La Démocratie devant la science/Livre II, chapitre II

CHAPITRE II

LES FORMES DE LA DIVISION DU TRAVAIL DANS LA SOCIÉTÉ

L’argumentation antidémocratique soumise à notre examen fait fonds sur deux thèses : « Les organismes progressent par la différenciation » ; « Les sociétés sont des organismes. » Nous venons de discuter la première de ces thèses. Il faudrait maintenant discuter la seconde.

On sait combien d’arguments ont été échangés, sans résultats décisifs, autour de la théorie qui, assimilant les sociétés aux vivants, nous présente en ceux-ci les frères aînés et comme les modèles de celles-là. La « théorie organique » n’est, ont dit les uns, qu’une analogie décevante, et les lois qui régissent les organismes ne sauraient s’appliquer aux sociétés. Car les éléments sociaux sont séparés les uns des autres ; ils sont mobiles et peuvent se détacher de l’ensemble ; ils sont conscients et poursuivent leur fin propre. — Mais, ont observé les autres, les éléments organiques n’apparaissent-ils pas, si l’on y regarde de près, comme séparés eux aussi ? Ne sont-ils pas parfois capables, eux aussi, de vivre, au moins un certain temps, détachés du tout auquel ils appartenaient ? Enfin qui peut dire que leur activité propre n’obéit pas à quelque conscience obscure ? Ainsi, entre les sociétés et les organismes, la discontinuité, la mobilité, la conscience révéleraient, suivant les uns, de profondes différences de nature ; suivant les autres, de simples différences de degré[1]. Et après ces interminables combats, chacun reste sur ses positions, préalablement déterminées par ses préférences métaphysiques.

Nous n’avons pas l’intention de reprendre ici, dans toute leur ampleur, ces discussions de principes. On y tourne, nous semble-t-il, dans des jeux de mots sans fin. Et le meilleur moyen d’aboutir en pareille matière est peut-être, au lieu de suivre la théorie organique sur le terrain des comparaisons générales, de la mettre en face de quelque problème particulier. Les théories se justifient par leur fécondité. Si, à tel problème sociologique défini, l’organicisme nous apporte une réponse précise, il a raison contre ses adversaires, fussent-ils munis des plus fines flèches de la philosophie : nous devrons lui confier la direction de nos recherches et de notre conduite. Mais s’il ne répond à la question posée que par des formules vagues, incapables de s’appliquer aux faits sociaux sans porter à faux, l’organicisme a tort et sa place est marquée, au musée de l’histoire des sciences, entre les hypothèses inutiles et les métaphores dangereuses.

Nous pouvons donc espérer prendre parti pour ou contre l’assimilation générale qu’on nous oppose sans avoir à sortir de la question particulière qui nous préoccupe ici : à savoir, faut-il seconder ou contrarier la différenciation ? Pour en décider, en effet, nous avons besoin d’être renseignés sur le rôle que joue la différenciation dans les sociétés, sur les formes qu’elle y prend et les effets qu’elle y entraîne. Or la théorie organique nous apporte-t-elle ces renseignements indispensables, ou du moins nous fournit-elle les moyens de les obtenir ? C’est ce que nous allons rechercher.

I

Il importe de le rappeler d’abord : cette idée des bienfaits de la différenciation qui devait porter tant de fruits, au xixe siècle, dans le champ des sciences naturelles, est née au xviiie dans le champ des sciences sociales. C’est au sein de la théorie économique de la division du travail qu’elle plonge ses racines. Les économistes ont les premiers attiré l’attention sur les avantages de la spécialisation. C’est en termes d’économistes — nous l’avons vu[2] — que les naturalistes en expriment les effets organiques. Ils comparent les vivants à des machines dont le « rendement » est amélioré, à des ateliers dont les produits sont « plus raffinés, plus exquis », lorsque les tâches y sont plus divisées. Bien loin donc que la sociologie ait pris modèle sur la biologie, c’est l’observation des phénomènes humains qui a guidé, en cette matière, l’étude des phénomènes naturels. Le concept initial est descendu de l’humanité à la nature, au lieu de monter de la nature à l’humanité.

Mais peu importent, diront les partisans de la théorie organique, ces questions d’origine. Il est possible que l’idée de la différenciation ait d’abord été transférée de l’histoire humaine à l’histoire naturelle. Mais aujourd’hui, après avoir traversé toute la biologie du xixe siècle, elle vous est revenue transformée, élargie, enrichie ; les faits innombrables qu’elle traîne après elle ne pouvaient manquer de réagir heureusement sur vos conceptions. Ils vous aidaient à dilater les cadres de l’ancienne économie politique. Ils attiraient précisément votre attention sur les lacunes de cette théorie de la division du travail, dont le principe de la différenciation organique devait sortir : telle qu’Adam Smith l’a élaborée, et telle que les sciences économiques se sont si longtemps contentées de la reproduire, ils vous faisaient comprendre à quel point cette théorie manque de largeur et de profondeur.

Quels en sont en effet les éléments essentiels[3] ?

Trois exemples et un principe la caractérisent. Les trois exemples sont l’épingle de la manufacture, le clou du forgeron, l’habillement du journalier. Grâce à la division du travail, dix-huit ouvriers fabriquent ensemble peut-être deux cents fois autant d’épingles qu’ils en fabriqueraient si chacun travaillait de son côté, un forgeron-cloutier fabrique près de dix fois plus de clous dans sa journée qu’un forgeron ordinaire, un humble journalier de nos pays, enfin, est incomparablement mieux vêtu, abrité, nourri, qu’un monarque africain.

