La Défense de mon oncle/Édition Garnier/Texte entier

La Défense de mon oncle/Édition Garnier
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 26 (p. 367-433).
AVERTISSEMENT
ESSENTIEL OU INUTILE[1].

Lorsque je mis la plume à la main[2] pour défendre unguibus et rostro la mémoire de mon cher oncle contre un libelle inconnu, intitulé Supplément à la Philosophie de l’Histoire[3], je crus d’abord n’avoir à faire qu’à un jeune abbé dissolu, qui, pour s’égayer, avait parlé dans sa diatribe des filles de joie de Babylone, de l’usage des garçons, de l’inceste, et de la bestialité. Mais, lorsque je travaillais en digne neveu, j’ai appris que le libelle anonyme est du sieur Larcher, ancien répétiteur de belles-lettres au collége Mazarin. Je lui demande très-humblement pardon de l’avoir pris pour un jeune homme, et j’espère qu’il me pardonnera d’avoir rempli mon devoir en écoutant le cri du sang qui parlait à mon cœur, et la voix de la vérité, qui m’a ordonné de mettre la plume à la main.

Il est question ici de grands objets : il ne s’agit pas moins que des mœurs et des lois depuis Pékin jusqu’à Rome, et même des aventures de l’Océan et des montagnes. On trouvera aussi dans ce petit ouvrage une furieuse sortie contre l’évêque Warburton ; mais le lecteur judicieux pardonnera à la chaleur de mon zèle, quand il saura que cet évêque est un hérétique.

J’aurais pu relever toutes les fautes de M. Larcher, mais il aurait fallu faire un livre aussi gros que le sien. Je n’insisterai que sur son impiété. Il est bien douloureux pour des yeux chrétiens de lire dans son ouvrage, page 298, que les écrivains sacrés ont pu se tromper comme les autres. Il est vrai qu’il ajoute, pour déguiser le poison, dans ce qui n’est pas du dogme.

Mais, notre ami, il n’y a presque point de dogme dans les livres hébreux ; tout y est histoire, ou ordonnance légale, ou cantique, ou prophétie, ou morale. La Genèse, l’Exode, Josué, les Juges, les Rois, Esdras, les Machabées, sont historiques ; le Lévitique et le Deutéronome sont des lois. Les Psaumes sont des cantiques ; les livres d’Isaïe, Jérémie, etc., sont prophétiques ; la Sagesse, les Proverbes, l’Ecclésiaste, l’Ecclésiastique, sont de la morale. Nul dogme dans tout cela. On ne peut même appeler dogme les dix commandements : ce sont des lois. Dogme est une proposition qu’il faut croire. Jésus-Christ est consubstantiel à Dieu, Marie est mère de Dieu, le Christ a deux natures et deux volontés dans une personne, l’eucharistie est le corps et le sang de Jésus-Christ sous les apparences d’un pain qui n’existe plus : voilà des dogmes. Le Credo, qui fut fait du temps de Jérôme et d’Augustin, est une profession de dogmes. À peine y a-t-il trois de ces dogmes dans le Nouveau Testament. Dieu a voulu qu’ils fussent tirés par notre sainte Église du germe qui les contenait.

Vois donc quel est ton blasphème ! Tu oses dire que les auteurs des livres sacrés ont pu se tromper dans tout ce qui n’est pas dogme.

Tu prétends donc que le Saint-Esprit, qui a dicté ces livres, a pu se tromper depuis le premier verset de la Genèse jusqu’au dernier des Actes des apôtres ; et, après une telle impiété, tu as l’insolence d’accuser d’impiété des citoyens dont tu n’as jamais approché, chez qui tu ne peux être reçu, et qui ignoreraient ton existence si tu ne les avais pas outragés.

Que les gens de bien se réunissent pour imposer silence à ces malheureux qui, dès qu’il paraît un bon livre, crient à l’impie, comme les fous des petites-maisons, du fond de leurs loges, se plaisent à jeter leur ordure au nez des hommes les plus parés, par ce secret instinct de jalousie qui subsiste encore dans leur démence.

Et vous, pusille grex[4], qui lirez la Défense de mon Oncle, daignez commencer par jeter des yeux attentifs sur la table des chapitres et choisissez, pour vous amuser, le sujet qui sera le plus de votre goût[5].


EXORDE.

Un des premiers devoirs est d’aider son père, et le second est d’aider son oncle. Je suis neveu de feu M. l’abbé Bazing, à qui un éditeur ignorant a ôté impitoyablement un g, qui le distinguait des Bazin de Thuringe, à qui Childéric enleva la reine Bazine[6]. Mon oncle était un profond théologien qui fut aumônier de l’ambassade que l’empereur Charles VI envoya à Constantinople après la paix de Belgrade. Mon oncle savait parfaitement le grec, l’arabe, et le cophte. Il voyagea en Égypte, et dans tout l’Orient, et enfin s’établit à Pétersbourg en qualité d’interprète chinois. Mon grand amour pour la vérité ne me permet pas de dissimuler que, malgré sa piété, il était quelquefois un peu railleur. Quand M. de Guignes fit descendre les Chinois des Égyptiens ; quand il prétendit que l’empereur de la Chine Yu était visiblement le roi d’Égypte Ménès, en changeant nès en u, et me en y (quoique Ménès ne soit pas un nom égyptien, mais grec), mon oncle alors se permit une petite raillerie innocente[7], laquelle d’ailleurs ne devait point affaiblir l’esprit de charité entre deux interprètes chinois. Car, au fond, mon oncle estimait fort M. de Guignes.

L’abbé Bazin aimait passionnément la vérité et son prochain. Il avait écrit la Philosophie de l’Histoire dans un de ses voyages en Orient ; son grand but était de juger par le sens commun de toutes les fables de l’antiquité, fables pour la plupart contradictoires. Tout ce qui n’est pas dans la nature lui paraissait absurde, excepté ce qui concerne la foi. Il respectait saint Matthieu autant qu’il se moquait de Ctésias, et quelquefois d’Hérodote ; de plus, très-respectueux pour les dames, ami de la bienséance, et zélé pour les lois. Tel était M. l’abbé Ambroise Bazing, nommé, par l’erreur des typographes, Bazin.



CHAPITRE I.
de la providence.

Un cruel vient de troubler sa cendre par un prétendu Supplément à la Philosophie de l’Histoire. Il a intitulé ainsi sa scandaleuse satire, croyant que ce titre seul de Supplément aux Idées de mon Oncle lui attirerait des lecteurs. Mais, dès la page 33 de sa préface, on découvre ses intentions perverses. Il accuse le pieux abbé Bazin d’avoir dit que la Providence envoie la famine et la peste sur la terre[8]. Quoi ! mécréant, tu oses le nier ! Et de qui donc viennent les fléaux qui nous éprouvent, et les châtiments qui nous punissent ? Dis-moi qui est le maître de la vie et de la mort ? dis-moi donc qui donna le choix à David[9] de la peste, de la guerre, ou de la famine ? Dieu ne fit-il pas périr soixante et dix mille Juifs en un quart d’heure, et ne mit-il pas ce frein à la fausse politique du fils de Jessé, qui prétendait connaître à fond la population de son pays ? Ne punit-il pas d’une mort subite cinquante mille soixante et dix Bethsamites[10] qui avaient osé regarder l’arche ? La révolte de Coré, Dathan et Abiron, ne coûta-t-elle pas la vie à quatorze mille sept cents Israélites[11], sans compter deux cent cinquante engloutis dans la terre avec leurs chefs ? L’ange exterminateur ne descendit-il pas à la voix de l’Éternel, armé du glaive de la mort, tantôt pour frapper les premiers-nés de toute l’Égypte, tantôt pour exterminer l’armée de Sennachérib ?

Que dis-je ? il ne tombe pas un cheveu de nos têtes sans l’ordre du maître des choses et des temps. La Providence fait tout : Providence tantôt terrible et tantôt favorable, devant laquelle il faut également se prosterner dans la gloire ou dans l’opprobre, dans la jouissance délicieuse de la vie, et sur le bord du tombeau. Ainsi pensait mon oncle, ainsi pensent tous les sages. Malheur au mécréant qui contredit ces grandes vérités dans sa fatale préface !



CHAPITRE II.
l’apologie des dames de babylone.

L’ennemi de mon oncle commence son étrange livre par dire : « Voilà les raisons qui m’ont fait mettre la plume à la main[12]. »

Mettre la plume à la main ! mon ami, quelle expression ! Mon oncle, qui avait presque oublié sa langue dans ses longs voyages, parlait mieux français que toi.

Je te laisse déraisonner et dire des injures à propos de Khamos, et de Ninive, et d’Assur. Trompe-toi tant que tu voudras sur la distance de Ninive à Babylone : cela ne fait rien aux dames, pour qui mon oncle avait un si profond respect, et que tu outrages si barbarement.

Tu veux absolument que, du temps d’Hérodote, toutes les dames de la ville immense de Babylone vinssent religieusement se prostituer dans le temple au premier venu, et même pour de l’argent. Et tu le crois, parce qu’Hérodote l’a dit !

Oh ! que mon oncle était éloigné d’imputer aux dames une telle infamie ! Vraiment il ferait beau voir nos princesses, nos duchesses, madame la chancelière, madame la première présidente, et toutes les dames de Paris, donner dans l’église Notre-Dame leurs faveurs pour un écu au premier batelier, au premier fiacre qui se sentirait du goût pour cette auguste cérémonie !

Je sais que les mœurs asiatiques diffèrent des nôtres, et je le sais mieux que toi, puisque j’ai accompagné mon oncle en Asie ; mais la différence en ce point est que les Orientaux ont toujours été plus sévères que nous. Les femmes, en Orient, ont toujours été renfermées, ou du moins elles ne sont jamais sorties de la maison qu’avec un voile. Plus les passions sont vives dans ces climats, plus on a gêné les femmes. C’est pour les garder qu’on a imaginé les eunuques. La jalousie inventa l’art de mutiler les hommes pour s’assurer de la fidélité des femmes et de l’innocence des filles. Les eunuques étaient déjà très-communs dans le temps où les Juifs étaient en république. On voit que Samuel[13], voulant conserver son autorité et détourner les Juifs de prendre un roi, leur dit que ce roi aura des eunuques à son service.

Peut-on croire que dans Babylone, dans la ville la mieux policée de l’Orient, des hommes si jaloux de leurs femmes les aient envoyées toutes se prostituer[14] dans un temple aux plus vils étrangers ? Que tous les époux et tous les pères aient étouffé ainsi l’honneur et la jalousie ? Que toutes les femmes et toutes les filles aient foulé aux pieds la pudeur si naturelle à leur sexe ? Le faiseur de contes Hérodote a pu amuser les Grecs de cette extravagance ; mais nul homme sensé n’a dû le croire.

Le détracteur de mon oncle et du beau sexe veut que la chose soit vraie, et sa grande raison, c’est que quelquefois les Gaulois ou Welches ont immolé des hommes (et probablement des captifs) à leur vilain dieu Teutatès. Mais de ce que des barbares ont fait des sacrifices de sang humain ; de ce que les Juifs immolèrent au Seigneur trente-deux pucelles[15], des trente-deux mille pucelles trouvées dans le camp des Madianites avec soixante et un mille ânes ; et de ce qu’enfin, dans nos derniers temps, nous avons immolé tant de Juifs dans nos auto-da-fé, ou plutôt dans nos autos-de-fé, à Lisbonne, à Goa, à Madrid ; s’ensuit-il que toutes les belles Babyloniennes couchassent avec des palefreniers étrangers dans la cathédrale de Babylone ? La religion de Zoroastre ne permettait pas aux femmes de manger avec des étrangers ; leur aurait-elle permis de coucher avec eux ?

L’ennemi de mon oncle, qui me paraît avoir ses raisons pour que cette belle coutume s’établisse dans les grandes villes, appelle le prophète Baruch au secours d’Hérodote, et il cite le sixième chapitre de la prophétie de ce sublime Baruch ; mais il ne sait peut-être pas que ce sixième chapitre est précisément celui de tout le livre qui est le plus évidemment supposé. C’est une lettre prétendue de Jérémie aux pauvres Juifs qu’on menait enchaînés à Babylone ; saint Jérôme en parle avec le dernier mépris. Pour moi, je ne méprise rien de ce qui est inséré dans les livres juifs. Je sais tout le respect qu’on doit à cet admirable peuple, qui se convertira un jour, et qui sera le maître de toute la terre.

Voici ce qui est dit dans cette lettre supposée : « On voit dans Babylone des femmes qui ont des ceintures de cordelettes (ou de rubans) assises dans les rues, et brûlant des noyaux d’olives. Les passants les choisissent, et celle qui a eu la préférence se moque de sa compagne qui a été négligée, et dont on n’a pas délié la ceinture. »

Je veux bien avouer qu’une mode à peu près semblable s’est établie à Madrid et dans le quartier du Palais-Royal à Paris. Elle est fort en vogue dans les rues de Londres ; et les musicos d’Amsterdam ont eu une grande réputation.

L’histoire générale des b...... peut être fort curieuse. Les savants n’ont encore traité ce grand sujet que par parties détachées. Les b...... de Venise et de Rome commencent un peu à dégénérer, parce que tous les beaux-arts tombent en décadence. C’était sans doute la plus belle institution de l’esprit humain avant le voyage de Christophoro Colombo aux îles Antilles. La vérole, que la Providence avait reléguée dans ces îles, a inondé depuis toute la chrétienté ; et ces beaux b...... consacrés à la déesse Astarté, ou Dercéto, ou Milita, ou Aphrodise, ou Vénus, ont perdu aujourd’hui toute leur splendeur. Je crois bien que l’ennemi de mon oncle les fréquente encore comme des restes des mœurs antiques ; mais enfin ce n’est pas une raison pour qu’il affirme que la superbe Babylone n’était qu’un vaste b....., et que la loi du pays ordonnait aux femmes et aux filles des satrapes, voire même aux filles du roi, d’attendre les passants dans les rues. C’est bien pis que si on disait que les femmes et les filles des bourgmestres d’Amsterdam sont obligées, par la religion calviniste, de se donner, dans les musicos, aux matelots hollandais qui reviennent des Grandes-Indes.

Voilà comme les voyageurs prennent probablement tous les jours un abus de la loi pour la loi même, une grossière coutume du bas peuple pour un usage de la cour. J’ai entendu souvent mon oncle parler sur ce grand sujet avec une extrême édification. Il disait que, sur mille quintaux pesant de relations et d’anciennes histoires, on ne trierait pas dix onces de vérités.

Remarquez, s’il vous plaît, mon cher lecteur, la malice du paillard qui outrage si clandestinement la mémoire de mon oncle ; il ajoute au texte sacré de Baruch ; il le falsifie pour établir son b..... dans la cathédrale de Babylone même. Le texte sacré de l’apocryphe Baruch[16] porte, dans la Vulgate : Mulieres autem circumdatæ funibus in viis sedent. Notre ennemi sacrilége traduit : « Des femmes environnées de cordes sont assises dans les allées du temple. » Le mot temple n’est nulle part dans le texte.

Peut-on pousser la débauche au point de vouloir qu’on paillarde ainsi dans les églises ? Il faut que l’ennemi de mon oncle soit un bien vilain homme.

S’il avait voulu justifier la paillardise par de grands exemples, il aurait pu choisir ce fameux droit de prélibation, de marquette, de jambage, de cuissage, que quelques seigneurs de châteaux s’étaient arrogé dans la chrétienté, dans le commencement du beau gouvernement féodal. Des barons, des évêques, des abbés, devinrent législateurs, et ordonnèrent que, dans tous les mariages autour de leurs châteaux, la première nuit des noces serait pour eux. Il est bien difficile de savoir jusqu’où ils poussaient leur législation ; s’ils se contentaient de mettre une cuisse dans le lit de la mariée, comme quand on épousait une princesse par procureur, ou s’ils y mettaient les deux cuisses. Mais, ce qui est avéré, c’est que ce droit de cuissage, qui était d’abord un droit de guerre, a été vendu enfin aux vassaux par les seigneurs, soit séculiers, soit réguliers, qui ont sagement compris qu’ils pourraient, avec l’argent de ce rachat, avoir des filles plus jolies.

Mais surtout remarquez, mon cher lecteur, que ces coutumes bizarres, établies sur une frontière par quelques brigands, n’ont rien de commun avec les lois des grandes nations ; que jamais le droit de cuissage n’a été approuvé par nos tribunaux ; et jamais les ennemis de mon oncle, tout acharnés qu’ils sont, ne trouveront une loi babylonienne qui ait ordonné à toutes les dames de la cour de coucher avec les passants.


CHAPITRE III.
de l’alcoran.

Notre infâme débauché cherche un subterfuge chez les Turcs pour justifier les dames de Babylone. Il prend la comédie d’Arlequin Ulla[17] pour une loi des Turcs. « Dans l’Orient, dit-il, si un mari répudie sa femme, il ne peut la reprendre que lorsqu’elle a épousé un autre homme qui passe la nuit avec elle, etc.[18] » Mon paillard ne sait pas plus son Alcoran que son Baruch. Qu’il lise le chapitre ii du grand livre arabe donné par l’ange Gabriel, et le quarante-cinquième paragraphe de la Sonna : c’est dans ce chapitre ii, intitulé la Vache, que le prophète, qui a toujours grand soin des dames, donne des lois sur leur mariage et sur leur douaire : « Ce ne sera pas un crime, dit-il, de faire divorce avec vos femmes, pourvu que vous ne les ayez pas encore touchées, et que vous n’ayez pas assigné leur douaire ;… et si vous vous séparez d’elles avant de les avoir touchées, et après avoir établi leur douaire, vous serez obligé de leur payer la moitié de leur douaire, etc., à moins que le nouveau mari ne veuille pas le recevoir. »


KISRON HECBALAT DOROMFET ERNAM RABOLA ISRON TAMON
ERG BEMIN OULDEG EBORI CARAMOUFEN, etc.[19]

Il n’y a peut-être point de loi plus sage : on en abuse quelquefois chez les Turcs, comme on abuse de tout. Mais, en général, on peut dire que les lois des Arabes, adoptées par les Turcs, leurs vainqueurs, sont bien aussi sensées pour le moins que les coutumes de nos provinces, qui sont toujours en opposition les unes avec les autres.

Mon oncle faisait grand cas de la jurisprudence turque. Je m’aperçus bien, dans mon voyage à Constantinople, que nous connaissons très-peu ce peuple, dont nous sommes si voisins. Nos moines ignorants n’ont cessé de le calomnier. Ils appellent toujours sa religion sensuelle ; il n’y en a point qui mortifie plus les sens. Une religion qui ordonne cinq prières par jour, l’abstinence du vin, le jeûne le plus rigoureux ; qui défend tous les jeux de hasard ; qui ordonne, sous peine de damnation, de donner deux et demi pour cent de son revenu aux pauvres, n’est certainement pas une religion voluptueuse, et ne flatte pas, comme on l’a tant dit, la cupidité et la mollesse[20]. On s’imagine, chez nous, que chaque bacha a un sérail de sept cents femmes, de trois cents concubines, d’une centaine de jolis pages, et d’autant d’eunuques noirs. Ce sont des fables dignes de nous. Il faut jeter au feu tout ce qu’on a dit jusqu’ici sur les musulmans. Nous prétendons qu’ils sont autant de Sardanapales, parce qu’ils ne croient qu’un seul dieu. Un savant Turc de mes amis, nommé[21] Notmig, travaille à présent à l’histoire de son pays ; on la traduit à mesure : le public sera bientôt détrompé de toutes les erreurs débitées jusqu’à présent sur les fidèles croyants.


CHAPITRE IV.
des romains.

Que M. l’abbé Bazin était chaste ! qu’il avait la pudeur en recommandation ! Il dit, dans un endroit de son savant livre, page 54 (vol. XV) : « J’aimerais autant croire Dion Cassius, qui assure que les graves sénateurs de Rome proposèrent un décret par lequel César, âgé de cinquante-sept ans, aurait le droit de jouir de toutes les femmes qu’il voudrait. »

« Qu’y a-t-il donc de si extraordinaire dans un tel décret ? » s’écrie notre effronté censeur : il trouve cela tout simple ; il présentera bientôt une pareille requête au parlement : je voudrais bien savoir quel âge il a. Tudieu ! quel homme ! Ce Salomon, possesseur de sept cents femmes et trois cents concubines, n’approchait pas de lui.



CHAPITRE V.
de la sodomie.

