, et comme plus noble d’être avocat que d’être greffier, d’être maître de forges que d’être forgeron, d’être médecin que d’être vétérinaire. Il s’est ainsi établi, dans nos sociétés, comme une hiérarchie des fonctions qui détermine la situation sociale des individus. Mais est-ce seulement, ou même surtout la fonction qui détermine cette situation ? Encore faut-il, pour que l’individu qui exerce une fonction réputée noble reste considéré, qu’il puisse tenir son rang, représenter, et en un mot, suivant l’ancienne expression, « vivre noblement ». S’il n’est pas difficile de conserver le prestige social sans rien faire, il est extrêmement difficile de le conserver sans rien posséder. Qu’est-ce à dire, sinon que le prestige social tourne le plus souvent autour de la richesse ? Et la possession de la richesse n’est-elle pas le plus souvent, à son tour, le résultat d’un privilège ? Si quelques-uns conquièrent leurs capitaux par leur travail, le plus grand nombre ne les reçoivent-ils par l’héritage, et ne possèdent-ils pas, à ce titre, par un véritable droit de naissance ? Quelle distance entre celui qui trouve ainsi, auprès de son berceau, la bourse pleine, et celui qui n’y trouve que la besace vide ! On dira légitimement que l’un appartient à une classe privilégiée, l’autre à une classe déshéritée.

Le règne de la bourgeoisie, dans nos sociétés modernes, repose en définitive sur l’alliance des hautes fonctions avec les gros capitaux ; elle est possédante en même temps que dirigeante ; ses avantages moraux sont le plus souvent soudés à des privilèges économiques. C’est ce qui explique que, malgré l’égalité officielle et légale, nos sociétés apparaissent de plus en plus comme divisées en deux mondes, l’un sombre et terne, l’autre lumineux et brillant, empruntant son éclat à l’or autour duquel il gravite — le monde du travail, et le monde du capital. Doit-on viser à maintenir ces deux mondes aussi distincts et séparés que possible ? Ou au contraire à diminuer les distances et à rapprocher les conditions ? Telle est maintenant la question que nous posons à l’anthroposociologie.

Qu’il faille réserver des passages d’une couche sociale à l’autre, et qu’en ce sens toute classe doive désormais être ouverte, on ne le contestera sans doute plus. Car, indépendamment de l’histoire de l’ancienne noblesse, l’analyse des phénomènes propres à la civilisation moderne prouve surabondamment la nécessité des renouvellements anthropologiques.

Une des caractéristiques de notre civilisation est l’hypertrophie des villes ; toutes ses activités affluent vers la ville : c’est dans la ville et par la ville que règne la bourgeoisie. Si la noblesse était surtout une aristocratie terrienne et rurale, la bourgeoisie est essentiellement une aristocratie urbaine et citadine. Or la ville fait une énorme consommation d’hommes. Si elle continue de s’agrandir sans relâche, ce n’est pas par la multiplication progressive de ses éléments anciens, mais bien par l’infiltration ininterrompue d’éléments nouveaux. Diverses analyses statistiques l’ont clairement prouvé : ici, dans une ville catholique entourée d’une campagne protestante, on voit varier avec une extrême rapidité la proportion des membres de l’une et l’autre confession ; ailleurs la proportion des citoyens majeurs est beaucoup plus forte qu’on ne l’aurait supposé, si l’on n’avait tenu compte que du nombre des enfants nés dans la ville même ; la masse des hors venus l’emporte à chaque génération sur celle des indigènes[2]. Livrées à elles-mêmes, on verrait sans doute les villes atteintes à leur tour par l’oliganthropie, car la vie urbaine a vite fait de consumer les races qu’elle attire ; c’est l’affaire, en moyenne, de trois ou quatre générations[3]. Cette aristocratie citadine qui est la bourgeoisie serait donc, de toutes les aristocraties, la plus exposée à l’épuisement ; plus que toute autre elle a besoin d’être rafraîchie, régénérée, renouvelée. C’est pourquoi, dans la civilisation moderne plus que dans toute autre, il est indispensable que, des classes inférieures aux classes supérieures, un courant de population, un Bevölkerungsstrom puisse s’établir.