Et à quel principe est dû cet accroissement de la richesse générale ? À l’échange. Obéissant à leur penchant inné pour l’échange, apparenté lui-même à leur désir de persuader[4], les individus entrent en rapports d’affaires. Chacun comprend qu’il a intérêt à produire telle espèce d’objets dont ses semblables ont besoin, afin d’obtenir d’eux en retour tels autres objets dont il a besoin lui-même. Ainsi naît spontanément, pourrait-on dire, du calcul utilitaire des particuliers, cette organisation si conforme à l’intérêt commun.

Ce résumé suffit à le rappeler : la théorie classique n’envisage, de la division du travail, que les formes industrielles, et elle ne lui assigne, comme causes, que des penchants ou des calculs commerciaux. Elle ne suppose, entre les individus, d’autres rapports que des rapports d’affaires. Elle s’en tient au terrain strictement économique et au point de vue purement individualiste. Pour élargir ces notions au point d’en tirer une théorie vraiment sociologique, il fallait que d’autres formes et d’autres causes de la division du travail fussent mises en relief. Il fallait, par exemple, qu’on se rendît compte que les fonctions autres que les fonctions proprement économiques se prêtent elles aussi à la spécialisation. C’est rétrécir le sens du mot travail que de le limiter à la production industrielle. Les activités qui visent à la destruction, ou celles qui produisent de l’ordre et non des choses, ou encore celles qui produisent des idées, vraies ou belles — les activités militaires, administratives, scientifiques ou esthétiques — comportent, elles aussi, des travaux qui à leur tour se divisent. Comment les esprits devaient-ils être amenés à reconnaître, sous ces diverses manifestations historiques, le même phénomène essentiel, et à l’embrasser dans toute son étendue ? L’extension de ces perspectives n’était-elle pas un des contrecoups naturels du progrès biologique ?

En nous montrant que la vie même des organismes supérieurs est une résultante de la collaboration des éléments spécialisés, il élargissait démesurément le champ d’action de la division du travail ; il nous préparait à la retrouver partout, en des matières et sous des formes où les économistes ne l’avaient pas soupçonnée[5]. En même temps, rejetant les origines du phénomène dans un passé infiniment lointain, il nous déshabituait de le regarder comme une œuvre en quelque sorte artificielle, issue d’un contrat débattu entre échangistes. Rattacher, comme à son principe unique et universel, la division du travail à l’échange commercial, c’était prendre un accident pour l’essence, une « catégorie historique » pour la forme naturelle et nécessaire. Le travail se divise dans bien des cas où le commerce proprement dit n’est pas établi encore, et par d’autres influences que par la volonté réfléchie des individus. Il faut, si l’on veut comprendre la genèse du phénomène, prendre en considération la structure et les besoins de l’ensemble social lui-même. Or l’étude des organismes, non seulement multipliait à nos yeux les exemples de spécialisations spontanées, assurément antérieures aux débats des volontés, mais encore et surtout, d’une manière plus générale, partant des touts constitués donnés à l’observation, elle nous familiarisait avec la notion de l’interdépendance des éléments : elle nous aidait ainsi à nous délivrer des partis pris « individualistes » utiles à l’ancienne économie politique, mais capables d’arrêter la croissance de la sociologie.

Qu’en ce sens le progrès biologique ait secondé l’effort sociologique, nous n’en disconvenons pas. Pour qu’ils fussent amenés à rechercher, sous la diversité des événements historiques, la permanence des institutions, et à poser les réalités proprement collectives au-dessus des individus, il n’était pas inutile que les esprits fussent avertis par des analogies suggestives. Les métaphores organicistes pouvaient jouer ici, vis-à-vis des représentations individualistes, le rôle de réductrices. Elles rappelaient du moins, en matière de classification et d’explication sociologiques, combien de problèmes attendaient une solution.

Mais combien aussi il était dangereux de demander ces solutions mêmes à l’analogie biologique, et de décalquer en quelque sorte, pour les transporter aux formes sociales, les concepts naturalistes, c’est ce que le mouvement des sciences sociales a prouvé plus clairement qu’aucune discussion de méthodologie préalable. La sociologie biologique a piétiné sur place, au milieu des confusions d’idées ; et c’est en dehors d’elle qu’ont été formulées les distinctions utiles. Ce n’est pas le tout en effet de reculer l’horizon, et de suggérer qu’un même phénomène doit se retrouver partout sous des formes différentes ; l’important est de définir, de distinguer avec netteté ces formes mêmes, afin d’éviter les rapprochements équivoques, féconds à leur tour en mécomptes pratiques. Or considérons les récents progrès de la théorie de la division du travail ; nous constaterons qu’ici cette œuvre d’analyse si indispensable s’est réalisée en dehors de la sociologie biologique et pour ainsi dire contre elle : c’est en projetant la lumière, non sur les caractères qui rapprochent nos sociétés des organismes, mais sur ceux au contraire qui les en séparent et sont propres à l’humanité, que cette théorie s’est perfectionnée.

Que reproche-t-on en effet aujourd’hui à la théorie d’Adam Smith ? Ce n’est pas seulement d’avoir rétréci, en soudant la division du travail à l’échange proprement dit, le champ à observer ; c’est encore et surtout d’avoir confondu sous une même rubrique des phénomènes distincts. Ce n’est pas seulement de n’avoir pas embrassé toute l’étendue du genre ; c’est encore et surtout d’avoir brouillé les espèces. Et en effet, présenter sur le même plan, comme des exemples de travaux divisés, les opérations qui produisent l’épingle dans la manufacture, celles qui façonnent le clou dans l’atelier du forgeron, celles qui procurent enfin son habillement au journalier, n’est-ce pas confondre des choses très différentes[6] ?