Mon oncle, toujours discret, toujours sage, toujours persuadé que jamais les lois n’ont pu violer les mœurs, s’exprime ainsi dans la Philosophie de l’Histoire, page 55 (vol. XV) : « Je ne croirai pas davantage Sextus Empiricus, qui prétend que, chez les Perses, la pédérastie était ordonnée. Quelle pitié ! Comment imaginer que les hommes eussent fait une loi qui, si elle avait été exécutée, aurait détruit la race des hommes ? La pédérastie, au contraire, était expressément défendue dans le livre du Zend ; et c’est ce qu’on voit dans l’abrégé du Zend, le Sadder, où il est dit (porte 9) qu’il n’y a point de plus grand péché. »

Qui croirait, mon cher lecteur, que l’ennemi de ma famille ne se contente pas de vouloir que toutes les femmes couchent avec le premier venu, mais qu’il veuille encore insinuer adroitement l’amour des garçons ? « Les jésuites, dit-il, n’ont rien à démêler ici. » Hé ! mon cher enfant, mon oncle n’a point parlé des jésuites. Je sais bien qu’il était à Paris lorsque le R. P. Marsy[22] et le R. P. Fréron furent chassés du collége de Louis le Grand pour leurs fredaines ; mais cela n’a rien de commun avec Sextus Empiricus : cet écrivain doutait de tout ; mais personne ne doute de l’aventure de ces deux révérends pères.

« Pourquoi troubler mal à propos leurs mânes ? » dis-tu dans l’apologie que tu fais du péché de Sodome. Il est vrai que frère Marsy est mort, mais frère Fréron vit encore. Il n’y a que ses ouvrages qui soient morts ; et quand on a dit de lui qu’il est ivre-mort presque tous les jours, c’est par catachrèse, ou, si l’on veut, par une espèce de métonymie.

Tu te complais à citer la dissertation de feu M. Jean-Matthieu Gessner, qui a pour titre : Socrates sanctus pæderasta, Socrate le saint b.....[23]. En vérité, cela est intolérable ; il pourra bien t’arriver pareille aventure qu’à feu M. Deschaufour ; l’abbé Desfontaines l’esquiva.

C’est une chose bien remarquable dans l’histoire de l’esprit humain que tant d’écrivains folliculaires soient sujets à caution. J’en ai cherché souvent la raison : il m’a paru que les folliculaires sont pour la plupart des crasseux chassés des colléges, qui n’ont jamais pu parvenir à être reçus dans la compagnie des dames ; ces pauvres gens, pressés de leurs vilains besoins, se satisfont avec les petits garçons qui leur apportent de l’imprimerie la feuille à corriger, ou avec les petits décrotteurs du quartier ; c’est ce qui était arrivé à l’ex-jésuite Desfontaines, prédécesseur de l’ex-jésuite Fréron[24].

N’es-tu pas honteux, notre ami, de rappeler toutes ces ordures dans un Supplément à la Philosophie de l’Histoire ? Quoi ! tu veux faire l’histoire de la sodomie ? « Il aura, dit-il, occasion encore d’en parler dans un autre ouvrage. » Il va chercher jusqu’à un Syrien, nommé Bardezane, qui a dit que chez les Welches tous les petits garçons faisaient cette infamie : Para de Gallois oi neoi gamountai ; παρα δὴ Γάλλοις οἱ νέοι γαμοῦνται. Fi, vilain ! oses-tu bien mêler ces turpitudes à la sage bienséance dont mon oncle s’est tant piqué ? Oses-tu outrager ainsi les dames, et manquer de respect à ce point à l’auguste impératrice de Russie, à qui j’ai dédié le livre instructif et sage de feu M. l’abbé Bazin ?



CHAPITRE VI.
de l’inceste.

Il ne suffit pas au cruel ennemi de mon oncle d’avoir nié la Providence, d’avoir pris le parti des ridicules fables d’Hérodote contre la droite raison, d’avoir falsifié Baruch et l’Alcoran, d’avoir fait l’apologie des b..... et de la sodomie ; il veut encore canoniser l’inceste. M. l’abbé Bazin a toujours été convaincu que l’inceste au premier degré, c’est-à-dire entre le père et la fille, entre la mère et le fils, n’a jamais été permis chez les nations policées. L’autorité paternelle, le respect filial, en souffriraient trop. La nature, fortifiée par une éducation honnête, se révolterait avec horreur.

On pouvait épouser sa sœur chez les Juifs, j’en conviens. Lorsque Ammon, fils de David, viola sa sœur Thamar, fille de David, Thamar lui dit[25] en propres mots : « Ne me faites pas de sottises, car je ne pourrais supporter cet opprobre, et vous passerez pour un fou ; mais demandez-moi au roi mon père en mariage, et il ne vous refusera pas. »

Cette coutume est un peu contradictoire avec le Lévitique ; mais les contradictoires se concilient souvent. Les Athéniens épousaient leurs sœurs de père ; les Lacédémoniens, leurs sœurs utérines ; les Égyptiens, leurs sœurs de père et de mère. Cela n’était pas permis aux Romains : ils ne pouvaient même se marier avec leurs nièces. L’empereur Claude fut le seul qui obtint cette grâce du sénat. Chez nous autres remués de barbares, on peut épouser sa nièce avec la permission du pape, moyennant la taxe ordinaire, qui va, je crois, à quarante mille petits écus, en comptant les menus frais. J’ai toujours entendu dire qu’il n’en avait coûté que quatre-vingt mille francs à M. de Montmartel. J’en connais qui ont couché avec leurs nièces à bien meilleur marché[26]. Enfin, il est incontestable que le pape a, de droit divin, la puissance de dispenser de toutes les lois. Mon oncle croyait même que, dans un cas pressant, Sa Sainteté pouvait permettre à un frère d’épouser sa sœur, surtout s’il s’agissait évidemment de l’avantage de l’Église : car mon oncle était très-grand serviteur du pape.

À l’égard de la dispense pour épouser son père ou sa mère, il croyait le cas très-embarrassant : et il doutait, si j’ose le dire, que le droit divin du saint père pût s’étendre jusque-là. Nous n’en avons, ce me semble, aucun exemple dans l’histoire moderne.

Ovide, à la vérité, dit dans ses belles Métamorphoses, lib. X, 331 :

……Gentes tamen esse feruntur
In quibus et nato genitrix et nata parenti
Jungitur ; et pietas geminato crescit amore.

Ovide avait sans doute en vue les Persans babyloniens, que les Romains, leurs ennemis, accusaient de cette infamie.

Le partisan des péchés de la chair, qui a écrit contre mon oncle, le défie de trouver un autre passage que celui de Catulle. Hé bien ! qu’en résulterait-il ? qu’on n’aurait trouvé qu’un accusateur contre les Perses, et que par conséquent on ne doit point les juger coupables. Mais c’est assez qu’un auteur ait donné crédit à une fausse rumeur, pour que vingt auteurs en soient les échos. Les Hongrois aujourd’hui font aux Turcs mille reproches qui ne sont pas mieux fondés.

Grotius lui-même, dans son assez mauvais livre sur la religion chrétienne[27] va jusqu’à citer la fable du pigeon de Mahomet. On tâche toujours de rendre ses ennemis odieux et ridicules.

Notre ennemi n’a pas lu sans doute un extrait du Zend-Avesta, de Zoroastre, communiqué dans Surate à Lordius, par un de ces mages qui subsistent encore. Les ignicoles ont toujours eu la permission d’avoir cinq femmes ; mais il est dit expressément qu’il leur a toujours été défendu d’épouser leurs cousines. Voilà qui est positif. Tavernier, dans son livre IV, avoue que cette vérité lui a été confirmée par un autre mage.

Pourquoi donc notre incestueux adversaire trouve-t-il mauvais que M. l’abbé Bazin ait défendu les anciens Perses ? Pourquoi dit-il qu’il était d’usage de coucher avec sa mère ? Que gagne-t-il à cela ? Veut-il introduire cet usage dans nos familles ? Ah ! qu’il se contente des bonnes fortunes de Babylone.



CHAPITRE VII.
de la bestialité, et du bouc du sabbat.

Il ne manquait plus au barbare ennemi de mon oncle que le péché de bestialité ; il en est enfin convaincu. M. l’abbé Bazin avait étudié à fond l’histoire de la sorcellerie depuis Jannès et Mambrès, conseillers du roi, sorciers, à la cour de Pharaon, jusqu’au R. P. Girard, accusé juridiquement d’avoir endiablé la demoiselle Cadière en soufflant sur elle. Il savait parfaitement tous les différents degrés par lesquels le sabbat et l’adoration du bouc avaient passé. C’est bien dommage que ses manuscrits soient perdus. Il dit un mot de ses grands secrets dans sa Philosophie de l’Histoire. « Le bouc avec lequel les sorcières étaient supposées s’accoupler vient de cet ancien commerce que les Juifs eurent avec les boucs dans le désert : ce qui leur est reproché dans le Lévitique. »

Remarquez, s’il vous plaît, la discrétion et la pudeur de mon oncle. Il ne dit pas que les sorcières s’accouplent avec un bouc ; il dit qu’elles sont supposées s’accoupler.

Et là-dessus voilà mon homme qui s’échauffe comme un Calabrois pour sa chèvre, et qui vous parle à tort et à travers de fornication avec des animaux, et qui vous cite Pindare et Plutarque pour vous prouver que les dames de la dynastie de Mendès[28] couchaient publiquement avec des boucs. Voyez comme il veut justifier les Juifs par les Mendésiennes. Jusqu’à quand outragera-t-il les dames ? Ce n’est pas assez qu’il prostitue les princesses de Babylone aux muletiers, il donne des boucs pour amants aux princesses de Mendès. Je l’attends aux Parisiennes.

Il est très-vrai, et je l’avoue en soupirant, que le Lévitique fait ce reproche aux dames juives qui erraient dans le désert. Je dirai, pour leur justification, qu’elles ne pouvaient se laver dans un pays qui manque d’eau absolument, et où l’on est encore obligé d’en faire venir à dos de chameau. Elles ne pouvaient changer d’habits, ni de souliers, puisqu’elles conservèrent quarante ans leurs mêmes habits par un miracle spécial. Elles n’avaient point de chemise. Les boucs du pays purent très-bien les prendre pour des chèvres à leur odeur. Cette conformité put établir quelque galanterie entre les deux espèces : mon oncle prétendait que ce cas avait été très-rare dans le désert, comme il avait vérifié qu’il est assez rare en Calabre, malgré tout ce qu’on en dit. Mais enfin il lui paraissait évident que quelques dames juives étaient tombées dans ce péché. Ce que dit le Lévitique ne permet guère d’en douter. On ne leur aurait pas reproché des intrigues amoureuses dont elles n’auraient pas été coupables.

« Et qu’ils n’offrent plus aux velus avec lesquels ils ont forniqué. » (Lévitique, chapitre xvii.)

« Les femmes ne forniqueront point avec les bêtes. » (Chapitre xix.)

« La femme qui aura servi de succube à une bête sera punie avec la bête, et leur sang retombera sur eux. » (Chapitre xix.)

Cette expression remarquable : leur sang retombera sur eux, prouve évidemment que les bêtes passaient alors pour avoir de l’intelligence. Non-seulement le serpent et l’ânesse avaient parlé, mais Dieu, après le déluge, avait fait un pacte, une alliance avec les bêtes. C’est pourquoi de très-illustres commentateurs trouvent la punition des bêtes qui avaient subjugué des femmes très-analogue à tout ce qui est dit des bêtes dans la sainte Écriture. Elles étaient capables de bien et de mal. Quant aux velus, on croit dans tout l’Orient que ce sont des singes. Mais il est sûr que les Orientaux se sont trompés en cela, car il n’y a point de singes dans l’Arabie Déserte. Ils sont trop avisés pour venir dans un pays aride où il faut faire venir de loin le manger et le boire. Par les velus, il faut absolument entendre les boucs.

Il est constant que la cohabitation des sorcières avec un bouc, la coutume de le baiser au derrière, qui est passée en proverbe, la danse ronde qu’on exécute autour de lui, les petits coups de verveine dont on le frappe, et toutes les cérémonies de cette orgie, viennent des Juifs, qui les tenaient des Égyptiens : car les Juifs n’ont jamais rien inventé.

Je possède un manuscrit juif qui a, je crois, plus de deux mille ans d’antiquité ; il me paraît que l’original doit être du temps du premier ou du second Ptolémée : c’est un détail de toutes les cérémonies de l’adoration du bouc, et c’est probablement sur un exemplaire de cet ouvrage que ceux qui se sont adonnés à la magie ont composé ce qu’on appelle le Grimoire. Un grand d’Espagne m’en a offert cent louis d’or ; je ne l’aurais pas donné pour deux cents. Jamais le bouc n’est appelé que le velu dans cet ouvrage. Il confondrait bien toutes les mauvaises critiques de l’ennemi de feu mon oncle.

Au reste, je suis bien aise d’apprendre à la dernière postérité qu’un savant d’une grande sagacité, ayant vu dans ce chapitre que M.*** est convaincu de bestialité, a mis en marge : Lisez bêtise[29].



CHAPITRE VIII.
d’abraham, et de ninon l’enclos.

M. l’abbé Bazin était persuadé avec Onkelos, et avec tous les Juifs orientaux, qu’Abraham était âgé d’environ cent trente-cinq ans quand il quitta la Chaldée. Il importe fort peu de savoir précisément quel âge avait le père des croyants. Quand Dieu nous jugera tous dans la vallée de Josaphat, il est probable qu’il ne nous punira pas d’avoir été de mauvais chronologistes comme le détracteur de mon oncle. Il sera puni pour avoir été vain, insolent, grossier et calomniateur, et non pour avoir manqué d’esprit et avoir ennuyé les dames.

Il est bien vrai qu’il est dit dans la Genèse[30] qu’Abraham sortit d’Aran, en Mésopotamie, âgé de soixante et quinze ans, après la mort de son père Tharé, le potier ; mais il est dit aussi dans la Genèse[31] que Tharé son père, l’ayant engendré à soixante et dix ans, vécut jusqu’à deux cent cinq. Il faut donc absolument expliquer l’un des deux passages par l’autre. Si Abraham sortit de la Chaldée après la mort de Tharé, âgé de deux cent cinq ans, et si Tharé l’avait eu à l’âge de soixante et dix, il est clair qu’Abraham avait juste cent trente-cinq ans lorsqu’il se mit à voyager. Notre lourd adversaire propose un autre système pour esquiver la difficulté ; il appelle Philon le Juif à son secours, et il croit donner le change à mon cher lecteur en disant que la ville d’Aran est la même que Carrès. Je suis bien sûr du contraire, et je l’ai vérifié sur les lieux. Mais quel rapport, je vous prie, la ville de Carrès a-t-elle avec l’âge d’Abraham et de Sara ?

On demandait encore à mon oncle comment Abraham, venu de Mésopotamie, pouvait se faire entendre à Memphis ? Mon oncle répondait qu’il n’en savait rien, qu’il ne s’en embarrassait guère ; qu’il croyait tout ce qui se trouve dans la sainte Écriture, sans vouloir l’expliquer, et que c’était l’affaire de messieurs de Sorbonne, qui ne se sont jamais trompés.

Ce qui est bien plus important, c’est l’impiété avec laquelle notre mortel ennemi compara Sara, la femme du père des croyants, avec la fameuse Ninon L’Enclos. Il se demande comment il se peut faire que Sara, âgée de soixante et quinze ans, allant de Sichem à Memphis sur son âne pour chercher du blé, enchantât le cœur du roi de la superbe Égypte, et fît ensuite le même effet sur le petit roi de Gérare, dans l’Arabie Déserte. Il répond à cette difficulté par l’exemple de Ninon, « On sait, dit-il, qu’à l’âge de quatre-vingts ans Ninon sut inspirer à l’abbé Gédoin des sentiments qui ne sont faits que pour la jeunesse ou l’âge viril. » Avouez, mon cher lecteur, que voilà une plaisante manière d’expliquer l’Écriture sainte ; il veut s’égayer, il croit que c’est là le bon ton. Il veut imiter mon oncle ; mais quand certain animal aux longues oreilles veut donner la patte comme le petit chien[32], vous savez comme on le renvoie.

Il se trompe sur l’histoire moderne comme sur l’ancienne. Personne n’est plus en état que moi de rendre compte des dernières années de Mlle de L’Enclos[33], qui ne ressemblait en rien à Sara. Je suis son légataire : je l’ai vue les dernières années de sa vie ; elle était sèche comme une momie. Il est vrai qu’on lui présenta l’abbé Gédoin, qui sortait alors des jésuites, mais non pas pour les mêmes raisons que les Desfontaines et les Fréron en sont sortis. J’allais quelquefois chez elle avec cet abbé, qui n’avait d’autre maison que la nôtre. Il était fort éloigné de sentir des désirs pour une décrépite ridée qui n’avait sur les os qu’une peau jaune tirant sur le noir.

Ce n’était point l’abbé Gédoin à qui on imputait cette folie : c’était à l’abbé de Châteauneuf, frère de celui qui avait été ambassadeur à Constantinople. Châteauneuf avait eu en effet la fantaisie de coucher avec elle vingt ans auparavant. Elle était encore assez belle à l’âge de près de soixante années. Elle lui donna, en riant, un rendez-vous pour un certain jour du mois, « Et pourquoi ce jour-là plutôt qu’un autre ? lui dit l’abbé de Châteauneuf. — C’est que j’aurai alors soixante ans juste, » lui dit-elle. Voilà la vérité de cette historiette, qui a tant couru, et que l’abbé de Châteauneuf, mon bon parrain, à qui je dois mon baptême, m’a racontée souvent dans mon enfance, pour me former l’esprit et le cœur[34] ; mais Mlle L’Enclos ne s’attendait pas d’être un jour comparée à Sara dans un libelle fait contre mon oncle.

Quoique Abraham ne m’ait point mis sur son testament, et que Ninon L’Enclos m’ait mis sur le sien, cependant je la quitte ici pour le père des croyants. Je suis obligé d’apprendre à l’abbé Fou....[35], détracteur de mon oncle, ce que pensent d’Abraham tous les Guèbres que j’ai vus dans mes voyages. Ils l’appellent Ébrahim, et lui donnent le surnom de Zer-ateukt ; c’est notre Zoroastre. Il est constant que ces Guèbres dispersés, et qui n’ont jamais été mêlés avec les autres nations, dominaient dans l’Asie avant l’établissement de la horde juive, et qu’Abraham était de Chaldée, puisque le Pentateuque le dit. M. l’abbé Bazin avait approfondi cette matière ; il me disait souvent : « Mon neveu, on ne connaît pas assez les Guèbres, on ne connaît pas assez Ébrahim ; croyez-moi, lisez avec attention le Zend-Avesta et le Veidam. »



CHAPITRE IX.
de thèbes, de bossuet, et de rollin.

Mon oncle, comme je l’ai déjà dit[36] aimait le merveilleux, la fiction en poésie ; mais il les détestait dans l’histoire. Il ne pouvait souffrir qu’on mît des conteurs de fables à côté des Tacite, ni des Grégoire de Tours auprès des Rapin-Thoiras. Il fut séduit dans sa jeunesse par le style brillant du discours de Bossuet sur l’Histoire universelle. Mais, quand il eut un peu étudié l’histoire et les hommes, il vit que la plupart des auteurs n’avaient voulu écrire que des mensonges agréables, et étonner leurs lecteurs par d’incroyables aventures. Tout fut écrit comme les Amadis. Mon oncle riait quand il voyait Rollin copier Bossuet mot à mot, et Bossuet copier les anciens, qui ont dit que dix mille combattants sortaient par chacune des cent portes de Thèbes, et encore deux cents chariots armés en guerre par chaque porte : cela ferait un million de soldats dans une seule ville, sans compter les cochers et les guerriers qui étaient sur les chariots, ce qui ferait encore quarante mille hommes de plus, à deux personnes seulement par chariot.

Mon oncle remarquait très-justement[37] qu’il eût fallu au moins cinq ou six millions d’habitants dans cette ville de Thèbes pour fournir ce nombre de guerriers. Il savait qu’il n’y a pas aujourd’hui plus de trois millions de têtes en Égypte ; il savait que Diodore de Sicile n’en admettait pas davantage de son temps : ainsi il rabattait beaucoup de toutes les exagérations de l’antiquité.

Il doutait qu’il y eût eu un Sésostris qui partit d’Égypte pour aller conquérir le monde entier avec six cent mille hommes et vingt-sept mille chars de guerre. Cela lui paraissait digne de Picrochole dans Rabelais. La manière dont cette conquête du monde entier fut préparée lui paraissait encore plus ridicule. Le père de Sésostris avait destiné son fils à cette belle expédition sur la foi d’un songe, car les songes alors étaient des avis certains envoyés par le ciel, et le fondement de toutes les entreprises. Le bonhomme, dont on ne dit pas même le nom, s’avisa de destiner tous les enfants qui étaient nés le même jour que son fils à l’aider dans la conquête de la terre ; et, pour en faire autant de héros, il ne leur donnait à déjeuner qu’après les avoir fait courir cent quatre-vingts stades tout d’une haleine : c’est bien courir dans un pays fangeux, où l’on enfonce jusqu’à mi-jambe, et où presque tous les messages se font par bateau sur les canaux.