Est-ce à dire qu’il faut, autant qu’il est en nous, abaisser toutes les barrières qui séparent encore les classes ? Il importe au contraire, nous répondra-t-on, de les maintenir hautes et fermes. Si l’ascension sociale doit être possible, il faut qu’elle reste difficile. Il est important que les familles qui s’élèvent « ne brûlent pas les étapes[4] ». Une irruption de la masse dans les cercles réservés à l’élite les ferait éclater, et abaisserait fatalement le niveau général. Les classes doivent être ouvertes, sans doute, mais nettement distinctes. Il est bon que les dirigeantes soient aussi les possédantes. Leur privilège et leur prestige sont des instruments nécessaires à la production et au rendement maximum des talents, — opérations autrement importantes pour la société, disait Carlyle, que la récolte du coton.

Les privilèges de la bourgeoisie, assurant des loisirs aux possédants, leur permettent de cultiver leur esprit au mieux de l’intérêt général ; d’un autre côté, par cela même qu’ils excitent l’envie des non-possédants, ces privilèges leur donnent un coup de fouet salutaire, et décuplent leur ardeur à développer toutes leurs facultés naturelles. D’autre part encore, une classe supérieure soucieuse de son prestige choisira ses femmes et isolera ses enfants avec un soin jaloux ; donc, en évitant méthodiquement les contacts qui débauchent ou dégradent l’esprit, et les mélanges qui abâtardissent le corps, elle aidera l’hérédité et l’éducation à produire leurs meilleurs effets[5]. La société tout entière a un intérêt évident à ce qu’il soit constitué, pour la culture de son élite directrice, de ses « autorités sociales », un milieu spécial, où un terreau plus riche et un air plus pur hâtent la floraison des plantes plus délicates. C’est le résultat qu’obtient l’institution actuelle des classes, et c’est pourquoi cette institution doit être énergiquement défendue contre les entreprises d’une démocratie imprudente.

Mais, dira-t-on, ne craignez-vous pas, à laisser l’entrée du monde supérieur aussi étroite, d’en interdire fatalement l’accès à nombre d’individus qui s’y trouveraient pourtant à leur place naturelle ? Si la distance reste trop grande entre les deux mondes, s’il faut pour monter de l’un à l’autre tant d’efforts, et surtout tant de points d’appui, s’il importe non seulement de s’aider, mais d’être aidé pour se frayer sa voie, n’y a-t-il pas trop de chances pour que beaucoup de ces talents, dont l’élévation est si précieuse à la société, tombent en route, ou même restent enlisés dans les bas-fonds ? Le séparatisme des classes risquerait de laisser aussi bien des forces perdues.

Vains scrupules, nous répond M. Ammon. Nous pouvons vous démontrer a priori, par un calcul très simple, qu’il ne doit y avoir que bien peu de talents arrêtés et de forces perdues. Les supériorités naturelles peuvent être considérées comme résultant de la rencontre d’un certain nombre de qualités, intellectuelles et morales, économiques et physiques, portées chacune à leur maximum. De ce point de vue la naissance d’un homme éminent, destiné à être une autorité sociale, apparaît comme un coup de dés heureux qui a fait sortir tous les six. Or le calcul des probabilités prouve que ces coups extrêmes, comparés aux coups moyens, sont forcément très rares. Galton a établi ainsi la courbe de fréquence des talents. Rapprochez-la de la courbe des revenus. Vous constaterez que les talents supérieurs ne sont pas plus fréquents que les revenus supérieurs. En fait, d’une manière générale, les deux courbes coïncident. Dans les classes possédantes, vous trouverez rassemblées un nombre de capacités réelles plus grand que le calcul ne vous l’aurait fait espérer : ne craignez donc pas qu’il en reste beaucoup d’inutilisées ou de stérilisées dans les classes misérables[6].

Que vaut ce raisonnement « scientifique » ? Passons pour l’instant sur ses postulats nécessaires. Pour appliquer le calcul des probabilités à la question de la production des talents, on nous représente ceux-ci comme résultant de la combinaison d’un certain nombre d’aptitudes déterminées. Il y aurait sans doute bien à dire sur cette transformation un peu violente de la qualité en quantité[7]. Mais ce qui nous importe, pour décider si la démocratie est bien ou mal venue à réclamer contre la séparation des classes, c’est la façon dont on démontre la correspondance de la courbe des revenus avec celle des talents, et que toutes les supériorités naturelles dont une société peut normalement espérer la production sont effectivement concentrées dans ses classes supérieures. Or, on ne le démontre, nous semble-t-il, que par des impressions personnelles. M. Ammon a l’impression que la plupart des autorités sociales qu’il a rencontrées étaient à la hauteur de leur tâche. Il a l’impression encore que la plupart des prolétaires qu’il a rencontrés méritent leur sort et n’étaient réellement pas capables d’assumer quelque fonction supérieure[8]. Mais si nous avons reçu des impressions contraires ? L’opinion de M. Ammon aura-t-elle plus de valeur scientifique que la nôtre ?