Dans le dernier cas, nombre de producteurs indépendants, — le berger, le cardeur, le fileur, le tisserand, le fouleur, le teinturier, le tailleur, — ont collaboré à l’achèvement du produit. Avant d’arriver à sa forme définitive, il a changé plusieurs fois de propriétaire, il a traversé plusieurs « économies » autonomes. La production nous apparaît donc ici comme sectionnée, répartie en tranches différentes. — Au contraire, dans le cas de l’épingle, c’est à l’intérieur d’une même section économique que tout se passe. Des opérations qui naguère étaient toutes exécutées par un même ouvrier sont distribuées maintenant entre dix-huit ouvriers. Le produit change de mains, mais il ne change pas de propriétaire, il ne sort pas d’une même entreprise. Nous n’assistons plus à un sectionnement de la production, mais, à l’intérieur d’une même section, à une analyse, à une décomposition du travail. — Le cas du forgeron cloutier est différent encore. Le forgeron cloutier ne façonne pas seulement une partie du clou, comme l’ouvrier de manufacture une partie de l’épingle, et son travail n’est pas plus analysé que celui du forgeron ordinaire. Mais il ne s’applique qu’à une espèce d’objets. Cet objet ne passe entre les mains ni de plusieurs producteurs ni de plusieurs propriétaires. La fabrication d’un seul produit par une seule main, à l’intérieur d’une même économie, telle est la caractéristique de ce phénomène, distinct aussi bien de la décomposition du travail que du sectionnement de la production. Il n’a plus pour résultat de diviser les travaux en tranches successives, mais en branches divergentes ; les sections qu’il trace dans le processus de la production sont longitudinales et non plus transversales. C’est la spécialisation proprement dite qui apparaît.

Spécialisation des professions, — décomposition des opérations, — sectionnement de la production, — ce sont là autant de modes de la division du travail qu’il importe de discerner ; ils ne produiront pas sans doute les mêmes conséquences ; ils ne supposent pas les mêmes conditions. Si le premier apparaît partout où l’unité économique primitive, la communauté domestique, laisse tomber quelqu’une de ses attributions, il faut pour que le second prenne tout son développement des circonstances plus spéciales. C’est seulement là où sont concentrés des ouvriers nombreux, comme dans les grands ateliers modernes, que l’analyse des besognes peut être poussée très loin. Les progrès de cette analyse sont liés au perfectionnement même de la technique : c’est ainsi qu’ils seront accélérés, dans des proportions inouïes, par le passage de la manufacture à la machinofacture. De même, tout un ensemble d’habitudes et d’institutions déterminées est nécessaire pour que s’installe dans une société un sectionnement complexe de la production. Il y faut, par-dessus les cercles fermés des premières unités économiques, une expansion du commerce proprement dit qui est bien loin d’être un fait aussi universel qu’on a paru le croire.

En un mot, ces diverses formes de la division du travail correspondent à des états différents de la technique humaine, non seulement industrielle mais commerciale. Désormais, si nous voulons répondre méthodiquement à cette question : « Quelle place occupe et quel rôle joue la division du travail dans telle ou telle société ? » nous devrons montrer que tel ou tel de ces modes y prédomine, et ce sont ces distinctions, — que l’analogie des formes organiques ne pouvait nous suggérer, que seule l’analyse directe des réalités historiques nous a dictées, — qui devront commander nos recherches.

II

Mais il faut approfondir ces distinctions mêmes. Nous ne serions pas encore suffisamment, renseignés sur l’état et les effets de la division du travail dans une société, si nous savions seulement en quelle proportion s’y rencontrent la spécialisation des métiers, la décomposition des besognes, le sectionnement de la production. Les sociétés humaines ne se distinguent pas seulement des organismes par les inventions qui s’y propagent, par les procédés qu’elles adoptent pour accommoder la nature à leurs besoins, par les habitudes que leurs membres contractent en conséquence, par les rapports de fait qui s’y établissent entre les hommes et les choses, les producteurs et les instruments ; elles se distinguent encore et surtout par les institutions qu’elles consacrent, par les règles sanctionnées auxquelles elles soumettent les activités individuelles et par les limites qu’elles leur imposent, par les rapports de droit qu’elles organisent entre leurs membres. En un mot les phénomènes économiques ne veulent pas être envisagés seulement sous l’aspect technique, mais sous l’aspect juridique ; et il importe que ces deux points de vue ne soient pas confondus.

On sait combien longtemps ils l’ont été en économie politique, et comment le socialisme, loin de dissiper cette confusion, s’en est servi au contraire pour étayer sa philosophie de l’histoire. Le « matérialisme historique » repose essentiellement sur cette idée que tout, dans la vie sociale, dérive des modes de la production. Mais cette expression même est équivoque. Les modes de la production peuvent se définir tantôt par des phénomènes technologiques ; par exemple : les dispositions matérielles de toutes sortes qu’une nouvelle manière de distribuer la force introduit dans les ateliers — tantôt par des phénomènes juridiques ; par exemple : les différences de situation qu’introduit, entre les membres d’un groupe, un régime nouveau de la propriété. Or, on l’a justement remarqué, il y a lieu de distinguer, dans l’enchaînement des transformations économiques, entre ce qui tient à la forme et ce qui tient au régime de la production[7]. Si la vapeur a produit dans notre monde social les transformations que l’on sait, ce n’est pas en tant que force matérielle, c’est en tant que force appropriée par des possesseurs de capitaux[8]. C’est à travers les codes que sa puissance a agi sur l’organisation même de la société. Il importe de rendre à la machine ce qui vient de la machine et à la loi ce qui vient de la loi. Sous un régime différent, une même forme de la production eût entraîné peut-être des conséquences toutes différentes.