Que fait l’impitoyable censeur de mon oncle ? Au lieu de sentir tout le ridicule de cette histoire, il s’avise d’évaluer le grand et le petit stade ; et il croit prouver que les petits enfants destinés à vaincre toute la terre ne couraient que trois de nos grandes lieues et demie pour avoir à déjeuner.

Il s’agit bien vraiment de savoir au juste si Sésostris comptait par grand ou petit stade, lui qui n’avait jamais entendu parler de stade, qui est une mesure grecque. Voilà le ridicule de presque tous les commentateurs et des scoliastes : ils s’attachent à l’explication arbitraire d’un mot inutile, et négligent le fond des choses. Il est question ici de détromper les hommes sur les fables dont on les a bercés depuis tant de siècles. Mon oncle pèse les probabilités dans la balance de la raison ; il rappelle les lecteurs au bon sens, et on vient nous parler de grands et de petits stades !

J’avouerai encore que mon oncle levait les épaules quand il lisait dans Rollin que Xerxès avait fait donner trois cents coups de fouet à la mer ; qu’il avait fait jeter dans l’Hellespont une paire de menottes pour l’enchaîner ; qu’il avait écrit une lettre menaçante au mont Athos, et qu’enfin, lorsqu’il arriva au pas des Thermopyles, où deux hommes de front ne peuvent passer, il était suivi de cinq millions deux cent quatre-vingt-trois mille deux cent vingt personnes, comme le dit le véridique et exact Hérodote.

Mon oncle disait toujours : « Serrez, serrez, » en lisant ces contes de ma mère l’oie. Il disait : « Hérodote a bien fait d’amuser et de flatter des Grecs par ces romans, et Rollin a mal fait de ne les pas réduire à leur juste valeur, en écrivant pour des Français du xviiie siècle. »



CHAPITRE X.
des prêtres, ou prophètes, ou schoen d’égypte.

Oui, barbare, les prêtres d’Égypte s’appelaient schoen, et la Genèse ne leur donne pas d’autre nom ; la Vulgate même rend ce nom par sacerdos. Mais qu’importe les noms ? Si tu avais su profiter de la Philosophie de mon oncle, tu aurais recherché quelles étaient les fonctions de ces schoen, leurs sciences, leurs impostures ; tu aurais tâché d’apprendre si un schoen était toujours, en Égypte, un homme constitué en dignité, comme parmi nous un évêque, et même un archidiacre ; ou si quelquefois on s’arrogeait le titre de schoen comme on s’appelle parmi nous monsieur l’abbé, sans avoir d’abbaye ; si un schoen, pour avoir été précepteur d’un grand seigneur[38] et pour être nourri dans la maison, avait le droit d’attaquer impunément les vivants et les morts, et d’écrire sans esprit contre des Égyptiens qui passaient pour en avoir.

Je ne doute pas qu’il n’y ait eu des schoen fort savants, par exemple ceux qui firent assaut de prodiges avec Moïse, qui changèrent toutes les eaux de l’Égypte en sang, qui couvrirent tout le pays de grenouilles, qui firent naître jusqu’à des poux, mais qui ne purent les chasser, car il y a dans le texte hébreu : « Ils firent ainsi ; mais pour chasser les poux, ils ne le purent. » La Vulgate[39] les traite plus durement : elle dit qu’ils ne purent même produire des poux.

Je ne sais si tu es schoen, et si tu fais ces beaux prodiges, car on dit que tu es fort initié dans les mystères des schoen de Saint-Médard ; mais je préférerai toujours un schoen doux, modeste, honnête, à un schoen qui dit des injures à son prochain ; à un schoen qui cite souvent à faux, et qui raisonne comme il cite ; à un schoen qui pousse l’horreur jusqu’à dire que M. l’abbé Bazin entendait mal le grec, parce que son typographe a oublié un sigma, et a mis un οι pour un ει[40].

Ah ! mon fils, quand on a calomnié ainsi les morts il faut faire pénitence le reste de sa vie.



CHAPITRE XI.
du temple de tyr.

Je passe sous silence une infinité de menues méprises du schoen enragé contre mon oncle ; mais je vous demande, mon cher lecteur, la permission de vous faire remarquer comme il est malin. M. l’abbé Bazin avait dit que le temple d’Hercule, à Tyr, n’était pas des plus anciens. Les jeunes dames qui sortent de l’opéra-comique pour aller chanter à table les jolies chansons de M. Collé ; les jeunes officiers, les conseillers même de grand’chambre, messieurs les fermiers généraux, enfin tout ce qu’on appelle à Paris la bonne compagnie, se soucieront peut-être fort peu de savoir en quelle année le temple d’Hercule fut bâti. Mon oncle le savait. Son implacable persécuteur se contente de dire vaguement qu’il était aussi ancien que la ville : ce n’est pas là répondre ; il faut dire en quel temps la ville fut bâtie. C’est un point trop intéressant dans la situation présente de l’Europe. Voici les propres paroles de l’abbé Bazin (vol. XV, page 151) :

« Il est dit, dans les Annales de la Chine, que les premiers empereurs sacrifiaient dans un temple. Celui d’Hercule, à Tyr, ne paraît pas être des plus anciens. Hercule ne fut jamais, chez aucun peuple, qu’une divinité secondaire ; cependant le temple de Tyr est très-antérieur à celui de Judée. Hiram en avait un magnifique, lorsque Salomon, aidé par Hiram, bâtit le sien. Hérodote, qui voyagea chez les Tyriens, dit que, de son temps, les archives de Tyr ne donnaient à ce temple que deux mille trois cents ans d’antiquité. »

Il est clair par là que le temple de Tyr n’était antérieur à celui de Salomon que d’environ douze cents années. Ce n’est pas là une antiquité bien reculée, comme tous les sages en conviendront. Hélas ! presque toutes nos antiquités ne sont que d’hier ; il n’y a que quatre mille six cents ans qu’on éleva un temple dans Tyr. Vous sentez, ami lecteur, combien quatre mille six cents ans sont peu de chose dans l’étendue des siècles, combien nous sommes peu de chose, et surtout combien un pédant orgueilleux est peu de chose.

Quant au divin Hercule, dieu de Tyr, qui dépucela cinquante demoiselles en une nuit, mon oncle ne l’appelle que dieu secondaire. Ce n’est pas qu’il eût trouvé quelque autre dieu des Gentils qui en eût fait davantage ; mais il avait de très-bonnes raisons pour croire que tous les dieux de l’antiquité, ceux mêmes majorum gentium, n’étaient que des dieux du second ordre, auxquels présidait le Dieu formateur, le maître de l’univers, le Deus optimus des Romains, le Knef des Égyptiens, l’Iaho des Phéniciens, le Mithra des Babyloniens, le Zeus des Grecs, maître des dieux et des hommes, l’Iesad des anciens Persans. Mon oncle, adorateur de la Divinité, se complaisait à voir l’univers entier adorer un dieu unique, malgré les superstitions abominables dans lesquelles toutes les nations anciennes, excepté les lettrés chinois, se sont plongées.



CHAPITRE XII.
des chinois.

Quel est donc cet acharnement de notre adversaire contre les Chinois, et contre tous les gens sensés de l’Europe qui rendent justice aux Chinois ? Le barbare n’hésite point à dire que « les petits philosophes ne donnent une si haute antiquité à la Chine que pour décréditer l’Écriture ».

Quoi ! c’est pour décréditer l’Écriture sainte que l’archevêque Navarrète, Gonzales de Mendoza, Henningius, Louis de Gusman, Semmedo, et tous les missionnaires, sans en excepter un seul, s’accordent à faire voir que les Chinois doivent être rassemblés en corps de peuple depuis plus de cinq mille années ? Quoi ! c’est pour insulter à la religion chrétienne qu’en dernier lieu le P. Parennin a réfuté avec tant d’évidence la chimère d’une prétendue colonie envoyée d’Égypte à la Chine ? Ne se lassera-t-on jamais, au bout de nos terres occidentales, de contester aux peuples de l’Orient leurs titres, leurs arts et leurs usages ? Mon oncle était fort irrité contre cette témérité absurde. Mais comment accorderons-nous le texte hébreu avec le samaritain ? « Hé, morbleu, comme vous pourrez, disait mon oncle ; mais ne vous faites pas moquer des Chinois : laissez-les en paix comme ils vous y laissent. »

Écoute, cruel ennemi de feu mon cher oncle ; tâche de répondre à l’argument qu’il poussa vigoureusement dans sa brochure en quatre volumes de l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations. Mon oncle était aussi savant que toi, mais il était mieux savant, comme dit Montaigne[41] ; ou, si tu veux, il était aussi ignorant que toi (car en vérité que savons-nous ?) ; mais il raisonnait, il ne compilait pas. Or voici comme il raisonne puissamment dans le premier volume de cet Essai sur les Mœurs, etc. (vol. XV, page 260), où il se moque de beaucoup d’histoires :

« Qu’importe, après tout, que ces livres renferment ou non une chronologie toujours sûre ? Je veux que nous ne sachions pas en quel temps précisément vécut Charlemagne : dès qu’il est certain qu’il a fait de vastes conquêtes avec de grandes armées, il est clair qu’il est né chez une nation nombreuse, formée en corps de peuple par une longue suite de siècles. Puis donc que l’empereur Hiao, qui vivait incontestablement plus de deux mille quatre cents ans avant notre ère, conquit tout le pays de la Corée, il est indubitable que son peuple était de l’antiquité la plus reculée ! De plus, les Chinois inventèrent un cycle, un comput, qui commence deux mille six cent deux ans avant le nôtre. Est-ce à nous à leur contester une chronologie unanimement reçue chez eux ; à nous, qui avons soixante systèmes différents pour compter les temps anciens, et qui ainsi n’en avons pas un ?

« Les hommes ne multiplient pas aussi aisément qu’on le pense : le tiers des enfants est mort au bout de dix ans. Les calculateurs de la propagation de l’espèce humaine ont remarqué qu’il faut des circonstances favorables et rares pour qu’une nation s’accroisse d’un vingtième au bout de cent années, et très-souvent il arrive que la peuplade diminue au lieu d’augmenter. De savants chronologistes ont supputé qu’une seule famille, après le déluge, toujours occupée à peupler, et ses enfants s’étant occupés de même, il se trouva en deux cent cinquante ans beaucoup plus d’habitants que n’en contient aujourd’hui l’univers. Il s’en faut beaucoup que le Talmud et les Mille et une Nuits contiennent rien de plus absurde. On ne fait point ainsi des enfants à coups de plume. Voyez nos colonies ; voyez ces archipels immenses de l’Asie, dont il ne sort personne. Les Maldives, les Philippines, les Moluques, n’ont pas le nombre d’habitants nécessaires. Tout cela est encore une nouvelle preuve de la prodigieuse antiquité de la population de la Chine. »

Il n’y a rien à répondre, mon ami.

Voici encore comme mon oncle raisonnait. Abraham s’en va chercher du blé avec sa femme en Égypte, l’année qu’on dit être la 1917e avant notre ère, il y a tout juste trois mille six cent quatre-vingt-quatre ans : c’était quatre cent vingt-huit ans après le déluge universel. Il va trouver le pharaon, le roi d’Égypte ; il trouve des rois partout, à Sodome, à Gomorrhe, à Gérare, à Salem : déjà même on avait bâti la tour de Babel environ trois cent quatorze ans avant le voyage d’Abraham en Égypte. Or, pour qu’il y ait tant de rois et qu’on bâtisse de si belles tours, il est clair qu’il faut bien des siècles. L’abbé Bazin s’en tenait là ; il laissait le lecteur tirer ses conclusions.

Ô l’homme discret que feu M. l’abbé Bazin ! Aussi avait-il vécu familièrement avec Jérôme Carré[42], Guillaume Vadé[43], feu M. Ralph, auteur de Candide[44], et plusieurs autres grands personnages du siècle. Dis-moi qui tu hantes, et je te dirai qui tu es.



CHAPITRE XIII.
de l’inde, et du veidam.

L’abbé Bazin, avant de mourir, envoya à la Bibliothèque du roi le plus précieux manuscrit qui soit dans tout l’Orient. C’est un ancien commentaire d’un brame nommé Shumontou[45] sur le Veidam, qui est le livre sacré des anciens brachmanes. Ce manuscrit[46] est incontestablement du temps où l’ancienne religion des gymnosophistes commençait à se corrompre ; c’est, après nos livres sacrés, le monument le plus respectable de la croyance de l’unité de Dieu. Il est intitulé Ézour-Veidam[47], comme qui dirait : le vrai Veidam, le Veidam expliqué, le pur Veidam. On ne peut pas douter qu’il n’ait été écrit avant l’expédition d’Alexandre dans les Indes, puisque, longtemps avant Alexandre, l’ancienne religion bramine ou abramine, l’ancien culte enseigné par Brama, avait été corrompu par des superstitions et par des fables. Ces superstitions même avaient pénétré jusqu’à la Chine du temps de Confutzée, qui vivait environ trois cents ans avant Alexandre. L’auteur de l’Ézour-Veidam combat toutes ces superstitions, qui commençaient à naître de son temps. Or, pour qu’elles aient pu pénétrer de l’Inde à la Chine, il faut un assez grand nombre d’années : ainsi, quand nous supposerons que ce rare manuscrit a été écrit environ quatre cents ans avant la conquête d’une partie de l’Inde par Alexandre, nous ne nous éloignerons pas beaucoup de la vérité.

Shumontou combat toutes les espèces d’idolâtrie dont les Indiens commençaient alors à être infectés, et, ce qui est extrêmement important, c’est qu’il rapporte les propres paroles du Veidam, dont aucun homme en Europe, jusqu’à présent, n’avait connu un seul passage. Voici donc ces propres paroles du Veidam attribué à Brama, citées dans l’Ézour-Veidam :

« C’est l’Être suprême[48] qui a tout créé, le sensible et l’insensible ; il y a eu quatre âges différents ; tout périt à la fin de chaque âge, tout est submergé, et le déluge est un passage d’un âge à l’autre, etc.

« Lorsque Dieu existait seul, et que nul autre être n’existait avec lui, il forma le dessein de créer le monde. Il créa d’abord le temps, ensuite l’eau et la terre ; et du mélange des cinq éléments, à savoir, la terre, l’eau, le feu, l’air, et la lumière, il en forma les différents corps, et leur donna la terre pour leur base. Il fit ce globe, que nous habitons, en forme ovale comme un œuf. Au milieu de la terre est la plus haute de toutes les montagnes, nommée Mérou (c’est l’Immaüs). Adimo (c’est le nom du premier homme) sortit des mains de Dieu. Procriti est le nom de son épouse. D’Adimo[49] naquit Brama, qui fut le législateur des nations et le père des brames. »

Une preuve non moins forte que ce livre fut écrit longtemps avant Alexandre, c’est que les noms des fleuves et des montagnes de l’Inde sont les mêmes que dans le Hanscrit, qui est la langue sacrée des brachmanes. On ne trouve pas dans l’Ézour-Veidam un seul des noms que les Grecs donnèrent aux pays qu’ils subjuguèrent. L’Inde s’appelle Zomboudipo ; le Gange, Zanoubi ; le mont Immaüs, Mérou, etc.

Notre ennemi, jaloux des services que l’abbé Bazin a rendus aux lettres, à la religion et à la patrie, se ligue avec le plus implacable ennemi de notre chère patrie, de nos lettres et de notre religion, le docteur Warburton, devenu, je ne sais comment, évêque de Glocester[50], commentateur de Shakespeare et auteur d’un fatras contre l’immortalité de l’âme, sous le nom de la Divine Légation de Moïse : il rapporte une objection de ce brave prêtre hérétique contre l’opinion de l’abbé Bazin, bon catholique, et contre l’évidence que l’Ézour-Veidam a été écrit avant Alexandre. Voici l’objection de l’évêque :

« Cela est aussi judicieux qu’il le serait d’observer que les annales des Sarrasins et des Turcs ont été écrites avant les conquêtes d’Alexandre, parce que nous n’y remarquons point les noms que les Grecs imposèrent aux rivières, aux villes, et aux contrées qu’ils conquirent dans l’Asie Mineure, et qu’on n’y lit que les noms anciens qu’elles avaient depuis les premiers temps. Il n’est jamais entré dans la tête de ce poëte que les Indiens et les Arabes pouvaient exactement avoir la même envie de rendre les noms primitifs aux lieux d’où les Grecs avaient été chassés. »

Warburton ne connaît pas plus les vraisemblances que les bienséances. Les Turcs et les Grecs modernes ignorent aujourd’hui les anciens noms du pays que les uns habitent en vainqueurs et les autres en esclaves. Si nous déterrions un ancien manuscrit grec, dans lequel Stamboul fût appelé Constantinople ; l’Atméidam, Hippodrome ; Scutari, le faubourg de Chalcédoine ; le cap Janissari, promontoire de Sigée ; Gara Denguis, le Pont-Euxin, etc. ; nous conclurions que ce manuscrit est d’un temps qui a précédé Mahomet II, et nous jugerions ce manuscrit très-ancien s’il ne contenait que les dogmes de la primitive Église.

Il est donc très-vraisemblable que le brachmane qui écrivait dans le Zomboudipo, c’est-à-dire dans l’Inde, écrivait avant Alexandre, qui donna un autre nom au Zomboudipo ; et cette probabilité devient une certitude lorsque ce brachmane écrit dans les premiers temps de la corruption de sa religion, époque évidemment antérieure à l’expédition d’Alexandre.

Warburton, de qui l’abbé Bazin avait relevé quelques fautes avec sa circonspection ordinaire[51], s’en est vengé avec toute l’âcreté du pédantisme. Il s’est imaginé, selon l’ancien usage, que des injures étaient des raisons, et il a poursuivi l’abbé Bazin avec toute la fureur que l’Angleterre entière lui reproche. On n’a qu’à s’informer dans Paris à un ancien membre du parlement de Londres qui vient d’y fixer son séjour, du caractère de cet évêque Warburton, commentateur de Shakespeare et calomniateur de Moïse : on saura ce qu’on doit penser de cet homme, et l’on apprendra comment les savants d’Angleterre, et surtout le célèbre évêque Lowth, ont réprimé son orgueil et confondu ses erreurs.



CHAPITRE XIV.
que les juifs haïssaient toutes les nations.

L’auteur du Supplément à la Philosophie de l’Histoire croit accabler l’abbé Bazin en répétant les injures atroces que lui dit Warburton au sujet des Juifs. Mon oncle était lié avec les plus savants Juifs de l’Asie. Ils lui avouèrent qu’il avait été ordonné à leurs ancêtres d’avoir toutes les nations en horreur ; et, en effet, parmi tous les historiens qui ont parlé d’eux, il n’en est aucun qui ne soit convenu de cette vérité ; et même, pour peu qu’on ouvre les livres de leurs lois, vous trouverez au chapitre iv (37-38) du Deutéronome : « Il vous a conduits avec sa grande puissance pour exterminer à votre entrée de très-grandes nations. »

Au chapitre vii : « Il consumera peu à peu les nations devant vous par parties ; vous ne pourrez les exterminer toutes ensemble, de peur que les bêtes de la terre ne se multiplient trop (v. 22)…

« Il vous livrera leurs rois entre vos mains. Vous détruirez jusqu’à leur nom : rien ne pourra vous résister (v. 24). »

On trouverait plus de cent passages qui indiquent cette horreur pour tous les peuples qu’ils connaissaient. Il ne leur était pas permis de manger avec des Égyptiens ; de même qu’il était défendu aux Égyptiens de manger avec eux. Un Juif était souillé, et le serait encore aujourd’hui, s’il avait tâté d’un mouton tué par un étranger, s’il s’était servi d’une marmite étrangère. Il est donc constant que leur loi les rendait nécessairement les ennemis du genre humain. La Genèse, il est vrai, fait descendre toutes les nations du même père. Les Persans, les Phéniciens, les Babyloniens, les Égyptiens, les Indiens, venaient de Noé, comme les Juifs : qu’est-ce que cela prouve, sinon que les Juifs haïssaient leurs frères ? Les Anglais sont aussi les frères des Français. Cette consanguinité empêche-t-elle que Warburton ne nous haïsse ? Il hait jusqu’à ses compatriotes, qui le lui rendent bien.

Il a beau dire que les Juifs ne haïssaient que l’idolâtrie des autres nations, il ne sait pas absolument ce qu’il dit. Les Persans n’étaient point idolâtres, et ils étaient l’objet de la haine juive. Les Persans adoraient un seul Dieu, et n’avaient point alors de simulacres. Les Juifs adoraient un seul Dieu, et avaient des simulacres, douze bœufs dans le temple, deux chérubins dans le saint des saints. Ils devaient regarder tous leurs voisins comme leurs ennemis, puisqu’on leur avait promis qu’ils domineraient d’une mer à l’autre, et depuis les bords du Nil jusqu’à ceux de l’Euphrate. Cette étendue de terrain leur aurait composé un empire immense. Leur loi, qui leur promettait cet empire, les rendait donc nécessairement ennemis de tous les peuples qui habitaient depuis l’Euphrate jusqu’à la Méditerranée. Leur extrême ignorance ne leur permettait pas de connaître d’autres nations, et, en détestant tout ce qu’ils connaissaient, ils croyaient détester toute la terre.