Et sans doute, par des analyses de statistiques, on nous a montré qu’en fait les gens supérieurs, ici les savants et là les gens de lettres, étaient de beaucoup plus nombreux dans les classes privilégiées que dans les autres. Mais qui peut dire à quelles causes il faut faire honneur de cette disproportion ? Quelle part en revient aux aptitudes naturelles, et quelle part aux situations sociales ? Le même statisticien qui nous apprend, par l’étude de 6 382 cas, que la classe privilégiée a été deux cents fois plus féconde en célébrités littéraires que la classe déshéritée, remarque que cette fécondité respective des classes s’explique bien plus aisément par l’organisation sociale que par les prédispositions naturelles. Elle varie suivant les époques, et ses fluctuations, qui ne se comprendraient guère si elle tenait surtout à l’hérédité, se montrent étroitement liées aux déplacements des ressources économiques, de la puissance politique, des avantages pédagogiques. La fécondité littéraire des classes apparaît en un mot « exactement proportionnelle aux moyens qu’avait chaque classe de fournir à ses ressortissants un milieu éducateur convenable[9] ». Qui nous dit dès lors que, pourvue de moyens suffisants, les classes inférieures ne se révéleraient pas, à leur tour, riches en individualités supérieures ?

On ne saurait sans doute invoquer, à l’appui de cette hypothèse, d’observations précises, puisque, à vrai dire, l’expérience n’a jamais été faite. Toutefois, à de certains moments critiques, dans le bouleversement de l’ordre social, n’a-t-on pas vu surgir des plus basses couches de la société les hommes « nécessaires » ? Pour faire un grand général, il faut sans doute une combinaison heureuse de qualités variées de la tête et du cœur. Or cherchez d’où sont sortis les grands généraux de la Révolution. Lannes était fils d’un garçon d’écurie, Soult fils d’un paysan, Ney fils d’un tonnelier, Kléber fils d’un maçon, Hoche fils d’un palefrenier[10]. Qui pourrait soutenir, après ces exemples, qu’il ne naît guère, dans les basses classes, d’individus réellement aptes à la direction des sociétés ?

Il est donc impossible de nous prouver a priori et mathématiquement que le rendement maximum des qualités naturelles est obtenu par l’organisation sociale actuelle. Cet optimisme reste indémontrable. Et l’on découvrirait au contraire bien des raisons de penser que la société n’exploite pas son jardin aussi rationnellement qu’on le dit.

II

Considérons en effet les conséquences démographiques de l’institution des classes, comment elle influe sur le mouvement, sur la quantité et la qualité de la population, en quel sens elle modifie la vitalité, la mortalité, la nuptialité dans les mondes qu’elle sépare ; nous douterons légitimement que cette séparation soit toute bienfaisante.

Et d’abord, s’il s’agit de mesurer la croissance ou la décroissance de la vitalité dans les classes dirigeantes et possédantes, on aperçoit, dans l’optimisme de leurs apologistes, une sorte de contradiction. Que l’air des sommets sociaux soit en effet funeste à la santé, ils ont pris soin de nous le rappeler. Ils nous ont montré que les familles dominantes, d’où qu’elles viennent, ne font que passer sur la scène lumineuse. À peine ont-elles eu le temps d’échanger un sourire avec la fortune : leur rôle est bientôt fini, car leur vitalité est vite usée. « La stérilité, les psychopathies, la mort prématurée, et finalement l’extinction de la race, ne constituent pas un avenir réservé spécialement et exclusivement aux dynasties souveraines. Toutes les classes privilégiées, toutes les familles qui se trouvent dans des positions exclusivement élevées partagent le sort des familles régnantes, quoique à un degré moindre et qui est toujours en rapport direct avec la grandeur de leurs privilèges et la hauteur de leur position sociale. De l’immensité humaine surgissent des individus, familles et races qui tendent à s’élever au-dessus du niveau commun ; ils gravissent péniblement les hauteurs abruptes, parviennent aux sommets du pouvoir, de la richesse, de l’intelligence, du talent, et une fois arrivés, sont précipités en bas et disparaissent dans les abîmes de la folie et de la dégénérescence[11] ». À cette dégénérescence on nous a montré que nos aristocraties citadines n’étaient pas soustraites, mais au contraire, en un sens, plus exposées que les autres. La vie qu’elles mènent dans leurs royaumes modernes, qui sont les villes, vie à la fois sédentaire et agitée, qui n’exerce pas assez le corps en exerçant trop l’esprit, n’est-elle pas essentiellement déséquilibrante ? Cette trépidation morale est plus déprimante que la trépidation matérielle. Cette suractivité mentale jointe à l’inactivité physique, qui tend jusqu’à les rompre certains ressorts de l’organisme tandis qu’elle relâche les autres, a vite fait de ruiner les constitutions les plus solides. Ainsi M. Ammon[12] nous apitoie sur le sort de l’élite, victime de sa fonction sociale.