Combien il importe, si l’on veut apprécier la division du travail, d’utiliser ces distinctions, on s’en rend aisément compte. Et en effet, pour mesurer les résultats de la spécialisation, ce n’est pas le tout de savoir si un homme travaille dans une manufacture ou dans un atelier, si son travail est synthétique ou analysé, s’il fait un clou entier ou seulement une partie d’épingle. Mais dans quelles conditions sociales travaille-t-il ? Voilà ce qu’il importe de préciser. Et pour le préciser, il faudra distinguer encore, parmi les relations qui caractérisent un régime, celles qui relient l’homme aux choses, celles qui le relient directement aux personnes, celles qui définissent sa propriété, celles qui délimitent sa liberté. Les unes et les autres sont, à vrai dire, définies par des règles juridiques, qu’elles soient ou non expressément formulées. Mais ces règles sont tantôt « réelles », et tantôt « personnelles » ; tantôt elles se rapportent à l’état des biens, et tantôt à l’état des personnes. Il faudrait donc distinguer, dans les régimes mêmes auxquels la division du travail peut être soumise, entre l’aspect juridico-économique et l’aspect juridico-politique.

Le travailleur est-il ou non propriétaire des instruments avec lesquels il exécute sa besogne spéciale ? Est-il ou non acquéreur de la matière première ? vendeur du produit façonné ? Reçoit-il, comme il arrivait souvent à l’artisan du moyen âge, la matière à façonner de l’acheteur, qui loue en quelque sorte ses services ? Entre celui qui l’emploie et lui, y a-t-il communauté à la fois de production et de consommation, comme dans la famille antique, ou seulement communauté de production, sans aucune espèce de communauté de consommation, comme dans l’industrie moderne ? L’ouvrier spécialisé à domicile travaille-t-il « à son compte » ou au compte d’un entrepreneur ? Les ouvriers entre lesquels le travail est distribué dans une fabrique participent-ils en quelque mesure au bénéfice de la vente ? C’est en répondant à des questions comme celles-là qu’on classerait les divers régimes juridico-économiques qu’une même forme de spécialisation peut traverser.

Quant aux régimes juridico-politiques, on les caractériserait en répondant à des questions comme celles-ci : la tâche spéciale que le travailleur accomplit, l’a-t-il choisie librement, et peut-il la quitter à volonté ? Y est-il rivé par la naissance, comme il arrive dans la caste, ou du moins pour la vie, comme il arrive dans la corporation ? Y a-t-il dans la société des catégories de citoyens auxquels certains métiers sont réservés de par la loi, ou toutes les carrières sont-elles, en principe, ouvertes à tous ? Y a-t-il des professions privilégiées qui assurent certains droits à leurs détenteurs, ou bien toutes les professions, quelles qu’elles soient, sont-elles égales devant le pouvoir politique ? Et dans quelle mesure leurs membres peuvent-ils participer non seulement à la défense, mais au gouvernement de la société ?

Il faut avoir répondu à ces questions pour caractériser avec quelque netteté la situation créée par la division du travail aux divers membres des groupements humains. Ce n’est qu’après s’être placé à ces points de vue différents qu’il sera possible de définir non seulement l’occupation technique, mais la condition économique et l’état juridique des individus, et de distinguer, à côté des différents modes de répartition des fonctions, les différents modes d’organisation des classes.

III

À quels malentendus s’exposent en effet et à quels porte-à-faux aboutissent ceux qui, se fiant à la théorie organique, oublient, dans les jugements qu’ils émettent sur les tendances de la démocratie, ces distinctions proprement sociologiques, il est aisé maintenant de s’en rendre compte.

Reportons-nous seulement aux apologies de la différenciation que nous avons citées[9] ; nous pourrons y admirer ce « confusionnisme » qui marche de pair avec les analogies biologiques. Division des fonctions ou séparation des classes, différenciation des groupes ou différenciation des individus, on ne prend pas la peine de distinguer ces phénomènes ; on se contente de retenir l’idée que, d’une manière générale et comme en bloc, « le développement de la société est celui de la nature organique », c’est-à-dire qu’il obéit à la loi de la spécialisation progressive. On se dispense ainsi de regarder en face la spécificité des faits sociaux : elle disparaît dans l’ample manteau de l’évolutionnisme ; et l’on croit n’en avoir plus rien à dire quand on a répété, après Spencer, que toutes les formes de l’être passent de l’homogène à l’hétérogène.

En face de la thèse générale ainsi utilisée, rien ne serait plus facile sans doute que de dresser une thèse parallèle, et de sens exactement contraire. Cournot ne faisait-il pas remarquer[10] que l’analogie biologique, si elle est valable pour les débuts des groupements humains, convient de moins en moins à leurs progrès, et qu’ainsi, à mesure qu’elles se développent, les sociétés devenant de plus en plus rationnelles et de moins en moins naturelles, littéralement se « désorganisent » ? Le philosophe qui a le plus recueilli de la pensée de Cournot, le théoricien de l’imitation, M. Tarde illustre à sa façon et de mille façons cette idée[11] en montrant que de plus en plus, en dépit de toutes les différenciations originelles, par-dessus toutes les frontières et toutes les barrières, les opinions et les goûts, les usages et les besoins s’uniformisent, préparant ainsi à la fois la fusion des groupes et l’égalité des individus.