Voilà l’exacte vérité. Warburton prétend que l’abbé Bazin ne s’est exprimé ainsi que parce qu’un Juif, qu’il appelle grand babillard, avait fait autrefois une banqueroute audit abbé Bazin. Il est vrai que le juif Médina fit une banqueroute considérable à mon oncle ; mais cela empêche-t-il que Josué n’ait fait pendre trente et un rois, selon les saintes Écritures ? Je demande à Warburton si l’on aime les gens que l’on fait pendre. Hang him[52] !



CHAPITRE XV.
de warburton.

Contredites un homme qui se donne pour savant, et soyez sûr alors de vous attirer des volumes d’injures. Quand mon oncle apprit que Warburton, après avoir commenté Shakespeare, commentait Moïse, et qu’il avait déjà fait deux gros volumes pour démontrer que les Juifs, instruits par Dieu même, n’avaient aucune idée ni de l’immortalité de l’âme, ni d’un jugement après la mort, cette entreprise lui parut monstrueuse, ainsi qu’à toutes les consciences timorées de l’Angleterre. Il en écrivit son sentiment à M. S....[53] avec sa modération ordinaire. Voici ce que M. S.... lui répondit :

« Monsieur,

« C’est une entreprise merveilleusement scandaleuse dans un prêtre, t’is an undertaking wonderfully scandalous in a priest, de s’attacher à détruire l’opinion la plus ancienne et la plus utile aux hommes. Il vaudrait bien mieux que ce Warburton commentât l’opéra des gueux, The beggar’s opera[54], après avoir très-mal commenté Shakespeare, que d’entasser une érudition si mal digérée et si erronée pour détruire la religion : car enfin notre sainte religion est fondée sur la juive. Si Dieu a laissé le peuple de l’Ancien Testament dans l’ignorance de l’immortalité de l’âme, et des peines et des récompenses après la mort, il a trompé son peuple chéri ; la religion juive est donc fausse ; la chrétienne, fondée sur la juive, ne s’appuie donc que sur un tronc pourri. Quel est le but de cet homme audacieux ? Je n’en sais encore rien. Il flatte le gouvernement : s’il obtient un évêché, il sera chrétien ; s’il n’en obtient point, j’ignore ce qu’il sera. Il a déjà fait deux gros volumes sur la légation de Moïse, dans lesquels il ne dit pas un seul mot de son sujet. Cela ressemble au chapitre des coches, où Montaigne parle de tout, excepté de coches ; c’est un chaos de citations dont on ne peut tirer aucune lumière. Il a senti le danger de son audace, et il a voulu l’envelopper dans les obscurités de son style. Il se montre enfin plus à découvert dans son troisième volume. C’est là qu’il entasse tous les passages favorables à son impiété, et qu’il écarte tous ceux qui appuient l’opinion commune. Il va chercher dans Job, qui n’était pas Hébreu, ce passage équivoque[55] : « Comme le nuage qui se dissipe et s’évanouit, ainsi est au tombeau l’homme, qui ne reviendra plus. »

« Et ce vain discours d’une pauvre femme à David[56] : « Nous devons mourir ; nous sommes comme l’eau répandue sur la terre, qu’on ne peut plus ramasser. »

« Et ces versets du psaume lxxxviii[57] : « Les morts ne peuvent se souvenir de toi. Qui pourra te rendre des actions de grâces dans la tombe ? que me reviendra-t-il de mon sang quand je descendrai dans la fosse ? La poussière t’adressera-t-elle des vœux ? déclarera-t-elle la vérité ?

« Montreras-tu tes merveilles aux morts ? Les morts se lèveront-ils ? Auras-tu d’eux des prières ? »

« Le livre de l’Ecclésiaste, dit-il (page 170), est encore plus positif. « Les vivants savent qu’ils mourront[58], mais les morts ne savent rien ; point de récompense pour eux, leur mémoire périt à jamais. »

« Il met ainsi à contribution Ézéchiel, Jérémie, et tout ce qu’il peut trouver de favorable à son système.

« Cet acharnement à répandre le dogme funeste de la mortalité de l’âme a soulevé contre lui tout le clergé. Il a tremblé que son patron, qui pense comme lui, ne fût pas assez puissant pour lui faire avoir un évêché. Quel parti a-t-il pris alors ? celui de dire des injures à tous les philosophes :

Quis tulerit Gracchos de seditione querentes ?

(Juven, sat. II, v. 24.)

« Il a élevé l’étendard du fanatisme d’une main, tandis que de l’autre il déployait celui de l’irréligion. Par là il a ébloui la cour, et en enseignant réellement la mortalité de l’âme, et feignant ensuite de l’admettre, il aura probablement l’évêché qu’il désire. Chez vous, tout chemin mène à Rome ; et chez nous, tout chemin mène à l’évêché. »

Voilà ce que M. S.... écrivait en 1757 ; et tout ce qu’il a prédit est arrivé. Warburton jouit d’un bon évêché ; il insulte les philosophes. En vain l’évêque Lowth a pulvérisé son livre, il n’en est que plus audacieux, il cherche même à persécuter ; et, s’il pouvait, il ressemblerait au Peachum in the beggar’s opera, qui se donne le plaisir de faire pendre ses complices. La plupart des hypocrites ont le regard doux du chat, et cachent leurs griffes ; celui-ci découvre les siennes en levant une tête hardie. Il a été ouvertement délateur, et il voudrait être persécuteur.

Les philosophes d’Angleterre lui reprochent l’excès de la mauvaise foi et celui de l’orgueil. L’Église anglicane le regarde comme un homme dangereux ; les gens de lettres, comme un écrivain sans goût et sans méthode, qui ne sait qu’entasser citations sur citations ; les politiques, comme un brouillon qui ferait revivre, s’il pouvait, la chambre étoilée ; mais il se moque de tout cela.

Warburton me répondra peut-être qu’il n’a fait que suivre le sentiment de mon oncle, et de plusieurs autres savants qui ont tous avoué qu’il n’est pas parlé expressément de l’immortalité de l’âme dans la loi judaïque. Cela est vrai ; il n’y a que des ignorants qui en doutent, et des gens de mauvaise foi qui affectent d’en douter ; mais le pieux Bazin disait que cette doctrine, sans laquelle il n’est point de religion, n’étant pas expliquée dans l’Ancien Testament, y doit être sous-entendue ; qu’elle y est virtuellement ; que si on ne l’y trouve pas totidem verbis, elle y est totidem litteris, et qu’enfin, si elle n’y est point du tout, ce n’est pas à un évêque à le dire.

Mais mon oncle a toujours soutenu que Dieu est bon ; qu’il a donné l’intelligence à ceux qu’il a favorisés ; qu’il a suppléé à notre ignorance. Mon oncle n’a point dit d’injures aux savants ; il n’a jamais cherché à persécuter personne : au contraire, il a écrit contre l’intolérance le livre le plus honnête[59], le plus circonspect, le plus chrétien, le plus rempli de piété, qu’on ait fait depuis Thomas Akempis. Mon oncle, quoique un peu enclin à la raillerie, était pétri de douceur et d’indulgence. Il fit plusieurs pièces de théâtre dans sa jeunesse, tandis que l’évêque Warburton ne pouvait que commenter des comédies. Mon oncle, quand on sifflait ses pièces, sifflait comme les autres. Si Warburton a fait imprimer Guillaume Shakespeare avec des notes, l’abbé Bazin a fait imprimer Pierre Corneille aussi avec des notes[60]. Si Warburton gouverne une église, l’abbé Bazin en a fait bâtir une qui n’approche pas à la vérité de la magnificence de M. Lefranc de Pompignan[61], mais enfin qui est assez propre. En un mot, je prendrai toujours le parti de mon oncle.



CHAPITRE XVI.
conclusion des chapitres précédents.

Tout le monde connaît cette réponse prudente d’un cocher à un batelier : « Si tu me dis que mon carrosse est un belître, je te dirai que ton bateau est un maraud. » Le batelier qui a écrit contre mon oncle a trouvé en moi un cocher qui le mène grand train. Ce sont là de ces Honnêtetés littéraires[62] dont on ne saurait fournir trop d’exemples pour former les jeunes gens à la politesse et au beau ton. Mais je préfère encore au beau discours de ce cocher l’apophthegme de Montaigne : « Ne regarde pas qui est le plus savant, mais qui est le mieux savant[63]. » La science ne consiste pas à répéter au hasard ce que les autres ont dit ; à coudre à un passage hébreu qu’on n’entend point un passage grec qu’on entend mal ; à mettre dans un nouvel in-12 ce qu’on a trouvé dans un vieil in-folio ; à crier :

Nous rédigeons au long, de point en point,
Ce qu’on pensa ; mais nous ne pensons point[64].

Le vrai savant est celui qui n’a nourri son esprit que de bons livres, et qui a su mépriser les mauvais ; qui sait distinguer la vérité du mensonge, et le vraisemblable du chimérique ; qui juge d’une nation par ses mœurs plus que par ses lois, parce que les lois peuvent être bonnes, et les mœurs mauvaises. Il n’appuie point un fait incroyable de l’autorité d’un ancien auteur. Il peut, s’il veut, faire voir le peu de foi qu’on doit à cet auteur, par l’intérêt que cet écrivain a eu de mentir, et par le goût de son pays pour les fables ; il peut montrer que l’auteur même est supposé. Mais, ce qui le détermine le plus, c’est quand le livre est plein d’extravagances ; il les réprouve, il les regarde avec dédain, en quelque temps et par quelques mains qu’elles aient été écrites.

S’il voit dans Tite-Live qu’un augure a coupé un caillou avec un rasoir, aux yeux d’un étranger nommé Lucumon, devenu roi de Rome, il dit : Ou Tite-Live a écrit une sottise, ou Lucumon Tarquin et l’augure étaient deux fripons qui trompaient le peuple, pour le mieux gouverner. En un mot, le sot copie, le pédant cite, et le savant juge.

M. Toxotès, qui copie et qui cite, et qui est incapable de juger, qui ne sait que dire des injures de batelier à un homme qu’il n’a jamais vu, a donc eu affaire à un cocher qui lui donne les coups de fouet qu’il méritait ; et le bout de son fouet a cinglé Warburton.

Tout mon chagrin, dans cette affaire, est que personne n’ayant lu la diatribe de M. Toxotès[65], très-peu de gens liront la réponse du neveu de l’abbé Bazin ; cependant le sujet est intéressant : il ne s’agit pas moins que des dames et des petits garçons de Babylone, des boucs de Mendès, de Warburton, et de l’immortalité de l’âme. Mais tous ces objets sont épuisés. Nous avons tant de livres que la mode de lire est passée. Je compte qu’il s’imprime vingt mille feuilles au moins par mois en Europe. Moi, qui suis grand lecteur, je n’en lis pas la quarantième partie ; que fera donc le reste du genre humain ? Je voudrais, dans le fond de mon cœur, que le collége des cardinaux me remerciât d’avoir anathématisé un évêque anglican ; que l’impératrice de Russie, le roi de Pologne, le roi de Prusse, le hospodar de Valachie, et le grand vizir, me fissent des compliments sur ma pieuse tendresse pour l’abbé Bazin mon oncle, qui a été fort connu d’eux. Mais ils ne m’en diront pas un mot, ils ne sauront rien de ma querelle. J’ai beau protester, à la face de l’univers, que M. Toxotès ne sait ce qu’il dit, on me demande qui est M. Toxotès, et on ne m’écoute pas. Je remarque, dans l’amertume de mon cœur, que toutes les disputes littéraires ont une pareille destinée. Le monde est devenu bien tiède : une sottise ne peut plus être célèbre ; elle est étouffée le lendemain par cent sottises qui cèdent la place à d’autres. Les jésuites sont heureux : on parlera d’eux longtemps, depuis La Rochelle jusqu’à Macao. Vanitas vanitatum[66].



CHAPITRE XVII.
sur la modestie de warburton, et sur son système antimosaïque.

La nature de l’homme est si faible, et on a tant d’affaires dans cette vie, que j’ai oublié, en parlant de ce cher Warburton, de remarquer combien cet évêque serait pernicieux à la religion chrétienne, et à toute religion, si mon oncle ne s’était pas opposé vigoureusement à sa hardiesse.

« Les anciens sages, dit Warburton[67], crurent légitime et utile au public de dire le contraire de ce qu’ils pensaient. »

«[68]L’utilité, et non la vérité, était le but de la religion. »

Il emploie un chapitre entier à fortifier ce système par tous les exemples qu’il peut accumuler.

Remarquez que, pour prouver que les Juifs étaient une nation instruite par Dieu même, il dit que la doctrine de l’immortalité de l’âme et d’un jugement après la mort est d’une nécessité absolue, et que les Juifs ne la connaissaient pas. « Tout le monde, dit-il (all mankind), et spécialement les nations les plus savantes et les plus sages de l’antiquité, sont convenues de ce principe[69]. »

Voyez, mon cher lecteur, quelle horreur et quelle erreur dans ce peu de paroles qui font le sujet de son livre. Si tout l’univers, et particulièrement les nations les plus sages et les plus savantes, croyaient l’immortalité de l’âme, les Juifs, qui ne la croyaient pas, n’étaient donc qu’un peuple de brutes et d’insensés que Dieu ne conduisait pas. Voilà l’horreur dans un prêtre qui insulte les pauvres laïques. Hélas ! que n’eût-il point dit contre un laïque qui eût avancé les mêmes propositions ! Voici maintenant l’erreur.

C’est que, du temps que les Juifs étaient une petite horde de Bédouins, errante dans les déserts de l’Arabie Pétrée, on ne peut prouver que toutes les nations du monde crussent l’âme immortelle. L’abbé Bazin était persuadé, à la vérité, que cette opinion était reçue chez les Chaldéens, chez les Persans, chez les Égyptiens, c’est-à-dire chez les philosophes de ces nations ; mais il est certain que les Chinois n’en avaient aucune connaissance, et qu’il n’en est point parlé dans les Cinq Kings, qui sont antérieurs de plusieurs siècles au temps de l’habitation des Juifs dans les déserts d’Oreb et de Cadès-Barné.

Comment donc ce Warburton, en avançant des choses si dangereuses, et en se trompant si grossièrement, a-t-il pu attaquer les philosophes, et particulièrement l’abbé Bazin, dont il aurait dû rechercher le suffrage ?

N’attribuez cette inconséquence, mes frères, qu’à la vanité. C’est elle qui nous fait agir contre nos intérêts. La raison dit : Nous hasardons une entreprise difficile, ayons des partisans. L’amour-propre crie : Écrasons tout pour régner. On croit l’amour-propre ; alors on finit par être écrasé soi-même.

J’ajouterai encore à ce petit appendix que l’abbé Bazin est le premier qui ait prouvé que les Égyptiens sont un peuple très-nouveau[70], quoiqu’ils soient beaucoup plus anciens que les Juifs. Nul savant n’a contredit la raison qu’il en apporte ; c’est qu’un pays inondé quatre mois de l’année depuis qu’il est coupé par des canaux devait être inondé au moins huit mois de l’année avant que ces canaux eussent été faits. Or un pays toujours inondé était inhabitable. Il a fallu des travaux immenses, et par conséquent une multitude de siècles pour former l’Égypte.

Par conséquent les Syriens, les Babyloniens, les Persans, les Indiens, les Chinois, les Japonais, etc., durent être formés en corps de peuples très-longtemps avant gue l’Égypte pût devenir une habitation tolérable. On tirera de cette vérité les conclusions qu’on voudra, cela ne me regarde pas. Mais y a-t-il bien des gens qui se soucient de l’antiquité égyptienne ?



CHAPITRE XVIII.
des hommes de différentes couleurs.

Mon devoir m’oblige de dire que l’abbé Bazin admirait la sagesse éternelle dans cette profusion de variétés dont elle a couvert notre petit globe. Il ne pensait pas que les huîtres d’Angleterre fussent engendrées des crocodiles du Nil, ni que les girofliers des îles Moluques tirassent leur origine des sapins des Pyrénées. Il respectait également les barbes des Orientaux, et les mentons dépourvus à jamais de poil follet, que Dieu a donnés aux Américains. Les yeux de perdrix des albinos ; leurs cheveux, qui sont de la plus belle soie et du plus beau blond ; la blancheur éclatante de leur peau, leurs longues oreilles, leur petite taille d’environ trois pieds et demi, le ravissaient en extase quand il les comparait aux nègres leurs voisins, qui ont de la laine sur la tête, et de la barbe au menton, que Dieu a refusée aux albinos. Il avait vu des hommes rouges, il en avait vu de couleur de cuivre, il avait manié le tablier qui pend aux Hottentots et aux Hottentotes, depuis le nombril jusqu’à la moitié des cuisses. Ô profusion de richesses ! s’écriait-il. Ô que la nature est féconde !

Je suis bien aise de révéler ici aux cinq ou six lecteurs qui voudront s’instruire dans cette diatribe que l’abbé Bazin a été violemment attaqué dans un journal nommé Économique, que j’ai acheté jusqu’à présent, et que je n’achèterai plus. J’ai été sensiblement affligé que cet économe, après m’avoir donné une recette infaillible contre les punaises et contre la rage, et après m’avoir appris le secret d’éteindre en un moment le feu d’une cheminée, s’exprime sur l’abbé Bazin avec une cruauté que vous allez voir :

«[71]L’opinion de M. l’abbé Bazin[72], qui croit ou fait semblant de croire qu’il y a plusieurs espèces d’hommes, est aussi absurde que celle de quelques philosophes païens, qui ont imaginé des atomes blancs et des atomes noirs, dont la réunion fortuite a produit divers hommes et divers animaux. »

M. l’abbé Bazin avait vu dans ses voyages une partie du reticulum mucosum d’un nègre, lequel était entièrement noir ; c’est un fait connu de tous les anatomistes de l’Europe. Quiconque voudra faire disséquer un nègre (j’entends après sa mort) trouvera cette membrane muqueuse noire comme de l’encre de la tête aux pieds. Or si ce réseau est noir chez les nègres, et blanc chez nous, c’est donc une différence spécifique. Or une différence spécifique entre deux races forme assurément deux races différentes. Cela n’a nul rapport aux atomes blancs et rouges d’Anaxagore, qui vivait environ deux mille trois cents ans avant mon oncle.

Il vit non-seulement des nègres et des albinos, qu’il examina très-soigneusement, mais il vit aussi quatre rouges qui vinrent en France en 1725. Le même économe lui a nié ces rouges. Il prétend que les habitants des îles Caraïbes ne sont rouges que lorsqu’ils sont peints. On voit bien que cet homme-là n’a pas voyagé en Amérique. Je ne dirai pas que mon oncle y ait été, car je suis vrai ; mais voici une lettre que je viens de recevoir d’un homme qui a résidé longtemps à la Guadeloupe, en qualité d’officier du roi :

« Il y a réellement à la Guadeloupe, dans un quartier de la grande terre nommée le Pistolet, dépendant de la paroisse de l’anse Bertrand, cinq ou six familles de Caraïbes dont la peau est de la couleur de notre cuivre rouge ; ils sont bien faits, et ont de longs cheveux. Je les ai vus deux fois. Ils se gouvernent par leurs propres lois, et ne sont point chrétiens. Tous les Caraïbes sont rougeâtres, etc. Signé : Rieu, 20 mai 1767. »

Le jésuite Lafitau, qui avait vécu aussi chez les Caraïbes, convient que ces peuples sont rouges[73] ; mais il attribue, en homme judicieux, cette couleur à la passion qu’ont eue leurs mères de se peindre en rouge, comme il attribue la couleur des nègres au goût que les dames de Congo et d’Angola ont eu de se peindre en noir. Voici les paroles remarquables du jésuite :

« Ce goût général dans toute la nation, et la vue continuelle de semblables objets, ont dû faire impression sur les femmes enceintes, comme les baguettes de diverses couleurs sur les brebis de Jacob[74] : et c’est ce qui doit avoir contribué en premier lieu à rendre les uns noirs par nature, et les autres rougeâtres, tels qu’ils le sont aujourd’hui. »

Ajoutez à cette belle raison que le jésuite Lafitau prétend que les Caraïbes descendent en droite ligne des peuples de Carie : vous m’avouerez que c’est puissamment raisonner, comme dit l’abbé Grizel[75].


CHAPITRE XIX.
des montagnes et des coquilles.

J’avouerai ingénument que mon oncle avait le malheur d’être d’un sentiment opposé à celui d’un grand naturaliste[76] qui prétendait que c’est la mer qui a fait les montagnes ; qu’après les avoir formées par son flux et son reflux, elle les a couvertes de ses flots, et qu’elle les a laissées toutes semées de ses poissons pétrifiés.