Mais qu’il prenne garde de trop la plaindre. Car ses doléances témoigneraient contre l’institution même qu’il veut défendre. Si elle anéantit ainsi, fatalement, ceux qu’elle élève, comment maintiendrez-vous encore que son mécanisme est parfait ? Vous vous plaignez que la part réservée aux classes possédantes soit trop belle, et qu’elles soient écrasées par le travail intellectuel qui leur incombe. C’est avouer que la division des travaux est actuellement mal comprise[13]. C’est reconnaître que les utopistes n’étaient pas si fous, qui demandaient une union, une alternance récréative et régénératrice du travail intellectuel et du travail manuel. Voici donc la pioche, la lime et le marteau ; en s’acquittant de leur part de travail corporel, que les classes dirigeantes se garantissent et s’assurent contre les fâcheuses conséquences de leur suractivité mentale. Faire alterner le travail intellectuel et le travail manuel, n’est-ce pas, remarquait M. Gide[14], le bon moyen d’enrayer la neurasthénie croissante de la bourgeoisie ? En tout cas, et de quelque côté qu’il faille chercher les correctifs, un mécanisme qui use si rapidement les éléments mêmes qu’il devrait le plus précieusement conserver ne saurait désormais passer pour intangible.

Si du moins il était sûr que, par telle autre de ses conséquences — par les alliances, par exemple, qu’il prépare — ce même mécanisme travaillait à réparer spontanément les pertes qu’il entraîne, et à régénérer incessamment les races qu’il use ! L’institution des classes, nous a-t-on dit, limite heureusement la panmixie ; elle empêche les éléments supérieurs de s’unir à des éléments quelconques ; elle permet aux membres de l’élite de choisir utilement entre les femmes. Darwin avait noté cet avantage : il se réjouissait du prestige des pairs qui les autorise à aller chercher, même dans les basses classes, les femmes de belle race[15]. Mais en fait, là où il existe, est-ce au mieux des intérêts de la race qu’on use, le plus souvent, de ce droit de choisir ? Les membres de la classe supérieure devraient rechercher des alliances qui renouvellent son sang, appauvri, nous dit-on, par l’exercice même de ses fonctions sociales. En fait, est-ce la femme de belle race qui est par-dessus tout recherchée, ou la femme de belle dot ? N’est-il pas de notoriété qu’on se préoccupe moins, en matière matrimoniale, de la santé, grâce à laquelle les fonctions sociales pourraient être en effet plus utilement remplies, que de la fortune, grâce à laquelle les privilèges sociaux seront plus sûrement conservés ?

Qu’une pareille préoccupation doive être par-dessus tout préjudiciable à la race, c’est ce que l’exemple même de la pairie suffirait à prouver. Trop souvent, Galton le note[16], le fils de lord n’use de son prestige que pour épouser « une héritière », dont la dot lui permettra de conserver la situation qui convient à un législateur-né. Or, les héritières, filles uniques ou seules survivantes, sont sans doute moins robustes et moins fécondes que les autres. Toujours est-il que leur descendance est moins nombreuse. Tandis que cinquante pairs, n’ayant pas épousé d’héritières ont 168 fils et 142 filles, 50 pairs ayant épousé des héritières n’ont que 104 fils et 104 filles. L’alliance des hautes fonctions avec les gros capitaux, la fusion des dirigeants et des possédants semblerait donc, bien loin de les régénérer, hâter le déclin des meilleures races. La préoccupation, et, si on peut dire, l’obsession capitaliste n’intervient ici que pour précipiter la dégénérescence des eugéniques.