Plus directement M. Lalande[12], de son côté, s’attaque au principe même de Spencer. Précisant à l’aide des résultats les plus récents des sciences une pensée que Cournot encore avait indiquée, il montre que si la loi spencérienne convient partiellement aux êtres vivants, elle ne saurait s’appliquer ni aux forces mécaniques, ni aux activités rationnelles. Celles-ci au-dessus, celles-là au-dessous de la vie tendent chacune à leur manière à effacer son œuvre, à niveler les différences. Et à mesure que les sociétés se développent, faisant prédominer les exigences de la raison sur les tendances de la nature, elles travaillent à dissoudre progressivement toutes les hétérogénéités cristallisées qui séparaient les hommes. Ainsi à la philosophie de la différenciation on opposerait une philosophie de l’assimilation : à la philosophie de l’évolution une philosophie de la dissolution. Et au nom de ces nouvelles thèses générales, on accuserait les partisans de la sociologie biologique, égarés par l’analyse, de n’avoir oublié qu’un point : c’est que l’histoire peut aller au rebours de la nature et que les sociétés humaines semblent prendre, en se développant, précisément le contre-pied de l’évolution des organismes.

Mais nous ne saurions nous contenter de ce revirement de principes. Il faut nous défier du plaisir de retourner les formules de nos adversaires. Nous risquerions d’aboutir à des théories aussi équivoques dans leur généralité. Il n’est pas vraisemblable que l’évolution sociale se trouve être exactement l’inverse de l’évolution organique. Plus probablement les lois générales induites de l’observation des êtres vivants sont ici à moitié vraies, applicables sur certains points, et portant à faux sur d’autres. Et c’est à discerner ces convergences et ces divergences que doivent nous servir les distinctions que nous avons élaborées.

Si l’on se place par exemple au point de vue technique, il est trop clair que le travail se divise dans les sociétés comme dans les organismes, et que plus leur civilisation nous paraît progressive, plus aussi la division du travail s’y montre avancée.

C’est tout près de nous, dans la civilisation occidentale contemporaine, que ses différentes formes — spécialisation des professions, décomposition des opérations, sectionnement de la production, — ont pris un développement incomparable.

Qu’est-ce que la douzaine de professions qu’on discerne au début de la civilisation hindoue ou de la civilisation hellène, auprès des milliers qui pullulent chez nous ! En chiffres ronds il n’y aurait pas moins aujourd’hui de 10 000 modes d’activité humaine dont chacun, dans notre société moderne, pourrait occuper un individu toute sa vie[13]. Et l’on sait avec quelle rapidité ce nombre s’accroît. En treize ans, de 1882 à 1895, le chiffre des désignations de professions dans la statistique allemande s’est accru de plus de 4 000. Dans une seule ville, à Leipzig, un statisticien[14] a relevé, de 1860 à 1890, l’apparition de plus de 200 professions nouvelles. La décomposition des opérations croit peut-être encore plus vite, stimulée qu’elle est par le progrès du machinisme. On a depuis longtemps dédoublé les 18 phases qu’admirait Adam Smith dans la fabrication des épingles. Dans la cordonnerie une machinofacture compte aujourd’hui près de 50 opérations distinctes. On dit qu’il en faut 1662 pour la confection d’une montre[15]. Quant au sectionnement de la production, il marche de pair avec le perfectionnement du commerce. Ce n’est pas seulement du producteur au consommateur que l’intermédiaire porte les produits achevés, c’est d’un producteur à l’autre qu’il fait circuler les matières premières ou inégalement façonnées. Les cas deviennent de plus en plus rares où le « fabricat » est conduit, par une même entreprise, de l’état primitif à l’état ultime. Les mains par lesquelles il passe avant d’être livré au public deviennent de plus en plus nombreuses. Ainsi, quelle que soit celle de ses formes techniques que nous considérons, nous pouvons dire que sur tous les points la division du travail progresse en effet dans notre civilisation.

Mais à ces transformations techniques quelles transformations juridiques correspondent ? voilà ce qu’il importe de préciser.

Entre les formes techniques et les formes juridiques de la différenciation, entre les spécialisations professionnelles et les distinctions sociales, la dépendance peut s’établir de deux façons, suivant que l’on considère le métier comme déterminé par la condition, ou la condition par le métier. Un enfant naît dans une certaine classe : du fait de sa naissance, il est assujetti à une certaine espèce d’occupations. On voit ici la profession naître de la situation juridique. Que maintenant, du fait de son occupation, l’homme soit astreint à certaines charges, ou privé de certains droits : que telle fonction lui soit interdite, que tel cercle de la vie sociale lui demeure impénétrable : c’est alors la profession qui réagit sur la situation.

Lorsque la liaison des deux termes est indissoluble, et que leur détermination réciproque ne comporte pas le moindre jeu, on dit que la société est soumise au régime des castes. Il accouple pour jamais le métier et la race. Le fils du forgeron ne peut être que forgeron ; le fils du guerrier ne peut être que guerrier ; le fils du prêtre ne peut être que prêtre. D’autre part l’homme appartient tout entier, et non seulement pour toute la vie, mais par toute sa personne, au cercle de son métier. Prêtre, guerrier ou forgeron, il ne peut exercer d’autres fonctions que celles auxquelles il était prédestiné. Il ne peut même contracter alliance avec les membres des autres groupes professionnels. L’individu est prisonnier jusqu’à la mort de la sphère où l’a jeté sa naissance.