« Voici, mon cher neveu, me disait-il, quelles sont mes raisons :

« 1° Si la mer, par son flux, avait d’abord fait un petit monticule de quelques pieds de sable, depuis l’endroit où est aujourd’hui le cap de Bonne-Espérance jusqu’aux dernières branches du mont Immaüs ou Mérou, j’ai grand’peur que le reflux n’eût détruit ce que le flux aurait formé.

« 2° Le flux de l’Océan a certainement amoncelé dans une longue suite de siècles les sables qui forment les dunes de Dunkerque et de l’Angleterre, mais elle n’a pu en faire des rochers ; et ces dunes sont fort peu élevées.

« 3° Si, en six mille ans, elle a formé des monticules de sable hauts de quarante pieds, il lui aura fallu juste trente millions d’années pour former la plus haute montagne des Alpes, qui a vingt mille pieds de hauteur ; supposé encore qu’il ne se soit point trouvé d’obstacle à cet arrangement, et qu’il y ait toujours eu du sable à point nommé ;

« 4° Comment le flux de la mer, qui s’élève tout au plus à huit pieds de haut sur nos côtes, aura-t-il formé des montagnes hautes de vingt mille pieds ? Et comment les aura-t-il couvertes pour laisser des poissons sur les cimes ?

« 5° Comment les marées et les courants auront-ils formé des enceintes presque circulaires de montagnes, telles que celles qui entourent le royaume de Cachemire, le grand-duché de Toscane, la Savoie, et le pays de Vaud ?

« 6° Si la mer avait été pendant tant de siècles au-dessus des montagnes, il aurait donc fallu que tout le reste du globe eût été couvert d’un autre océan égal en hauteur, sans quoi les eaux seraient retombées par leur propre poids. Or un océan qui pendant tant de siècles aurait couvert les montagnes des quatre parties du monde aurait été égal à plus de quarante de nos océans d’aujourd’hui. Ainsi il faudrait nécessairement qu’il y eût trente-neuf océans au moins d’évanouis, depuis le temps où ces messieurs prétendent qu’il y a des poissons de mer pétrifiés sur le sommet des Alpes et du mont Ararat.

« 7° Considérez, mon cher neveu, que, dans cette supposition des montagnes formées et couvertes par la mer, notre globe n’aurait été habité que par des poissons. C’est, je crois, l’opinion de Telliamed[77]. Il est difficile de comprendre que des marsouins aient produit des hommes.

« 8° Il est évident que si, par impossible, la mer eût si longtemps couvert les Pyrénées, les Alpes, le Caucase, il n’y aurait pas eu d’eau douce pour les bipèdes et les quadrupèdes. Le Rhin, le Rhône, la Saône, le Danube, le Pô[78], l’Euphrate, le Tigre, dont j’ai vu les sources, ne doivent leurs eaux qu’aux neiges et aux pluies qui tombent sur les cimes de ces rochers. Ainsi vous voyez que la nature entière réclame contre cette opinion.

« 9° Ne perdez point de vue cette grande vérité[79] que la nature ne se dément jamais. Toutes les espèces restent toujours les mêmes. Animaux, végétaux, minéraux, métaux, tout est invariable dans cette prodigieuse variété. Tout conserve son essence. L’essence de la terre est d’avoir des montagnes, sans quoi elle serait sans rivières : donc il est impossible que les montagnes ne soient pas aussi anciennes que la terre. Autant vaudrait-il dire que nos corps ont été longtemps sans têtes. Je sais qu’on parle beaucoup de coquilles[80]. J’en ai vu tout comme un autre. Les bords escarpés de plusieurs fleuves et de quelques lacs en sont tapissés ; mais je n’y ai jamais remarqué qu’elles fussent les dépouilles des monstres marins : elles ressemblent plutôt aux habits déchirés des moules et d’autres petits crustacés de lacs et de rivières. Il y en a qui ne sont visiblement que du talc qui a pris des formes différentes dans la terre. Enfin nous, avons mille productions terrestres qu’on prend pour des productions marines.

« Je ne nie pas que la mer ne se soit avancée trente et quarante lieues dans le continent, et que des atterrissements ne l’aient contrainte de reculer. Je sais qu’elle baignait autrefois Ravenne, Fréjus, Aigues-Mortes[81], Alexandrie, Rosette, et qu’elle en est à présent fort éloignée. Mais de ce qu’elle a inondé et quitté tour à tour quelques lieues de terre, il ne faut pas en conclure qu’elle ait été partout. Ces pétrifications dont on parle tant, ces prétendues médailles de son long règne, me sont fort suspectes. J’ai vu plus de mille cornes d’Ammon dans les champs, vers les Alpes. Je n’ai jamais pu concevoir qu’elles aient renfermé autrefois un poisson indien nommé nautilus, qui, par parenthèse, n’existe pas. Elles m’ont paru de simples fossiles tournés en volutes, et je n’ai pas été plus tenté de croire qu’elles avaient été le logement d’un poisson des mers de Surate que je n’ai pris les conchas Veneris pour des chapelles de Vénus et les pierres étoilées pour des étoiles. J’ai pensé avec plusieurs bons observateurs que la nature, inépuisable dans ses ouvrages, a pu très-bien former une grande quantité de fossiles, que nous prenons mal à propos pour des productions marines. Si la mer avait, dans la succession des siècles, formé des montagnes de couches de sable et de coquilles, on en trouverait des lits d’un bout de la terre à l’autre, et c’est assurément ce qui n’est pas vrai ; la chaîne des hautes montagnes de l’Amérique en est absolument dépourvue. Savez-vous ce qu’on répond à cette objection terrible ? Qu’on en trouvera un jour. Attendons donc au moins qu’on en trouve.

« Je suis même tenté de croire que ce fameux falun de Touraine[82] n’est autre chose qu’une espèce de minière : car si c’était un amas de vraies dépouilles de poissons que la mer eut déposées par couches successivement et doucement dans ce canton, pendant quarante ou cinquante mille siècles, pourquoi n’en aurait-elle pas laissé autant en Bretagne et en Normandie ? Certainement si elle a submergé la Touraine si longtemps, elle a couvert à plus forte raison les pays qui sont au delà. Pourquoi donc ces prétendues coquilles dans un seul canton d’une seule province ? Qu’on réponde à cette difficulté.

« J’ai trouvé des pétrifications en cent endroits ; j’ai vu quelques écailles d’huîtres pétrifiées à cent lieues de la mer. Mais j’ai vu aussi sous vingt pieds de terre des monnaies romaines, des anneaux de chevaliers, à plus de neuf cent milles de Rome, et je n’ai point dit : Ces anneaux, ces espèces d’or et d’argent, ont été fabriqués ici. Je n’ai point dit non plus : Ces huîtres sont nées ici. J’ai dit : Des voyageurs ont apporté ici des anneaux, de l’argent, et des huîtres.

« Quand je lus, il y a quarante ans, qu’on avait trouvé dans les Alpes des coquilles de Syrie, je dis, je l’avoue, d’un ton un peu goguenard, que ces coquilles avaient été apparemment apportées par des pèlerins[83] qui revenaient de Jérusalem. M. de Buffon m’en reprit très-vertement dans sa Théorie de la Terre, page 281. Je n’ai pas voulu me brouiller avec lui pour des coquilles ; mais je suis demeuré dans mon opinion, parce que l’impossibilité que la mer ait formé les montagnes m’est démontrée. On a beau me dire que le porphyre est fait de pointes d’oursin, je le croirai quand je verrai que le marbre blanc est fait de plumes d’autruche.

« Il y a plusieurs années qu’un Irlandais, jésuite secret, nommé Needham[84], qui disait avoir d’excellents microscopes, crut s’apercevoir qu’il avait fait naître des anguilles avec de l’infusion de blé ergoté dans des bouteilles. Aussitôt voilà des philosophes qui se persuadent que si un jésuite a fait des anguilles sans germe, on pourra faire de même des hommes. On n’a plus besoin de la main du grand Demiourgos ; le maître de la nature n’est plus bon à rien. De la farine grossière produit des anguilles ; une farine plus pure produira des singes, des hommes et des ânes. Les germes sont inutiles : tout naîtra de soi-même. On bâtit sur cette expérience prétendue un nouvel univers, comme nous[85] faisions un monde, il y a cent ans, avec la matière subtile, la globuleuse et la cannelée. Un mauvais plaisant, mais qui raisonnait bien, dit qu’il y avait là anguille sous roche, et que la fausseté se découvrirait bientôt. En effet, il fut constaté que les anguilles n’étaient autre chose que des parties de la farine corrompue qui fermentait, et le nouvel univers disparut.

« Il en avait été de même autrefois. Les vers se formaient par corruption dans la viande exposée à l’air. Les philosophes ne soupçonnaient pas que ces vers pouvaient venir des mouches qui déposaient leurs œufs sur cette viande, et que ces œufs deviennent des vers avant d’avoir des ailes. Les cuisiniers enfermèrent leurs viandes dans des treillis de toiles : alors plus de vers, plus de génération par corruption.

« J’ai combattu quelquefois de pareilles chimères, et surtout celle du jésuite Needliam[86] Un des grands agréments de ce monde est que chacun puisse avoir son sentiment sans altérer l’union fraternelle. Je puis estimer la vaste érudition de M. de Guignes, sans lui sacrifier les Chinois, que je croirai toujours la première nation de la terre qui ait été civilisée après les Indiens. Je sais rendre justice aux vastes connaissances et au génie de M. de Buffon, en étant fortement persuadé que les montagnes sont de la date de notre globe, et de toutes les choses, et même en ne croyant point aux molécules organiques. Je puis avouer que le jésuite Needham, déguisé heureusement en laïque, a eu des microscopes ; mais je n’ai point prétendu le blesser en doutant qu’il eût créé des anguilles avec de la farine.

« Je conserve l’esprit de charité avec tous les doctes, jusqu’à ce qu’ils me disent des injures, ou qu’ils me jouent quelque mauvais tour : car l’homme est fait de façon qu’il n’aime point du tout à être vilipendé et vexé. Si j’ai été un peu goguenard, et si j’ai par là déplu autrefois à un philosophe lapon[87], qui voulait qu’on perçât un trou jusqu’au centre de la terre, qu’on disséquât des cervelles de géants pour connaître l’essence de la pensée, qu’on exaltât son âme pour prédire l’avenir, et qu’on enduisit tous les malades de poix-résine, c’est que ce Lapon m’avait horriblement molesté ; et cependant j’ai bien demandé pardon à Dieu de l’avoir tourné en ridicule, car il ne faut pas affliger son prochain : c’est manquer à la raison universelle.

« Au reste j’ai toujours pris le parti des pauvres gens de lettres, quand ils ont été injustement persécutés : quand, par exemple, on a juridiquement accusé les auteurs d’un dictionnaire en vingt volumes in-folio[88] d’avoir composé ce dictionnaire pour faire enchérir le pain, j’ai beaucoup crié à l’injustice. »

Ce discours de mon bon oncle me fit verser des larmes de tendresse.


CHAPITRE XX.
des tribulations de ces pauvres gens de lettres.

Quand mon oncle m’eut ainsi attendri, je pris la liberté de lui dire : « Vous avez couru une carrière bien épineuse ; je sens qu’il vaut mieux être receveur des finances, ou fermier général, ou évêque, qu’homme de lettres : car enfin, quand vous eûtes appris le premier[89] aux Français que les Anglais et les Turcs donnaient la petite vérole à leurs enfants pour les en préserver, vous savez que tout le monde se moqua de vous. Les uns vous prirent pour un hérétique, les autres pour un musulman. Ce fut bien pis lorsque vous vous mêlâtes d’expliquer les découvertes de Newton[90], dont les écoles welches n’avaient pas encore entendu parler : on vous fit passer pour un ennemi de la France. Vous hasardâtes de faire quelques tragédies. Zaïre, Oreste, Sémiramis, Mahomet, tombèrent à la première représentation. Vous souvenez-vous, mon cher oncle, comme votre Adélaïde du Guesclin fut sifflée d’un bout à l’autre ? Quel plaisir c’était ! Je me trouvai à la chute de Tancrède ; on disait, en pleurant et en sanglotant : « Ce pauvre homme n’a jamais rien fait de si mauvais. »

« Vous fûtes assailli en divers temps d’environ sept cent cinquante brochures, dans lesquelles les uns disaient, pour prouver que Mérope et Alzire sont des tragédies détestables, que monsieur votre père, qui fut mon grand-père, était un paysan[91] ; et d’autres, qu’il était revêtu de la dignité de guichetier porte-clefs du parlement de Paris, charge importante dans l’État, mais de laquelle je n’ai jamais entendu parler, et qui n’aurait d’ailleurs que peu de rapport avec Alzire et Mérope, ni avec le reste de l’univers, que tout faiseur de brochure doit, comme vous l’avez dit[92], avoir toujours devant les yeux.

« On vous attribuait l’excellent livre intitulé les Hommes[93] (je ne sais ce que c’est que ce livre, ni vous non plus), et plusieurs poëmes immortels comme la Chandelle d’Arras[94], et la Poule à ma Tante[95], et le second tome de Candide[96], et le Compère Matthieu[97]. Combien de lettres anonymes avez-vous reçues ? Combien de fois vous a-t-on écrit : « Donnez-moi de l’argent, ou je ferai contre vous « une brochure » ? Ceux mêmes à qui vous avez fait l’aumône n’ont-ils pas quelquefois témoigné leur reconnaissance par quelque satire bien mordante ?

« Ayant passé ainsi par toutes les épreuves, dites-moi, je vous prie, mon cher oncle, quels sont les ennemis les plus implacables, les plus bas, les plus lâches dans la littérature, et les plus capables de nuire. »

Le bon abbé Bazin me répondit en soupirant : « Mon neveu, après les théologiens, les chiens les plus acharnés à suivre leur proie sont les folliculaires ; et, après les folliculaires, marchent les faiseurs de cabales au théâtre. Les critiques en histoire et en physique ne font pas grand bruit. Gardez-vous surtout, mon neveu, du métier de Sophocle et d’Euripide ; à moins que vous ne fassiez vos tragédies en latin, comme Grotius, qui nous a laissé ces belles pièces entièrement ignorées d’Adam chassé, de Jésus patient, et de Joseph, sous le nom de Sofonfoné, qu’il croit un mot égyptien.

— Hé ! pourquoi, mon oncle, ne voulez-vous pas que je fasse des tragédies si j’en ai le talent ? Tout homme peut apprendre le latin et le grec, ou la géométrie, ou l’anatomie ; tout homme peut écrire l’histoire ; mais il est très-rare, comme vous savez, de trouver un bon poëte. Ne serait-ce pas un vrai plaisir de faire de grands vers boursouflés, dans lesquels des héros déplorables rimeraient avec des exemples mémorables, et les forfaits et les crimes avec les cœurs magnanimes, et les justes dieux avec les exploits glorieux ? Une fière actrice ferait ronfler ce galimatias, elle serait applaudie par cent jeunes courtauds de boutique, et elle me dirait après la pièce : « Sans moi vous auriez été sifflé ; vous me devez « votre gloire. » J’avoue qu’un pareil succès tourne la tête quand on a une noble ambition.

— Ô mon neveu ! me répliqua l’abbé Bazin, je conviens que rien n’est plus beau ; mais souvenez-vous comment l’auteur de Cinna, qui avait appris à la nation à penser et à s’exprimer, fut traité par Claveret, par Chapelain, par Scudéri, gouverneur de Notre-Dame de la Garde, et par l’abbé d’Aubignac, prédicateur du roi.

« Songez que le prédicateur auteur de la plus mauvaise tragédie de ce temps[98], et, qui pis est, d’une tragédie en prose, appelle Corneille Mascarille ; il n’est fait, selon le prédicateur, que pour vivre avec les portiers de comédie : « Corneille piaille toujours, ricane toujours, et ne dit jamais rien qui vaille. »

« Ce sont là les honneurs qu’on rendait à celui qui avait tiré la France de la barbarie ; il était réduit pour vivre à recevoir une pension du cardinal de Richelieu, qu’il nomme son maigre. Il était forcé de rechercher la protection de Montauron, de lui dédier Cinna, de comparer dans son épître dédicatoire Montauron à Auguste ; et Montauron avait la préférence.

« Jean Racine, égal à Virgile pour l’harmonie et la beauté du langage, supérieur à Euripide et à Sophocle ; Racine, le poëte du cœur, et d’autant plus sublime qu’il ne l’est que quand il faut l’être ; Racine, le seul poëte tragique de son temps dont le génie ait été conduit par le goût ; Racine, le premier homme du siècle de Louis XIV dans les beaux-arts, et la gloire éternelle de la France, a-t-il essuyé moins de dégoût et d’opprobre ? Tous ses chefs-d’œuvre ne furent-ils pas parodiés à la farce dite italienne ?

« Visé, l’auteur du Mercure galant, ne se déchaîna-t-il pas toujours contre lui ? Subligny ne prétendit-il pas le tourner en ridicule ? Vingt cabales ne s’élevèrent-elles pas contre tous ses ouvrages ? N’eut-il pas toujours des ennemis, jusqu’à ce qu’enfin le jésuite La Chaise le rendit suspect de jansénisme auprès du roi, et le fit mourir de chagrin ! Mon neveu, la mode n’est plus d’accuser de jansénisme ; mais si vous avez le malheur de travailler pour le théâtre, et de réussir, on vous accusera d’être athée. »

Ces paroles de mon bon oncle se gravèrent dans mon cœur. J’avais déjà commencé une tragédie ; je l’ai jetée au feu, et je conseille à tous ceux qui ont la manie de travailler en ce genre d’en faire autant.



CHAPITRE XXI.

des sentiments théologiques de feu l’abbé bazin. de la justice qu’il rendait à l’antiquité ; et des quatre diatribes composées par lui à cet effet.

Pour mieux faire connaître la piété et l’équité de l’abbé Bazin, je suis bien aise de publier ici quatre diatribes de sa façon, composées seulement pour sa satisfaction particulière. La première est sur la cause et les effets. La seconde traite de Sanchoniathon, l’un des plus anciens écrivains qui aient mis la plume à la main[99] pour écrire gravement des sottises. La troisième est sur l’Égypte, dont il faisait assez peu de cas (ce n’est pas de sa diatribe dont il faisait peu de cas, c’est de l’Égypte). Dans la quatrième, il s’agit d’un ancien peuple à qui on coupa le nez, et qu’on envoya dans le désert. Cette dernière élucubration est très-curieuse et très-instructive.


PREMIÈRE DIATRIBE DE L’ABBÉ BAZIN.
SUR LA CAUSE PREMIÈRE.

Un jour le jeune Madétès se promenait vers le port de Pirée ; il rencontra Platon, qu’il n’avait point encore vu. Platon, lui trouvant une physionomie heureuse, lia conversation avec lui ; il découvrit en lui un sens assez droit. Madétès avait été instruit dans les belles-lettres ; mais il ne savait rien, ni en physique, ni en géométrie, ni en astronomie. Cependant il avoua à Platon qu’il était épicurien.

« Mon fils, lui dit Platon, Épicure était un fort honnête homme ; il vécut et il mourut en sage. Sa volupté, dont on a parlé si diversement, consistait à éviter les excès. Il recommanda l’amitié à ses disciples, et jamais précepte n’a été mieux observé. Je voudrais faire autant de cas de sa philosophie que de ses mœurs. Connaissez-vous bien à fond la doctrine d’Épicure ? »

Madétès lui répondit ingénument qu’il ne l’avait point étudiée. « Je sais seulement, dit-il, que les dieux ne se sont jamais mêlés de rien, et que le principe de toute chose est dans les atomes, qui se sont arrangés d’eux-mêmes, de façon qu’ils ont produit ce monde tel qu’il est.

PLATON.

Ainsi donc, mon fils, vous ne croyez pas que ce soit une intelligence qui ait présidé à cet univers dans lequel il y a tant d’êtres intelligents ? Voudriez-vous bien me dire quelle est votre raison d’adopter cette philosophie.

MADÉTÈS.

Ma raison est que je l’ai toujours entendu dire à mes amis et à leurs maîtresses, avec qui je soupe ; je m’accommode fort de leurs atomes. Je vous avoue que je n’y entends rien ; mais cette doctrine m’a paru aussi bonne qu’une autre ; il faut bien avoir une opinion quand on commence à fréquenter la bonne compagnie. J’ai beaucoup d’envie de m’instruire ; mais il m’a paru jusqu’ici plus commode de penser sans rien savoir. »

Platon lui dit : « Si vous avez quelque désir de vous éclairer, je suis magicien, et je vous ferai voir des choses fort extraordinaires : ayez seulement la bonté de m’accompagner à ma maison de campagne, qui est à cinq cents pas d’ici, et peut-être ne vous repentirez-vous pas de votre complaisance. » Madétès le suivit avec transport. Dès qu’ils furent arrivés, Platon lui montra un squelette ; le jeune homme recula d’horreur à ce spectacle nouveau pour lui. Platon lui parla en ces termes :

« Considérez bien cette forme hideuse qui semble être le rebut de la nature ; et jugez de mon art par tout ce que je vais opérer avec cet assemblage informe, qui vous a paru si abominable.