L’action néfaste de cette même préoccupation nous apparaîtrait encore plus clairement si nous abordions l’étude de la natalité, et non plus seulement de la nuptialité, dans les classes supérieures. À considérer le rapport établi par la formule de Malthus, entre le mouvement de la population et le manque de subsistances, on pouvait croire a priori que les classes sociales les plus dénuées seraient aussi les moins fécondes. On sait maintenant, après observation, que ce serait plutôt le contraire : c’est par en haut que la dépopulation d’une société commence. « Les professions à revenu fixe, dit M. Dumont[17], sont moins fécondes que les professions à revenu aléatoire ; les professions libérales, bien que n’étant pas à revenu fixe, sont d’ordinaire peu fécondes. Les professions à la fois libérales et à revenu fixe sont les moins fécondes de toutes. » En un mot, les familles qui détiennent une part du capital semblent craindre par-dessus tout l’amoindrissement de cette part, qu’elles considéreraient comme un prodrome de déchéance sociale. Un trop grand nombre d’enfants réduirait les parents à la gêne, ou gênerait les enfants eux-mêmes, en diminuant la richesse nécessaire pour que chacun d’eux garde son rang et ne tombe pas dans une situation réputée inférieure. Tel est le raisonnement qui explique, dans la plupart des cas, l’infécondité croissante de nos classes dirigeantes et possédantes. Il prouve sans doute que, de l’aveu commun, pour s’introduire ou pour se maintenir dans les sphères supérieures de nos sociétés, il faut moins compter sur sa personne que sur les choses, sur le talent naturel que sur les appuis matériels, sur les capacités que sur les propriétés. Il prouve en tout cas que l’institution actuelle des classes n’est pas le meilleur instrument de sélection anthropologique qu’on puisse rêver, puisqu’ici elle empêche la naissance, comme tout à l’heure elle hâtait la mort des individus les plus précieux à la société.

Mais, dira-t-on, vous raisonnez toujours comme si ces individus étaient en effet les plus précieux. L’extinction des souches dirigeantes a en réalité bien moins d’importance ; car la plupart de leurs rejetons sont mal venus, et inférieurs à leur fonction sociale.

Admettons le cas ; il manifestera encore, par un autre côté, combien la subsistance des classes peut être défavorable à l’ensemble.

Que prouve-t-il en effet, sinon que, par la force des situations acquises, des individus peuvent monopoliser des fonctions auxquelles ils sont manifestement inférieurs ? Ces disproportions des capacités avec les fonctions sont surtout frappantes, à vrai dire, dans le cas des aristocraties proprement dites ou des monarchies héréditaires. Une main débile portant le sceptre, ou une tête faible portant la couronne prouvent trop clairement qu’une société n’est pas organisée conformément au vœu de la nature. Mais, là même où il n’y a plus de privilèges légaux, le seul privilège effectif de la richesse héritée suffit à rendre des disproportions analogues assez fréquentes. Et sans doute nos sociétés ont élevé, autour de certaines fonctions directrices, un certain nombre de barrières ; avant de permettre qu’on exerce ces fonctions, elles réclament l’acquisition de certains titres, elles exigent la preuve d’un minimum d’efforts personnels. Mais on sait aussi que, même alors, les choses portent l’homme. La richesse facilite ou épargne les efforts. Le prestige abaisse les barrières. Celui qui devait être abaissé par ses facultés est relevé par ses propriétés. Elles le soustraient à la lutte, elles le retiennent sur la pente. Ainsi le même régime qui use trop vite des éléments qu’il devrait conserver conserve trop longtemps des éléments usés.

III

Si nous poursuivions d’ailleurs les effets que ce régime produit, non plus sur les classes possédantes, mais sur les non-possédantes, l’optimisme anthroposociologique nous paraîtrait sans doute encore plus intenable.

Le prolétaire est celui qui n’a que son travail pour vivre, et qui est souvent obligé, pour vivre, d’accepter n’importe quel travail. Les conditions de vie que cette situation économique impose sont-elles favorables à la vitalité ? On ne pourrait l’affirmer sans paradoxe. S’il semble douteux que l’exercice des fonctions sociales qui leur sont réservées exténue les classes privilégiées par le surmenage mental, il ne semble pas douteux que l’exercice des fonctions sociales qui leur sont réservées n’exténue les classes déshéritées par le surmenage physique[18].