Dans ces conditions, l’analogie biologique a beau jeu ; entre une société divisée en castes et un organisme différencié il y a en effet des ressemblances indéniables[16].

La cellule hépatique sécrète de la bile toute sa vie, et ne change jamais de fonction. De même, les cellules qui naissent d’elle restent au même poste ; elles ne se disséminent pas dans les reins, les muscles, les centres nerveux. Lorsque le régime des castes est établi, cet idéal biologique est réalisé dans l’humanité. De père en fils, et pour la vie, les individus sont enfermés dans le métier comme les cellules dans l’organe. Et il est vrai qu’alors la division du travail entraîne dans les sociétés humaines une différenciation proprement dite, aussi profonde que celle dont les vivants donnent le modèle.

Mais est-il vrai que ces conditions se réalisent souvent dans l’histoire humaine, et surtout qu’elles se réalisent d’autant plus sûrement que la division du travail est plus parfaite ? Avons-nous besoin de démontrer une fois de plus que ce régime des castes se rencontre rarement à l’état pur, et qu’en tous cas si ses grandes lignes se laissent reconnaître quelque part, ce n’est pas au terme, mais au début de notre civilisation[17] ?

La société hindoue a pu maintenir presque intactes, pendant des siècles, les cloisons qui séparaient ses groupements composants ; les distinctions sociales s’y sont cristallisées autour des noyaux primitifs, de nature à la fois familiale et professionnelle. Mais on sait que les sociétés occidentales, où pourtant la spécialisation devait multiplier les cadres à l’infini, semblent s’être donné pour tâche de dissoudre progressivement toutes les distinctions sociales originelles : au fur et à mesure que les idées égalitaires prennent plus d’ascendant, les barrières qui séparaient les hommes en plébéiens ou patriciens, serfs ou libres, roturiers ou nobles, s’abattent, ou du moins s’abaissent une à une. Si bien qu’au terme, le régime juridique, à l’intérieur duquel foisonnent les divers modes techniques de la division du travail, se trouve aussi opposé qu’il est possible de l’être au régime des castes.

Et en effet aucune situation juridique antérieure ne détermine plus en principe le métier, et il ne détermine plus à son tour aucune situation juridique. L’hérédité des professions n’est plus de règle. Théoriquement toutes sont ouvertes à tous. « Le fils de n’importe qui peut devenir n’importe quoi. » Et d’autre part aucune profession ne limite la mobilité sociale de ses membres. Ils sont tous appelés à participer comme à la défense, au gouvernement du pays, et à se mêler à sa vie spirituelle ; aucun cercle de la vie sociale ne leur est plus tabou.

« Que l’on compare, nous dit M. Lalande[18], le spécialiste qui fait une aiguille de montre à l’ouvrier d’Égypte qui sculptait une boîte de momie d’un geste non moins automatique que le sien. Celui-là était encastré dans un acte vraiment unique, où avait vécu son père, où vivaient encore ses enfants. L’artisan français, du jour au lendemain, peut être conseiller municipal, député, ministre. S’il en a la vocation, rien n’empêche qu’il se fasse prêtre. Si son intelligence est supérieure, il peut occuper les premières places de la science. Qu’il ne fasse rien de tout cela, et qu’il se borne à son métier, il n’en est pas moins, tout à la fois, qu’il le veuille ou non, soldat lors de la conscription, magistrat dans le jury, gouvernant lui-même puisqu’il vote et prend ainsi part à la législation en même temps qu’à l’administration de la chose publique. S’il devient membre d’une société coopérative, et le cas est des plus fréquents, il se trouve de plus être commerçant, car il touche chaque année sa quote-part de bénéfices au prorata de sa consommation. Enfin il lit des livres et des journaux, il y écrit au besoin, et son avis va former la grande collectivité de l’opinion, puissante toujours et pesant fortement sur les faits matériels, même quand elle est erronée. Il communique plus ou moins clairement, plus ou moins largement avec toutes les pensées et tous les actes du pays. Il accomplit les mêmes fonctions que les autres, et par cela même que le point de différenciation devient de plus en plus spécial et précis, avec le progrès de la division du travail, par cela même aussi, dans la vie morale de l’individu, considéré comme une personne humaine, il devient de plus en plus secondaire et de plus en plus insignifiant. »

Qu’est-ce à dire, sinon qu’il faut distinguer soigneusement, quand il s’agit des sociétés, entre division du travail et différenciation proprement dite ? Quand il s’agit des organismes, la spécialisation des fonctions ne saurait se perfectionner, nous a-t-on dit, sans la constitution d’organes nettement séparés, entre lesquels l’ensemble se sectionne et à l’intérieur desquels les différents groupes d’éléments s’isolent. Mais dans nos sociétés, au fur et à mesure que la division des fonctions est poussée plus loin, on ne voit nullement l’ensemble se sectionner en organes dûment séparés. Au lieu de la différenciation attendue, c’est un phénomène nouveau qui passe au premier plan : c’est ce que nous avons proposé d’appeler la complication sociale[19].

