La Démocratie devant la science/Livre II, introduction

LIVRE II


DIFFÉRENCIATION

POSITION DU PROBLÈME

Une différenciation croissante est la condition du progrès des organismes. — Or les sociétés sont des organismes. — Donc la démocratie montante est une cause de décadence pour nos sociétés.

Sous une végétation touffue de commentaires et d’illustrations variées, c’est ce même raisonnement qu’on retrouve aujourd’hui, au fond d’un bon nombre de réquisitoires antidémocratiques.

Et il semble, au premier abord, que l’antithèse établie par ce raisonnement, entre les résultats de la biologie et les postulats de la démocratie, repose sur les inférences les plus plausibles. La biologie nous a démontré, en effet, que le perfectionnement des organismes exige, non seulement la division du travail physiologique, mais la constitution d’organes dûment spécialisés. Or quelle situation entraîne pour les éléments composants, — pour ceux qui sont comparables aux individus dans la société, — la constitution de ces organes ?

Quand l’organisme est encore rudimentaire, les individualités qui le composent sont relativement indépendantes. Par cela même que chacune d’elles accomplit de son côté et comme pour son compte toutes les fonctions essentielles, chacune peut au besoin se suffire à elle-même ; elle est capable de vivre encore, une fois détachée du tout ; en s’y rattachant, elle n’a pas perdu toute autonomie. Telles sont les spores des myxomycètes. Les organismes supérieurs n’autorisent plus cette indépendance de leurs parties.

La cellule enrôlée et comme enrégimentée dans un organe perd toute vie à part ; en vertu de ce que Geoffroy Saint-Hilaire appelait l’attraction du soi pour soi, on la voit se souder et comme se fondre avec ses collaboratrices ; c’en est fait de son individualité. « Le développement de l’individualité sociale ou, si l’on veut, le perfectionnement de l’organisme entraîne nécessairement, écrit l’auteur des Colonies animales[1], la disparition plus ou moins complète des individualités élémentaires et souvent même la fusion de leurs parties constitutives dans des unités apparentes, nées de quelque nécessité physiologique et qui deviennent les organes de l’individualité.  »

En même temps que la liberté, l’égalité se perd par le perfectionnement des organismes. La diversité des tâches entraînant la diversité des structures, chacun prend la figure de son emploi ; dans la gastrula, la colonie se trouvant formée de deux couches superposées, — l’une, l’exoderme, qui vit en pleine lumière, exposée à tous les chocs ; l’autre, l’endoderme, protégée et comme séparée du monde par la première, — les individus cesseront de se ressembler, différeront de plus en plus par la puissance et les facultés. Qu’on suive la transformation d’une colonie en organisme proprement dit, on verra les individus qui s’étaient directement associés pour composer la colonie, primitivement tous égaux entre eux, déchoir de leur rang et tomber à l’état d’organes. Il faudra donc conclure que « la division du travail, indispensable à la force, à la puissance, à l’autonomie de la société, entraîne fatalement avec elle, comme une nécessité qu’on n’a pas le droit d’appeler un mal parce qu’elle est dans l’essence des choses, l’inégalité des conditions ».

Ajoutons que les éléments ainsi différenciés et asservis, pour le perfectionnement de l’organisme, doivent encore perdre l’espoir de participer tous à la direction de ce travail auquel tous concourent ; car, pour le perfectionnement de l’organisme, la fonction directrice aussi doit être différenciée, et réservée à un organe spécial. Suivant une expression de M. Espinas, le progrès des organismes a consisté à concentrer, par une longue série de « délégations successives », les activités directrices en un certain nombre de cellules qui, se consacrant tout entières au gouvernement, en enlèvent leur part à tous les autres. Dans les êtres inférieurs dont l’activité reste imparfaite, les fonctions peu variées et mal coordonnées, comme chez les annélides, la domination des éléments directeurs est encore restreinte et temporaire ; mais montons vers les êtres supérieurs, capables d’actions combinées, et nous verrons cette domination se fixer et s’étendre. Les cellules cérébrales, chez l’homme, possèdent, en même temps qu’un rôle à part, une nature toute spéciale, et comme le privilège du gouvernement central. Il n’y a que les organismes primitifs pour tolérer quelque chose qui ressemble à la souveraineté populaire.