« Premièrement, vous voyez cette espèce de boule qui semble couronner tout ce vilain assemblage. Je vais faire passer par la parole, dans le creux de cette boule, une substance moelleuse et douce, partagée en mille petites ramifications, que je ferai descendre imperceptiblement par cette espèce de long bâton à plusieurs nœuds que vous voyez attaché à cette boule, et qui se termine en pointe dans un creux. J’adapterai au haut de ce bâton un tuyau par lequel je ferai entrer l’air, au moyen d’une soupape qui pourra jouer sans cesse ; et bientôt après vous verrez cette fabrique se remuer d’elle-même.

« À l’égard de tous ces autres morceaux informes qui vous paraissent comme des restes d’un bois pourri, et qui semblent être sans utilité comme sans force et sans grâce, je n’aurai qu’à parler, et ils seront mis en mouvement par des espèces de cordes d’une structure inconcevable. Je placerai au milieu de ces cordes une infinité de canaux remplis d’une liqueur qui, en passant par des tamis, se changera en plusieurs liqueurs différentes, et coulera dans toute la machine vingt fois par heure. Le tout sera recouvert d’une étoffe blanche, moelleuse et fine. Chaque partie de cette machine aura un mouvement particulier qui ne se démentira point. Je placerai entre ces demi-cerceaux, qui ne semblent bons à rien, un gros réservoir fait à peu près comme une pomme de pin : ce réservoir se contractera et se dilatera à chaque moment avec une force étonnante. Il changera la couleur de la liqueur qui passera dans toute la machine. Je placerai non loin de lui un sac percé en deux endroits, qui ressemblera au tonneau des Danaïdes : il se remplira et se videra sans cesse ; mais il ne se remplira que de ce qui est nécessaire, et ne se videra que du superflu. Cette machine sera un si étonnant laboratoire de chimie, un si profond ouvrage de mécanique et d’hydraulique, que ceux qui l’auront étudié ne pourront jamais le comprendre. De petits mouvements y produiront une force prodigieuse : il sera impossible à l’art humain d’imiter l’artifice qui dirigera cet automate. Mais, ce qui vous surprendra davantage, c’est que cet automate s’étant approché d’une figure à peu près semblable, il s’en formera une troisième figure. Ces machines auront des idées ; elles raisonneront, elles parleront comme vous ; elles pourront mesurer le ciel et la terre. Mais je ne vous ferai point voir cette rareté si vous ne me promettez que, quand vous l’aurez vue, vous avouerez que j’ai beaucoup d’esprit et de puissance.

MADÉTÈS.

Si la chose est ainsi, j’avouerai que vous en savez plus qu’Épicure, et que tous les philosophes de la Grèce.

PLATON.

Hé bien ! tout ce que je vous ai promis est fait. Vous êtes cette machine, c’est ainsi que vous êtes formé, et je ne vous ai pas montré la millième partie des ressorts qui composent votre existence ; tous ces ressorts sont exactement proportionnés les uns aux autres ; tous s’aident réciproquement : les uns conservent la vie, les autres la donnent, et l’espèce se perpétue de siècle en siècle par un artifice qu’il n’est pas possible de découvrir. Les plus vils animaux sont formés avec un appareil non moins admirable, et les sphères célestes se meuvent dans l’espace avec une mécanique encore plus sublime : jugez après cela si un être intelligent n’a pas formé le monde, si vos atomes n’ont pas eu besoin de cette cause intelligente. »

Madétès, étonné, demanda au magicien qui il était. Platon lui dit son nom : le jeune homme tomba à genoux, adora Dieu, et aima Platon toute sa vie.

Ce qu’il y a de très-remarquable pour nous, c’est qu’il vécut avec les épicuriens comme auparavant. Ils ne furent point scandalisés qu’il eût changé d’avis. Il les aima, il en fut toujours aimé. Les gens de sectes différentes soupaient ensemble gaiement chez les Grecs et chez les Romains. C’était le bon temps.

SECONDE DIATRIBE DE L’ABBÉ BAZIN.
DE SANCHONIATHON.

Sanchoniathon ne peut être un auteur supposé. On ne suppose un ancien livre que dans le même esprit qu’on forge d’anciens titres pour fonder quelque prétention disputée. On employa autrefois des fraudes pieuses pour appuyer des vérités qui n’avaient pas besoin de ce malheureux secours. De zélés indiscrets forgèrent de très-mauvais vers grecs attribués aux sibylles[100], des lettres de Pilate, et l’histoire du magicien Simon, qui tomba du haut des airs aux yeux de Néron. C’est dans le même esprit qu’on imagina la donation de Constantin et les fausses décrétales. Mais ceux dont nous tenons les fragments de Sanchoniathon ne pouvaient avoir aucun intérêt à faire cette lourde friponnerie. Que pouvait gagner Philon de Byblos, qui traduisit en grec Sanchoniathon, à mettre cette histoire et cette cosmogonie sous le nom de ce Phénicien ! C’est à peu près comme si on disait qu’Hésiode est un auteur supposé.

Eusèbe de Césarée, qui rapporte plusieurs fragments de cette traduction faite par Philon de Byblos, ne s’avisa jamais de soupçonner que Sanchoniathon fût un auteur apocryphe. Il n’y a donc nulle raison de douter que sa Cosmogonie ne lui appartienne.

Ce Sanchoniathon vivait à peu près dans le temps où nous plaçons les dernières années de Moïse. Il n’avait probablement aucune connaissance de Moïse, puisqu’il n’en parle pas, quoiqu’il fût dans son voisinage. S’il en avait parlé, Eusèbe n’eût pas manqué de le citer comme un témoignage authentique des prodiges opérés par Moïse. Eusèbe aurait insisté d’autant plus sur ce témoignage que ni Manéthon, ni Cheremon, auteurs égyptiens, ni Ératosthène, ni Hérodote, ni Diodore de Sicile, qui ont tant écrit sur l’Égypte, trop occupés d’autres objets, n’ont jamais dit un seul mot de ces fameux et terribles miracles qui durent laisser d’eux une mémoire durable, et effrayer les hommes de siècle en siècle. Ce silence de Sanchoniathon a même fait soupçonner très-justement à plusieurs docteurs qu’il vivait avant Moïse.

Ceux qui le font contemporain de Gédéon n’appuient leur sentiment que sur un abus des paroles de Sanchoniathon même. Il avoue qu’il a consulté le grand prêtre Jérombal. Or ce Jérombal, disent nos critiques, est vraisemblablement Gédéon. Mais pourquoi, s’il vous plaît, ce Jérombal était-il Gédéon ? Il n’est point dit que Gédéon fût prêtre. Si le Phénicien avait consulté le Juif, il aurait parlé de Moïse, et des conquêtes de Josué. Il n’aurait pas admis une cosmogonie absolument contraire à la Genèse : il aurait parlé d’Adam ; il n’aurait pas imaginé des générations entièrement différentes de celles que la Genèse a consacrées.

Cet ancien auteur phénicien avoue en propres mots qu’il a tiré une partie de son histoire des écrits de Thaut, qui florissait huit cents ans avant lui. Cet aveu, auquel on ne fait pas assez d’attention, est un des plus curieux témoignages que l’antiquité nous ait transmis. Il prouve qu’il y avait donc déjà huit cents ans qu’on avait des livres écrits avec le secours de l’alphabet ; que les nations cultivées pouvaient par ce secours s’entendre les unes les autres, et traduire réciproquement leurs ouvrages. Sanchoniathon entendait les livres de Thaut, écrits en langue égyptienne. Le premier Zoroastre était beaucoup plus ancien, et ses livres étaient la catéchèse des Persans. Les Chaldéens, les Syriens, les Persans, les Phéniciens, les Égyptiens, les Indiens, devaient nécessairement avoir commerce ensemble ; et l’écriture alphabétique devait faciliter ce commerce. Je ne parle pas des Chinois, qui étaient depuis longtemps un grand peuple, et composaient un monde séparé.

Chacun de ces peuples avait déjà son histoire. Lorsque les Juifs entrèrent dans le pays voisin de la Phénicie, ils pénétrèrent jusqu’à la ville de Dabir, qui s’appelait autrefois la ville des lettres. « Alors Caleb dit : Je donnerai ma fille Axa pour femme à celui qui prendra Eta et qui ruinera la ville des lettres. Et Othoniel, fils de Cenès, frère puîné de Caleb, l’ayant prise, il lui donna pour femme sa fille Axa. »

Il paraît par ce passage que Caleb n’aimait pas les gens de lettres ; mais, si on cultivait les sciences anciennement dans cette petite ville de Dabir, combien devaient-elles être en honneur dans la Phénicie, dans Sidon et dans Tyr, qui étaient appelés le pays des livres, le pays des archives, et qui enseignèrent leur alphabet aux Grecs !

Ce qui est fort étrange, c’est que Sanchoniathon, qui commence son histoire au même temps où commence la Genèse, et qui compte le même nombre de générations, ne fait pas cependant plus de mention du déluge que les Chinois. Comment la Phénicie, ce pays si renommé par ses expéditions maritimes, ignorait-elle ce grand événement ?

Cependant l’antiquité le croyait, et la magnifique description qu’en fait Ovide est une preuve que cette idée était bien générale : car, de tous les récits qu’on trouve dans les Métamorphoses d’Ovide, il n’en est aucun qui soit de son invention. On prétend même que les Indiens avaient déjà parlé d’un déluge universel avant celui de Deucalion. Plusieurs brachmanes croyaient, dit-on, que la terre avait essuyé trois déluges.

Il n’en est rien dit dans l’Ézour-Veidam, ni dans le Cormo-Veidam, que j’ai lus avec une grande attention ; mais plusieurs missionnaires, envoyés dans l’Inde, s’accordent à croire que les brames reconnaissent plusieurs déluges. Il est vrai que, chez les Grecs, on ne connaissait que les deux déluges particuliers d’Ogygès et de Deucalion. Le seul auteur grec connu qui ait parlé d’un déluge universel est Apollodore, qui n’est antérieur à notre ère que d’environ cent quarante ans. Ni Homère, ni Hésiode, ni Hérodote, n’ont fait mention du déluge de Noé ; et le nom de Noé ne se trouve chez aucun ancien auteur profane.

La mention de ce déluge universel, faite en détail et avec toutes ses circonstances, n’est que dans nos livres sacrés. Quoique Vossius et plusieurs autres savants aient prétendu que cette inondation n’a pu être universelle, il ne nous est pas permis d’en douter. Je ne rapporte la Cosmogonie de Sanchoniathon que comme un ouvrage profane. L’auteur de la Genèse était inspiré, et Sanchoniathon ne l’était pas. L’ouvrage de ce Phénicien n’est qu’un monument précieux des anciennes erreurs des hommes.

C’est lui qui nous apprend qu’un des premiers cultes établis sur la terre fut celui des productions de la terre même ; et qu’ainsi les oignons étaient consacrés en Égypte bien longtemps avant les siècles auxquels nous rapportons l’établissement de cette coutume. Voici les paroles de Sanchoniathon : « Ces anciens hommes consacrèrent des plantes que la terre avait produites ; ils les crurent divines : eux et leur postérité, et leurs ancêtres, révérèrent les choses qui les faisaient vivre ; ils leur offrirent leur boire et leur manger. Ces inventions et ce culte étaient conformes à leur faiblesse et à la pusillanimité de leur esprit. »

Ce passage si curieux prouve invinciblement que les Égyptiens adoraient leurs ognons longtemps avant Moïse ; et il est étonnant qu’aucun livre hébraïque ne reproche ce culte aux Égyptiens. Mais voici ce qu’il faut considérer. Sanchoniathon ne parle point expressément d’un Dieu dans sa Cosmogonie : tout, chez lui, semble avoir son origine dans le chaos : et ce chaos est débrouillé par l’esprit vivifiant qui se mêle avec les principes de la nature. Il pousse la hardiesse de son système jusqu’à dire que « des animaux qui n’avaient point de sens engendrèrent des animaux intelligents ».

Il n’est pas étonnant, après cela, qu’il reproche aux Égyptiens d’avoir consacré des plantes. Pour moi, je crois que ce culte des plantes utiles à l’homme n’était pas d’abord si ridicule que Sanchoniathon se l’imagine. Thaut, qui gouvernait une partie de l’Égypte, et qui avait établi la théocratie huit cents ans avant l’écrivain phénicien, était à la fois prêtre et roi. Il était impossible qu’il adorât un ognon comme le maître du monde, et il était impossible qu’il présentât des offrandes d’ognons à un ognon : cela eût été trop absurde, trop contradictoire ; mais il est très-naturel qu’on remerciât les dieux du soin qu’ils prenaient de sustenter notre vie, qu’on leur consacrât longtemps les plantes les plus délicieuses de l’Égypte, et qu’on révérât dans ces plantes les bienfaits des dieux. C’est ce qu’on pratiquait de temps immémorial dans la Chine et dans les Indes.

J’ai déjà dit ailleurs[101] qu’il y a une grande différence entre un ognon consacré et un ognon dieu. Les Égyptiens, après Thaut, consacrèrent des animaux ; mais certainement ils ne croyaient pas que ces animaux eussent formé le ciel et la terre. Le serpent d’airain élevé par Moïse était consacré ; mais on ne le regardait pas comme une divinité. Le térébinthe d’Abraham, le chêne de Mambrès, étaient consacrés, et on fit des sacrifices dans la place même où avaient été ces arbres jusqu’au temps de Constantin ; mais ils n’étaient point des dieux. Les chérubins de l’arche étaient sacrés, et n’étaient pas adorés.

Les prêtres égyptiens, au milieu de toutes leurs superstitions, reconnurent un maître souverain de la nature : ils l’appelaient Knef ou Knufi ; ils le représentaient par un globe. Les Grecs traduisirent le mot Knef par celui de Demiourgos, artisan suprême, faiseur du monde.

Ce que je crois très-vraisemblable et très-vrai, c’est que les premiers législateurs étaient des hommes d’un grand sens. Il faut deux choses pour instituer un gouvernement : un courage et un bon sens supérieurs à ceux des autres hommes. Ils imaginent rarement des choses absurdes et ridicules, qui les exposeraient au mépris et à l’insulte. Mais qu’est-il arrivé chez presque toutes les nations de la terre, et surtout chez les Égyptiens ? Le sage commence par consacrer à Dieu le bœuf qui laboure la terre ; le sot peuple adore à la fin le bœuf, et les fruits mêmes que la nature a produits. Quand cette superstition est enracinée dans l’esprit du vulgaire, il est bien difficile au sage de l’extirper.

Je ne doute pas même que quelque schoen d’Égypte n’ait persuadé aux femmes et aux filles des bateliers du Nil que les chats et les ognons étaient de vrais dieux. Quelques philosophes en auront douté, et sûrement ces philosophes auront été traités de petits esprits insolents, et de blasphémateurs : ils auront été anathématisés et persécutés. Le peuple égyptien regarda comme un athée le Persan Cambyse, adorateur d’un seul dieu, lorsqu’il fit mettre le bœuf Apis à la broche. Quand Mahomet s’éleva, dans la Mecque, contre le culte des étoiles, quand il dit qu’il ne fallait adorer qu’un Dieu unique dont les étoiles étaient l’ouvrage, il fut chassé comme un athée, et sa tête fut mise à prix. Il avait tort avec nous, mais il avait raison avec les Mecquois.

Que conclurons-nous de cette petite excursion sur Sanchoniathon ? Qu’il y a longtemps qu’on se moque de nous ; mais qu’en fouillant dans les débris de l’antiquité, on peut encore trouver sous ces ruines quelques monuments précieux, utiles à qui veut s’instruire des sottises de l’esprit humain.


TROISIÈME DIATRIBE DE L’ABBÉ BAZIN.
sur l’égypte.

J’ai vu les pyramides, et je n’en ai point été émerveillé. J’aime mieux les fours à poulets, dont l’invention est, dit-on, aussi ancienne que les pyramides. Une petite chose utile me plaît ; une monstruosité qui n’est qu’étonnante n’a nul mérite à mes yeux. Je regarde ces monuments comme des jeux de grands enfants qui ont voulu faire quelque chose d’extraordinaire, sans imaginer d’en tirer le moindre avantage. Les établissements des Invalides, de Saint-Cyr, de l’École militaire, sont des monuments d’hommes.

Quand on m’a voulu faire admirer les restes de ce fameux labyrinthe, de ces palais, de ces temples, dont on parle avec tant d’emphase, j’ai levé les épaules de pitié ; je n’ai vu que des piliers sans proportions, qui soutenaient de grandes pierres plates ; nul goût d’architecture, nulle beauté ; du vaste, il est vrai, mais du grossier. Et j’ai remarqué (je l’ai dit ailleurs[102]) que les Égyptiens n’ont jamais eu rien de beau que de la main des Grecs. Alexandrie seule, bâtie par les Grecs, a fait la gloire véritable de l’Égypte.

À l’égard de leurs sciences, si, dans leur vaste bibliothèque, ils avaient eu quelques bons livres d’érudition, les Grecs et les Romains les auraient traduits. Non-seulement nous n’avons aucune traduction, aucun extrait de leurs livres de philosophie, de morale, de belles-lettres, mais rien ne nous apprend qu’on ait jamais daigné en faire.

Quelle idée peut-on se former de la science et de la sagacité d’un peuple qui ne connaissait pas même la source de son fleuve nourricier ? Les Éthiopiens, qui subjuguèrent deux fois ce peuple mou, lâche et superstitieux, auraient bien dû lui apprendre au moins que les sources du Nil étaient en Éthiopie. Il est plaisant que ce soit un jésuite portugais[103] qui ait découvert ces sources.

Ce qu’on a vanté du gouvernement égyptien me paraît absurde et abominable. Les terres, dit-on, étaient divisées en trois portions. La première appartenait aux prêtres, la seconde aux rois, et la troisième aux soldats. Si cela est, il est clair que le gouvernement avait été d’abord, et très-longtemps, théocratique, puisque les prêtres avaient pris pour eux la meilleure part. Mais comment les rois souffraient-ils cette distribution ? Apparemment ils ressemblaient aux rois fainéants ; et comment les soldats ne détruisirent-ils pas cette administration ridicule ? Je me flatte que les Persans, et après eux les Ptolémées, y mirent bon ordre ; et je suis bien aise qu’après les Ptolémées les Romains, qui réduisirent l’Égypte en province de l’empire, aient rogné la portion sacerdotale.

Tout le reste de cette petite nation, qui n’a jamais monté à plus de trois ou quatre millions d’hommes, n’était donc qu’une foule de sots esclaves. On loue beaucoup la loi par laquelle chacun était obligé d’exercer la profession de son père. C’était le vrai secret d’anéantir tous les talents. Il fallait que celui qui aurait été un bon médecin ou un sculpteur habile restât berger ou vigneron ; que le poltron, le faible restât soldat ; et qu’un sacristain, qui serait devenu un bon général d’armée, passât sa vie à balayer un temple.

La superstition de ce peuple est, sans contredit, ce qu’il y a jamais eu de plus méprisable. Je ne soupçonne point ses rois et ses prêtres d’avoir été assez imbéciles pour adorer sérieusement des crocodiles, des boucs, des singes, et des chats ; mais ils laissèrent le peuple s’abrutir dans un culte qui le mettait fort au-dessous des animaux qu’il adorait. Les Ptolémées ne purent déraciner cette superstition abominable, ou ne s’en soucièrent pas. Les grands abandonnent le peuple à sa sottise, pourvu qu’il obéisse. Cléopâtre ne s’inquiétait pas plus des superstitions de l’Égypte qu’Hérode de celles de la Judée.

Diodore rapporte que, du temps de Ptolémée Aulètes, il vit le peuple massacrer un Romain qui avait tué un chat par mégarde. La mort de ce Romain fut bien vengée quand les Romains dominèrent. Il ne reste, Dieu merci, de ces malheureux prêtres d’Égypte qu’une mémoire qui doit être à jamais odieuse. Apprenons à ne pas prodiguer notre estime.


QUATRIÈME DIATRIBE DE L’ABBÉ BAZIN.
SUR UN PEUPLE À QUI ON A COUPÉ LE NEZ ET LAISSÉ LES OREILLES.