Ces fonctions sont en tout cas singulièrement dangereuses. Représentons-nous le triste cortège des filles de l’usine moderne, songeons, non pas seulement aux accidents, mais aux maladies qu’entraîne quasi-fatalement le travail dans les poussières, minérales ou métalliques, le travail devant les feux ou le travail à l’humidité, — de l’anthracose pulmonaire ou intestinale au saturnisme, et du mercurisme à la nécrose, — et nous comprendrons qu’on est d’ordinaire, dans le monde du travail, singulièrement plus exposé qu’ailleurs. Celui qui naît prolétaire naît aussi, a-t-on dit, avec un moindre crédit sur la vie. Et il semble bien, — si délicate que soit en pareille matière l’interprétation de leurs données, — que les statistiques de la mortalité professionnelle en apportent la preuve. En Suisse, d’après Kummer, la mortalité dans les professions manuelles, est, pour mille vivants, de 13,1 entre 30 et 39 ans, de 19,8 entre 40 et 49 ans, de 33,7 entre 50 et 59 ans, de 67,7 entre 60 et 69 ans. Elle ne serait aux mêmes âges, dans les professions libérales ; que de 11,59 — 15,99 — 30,49 — 63,43. En Angleterre, d’après Ogli, des proportions analogues se retrouvent : dans la classe ouvrière 9,58 morts de 26 à 45 ans, — 26,76 de 45 à 65 ans, — en tout 18,17 de 25 à 65 ans. Aux mêmes périodes le taux des morts dans les professions libérales n’atteint que 8,96 — 24,44 — 16,70[19]. Il est donc permis de dire que l’infériorité sociale accroît la mortalité ; la misère économique se traduit en misère physique : le paupérisme appauvrit la race.

Il est vrai que cette mortalité plus grande des classes déshéritées est compensée par une plus grande natalité. D’une manière générale les pauvres produisent plus d’enfants que les riches. Mais pour le développement physique et mental de ces enfants, pour la mise en valeur de leurs qualités natives, comment le terrain est-il préparé ? et quelle sorte de « puériculture » institue ici l’organisation sociale ? Avant sa naissance même, par le seul fait que sa mère est d’ordinaire astreinte au travail jusqu’à ses couches, l’enfant n’est-il pas déjà inférieur à ce qu’il aurait pu être ? D’après les observations du Dr Pinard, le poids de l’enfant d’une femme qui s’est reposée deux à trois mois est supérieur d’au moins 300 grammes à celui de l’enfant d’une femme qui a travaillé debout jusqu’à l’accouchement[20]. C’est pourquoi ceux qui sont soucieux de l’avenir de la race demandent aujourd’hui des mesures protectrices de la femme enceinte : l’infériorité économique est capable de vicier la vie jusque dans ses origines. Trop souvent en tous cas, l’enfant une fois né, cette même infériorité pèsera lourdement sur ses épaules, et travaillera à enrayer son développement.

On se souvient de l’émotion qui saisit l’opinion anglaise et décida du vote des « factory acts » en 1833, lorsqu’on découvrit qu’il y avait des enfants de 5 ans condamnes à travailler 12 heures par jour dans des mines mal aérées et pleines d’eau, en compagnie de malfaiteurs qui les maltraitaient ; qu’il y avait des filles attelées à des wagonnets de houille, et les traînant dans des galeries trop basses pour qu’on pût s’y tenir debout. Et certes toutes les législations modernes sont aujourd’hui d’accord pour interdire de pareils abus, qui tuent lentement l’être humain avant même qu’il soit formé. Mais qui n’avouerait qu’elles ont encore sur ce point beaucoup, presque tout à conquérir ? La défense de l’enfance s’organise à peine. En attendant, faute d’air et de lumière, on ne peut pas dire combien de plantes s’étiolent, qui auraient porté les meilleurs fruits. Et ainsi la société laisse retomber bien des forces que lui tendait la nature. Et ainsi la situation faite aux classes inférieures, qui doivent, d’après nos anthroposociologues eux-mêmes, fournir aux classes supérieures les éléments nécessaires à leur renouvellement, porte préjudice à tout l’ensemble.