Mais s’il en est ainsi, et si le perfectionnement des êtres ne s’obtient qu’aux dépens de la liberté, de l’égalité, de la souveraineté de leurs éléments constituants, n’est-il pas d’ores et déjà manifeste que l’esprit démocratique est aveugle, qu’il ne tient nul compte des nécessités naturelles, et que les formes sociales par lui vantées, comme les matrices de toutes les améliorations désirables, ne sont propres qu’à la désorganisation ?

Ce sont ces conséquences qu’une certaine philosophie politique s’applique à dérouler. Ce sont les faits précités qu’elle utilise de diverses façons pour renforcer le principe que Taine appelait le « principe des spécialités » et pour dénoncer toutes les « erreurs amorphistes » des sociétés modernes. On s’en servira pour démontrer, par exemple, tantôt que l’État, étant insuffisamment spécialisé, ne saurait intervenir utilement en matière économique ; tantôt que le suffrage universel, étant insuffisamment organisé, ne saurait juger raisonnablement des matières politiques. On puisera dans cet arsenal une masse inépuisable de traits à lancer contre « l’atomisation » et « l’endettement » de l’individualisme, ou contre le « nivellement » de l’égalitarisme.

M. Prins[2], en combattant ce qu’il appelle la « tendance collectiviste » de la démocratie contemporaine, nous fournit un bon exemple du tour ordinaire de ces argumentations. Cette tendance supposerait, nous dit-il, « le nivellement des inégalités, la fusion des éléments divergents, l’atténuation des différences et des variétés, de la hiérarchie des groupes, des organes, des individus. — Mais on peut se demander pourquoi l’évolution, qui a toujours agi dans le sens de la différenciation progressive des facteurs sociaux, se ferait soudain à rebours, pourquoi cette différenciation s’arrêterait toute seule, alors que jamais dans le passé la contrainte la plus rigoureuse n’est parvenue à l’empêcher. »

« Et en effet, continue l’auteur, ce qui se manifeste toujours et partout, c’est un passage graduel de l’homogène à l’hétérogène ; de la confusion à la division des organes, des fonctions, des compétences ; à la distinction des classes, à l’inégalité des conditions, des situations, des individus ; à la spécialisation de plus en plus accentuée de tous les éléments de la vie sociale. »

« Un groupe social doué de vitalité et d’énergie est un être collectif qui croît et se différencie comme tous les êtres, hommes, animaux ou plantes ; qui se subdivise, se ramifie et se spécialise comme les littératures et le langage, comme les sciences et comme le droit (les rameaux se séparent du tronc, ils forment des êtres distincts qui à leur tour se différencient). Dès qu’il y a développement, il y a différenciation et complexité… Le procédé de développement de la société est en principe celui de la nature organique. »

Que valent au juste les critères et que valent les analogies utilisés par les argumentations de ce genre ? C’est ce que nous allons maintenant rechercher.