Il y a bien des sortes de fables ; quelques-unes ne sont que l’histoire défigurée, comme tous les anciens récits de batailles, et les faits gigantesques dont il a plu à presque tous les historiens d’embellir leurs chroniques. D’autres fables sont des allégories ingénieuses. Ainsi Janus a un double visage qui représente l’année passée et l’année commençante, Saturne, qui dévore ses enfants, est le temps qui détruit tout ce qu’il a fait naître. Les muses, filles de la Mémoire, vous enseignent que sans mémoire on n’a point d’esprit, et que, pour combiner des idées, il faut commencer par retenir des idées. Minerve, formée dans le cerveau du maître des dieux, n’a pas besoin d’explication, Vénus, la déesse de la beauté, accompagnée des Grâces, et mère de l’Amour, la ceinture de la mère, les flèches et le bandeau du fils, tout cela parle assez de soi-même.

Des fables qui ne disent rien du tout, comme Barbe bleue et les contes d’Hérodote, sont le fruit d’une imagination grossière et déréglée qui veut amuser des enfants, et même malheureusement des hommes : l’Histoire des deux voleurs qui venaient toutes les nuits prendre l’argent du roi Rampsinitus, et de la fille du roi, qui épousa un des deux voleurs ; l’Anneau de Gygès, et cent autres facéties, sont indignes d’une attention sérieuse.

Mais il faut avouer qu’on trouve dans l’ancienne histoire des traits assez vraisemblables qui ont été négligés dans la foule, et dont on pourrait tirer quelques lumières. Diodore de Sicile, qui avait consulté les anciens historiens d’Égypte, nous rapporte que ce pays fut conquis par des Éthiopiens : je n’ai pas de peine à le croire, car j’ai déjà remarqué[104] que quiconque s’est présenté pour conquérir l’Égypte en est venu à bout en une campagne ; excepté nos extravagants croisés, qui y furent tous tués ou réduits en captivité, parce qu’ils avaient à faire, non aux Égyptiens, qui n’ont jamais su se battre, mais aux mameluks, vainqueurs de l’Égypte, et meilleurs soldats que les croisés. Je n’ai donc nulle répugnance à croire qu’un roi d’Égypte, nommé par les Grecs Amasis, cruel et efféminé, fût vaincu, lui et ses ridicules prêtres, par un chef éthiopien nommé Actisan, qui avait apparemment de l’esprit et du courage.

Les Égyptiens étaient de grands voleurs ; tout le monde en convient. Il est fort naturel que le nombre des voleurs ait augmenté dans le temps de la guerre d’Actisan et d’Amasis. Diodore rapporte, d’après les historiens du pays, que le vainqueur voulut purger l’Égypte de ces brigands, et qu’il les envoya vers les déserts de Sinaï et d’Oreb, après leur avoir préalablement fait couper le bout du nez afin qu’on les reconnût aisément s’ils s’avisaient de venir encore voler en Égypte. Tout cela est très-probable.

Diodore remarque avec raison que le pays où on les envoya ne fournit aucune des commodités de la vie, et qu’il est très-difficile d’y trouver de l’eau et de la nourriture. Telle est en effet cette malheureuse contrée depuis le désert de Pharam jusqu’auprès d’Éber.

Les nez coupés purent se procurer, à force de soins, quelques eaux de citerne, ou se servir de quelques puits qui fournissaient de l’eau saumâtre et malsaine, laquelle donne communément une espèce de scorbut et de lèpre. Ils purent encore, ainsi que le dit Diodore, se faire des filets avec lesquels ils prirent des cailles. On remarque, en effet, que tous les ans des troupes innombrables de cailles passent au-dessus de la mer Rouge, et viennent dans ce désert. Jusque-là cette histoire n’a rien qui révolte l’esprit, rien qui ne soit vraisemblable.

Mais, si on veut en inférer que ces nez coupés sont les pères des Juifs, et que leurs enfants, accoutumés au brigandage, s’avancèrent peu à peu dans la Palestine et en conquirent une partie, c’est ce qui n’est pas permis à des chrétiens. Je sais que c’est le sentiment du consul Maillet, du savant Fréret, de Boulanger, des Herbert, des Bolingbroke, des Toland. Mais quoique leur conjecture soit dans l’ordre commun des choses de ce monde, nos livres sacrés donnent une tout autre origine aux Juifs, et les font descendre des Chaldéens par Abraham, Tharé, Nachor, Sarug, Rehu, et Phaleg.

Il est bien vrai que l’Exode nous apprend que les Israélites, avant d’avoir habité ce désert, avaient emporté les robes et les ustensiles des Égyptiens, et qu’ils se nourrirent de cailles dans le désert ; mais cette légère ressemblance avec le rapport de Diodore de Sicile, tiré des livres d’Égypte, ne nous mettra jamais en droit d’assurer que les Juifs descendent d’une horde de voleurs à qui on avait coupé le nez. Plusieurs auteurs ont en vain tâché d’appuyer cette profane conjecture sur le psaume lxxx, où il est dit que « la fête des trompettes a été instituée pour faire souvenir le peuple saint du temps où il sortit de l’Égypte, et où il entendit alors parler une langue qui lui était inconnue ».

Ces Juifs, dit-on, étaient donc des Égyptiens qui furent étonnés d’entendre parler au delà de la mer Rouge un langage qui n’était pas celui d’Égypte ; et de là on conclut qu’il n’est pas hors de vraisemblance que les Juifs soient les descendants de ces brigands que le roi Actisan avait chassés.

Un tel soupçon n’est pas admissible. Premièrement, parce que, s’il est dit dans l’Exode[105] que les Juifs enlevèrent les ustensiles des Égyptiens avant d’aller dans le désert, il n’est point dit qu’ils y aient été relégués pour avoir volé. Secondement, soit qu’ils fussent des voleurs ou non, soit qu’ils fussent Égyptiens ou Juifs, ils ne pouvaient guère entendre la langue des petites hordes d’Arabes bédouins qui erraient dans l’Arabie Déserte au nord de la mer Rouge ; et on ne peut tirer aucune induction du psaume lxxx, ni en faveur des Juifs, ni contre eux. Toutes les conjectures d’Hérodote, de Diodore de Sicile, de Manéthon, d’Ératosthène, sur les Juifs, doivent céder sans contredit aux vérités qui sont consacrées dans les livres saints. Si ces vérités, qui sont d’un ordre supérieur, ont de grandes difficultés, si elles atterrent nos esprits, c’est précisément parce qu’elles sont d’un ordre supérieur. Moins nous pouvons y atteindre, plus nous devons les respecter.

Quelques écrivains ont soupçonné que ces voleurs chassés sont les mêmes que les Juifs qui errèrent dans le désert, parce que le lieu où ils restèrent quelque temps s’appela depuis Rhinocolure, nez coupé, et qu’il n’est pas fort éloigné du mont Carmel, des déserts de Sur, d’Éthan, de Sin, d’Oreb, et de Cadès-Barné.

On croit encore que les Juifs étaient ces mêmes brigands, parce qu’ils n’avaient pas de religion fixe : ce qui convient très-bien ; dit-on, à des voleurs ; et on croit prouver qu’ils n’avaient pas de religion fixe, par plusieurs passages de l’Écriture même.

L’abbé de Tilladet, dans sa dissertation sur les Juifs, prétend que la religion juive ne fut établie que très-longtemps après. Examinons ses raisons.

1° Selon l’Exode[106] Moïse épousa la fille d’un prêtre de Madian, nommé Jéthro ; et il n’est point dit que les Madianites reconnussent le même dieu qui apparut ensuite à Moïse dans un buisson vers le mont Oreb.

2° Josué, qui fut le chef des fugitifs d’Égypte après Moïse, et sous lequel ils mirent à feu et à sang une partie du petit pays qui est entre le Jourdain et la mer, leur dit, chapitre xxiv[107] : « Ôtez du milieu de vous les dieux que vos pères ont adorés dans la Mésopotamie et dans l’Égypte, et servez Adonaï.... Choisissez ce qu’il vous plaira d’adorer, ou les dieux qu’ont servis vos pères dans la Mésopotamie, ou les dieux des Amorrhéens, dans la terre desquels vous habitez. »

3° Une autre preuve, ajoute-t-on, que leur religion n’était pas encore fixée, c’est qu’il est dit au livre des Juges, chapitre ier[108] : « Adonaï (le Seigneur) conduisit Juda, et se rendit maître des montagnes ; mais il ne put se rendre maître des vallées. »

L’abbé de Tilladet et Boulanger infèrent de là que ces brigands, dont les repaires étaient dans les creux des rochers dont la Palestine est pleine, reconnaissaient un dieu des rochers et un des vallées.

4° Ils ajoutent à ces prétendues preuves ce que Jephté dit aux chefs des Ammonites, chapitre xi, v. 24 : « Ce que Chamos votre dieu possède ne vous est-il pas dû de droit ? De même ce que notre dieu vainqueur a obtenu doit être en notre possession. »

M. Fréret infère de ces paroles que les Juifs reconnaissaient Chamos pour dieu aussi bien qu’Adonaï, et qu’ils pensaient que chaque nation avait sa divinité locale.

5° On fortifie encore cette opinion dangereuse par ce discours de Jérémie, au commencement du chapitre xlix : «  Pourquoi le dieu Melchom s’est-il emparé du pays de Gad ? » Et on en conclut que les Juifs avouaient la divinité du dieu Melchom.

Le même Jérémie dit au chapitre vii[109], en faisant parler Dieu aux Juifs : « Je n’ai point ordonné à vos pères, au jour que je les tirai d’Égypte, de m’offrir des holocaustes et des victimes. »

6° Isaïe se plaint, au chapitre lvii[110], que les Juifs adoraient plusieurs dieux. « Vous cherchez votre consolation dans vos dieux au milieu des bocages ; vous leur sacrifiez de petits enfants dans des torrents, sous de grandes pierres. » Il n’est pas vraisemblable, dit-on, que les Juifs eussent immolé leurs enfants à des dieux dans des torrents sous de grandes pierres, s’ils avaient eu alors leur loi, qui leur défend de sacrifier aux dieux.

7° On cite encore en preuve le prophète Amos, qui assure, au chapitre v[111] que jamais les Juifs n’ont sacrifié au Seigneur pendant quarante ans dans le désert ; « au contraire, dit Amos, vous y avez porté le tabernacle de votre dieu Moloch, les images de vos idoles, et l’étoile de votre dieu (Remphan) ».

8° C’était, dit-on, une opinion si constante que saint Étienne, le premier martyr, dit au chapitre vii des Actes des apôtres[112] que les Juifs, dans le désert, adoraient la milice du ciel, c’est-à-dire les étoiles, et qu’ils portèrent le tabernacle de Moloch et l’astre du dieu Remphan pour les adorer.

Des savants, tels que MM. Maillet et Dumarsais, ont conclu des recherches de l’abbé de Tilladet que les Juifs ne commencèrent à former leur religion, telle qu’ils l’ont encore aujourd’hui, qu’au retour de la captivité de Babylone. Ils s’obstinent dans l’idée que ces Juifs, si longtemps esclaves et si longtemps privés d’une religion bien nettement reconnue, ne pouvaient être que les descendants d’une troupe de voleurs sans mœurs et sans lois. Cette opinion paraît d’autant plus vraisemblable que le temps auquel le roi d’Éthiopie et d’Égypte Actisan bannit dans le désert une troupe de brigands, qu’il avait fait mutiler, se rapporte au temps auquel on place la fuite des Israélites conduits par Moïse : car Flavien Josèphe dit que Moïse fit la guerre aux Éthiopiens, et ce que Josèphe appelle guerre pouvait très-bien être réputé brigandage par les historiens d’Égypte.

Ce qui achève d’éblouir ces savants, c’est la conformité qu’ils trouvent entre les mœurs des Israélites et celles d’un peuple de voleurs, ne se souvenant pas assez que Dieu lui-même dirigeait ces Israélites, et qu’il punit par leurs mains les peuples de Chanaan. Il paraît à ces critiques que les Hébreux n’avaient aucun droit sur ce pays de Chanaan, et que, s’ils en avaient, ils n’auraient pas dû mettre à feu et à sang un pays qu’ils auraient cru leur héritage.

Ces audacieux critiques supposent donc que les Hébreux firent toujours leur premier métier de brigands. Ils pensent trouver des témoignages de l’origine de ce peuple dans sa haine constante pour l’Égypte, où l’on avait coupé le nez de ses pères, et dans la conformité de plusieurs pratiques égyptiennes qu’il retint, comme le sacrifice de la vache rousse, le bouc émissaire, les ablutions, les habillements des prêtres, la circoncision, l’abstinence du porc, les viandes pures et impures. Il n’est pas rare, disent-ils, qu’une nation haïsse un peuple voisin dont elle a imité les coutumes et les lois. La populace d’Angleterre et de France en est un exemple frappant.

Enfin ces doctes, trop confiants en leurs propres lumières, dont il faut toujours se défier, ont prétendu que l’origine qu’ils attribuent aux Hébreux est plus vraisemblable que celle dont les Hébreux se glorifient.

« Vous convenez avec nous, leur dit M. Toland, que vous avez volé les Égyptiens en vous enfuyant de l’Égypte, que vous leur avez pris des vases d’or et d’argent, et des habits. Toute la différence entre votre aveu et notre opinion, c’est que vous prétendez n’avoir commis ce larcin que par ordre de Dieu. Mais, à ne juger que par la raison, il n’y a point de voleur qui n’en puisse dire autant. Est-il bien ordinaire que Dieu fasse tant de miracles en faveur d’une troupe de fuyards qui avoue qu’elle a volé ses maîtres ? Dans quel pays de la terre laisserait-on une telle rapine impunie ? Supposons que les Grecs de Constantinople prennent toutes les gardes-robes des Turcs et toute leur vaisselle pour aller dire la messe dans un désert : en bonne foi, croirez-vous que Dieu noiera tous les Turcs dans la Propontide pour favoriser ce vol, quoiqu’il soit fait à bonne intention ? »

Ces détracteurs ne se contentent pas de ces assertions, auxquelles il est si aisé de répondre ; ils vont jusqu’à dire que le Pentateuque n’a pu être écrit que dans le temps où les Juifs commencèrent à fixer leur culte, qui avait été jusque-là fort incertain. Ce fut, disent-ils, au temps d’Esdras et de Néhémie. Ils apportent pour preuve le quatrième livre d’Esdras, longtemps reçu pour canonique ; mais ils oublient que ce livre a été rejeté par le concile de Trente. Ils s’appuient du sentiment d’Aben-Esra, et d’une foule de théologiens tous hérétiques ; ils s’appuient enfin de la décision de Newton lui-même. Mais que peuvent tous ces cris de l’hérésie et de l’infidélité contre un concile œcuménique ?

De plus, ils se trompent en croyant que Newton attribue le Pentateuque à Esdras : Newton croit que Samuel en fut l’auteur, ou plutôt le rédacteur.

C’est encore un grand blasphème de dire avec quelques savants que Moïse, tel qu’on nous le dépeint, n’a jamais existé ; que toute sa vie est fabuleuse depuis son berceau jusqu’à sa mort ; que ce n’est qu’une imitation de l’ancienne fable arabe de Bacchus, transmise aux Grecs et ensuite adoptée par les Hébreux. Bacchus, disent-ils, avait été sauvé des eaux ; Bacchus avait passé la mer Rouge à pied sec ; une colonne de feu conduisait son armée ; il écrivit ses lois sur deux tables de pierre ; des rayons sortaient de sa tête. Ces conformités leur font soupçonner que les Juifs attribuèrent cette ancienne tradition de Bacchus à leur Moïse. Les écrits des Grecs étaient connus dans toute l’Asie, et les écrits des Juifs étaient soigneusement cachés aux autres nations. Il est vraisemblable, selon ces téméraires, que la métamorphose d’Édith, femme de Loth, en statue de sel, est prise de la fable d’Eurydice ; que Samson est la copie d’Hercule, et le sacrifice de la fille de Jephté imité de celui d’Iphigénie. Ils prétendent que le peuple grossier qui n’a jamais inventé aucun art doit avoir tout puisé chez les peuples inventeurs.

Il est aisé de ruiner tous ces systèmes en montrant seulement que les auteurs grecs, excepté Homère, sont postérieurs à Esdras, qui rassembla et restaura les livres canoniques.

Dès que ces livres sont restaurés du temps de Cyrus et d’Artaxerce, ils ont précédé Hérodote, le premier historien des Grecs. Non-seulement ils sont antérieurs à Hérodote, mais le Pentateuque est beaucoup plus ancien qu’Homère.

Si on demande pourquoi ces livres si anciens et si divins ont été inconnus aux nations jusqu’au temps où les premiers chrétiens répandirent la traduction faite en grec sous Ptolémée Philadelphe, je répondrai qu’il ne nous appartient pas d’interroger la Providence. Elle a voulu que ces anciens monuments, reconnus pour authentiques, annonçassent des merveilles, et que ces merveilles fussent ignorées de tous les peuples jusqu’au temps où une nouvelle lumière vînt se manifester. Le christianisme a rendu témoignage à la loi mosaïque, au-dessus de laquelle il s’est élevé et par laquelle il fut prédit. Soumettons-nous, prions, adorons, et ne disputons pas.

ÉPILOGUE.

Ce sont là les dernières lignes qu’écrivit mon oncle ; il mourut avec cette résignation à l’Être suprême, persuadé que tous les savants peuvent se tromper, et reconnaissant que l’Église romaine est seule infaillible. L’Église grecque lui en sut très-mauvais gré, et lui en fit de vifs reproches à ses derniers moments. Mon oncle en fut affligé, et, pour mourir en paix, il dit à l’archevêque d’Astracan : « Allez, ne vous attristez pas. Ne voyez-vous pas que je vous crois infaillible aussi ? » C’est du moins ce qui m’a été raconté dans mon dernier voyage à Moscou ; mais je doute toujours de ces anecdotes qu’on débite sur les vivants et sur les mourants.



CHAPITRE XXII.
défense d’un général d’armée attaqué par des cuistres[113].

Après avoir vengé la mémoire d’un honnête prêtre, je cède au noble désir de venger celle de Bélisaire. Ce n’est pas que je croie Bélisaire exempt des faiblesses humaines. J’ai avoué avec candeur que l’abbé Bazin avait été trop goguenard[114], et j’ai quelque pente à croire que Bélisaire fut très-ambitieux, grand pillard, et quelquefois cruel, courtisan tantôt adroit et tantôt maladroit, ce qui n’est point du tout rare.

Je ne veux rien dissimuler à mon cher lecteur. Il sait que l’évêque de Rome Silverius, fils de l’évêque de Rome Hormisdas, avait acheté sa papauté du roi des Goths Théodat. Il sait que Bélisaire, se croyant trahi par ce pape, le dépouilla de sa simarre épiscopale, le fit revêtir d’un habit de palefrenier, et l’envoya en prison à Patare en Lycie. Il sait que ce même Bélisaire vendit la papauté à un sous-diacre nommé Vigile pour quatre cents marcs d’or de douze onces à la livre, et qu’à la fin le sage Justinien fit mourir le bon pape Silvère dans l’île Palmeria. Ce ne sont là que de petites tracasseries de cour dont les panégyristes ne tiennent point de compte.

Justinien et Bélisaire avaient pour femmes les deux plus impudentes carognes qui fussent dans tout l’empire, La plus grande faute de Bélisaire, à mon sens, fut de ne savoir pas être cocu. Justinien son maître était bien plus habile que lui en cette partie. Il avait épousé une baladine des rues, une gueuse qui s’était prostituée en plein théâtre, et cela ne me donne pas grande opinion de la sagesse de cet empereur, malgré les lois qu’il fit compiler, ou plutôt abréger par son fripon Trébonien. Il était d’ailleurs poltron et vain, avare et prodigue, défiant et sanguinaire ; mais il sut fermer les yeux sur la lubricité énorme de Théodora, et Bélisaire voulut faire assassiner l’amant d’Antonine. On accuse aussi Bélisaire de beaucoup de rapines.

Quoi qu’il en soit, il est certain que le vieux Bélisaire, qui n’était pas si aveugle que le vieux Justinien, lui donna, sur la fin de sa vie, de très-bons conseils dont l’empereur ne profita guère. Un Grec très-ingénieux, et qui avait conservé le véritable goût de l’éloquence dans la décadence de la littérature, nous a transmis ces conversations de Bélisaire avec Justinien. Dès qu’elles parurent, tout Constantinole en fut charmé. La quinzième conversation[115] surtout enchanta tous les esprits raisonnables.

Pour avoir une parfaite connaissance de cette anecdote, il faut savoir que Justinien était un vieux fou qui se mêlait de théologie. Il s’avisa de déclarer, par un édit, en 564, que le corps de Jésus-Christ avait été impassible et incorruptible, et qu’il n’avait jamais eu besoin de manger ni pendant sa vie, ni après sa résurrection.

Plusieurs évêques trouvèrent son édit fort scandaleux. Il leur annonça qu’ils seraient damnés dans l’autre monde, et persécutés dans celui-ci ; et, pour le prouver par les faits, il exila le patriarche de Constantinople, et plusieurs autres prélats, comme il avait exilé le pape Silvère.