Qu’on ne réponde pas que, pour ce renouvellement nécessaire, on n’a jamais compté sur le prolétariat des villes, fatalement condamné à la dégradation physique et morale, mais bien sur les classes rurales, seules robustes et saines[21]. Car pour monter vers les fonctions dirigeantes, il faut que les ruraux commencent par se faire citadins. Or, ce n’est pas d’ordinaire du premier coup que les races nouvelles venues dans la ville gagnent les hautes sphères de la société : le jour de leur incorporation est rarement aussi le jour de leur ascension. C’est dans les étages inférieurs de l’agglomération urbaine que le paysan vient prendre sa place. Stage dangereux, et qui risque de faner les qualités qu’il importe : si la classe rurale est l’eau vive et fraîche qui doit régénérer les classes supérieures, ne va-t-elle pas se contaminer à séjourner dans ces canaux malsains ?

Dira-t-on encore que cette organisation a tout au moins le mérite d’être un puissant instrument de sélection ? et que plus le milieu inférieur est délétère pour le corps et pour l’esprit, plus on sera sûr qu’ils sont forts et vraiment dignes d’en sortir, ceux qui l’auront traversé sans défaillir ? Admettons que l’argument vaille pour les supériorités physiques ; il est du moins, en ce qui concerne les supériorités mentales, singulièrement sujet à caution. L’industrie demande au prolétariat ce qu’il peut donner de temps et de forces. Qu’après cela, faute de temps et faute de forces, nombre d’intelligences restent atrophiées au sein du prolétariat, qui auraient pu s’épanouir utilement, elle n’a pas le loisir de s’en soucier : « Marche ! Marche ! » En ce sens la sélection industrielle est sans doute aussi sourde et aussi aveugle que la sélection guerrière. Pour être moins glorieuse, la guerre économique n’est pas moins meurtrière que l’autre. La machine aussi fauche bien des talents, ou plutôt les broie dans leur germe. Taillée pour la meilleure production des choses, elle ne l’est nullement pour la meilleure production des personnes.

Si du moins ceux qui survivent à cette lutte et résistent à cette vie étaient en effet utilisés suivant les facultés qu’ils auraient montrées pour le plus grand bien de l’ensemble ! Les éléments « eugéniques » des classes inférieures devraient être appelés à régénérer l’élite dirigeante et à exercer à leur tour les fonctions directrices. Mais qui ne sait qu’ici encore la quantité de choses possédées bien plutôt que les qualités manifestées par l’individu décident de son ascension ? On nous fait espérer qu’il sortira une « aristocratie sociale[22] » vraiment égale à sa charge, du mariage du fils de l’ouvrier avec la fille des hautes classes. Mais, quelles que soient ses qualités de race, le fils de l’ouvrier ne saurait prétendre à un pareil mariage s’il n’a déjà conquis une situation suffisamment « noble ». Or de pareilles situations se laissent difficilement conquérir par qui ne dispose pas préalablement d’une certaine puissance économique.

Et sans doute chacun connaît d’incroyables histoires de « parvenus ». On se plaît à nommer tel ou tel millionnaire, qui débarqua jadis à Paris « avec trente sous dans sa poche[23] » : Cela ne prouve-t-il pas que le moindre ouvrier a le sceptre de capitaliste au fond de sa besace ? En réalité, la règle générale est que l’accès aux hautes fonctions directrices du commerce et de l’industrie est quasi impossible sans mise de fonds. Une mise de fonds est encore nécessaire pour l’accès aux carrières libérales. Pour s’y préparer il faut de l’argent, ou tout au moins du temps — qui est aussi de l’argent. Enfant, adolescent, jeune homme, celui qui s’instruit ne cesse de consommer, et ne commence pas à produire. Il faut d’ordinaire, pour qu’il puisse s’élever, que sa famille soit déjà quelque peu privilégiée : pour qu’il devienne dirigeant, il faut qu’elle soit déjà possédante. K. Bücher protestait donc avec raison[24] contre l’opinion de Schmoller : celui-ci professait, nous l’avons vu, qu’au prix des différences d’aptitudes, résultant elles-mêmes d’hérédités diverses, les différences de rang et de fortune pèsent de peu de poids dans la détermination des vocations. Le contraire est plus vraisemblable. Le père, qui se demande vers quelle profession il orientera son fils, consulte moins les forces de l’enfant que les ressources de la famille.