NOTE BIBLIOGRAPHIQUE POUR LE LIVRE II

M. Verworn. Physiologie générale, trad. Edon. Paris, Schleicher, 1900 — F. Houssay. La forme et la vie. Essai de la méthode mécanique en zoologie. Paris, Schleicher, 1900. — E. Perrier. Les colonies animales. Paris, Masson, 1re édit., 1881, 2e édit., 1898. — Gaudry. Essai de paléontologie philosophique. Paris, Masson, 1896. — Roule. Embryologie générale. Paris, Reinwald, 1893. — Bourdeau. Le Problème de la vie. Paris, F. Alcan. — Giglio-Tos. Les Problèmes de la vie. Turin, 1900 — A. Lalande, La Dissolution opposée à l’Évolution. Paris, F. Alcan, 1899. — Spencer. Principes de sociologie, trad. fr., 4 vol. Paris, F. Alcan, 1890. — id. Les Institutions professionnelles et industrielles. Paris, Guillaumin, 1898. — Schäffle. Bau und Leben des Socialen Körpers, 2 vol., 2e édit. Tübingue, Lauppe, 1896. — R. Worms. Organisme et Société. Paris, Giard, 1895. — De Greef. Le Transformisme social. Paris, F. Alcan, 1896. — Novicow. Conscience et volonté sociales. Paris, Giard, 1897. — Prins. L’organisation de la liberté. Paris, F. Alcan, 1891. — id. La tendance collectiviste, dans la Revue des Deux Mondes, sept. et nov. 1902. — A. Smith. Recherches sur la nature et sur les causes de la richesse des nations. Avignon, Niel, 1791. — Schmoller. Grundriss der allgemeinen Volkswirthschaftslehre, 1re part. Leipzig, Duncker, 1900 (Les chapitres IV et VI du livre II résument les résultats des travaux publiés naguère par Schmoller sur la division du travail dans le Jahrbuch für Gesetzgebung, 1889 et 1890, traduits en partie dans la Revue d’économie politique, 1889 et 1890). — G. Simmel. Ueber sociale Differenzierung. Leipzig, Duncker, 1890. — id. Philosophie des Geldes. Leipzig, Duncker, 1900. — O. Petrenz. Die Entwickelung der Arbeitsteilung in Leipziger Gewerbe von 1751 bis 1890. Leipzig, Duncker, 1901. — P. Guiraud. La main-d’œuvre industrielle dans l’ancienne Grèce. Paris, F. Alcan, 1900 — Ch. Gide. Principes d’économie politique, 6e éd. Paris, Larose, 1898. — id. Rapport sur l’Économie sociale, dans le tome V des Rapports du jury international de l’Exposition de 1900. Paris, Imprimerie nationale, 1903. — M. Block. Les Progrès de la science économique. Paris, Guillaumin, 1900. — A. Liesse. Le Travail aux points de vue scientifique, industriel et social. Paris, Guillaumin, 1899. — Ott. Traité d’Économie sociale, 2e édit. Paris, Fischbacher, 1892. — G. Tarde. Psychologie économique, 2 vol. Paris, F. Alcan, 1902. — B. Gurewitsch. Die Entwickelung der menschlichen Bedürfnisse und die sociale Gliederung der Gesellschaft. Leipzig, Duncker, 1901. — E. Goblot. Les classes sociales, dans la Revue d’Économie politique, janvier 1899. — A. Bauer. Les classes sociales. Paris, Giard, 1902. — Gumplowicz. La lutte des races, trad. fr. Paris, Guillaumin, 1893. — Veblen. The Theory of the leisure class. New-York, Macmillan, 1899. — Lange. Arbeiterfrage, ihre Bedeutung für Gegenwart und Zukunft. Winterthur, Ziegler, 1894. — Herkner. Arbeiterfrage, eine Einführung, 3e édit. Berlin, Guttentag, 1902. — Benoît, La crise de l’État moderne. De l’organisation du suffrage universel. Paris, Didot. — Duprat. Science sociale et Démocratie. Essai de philosophie sociale. Paris, Giard et Brière, 1900. — É. Halévy. La Formation du radicalisme philosophique, 3 vol. Paris, F. Alcan, 1901-1904. — K. Marx. Le Capital, trad. Roy. Paris, 1872. — Engels. Die Lage der arbeitenden Klassen in England. Leipzig, Wigand, 1848. — Marx et Engels. Le Manifeste communiste, trad. nouv. avec introd. par Ch. Andler, 2 fasc. Paris, Soc. nouv., 1901. — Rodbertus. Das Capital. Berlin, Éd. Wagner, 1899. — Dühring. Cursus der national und socialökonomie. Leipzig, Reisland, 1892. — E. Bernstein. Socialisme théorique et social-démocratie pratique, trad. fr. Paris, Stock, 1900. — Kautsky. Le Marxisme et son critique Bernstein, trad. fr. Paris, Stock, 1900. — J. Jaurès. Études socialistes. Paris, Cahiers de la Quinzaine, 1901. — Vandervelde. Le Collectivisme et l’Évolution industrielle. Paris, Soc. nouv., 1900. — W. Sombart. Der moderne Kapitalismus, 2 vol. Leipzig, 1902. — Revue philosophique, avril, mai, octobre 1900, août 1901 : Disc. sur le Procès de la sociologie biologique, par MM. Novicow, Espinas, Bouglé (Nous reprenons, aux chapitres II et III de ce livre, quelques passages de nos articles).


  1. P. 679-720.
  2. Revue des Deux Mondes, septembre 1902, p. 421 sqq.