C’est à ce sujet que Bélisaire fait à l’empereur de très-sages remontrances. Il lui dit qu’il ne faut pas damner si légèrement son prochain, encore moins le persécuter ; que Dieu est le père des hommes ; que ceux qui sont en quelque façon ses images sur la terre (si on ose le dire) doivent imiter sa clémence, et qu’il ne fallait pas faire mourir de faim le patriarche de Constantinople sous prétexte que Jésus-Christ n’avait pas eu besoin de manger. Rien n’est plus tolérant, plus humain, plus divin peut-être, que cet admirable discours de Bélisaire : je l’aime beaucoup mieux que sa dernière campagne en Italie, dans laquelle on lui reprocha de n’avoir fait que des sottises.

Les savants, il est vrai, pensent que ce discours n’est pas de lui, qu’il ne parlait pas si bien, et qu’un homme qui avait mis le pape Silvère dans un cul de basse-fosse, et vendu sa place quatre cents marcs d’or de douze onces à la livre, n’était pas homme à parler de clémence et de tolérance : ils soupçonnent que tout ce discours est de l’éloquent grec Marmontelos, qui le publia. Cela peut être ; mais considérez, mon cher lecteur, que Bélisaire était vieux et malheureux : alors on change d’avis ; on devient compatissant.

Il y avait alors quelques petits Grecs envieux, pédants, ignorants, et qui faisaient des brochures pour gagner du pain. Un de ces animaux, nommé Cogéos[116], eut l’impudence d’écrire contre Bélisaire parce qu’il croyait que ce vieux général était mal en cour.

Bélisaire, depuis sa disgrâce, était devenu dévot : c’est souvent la ressource des vieux courtisans disgraciés, et même encore aujourd’hui les grands vizirs prennent le parti de la dévotion quand, au lieu de les étrangler avec un cordon de soie, on les relègue dans l’île de Mitylène. Les belles dames aussi se font dévotes, comme on sait, vers les cinquante ans, surtout si elles sont bien enlaidies ; et plus elles sont laides, plus elles sont ferventes. La dévotion de Bélisaire était très-humaine ; il croyait que Jésus-Christ était mort pour tous, et non pas pour plusieurs. Il disait à Justinien que Dieu voulait le bonheur de tous les hommes, et cela même tenait encore un peu du courtisan, car Justinien avait bien des péchés à se reprocher ; et Bélisaire, dans la conversation, lui fit une peinture si touchante de la miséricorde divine que la conscience du malin vieillard couronné en devait être rassurée.

Les ennemis secrets de Justinien et de Bélisaire suscitèrent donc quelques pédants qui écrivirent violemment contre la bonté de Dieu. Le folliculaire Cogéos, entre autres, s’écria dans sa brochure, page 63 : Il n’y aura donc plus de réprouvés ! « Si fait, lui répondit-on, tu seras très-réprouvé : console-toi, l’ami ; sois réprouvé, toi et tes semblables, et sois sûr que tout Constantinople en rira. » Ah ! cuistres de collége, que vous êtes loin de soupçonner ce qui se passe dans la bonne compagnie de Constantinople !

POST-SCRIPTUM.

défense d’un jardinier.

Le même Cogéos attaqua non moins cruellement un pauvre jardinier d’une province de Cappadoce, et l’accusa, page 54, d’avoir écrit ces propres mots : « Notre religion, avec toute sa révélation, n’est et ne peut être que la religion naturelle perfectionnée. »

Voyez, mon cher lecteur, la malignité et la calomnie ! Ce bon jardinier était un des meilleurs chrétiens du canton, qui nourrissait les pauvres des légumes qu’il avait semés, et qui pendant l’hiver s’amusait à écrire pour édifier son prochain, qu’il aimait. Il n’avait jamais écrit ces paroles ridicules et presque impies : avec toute sa révélation (une telle expression est toujours méprisante) ; cet homme, avec tout son latin ; ce critique, avec tout son fatras. Il n’y a pas un seul mot dans ce passage du jardinier qui ait le moindre rapport à cette imputation. Ses œuvres ont été recueillies, et dans la dernière édition de 1764, page 252, ainsi que dans toutes les autres éditions, on trouve le passage que Cogéos ou Cogé a si lâchement falsifié. Le voici en français, tel qu’il a été fidèlement traduit du grec[117].

« Celui qui pense que Dieu a daigné mettre un rapport entre lui et les hommes, qu’il les a faits libres, capables du bien et du mal, et qu’il leur a donné à tous ce bon sens qui est l’instinct de l’homme, et sur lequel est fondée la loi naturelle, celui-là sans doute a une religion, et une religion beaucoup meilleure que toutes les sectes qui sont hors de notre Église : car toutes ces sectes sont fausses, et la loi naturelle est vraie. Notre religion révélée n’est même et ne pouvait être que cette loi naturelle perfectionnée. Ainsi le théisme est le bon sens qui n’est pas encore instruit de la révélation, et les autres religions sont le bon sens perverti par la superstition. »

Ce morceau avait été honoré de l’approbation du patriarche de Constantinople et de plusieurs évêques : il n’y a rien de plus chrétien, de plus catholique, de plus sage.

Comment donc ce Cogé osa-t-il mêler son venin aux eaux pures de ce jardinier ? Pourquoi voulut-il perdre ce bonhomme, et faire condamner Bélisaire ? N’est-ce pas assez d’être dans la dernière classe des derniers écrivains ? Faut-il encore être faussaire ? Ne savais-tu pas, ô Cogé ! quels châtiments étaient ordonnés pour les crimes de faux ? Tes pareils sont d’ordinaire aussi mal instruits des lois que des principes de l’honneur. Que ne lisais-tu les Institutes de Justinien, au titre De publicis Judiciis, et la loi Cornelia ?

Ami Cogé, la falsification est comme la polygamie : c’est un cas, un cas pendable[118].

Écoute, misérable, vois combien je suis bon : je te pardonne.

DERNIER AVIS AU LECTEUR.

Ami lecteur, je vous ai entretenu des plus grands objets qui puissent intéresser les doctes, de la formation du monde selon les Phéniciens, du déluge, des dames de Babylone, de l’Égypte, des Juifs, des montagnes, et de Ninon. Vous aimez mieux une bonne comédie, un bon opéra-comique ; et moi aussi. Réjouissez-vous, et laissez ergoter les pédants. La vie est courte. Il n’y a rien de bon, dit Salomon[119], que de vivre avec son amie, et de se réjouir dans ses œuvres.

FIN DE LA DÉFENSE DE MON ONCLE.

  1. Cet Avertissement, de l’auteur, est de 1767.
  2. Voyez ci-après, page 371.
  3. Voyez la Philosophie de l’Histoire, à la tête de l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations. (Note de Voltaire.)
  4. Luc, xii, 32.
  5. Voyez cette table à la fin du volume. (Note de Voltaire.) — Voyez la fin de la note 1, page 367.
  6. Vous sentez bien, mon cher lecteur, que Bazin est un nom celtique, et que la femme de Bazin ne pouvait s’appeler que Bazine ; c’est ainsi qu’on a écrit l’histoire. (Note de Voltaire.)
  7. Dans sa Préface historique et critique de l’Histoire de Russie (voyez t. XVI, pages 381-82).
  8. Voyez, tome XIX, la note 1 de la page 318.
  9. III. Rois, xxxiv, 13, 15.
  10. I. Rois, vi, 19.
  11. Nombres, xvi, 49.
  12. La première édition du Supplément à la Philosophie de l’Histoire commence ainsi : « J’ai exposé, dans ma Préface, les raisons qui m’ont fait mettre la plume à la main. » Larcher changea ce début dans sa seconde édition.
  13. Rois, viii, 15.
  14. Voyez tome XVII, page 512.
  15. Nombres, xxi, 40.
  16. vi, 42.
  17. L’Arlequin Ulla, opéra-comique de Le Sage et d’Orneval, fut joué, pour la première fois, en 1716. La comédie de Dominique et Romagnési, qui porte le même titre, est de 1728.
  18. En supposant que la loi existe, elle prescrit seulement qu’un homme ne peut reprendre une femme avec laquelle il a fait divorce que lorsqu’elle est veuve d’un autre homme, ou qu’elle a été été répudiée par lui. Cette loi aurait pour but d’empêcher les époux de se séparer pour des causes très-légères. Un homme riche a pu quelquefois, pour éluder la loi, faire jouer cette comédie.

    C’est ainsi qu’en Angleterre un homme qui veut se séparer de sa femme avec son consentement se fait surprendre avec une fille. Dirait-on que, par la loi d’Angleterre, un homme ne peut se séparer de sa femme qu’après avoir couché avec une autre devant témoins ? Ce serait imiter M. Larcher, et prendre l’abus ridicule d’une mauvaise loi pour la loi même. Mais cette loi, quoique mauvaise, ne prescrit, ni dans l’Orient, ni dans l’Angleterre, une action contraire aux mœurs. (K.)

  19. Les passages du Coran, cités par Voltaire, sont la traduction fidèle de la partie des versets 237 et 238 du chapitre second intitulé la Vache. Mais il plaisante quand il donne, comme représentant le texte, des mots qui n’ont aucun rapport avec le passage dont il s’agit. On en jugera par la citation suivante, où l’on a figuré, autant que possible, la prononciation arabe :

    Verset 237. « La Djunahé aleï Koum in tallaktoumoun ennicaè : nialam temessouhounnè av tefridou lehounnè… »

    Verset 238. « Oua in tallaktoumouhounnè min cabli an temessouhounné oua cad faradtoum lehounnè, feridatan sènisfu ma laradtoum. »

    Traduction latine de Marraci : « Non erit piaculum super vos si repudietis uxores quandiu non tetigeristis eas per conjugium… Quod si repudietis eas antequam tangatis eas : et jam sanxeritis eis sanctionem, etc. »

    Tous les éléments de cette note m’ont été fournis par M. Blanchi, interprète du roi pour les langues orientales. (B.)

  20. Voyez tome XI, page 210 ; XX, 20.
  21. M. l’abbé Mignot, conseiller au grand conseil, neveu de M. de Voltaire (K.) — L’Histoire de l’empire ottoman, par l’abbé Mignot, a paru en 1771, quatre volumes in-12 ; 1788, quatre volumes in-8o.
  22. Voyez tome XIX, page 500.
  23. Qui le croirait, mon cher lecteur ? cela est imprimé à la page 209 du livre de M. Toxotès, intitulé Supplément à la Philosophie de l’Histoire. (Note de Voltaire.) — Voltaire, dans une note du chapitre xvi, ci-après, page 400, donne l’explication du mot Toxotès.
  24. Un ramoneur à face basanée,
    Le fer en main, les yeux ceints d’un bandeau,
    S’allait glissant dans une cheminée,
    Quand de Sodome un antique bedeau
    Vint endosser sa figure inclinée, etc.

    (Note de Voltaire.)

    — Voyez, tome X, dans les Poésies mêlées, la suite de ces vers.

  25. II. Rois, xiii, 12, 13.
  26. On a fait l’application de cette phrase à Voltaire et à Mme Denis ; je ne sais sur quel motif. (B.)
  27. Il existe cinq traductions françaises du Traité de la Vérité de la religion chrétienne, par H. Grotius.
  28. Voyez tome XXI, page 495.
  29. Voyez tome XX, page 325.
  30. XII, 4.
  31. XI, 26, 32.
  32. La Fontaine, livre IV, fable v.
  33. Voyez tome XVIII, page 354 ; et XXIII, 507.
  34. Voyez la note, tome XXI, page 69.
  35. Il s’agit ici de l’abbé Foucher, de l’Académie des belles-lettres, précepteur du duc de La Trimouille. Cet abbé était janséniste : il crut que sa conscience l’obligeait à écrire contre. M. de Voltaire ; mais la grâce lui manqua. (K.) — Voyez tome XVII, page 52 ; et, plus loin, les Lettres à Foucher.
  36. Voyez tome XIX, page 362.
  37. Tome XI page 60.
  38. Il s’agit encore ici de l’abbé Foucher, dont il a déjà été question page 385.
  39. Exode, viii, 18 ; mais, dans la Vulgate, les animaux formant la troisième plaie de l’Égypte sont appelés sciniphes, moucherons.
  40. Voyez la note 1, tome XXV, page 232.
  41. Montaigne, dans ses Essais, livre Ier, chap. xxiv, dit : « Il falloit s’enquérir qui est mieulx sçavant, non qui est plus sçavant.
  42. Voltaire a publié, sous le nom de Jérôme Carré, l’Écossaise, voyez tome IV du Théâtre : et un morceau Du Théâtre anglais, voyez tome XXIV, page 192.
  43. Sous ce nom, Voltaire publia, en 1760, le Pauvre Diable, voyez tome X ; et en 1764, un volume intitulé Contes de G. Vadé.
  44. Voyez tome XXI, page 137.
  45. Nommé Chumontou, tome XI, page 192.
  46. Le manuscrit dont parle Voltaire, et deux copies de la traduction française, se trouvent encore au cabinet des manuscrits orientaux de la Bibliothèque du roi. La traduction française fut publiée l’année même de la mort de Voltaire, par le baron de Sainte-Croix, sous le titre de : L’Ézour-Vedam ou Ancien commentaire du Vedam, contenant l’exposition des opinions religieuses et philosophiques des Indiens, traduit du samscretan par un brame, revu et publié avec des observations préliminaires, des notes, et des éclaircissements ; Yverdon, 1778, deux volumes in-12. Mais Voltaire et Sainte-Croix ont été dupes d’une imposture littéraire et religieuse. Le Veidam, ou plutôt les Veidams, car ils sont au nombre de quatre, à savoir : Rig-Veda, Yadjour-Veda, Sama-Veda, Atharvana-Veda, sont rédigés dans un ancien idiome sanscrit qui n’est plus entendu que d’un très-petit nombre de savants. Or le manuscrit dont parle Voltaire est écrit dans un dialecte vulgaire. D’ailleurs, bien loin de renfermer la véritable doctrine des anciens brames, ce manuscrit tend à saper cette doctrine pour la remplacer par celle du christianisme. Tout porte à croire que ce prétendu Veda ou commentaire du Veda a été fabriqué par quelque missionnaire catholique, dans le but d’attirer plus facilement les Indous au christianisme. Il existe des exemples de supercheries semblables ; on a même retrouvé dans la bibliothèque des missionnaires de Pondichéry les autres parties du Veda travesties de la même manière. Voyez, à ce sujet, le Mémoire que M. Francis Ellis a inséré dans le volume XIV des Asiatick Researches ou Mémoires de la société de Calcutta ; Calcutta, 1822, in-4o. (Note communiquée par M. Reinaud, de la Bibliothèque du roi.) (B.)
  47. Voltaire avait déjà parlé de l’Ézour-Veidam, tome XI, pages 52 et 192. Il en reparla, en 1769, dans le Précis du Siècle de Louis XV (voyez tome XV, page 326) ; et en 1771, dans ses Questions sur l’Encyclopédie (voyez tome XIX, page 58).
  48. Voyez tome XI, page 192.
  49. Ibid., pages 17 et 192.
  50. Voyez, plus loin, l’opuscule intitulé À Warburton.
  51. Voyez tome XI, pages 39 et 108.
  52. Pendez-le.
  53. Cette initiale désigne M. Silhouette, ministre d’État sous Louis XV, à qui l’on doit les Dissertations sur l’union de la religion, de la morale, et de la politique, tirées d’un ouvrage de M. Warburton ; 1742, 2 vol. in-12. (B.)
  54. L’Opéra des gueux, par John Gay, avait été traduit par Patu : Choix de petites pièces du Théâtre anglais, 1756.
  55. Job, vii, 9.
  56. II. Rois, xiv, 14.
  57. Je ne les ai pas trouvés dans le psaume lxxxviii. Je n’ai même pu trouver les deux premières phrases de la citation dans aucun psaume. Les deux qui les suivent sont dans le psaume xxix, verset 11 : Quæ utilitas in sanguine meo, etc. La fin est en partie dans le psaume lxxxvii, verset 11 et suiv. (B.)
  58. Ecclésiaste, ix, 5.
  59. Traité sur la Tolérance : voyez tome XXV, page 13.
  60. Le Théâtre de P. Corneille avec des commentaires, 1764, douze volumes in-8o.
  61. Voyez la Lettre de M. de L’Écluse, tome XXIV, page 457.
  62. Voyez page 115.
  63. Voyez ci-dessus, page 390.
  64. Ces vers sont de Voltaire ; voyez, tome VIII, le Temple du Goût.
  65. Toxotès est un mot grec qui signifie Larcher : Τοξοτής. (Note de Voltaire).
  66. Ecclésiaste, i, 2.
  67. Tome II, page 89. (Note de Voltaire.)
  68. Tome II, page 91. (Id.)
  69. Tome I, page 87. (Id.)
  70. Voyez tome XI, page 31.
  71. Page 309. Recueil de 1765. (Note de Voltaire. )
  72. Dans le Journal économique de juillet 1765, page 309, on lit : « L’opinion de M. de Voltaire, qui croit, etc. » Le Journal économique a commencé en 1751. Chacune des années 1751, 52, 53, a six volumes in-12. Les années 1754 à 1757 ont chacune quatre volumes in-12. Les années 1758 à 1777 inclus forment chacune un volume grand in-8o. (B.)
  73. Mœurs des sauvages, page 68, tome I. (Note de Voltaire.)
  74. Genèse, xxx, 39.
  75. Voyez tome XXIV, page 243.
  76. Buffon ; voyez ci-après, page 409.
  77. C’est par plaisanterie que Voltaire suppose cette opinion à de Maillet, qui dit au contraire (tome I, page 76 de l’édition de 1755 du Telliamed) : « À quelque élévation que ces eaux de la mer aient été portées au-dessus de nos terrains, elles ne renfermaient point alors de poissons, ni de coquillages ; il est constant du moins qu’il ne s’y en trouvait que peu. »
  78. Je ne sais si Voltaire a vu les sources du Pô ; mais il n’a certainement vu ni celles de l’Euphrate, ni celles du Tigre. (B.)
  79. De Newton ; voyez tome XXI, page 579.
  80. Voyez les chapitres xii et suivants de l’ouvrage Des Singularités de la nature.
  81. Voyez, tome XI, la note 1 de la page 4.
  82. Voyez le chapitre xvi de l’ouvrage Des Singularités de la nature.
  83. Voyez tome XXIII, page 222 ; mais il n’y a que vingt et un (et non quarante) ans d’intervalle entre la Dissertation sur les changements arrivés dans notre globle, et la Défense de mon oncle.
  84. Voyez tome XVIII, page 372 ; et l’ouvrage Des Singularités de la nature, chap. xx.
  85. Descartes.
  86. Voyez tome XXV, pages 386-389, 393 et suiv.
  87. Maupertuis ; voyez tome XXIII, pages aW, 569, 373.
  88. L’Encyclopédie a 28 volumes in-folio (non compris le supplément); mais il n’en avait paru que vingt et un au moment où Voltaire écrivait, savoir : les dix-sept volumes de texte, et les quatre premiers des planches.
  89. Voyez tome XXII, page 111.
  90. Voyez tome XXII, pages 127, 132, 140, 393 et suiv.
  91. Voyez tome XXIII, pages 34 et 61.
  92. Voyez tome XXIV, page 231.
  93. Les Hommes (par l’abbé de Varenne) ; la quatrième édition est de 1737, deux volumes in-12.
  94. Poëme en dix-huit chants (par l’abbé du Laurens), 1765, in-8o.
  95. Caquet-bon-bec, la Poule à ma tante (par de Junquières), 1763, in-12.
  96. Voyez l’Avertissement de Beuchot en tête du tome XXI, page <span class="romain" title="Nombre vii écrit en chiffres romains">vii.
  97. Par l’abbé du Laurens ; 1766, trois volumes in-8o.
  98. Zenobie : voyez la note, tome XVIII, page 289.
  99. Voyez ci-dessus, page 371.
  100. Voyez tome XI, page 91.
  101. Voyez tome XI, page 67.
  102. Voyez tome XI, page 73.
  103. Le P. Paez.
  104. Tome XVII, page 286 ; XXV, 51.
  105. xii, 35, 36.
  106. ii, 21.
  107. 14, 15.
  108. 19.
  109. 22.
  110. 5.
  111. 25, 26.
  112. Versets 42, 43.
  113. Voyez ci-dessus, page 109, l’Anecdote sur Bélisaire ; et page 169, la Seconde Anecdote sur Bélisaire.
  114. Voyez ci-dessus, pages 369, 408, 409.
  115. Le quinzième chapitre du Bélisaire de Marmontel fut principalement l’objet du courroux des théologiens.
  116. Coger (voyez la note, tome XXI, page 357), que Voltaire appelle aussi Cogé, et Coge pecus.
  117. Tome XX, page 506.
  118. Molière, Monsieur de Pourceaugnac, acte II, scène <span class="romain" title="Nombre xi écrit en chiffres romains">xi.
  119. Ecclésiaste, iii, 12.