IV

Un des traits des plus caractéristiques de notre vie sociale actuelle c’est la multiplication inouïe des groupements partiels. Dans la France d’aujourd’hui, disait Taine, nous comptons, outre l’État et les Églises, outre trente-six mille communes et quarante mille paroisses, « sept ou huit millions de familles, des millions d’ateliers agricoles, industriels ou commerciaux, des instituts de science et d’art par centaines, des établissements de charité et d’éducation par milliers, des sociétés de bienfaisance, de secours mutuels, d’affaires ou de plaisirs par centaines de mille, bref, d’innombrables associations de toute espèce, dont chacune a son objet propre et, comme un outil ou un organe, exécute un travail distinct[20] ». Il faut en effet s’en souvenir ; ces sociétés multipliées peuvent différer grandement non seulement par la nature mais par l’objet. À mesure que notre civilisation se raffine, elle réclame une incroyable variété non pas seulement de produits matériels, palpables et mesurables, mais de produits immatériels et impondérables. C’est pourquoi, à côté des groupements proprement économiques, d’autres s’y rencontrent, comme telle association religieuse ou scientifique, qui se consacrent, si l’on peut ainsi parler, à la fabrication des croyances ; d’autres, comme tel cercle mondain ou populaire, n’ont d’autre fonction que d’augmenter la finesse ou l’intensité des sentiments sympathiques. La loi de la division du travail se retrouve donc ici, et continue d’opérer au delà du monde des affaires ; les associations multiples se spécialisent ; chacun poursuit un objet propre.

Mais, parce qu’elle poursuit un objet propre, chacune a-t-elle aussi ses ouvriers spéciaux, assujettis à son but, et étroitement enfermés dans sa sphère d’action ? On sait que le plus souvent, au contraire, les individus, loin d’ « appartenir » à tel ou tel de ces groupements, « participent » à beaucoup d’entre eux, celui-ci d’ordre purement économique, celui-là d’ordre politique ou religieux, l’un permanent, l’autre éphémère, l’un local, l’autre international. Il se produira donc un chevauchement des individus sur les groupes. Chacun aura chance de rencontrer, sur des terrains différents, de nouveaux associés ; les fidèles d’églises adverses se ligueront par exemple pour telle cause patriotique ou philanthropique ; un même parti politique réunira des gens de provinces et de professions très diverses. Le métier asservit de moins en moins son homme. De plus en plus on tient à distinguer entre les moments où l’on est « de service » et ceux où l’on est « un homme comme tout le monde », capable d’aller et venir librement dans toute la variété des cercles sociaux. En un mot notre civilisation ne voit pas seulement se multiplier, elle voit s’entre-croiser ces cercles. Et c’est cet entre-croisement incessant, cette interpénétration universelle qui constitue le phénomène original, gros de conséquences nouvelles, que l’analogie des organismes ne pouvait nous faire prévoir.

Et sans doute, même au sein des organismes, la différenciation n’est jamais absolue. Nous l’avons remarqué[21], si dans les organes séparés tous les éléments semblables avaient radicalement disparu, la spécialisation même ne pourrait produire pour l’ensemble les bons effets qu’on escompte. Les cellules spécialisées conservent à quelque degré les propriétés qu’elles cumulaient antérieurement, et jusque dans l’appareil le plus nettement constitué à part, des éléments se retrouvent qui sont les mêmes partout. On peut soutenir qu’ici déjà la complication limite la différenciation. Mais du moins l’évolution des organismes tend-elle à réduire au minimum les chevauchements de cette nature, et, au fur à mesure que le travail s’y divise, à emprisonner en effet, de plus en plus, les cellules dans l’organe. L’évolution de nos sociétés est tout autre. Du même mouvement par lequel elles favorisent la spécialisation, elles contrecarrent la différenciation[22]. En même temps qu’elles diminuent le nombre des opérations qui constituent les besognes professionnelles des individus, elles multiplient les groupements divers auxquels chacun d’eux peut adhérer par un côté de sa personne[23].

Et il est vrai que ces associations partielles se laissent difficilement comparer à des corps. Elles ne servent pas à leurs membres de « cadres complets de vie[24] » ; elles ne représentent que certaines de leurs tendances ; elles ne sollicitent que certaines de leurs activités ; elles ne les unissent le plus souvent qu’en fonction de fins déterminées. De telles relations s’expriment malaisément en termes biologiques. Et c’est pourquoi sans doute les partisans de la théorie organique élimineraient volontiers du champ de la sociologie l’étude de ces groupements unilatéraux. Seuls seraient des êtres réels, dignes de l’attention des sociologues, les groupes « à base organique », comme sont par exemple les nations[25]. Mais sans méconnaître l’importance particulière de ces grands produits de l’histoire, les plus semblables en effet à des êtres naturels, et dont les membres sont unis par mille liens plus ou moins conscients pour tous les rapports de la vie, on sent de combien d’informations et d’explications utiles se priverait la sociologie, en renonçant à étudier directement, dans leurs principes et leurs conséquences propres, les autres modes de groupements spéciaux à l’humanité.

N’a-t-on pas essayé précisément d’expliquer, par la multiplication et l’entre-croisement des associations partielles, la diffusion de ces conceptions individualistes qui dirigent le mouvement démocratique et qui sont le scandale du naturalisme ? En faisant chevaucher les associés sur les associations, le processus contribuerait à diminuer le caractère exclusif et oppressif des premiers groupements, et à brouiller en quelque sorte les distinctions collectives et globales[26] : il favoriserait du même coup les variations personnelles, il aiderait l’individu à se poser en s’opposant. Suivant M. Simmel[27], de même que l’individualité d’un objet augmente à proportion des idées auxquelles il participe, ainsi l’augmentation du nombre des groupes dont elles font partie accroîtrait l’originalité des personnes : elles apparaîtraient comme des synthèses uniques, différant les unes des autres par ce qu’on pourrait appeler leurs collections de groupements. En ce sens on peut soutenir que la complication sociale, accroissant, par la diversité même des rapports qui les relient, les petites différences qui séparent les hommes, favorise le progrès de la différenciation individuelle. Par où l’on voit combien il était imprudent de confondre en ceci, comme le faisait M. Prins, la différenciation individuelle et la différenciation sociale. Les deux ne marchent point du même pas. Entre le développement de l’un et le développement de l’autre il y a bien plutôt opposition que parallélisme[28]. Il faut que les sociétés cessent d’être sectionnées à la manière des organismes supérieurs en parties rigoureusement fermées et nettement tranchées, pour que, dans l’entre-croisement même des associations partielles, ressorte la figure propre de l’individu.