L’extrême inégalité des facultés économiques empêche souvent ainsi le juste concours des facultés personnelles, et risque d’interdire, aux capacités supérieures qui apparaissent au sein des classes inférieures, le rôle pour lequel la nature les avait taillées. Un pareil système de répartition, comme il maintient trop longtemps dans les hautes sphères, au-dessus d’eux-mêmes, tels éléments vieillis, relient trop souvent au-dessous d’eux-mêmes et immobilise tels éléments nouveaux, dont la montée redoublerait la vitalité de l’ensemble. En un mot, bien loin qu’elle soit trop rapide, il est permis de craindre, dans l’état actuel des institutions, le ralentissement de cette circulation sociale dont on reconnaissait la nécessité ; et il ne faut plus présenter, comme contraires au vœu de la nature, les tendances de la démocratie, s’il est vrai que leur premier effet devrait être de faciliter le renouvellement anthropologique des capacités, indispensable à la prospérité collective.

C’était donc abuser de l’autorité de la biologie que d’exiger en son nom, avec une disproportion extrême des conditions, une distinction tranchée des classes, qui rendît aussi difficile que possible l’accès des fonctions directrices. Pas plus que celui des castes ou de la noblesse proprement dite, le règne de la bourgeoisie n’est fondé en nature. L’institution actuelle des classes n’a pas le caractère inviolable que l’anthroposociologie voulait lui assurer par sa consécration scientifique. Cette institution se défendra peut-être par bien d’autres arguments, d’ordre économique ou moral ; mais il faut cesser du moins de l’étayer par des arguments naturalistes, et renoncer à opposer, sur ce premier point, les « réalités objectives » à nos « aspirations subjectives ».

La tactique est en effet trop commode, de lier, pour les réduire à l’absurde, les aspirations démocratiques à des affirmations visiblement contraires aux faits. En réalité l’égalitarisme n’a nullement besoin d’affirmer que tous les individus naissent identiques, pas plus qu’il n’a besoin de nier que les fils ressemblent souvent à leurs pères. Constatons seulement que, quel que soit le père, nulle science aujourd’hui ne peut prédire d’un fils ce dont il est capable, ni s’il sera minus habens ou génial : « l’esprit souffle où il veut. » Constatons encore qu’on n’a jamais pu prouver, d’une qualité acquise par les parents dans l’exercice d’une profession, qu’elle eût été héréditairement transmise aux enfants. Constatons enfin que, quelles que soient leurs qualités innées, les souches encloses par des privilèges quelconques semblent bien vouées à une dégénérescence fatale. C’est plus qu’il n’en faut pour dénoncer la vanité des différents régimes isolateurs des races. En travaillant à abaisser toutes les barrières qui les séparent, et à ouvrir, au concours de tous, tous les cercles sociaux, il semble au contraire que la démocratie prenne des précautions très légitimes, pour la meilleure utilisation sociale des capacités naturelles.


  1. V. Goblot, Les Classes sociales, dans la Revue d’Économie politique, janvier 1899.
  2. G. Hansen, Die drei Bevölkerungsstufen, p. 27, 36.
  3. Ammon, L’Ordre social, p. 204.
  4. On reconnaît la thèse illustrée par le roman de M. P. Bourget, L’Étape.
  5. V. la démonstration de ce quadruple avantage dans Ammon, L’Ordre social, p. 129, 199.
  6. Ammon, op. cit., p. 109, 182.
  7. Cf. Carl Jentsch, Socialauslese, p. 176, 199.
  8. Loc. cit., p. 82, 146-184.
  9. Odin, Genèse, p. 550, 599.
  10. Cf. Dumont, Dépopul. et Civilis., p. 217.
  11. Jacoby, Études sur la sélection, p. 431.
  12. Loc. cit., p. 204-208.
  13. Cf. Jentsch, op. cit., p. 178-199.
  14. Dans une Conférence sur le Travail intellectuel et le Travail manuel.
  15. Cité par Ritchie, Darwinism and Politics, p. 8.
  16. Hereditary Genius, p. 125-133.
  17. Natalité, p. 225, Cf. Van der Smissen, La Population, chap. I-IV.
  18. Cf. Carl Jentsch, Sozialauslese, p. 214 sqq.
  19. Relevé par Layet, dans l’Encyclopédie d’hygiène, de Rochard, t. VI, p. 776.
  20. Revue d’hygiène, 1898, XX, p. 1075 sqq. — Cf. le récent volume de M. de Lanessan, La lutte pour l’existence et l’évolution des sociétés, livre III (Paris, F. Alcan).
  21. C’est la thèse de Hansen, Die drei Bevölkerungsstufen.
  22. Cf. Volksdienst, p. 123.
  23. V. les exemples cités par M. d’Avenel, dans ses ouvrages sur le Mécanisme de la Vie moderne.
  24. Die Entstehung der Volkswirthschaft, p. 332-350.