Il semble donc que la démonstration générale que nous cherchions nous soit fournie par l’examen du problème particulier qui nous était proposé : l’exemple de la différenciation prouve suffisamment à quels mécomptes on s’expose lorsqu’on veut assimiler les sociétés aux organismes. Si ce rapprochement permet de réagir contre l’abus de certains postulats familiers à l’ancienne économie politique, et s’il pose heureusement certains problèmes, il ne nous met nullement sur la voie des distinctions nécessaires à leur solution ; il tend, tout au contraire, à nous faire négliger la spécificité des formes sociales. On se trouve alors amené à conclure, au mépris des constatations de l’histoire, que l’évolution des sociétés reproduit l’évolution des organismes.

Or, de fait, entre le progrès des uns et le progrès des autres, s’il n’est pas vrai qu’il y ait opposition totale et absolue, il se manifeste du moins des divergences profondes. Si par certains côtés les transformations de notre civilisation occidentale imitent celles dont la série animale donne le modèle, — puisque dans nos sociétés aussi la spécialisation augmente, — par d’autres côtés les deux évolutions se contrarient, — puisque dans nos sociétés seules la différenciation décroît. Des phénomènes nouveaux, qui restaient inconnus aux organismes, ou qui du moins n’apparaissaient chez eux qu’à l’état rudimentaire, prennent leur plein développement dans notre civilisation et lui impriment une orientation spéciale. Parce que la théorie organique laisse systématiquement ces phénomènes dans l’ombre, il n’est pas étonnant que l’idéal qui s’impose de plus en plus à la conscience publique scandalise beaucoup d’adeptes de cette théorie, et leur fasse l’effet d’un paradoxe dangereux. L’équivoque dissipée, le paradoxe disparaît.


  1. V. dans les Annales de l’Institut. intern. de soc., t. IV et V et dans l’Année sociologique, t. I et II, 1re sect., l’exposition détaillée de ces différents arguments.
  2. V. plus haut, p. 23.
  3. V. A. Smith, Recherches, I, chap. I, II, III.
  4. V. le cours d’A. Smith, cité par Élie Halévy, Radical. philos., I, p. 164.
  5. Durkheim, op. cit., p. 3. Dechesne, Spécialisat., p. 30 sqq.
  6. V. Bücher, Études d’histoire (Paris, F. Alcan). Nous résumons, dans les pages qui suivent, les principaux résultats des chap. VI et VII.
  7. V. Année sociol., section de la sociologie économique, par M. Simiand. V. principalement t. IV, p. 514.
  8. C’est sur ces distinctions que la critique de Stammler a appelé l’attention (Wirthschaft und Recht, passim).
  9. V. plus haut, p. 114.
  10. Traité de l’enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l’histoire, II, p. 17, 32, 239. Cf. I, p. 332.
  11. V. Les lois de l’imitation.La logique sociale.Les lois sociales (Paris, F. Alcan).
  12. La Dissolution opposée à l’Évolution (Paris, F. Alcan).
  13. K. Bücher, Études, p. 294.
  14. Petrenz, op. cit., p. 88.
  15. Dechesne, Spécialisation, p. 70. Prins, art. cité, p. 424.
  16. Cf. Lalande. op. cit., p. 286.
  17. V. notre mémoire sur Le régime des castes, dans le t. IV de l’Année sociologique.
  18. Op. cit., p. 283.
  19. V. notre étude sur les Idées égalitaires, 2e partie, chap. III (Paris, F. Alcan). — Cf. dans la Sociale Differenz. de Simmel, le chapitre intitulé Ueber die Kreuzung socialer Kreise.
  20. V. une énumération du même genre dans Benoît, Crise de l’État, p. 175. Cf. dans le rapport de M. Gide sur l’Économie sociale (p. 45-47), une classification dressée, d’après les statistiques de l’Office du travail, des associations de toute nature connues en France en 1900.
  21. V. plus haut, p. 121. Cf. Worms, Org. et soc.
  22. Cf. Lange, Arbeiterfr., p. 57 sqq.
  23. V. Lalande, op. cit. p. 282-6. Ostrogorski, Démocr., II, p. 641. Schmoller, Politique soc., p. 181. Cf. Revue de sociologie, février 1903, communicat. de M. Monin.
  24. Ostrogorski, op. cit., II, p. 655.
  25. C’est ce qui paraît résulter de l’article de M. Espinas sur Le Postulat de la sociologie. Revue philos., mai 1900.
  26. V. nos Idées égalitaires, p. 188-205. Cf. Ostrogorski, Démocr., II, p. 694, 621. V. aussi Rauh, Expérience morale, p. 142 (Paris, F. Alcan).
  27. Loc. cit., p. 103-107.
  28. Simmel, loc. cit., p. 137.