Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 161-168).

CHAPITRE XVIII

JOË ASSUME UNE NOUVELLE RESPONSABILITÉ

Frisco Kid et Joë pesèrent sur la chaîne d’ancre jusqu’à ce que celle-ci fût à pic, puis ils se reposèrent un instant.

Tout était prêt à bord du Dazzler pour hisser le foc et filer. Ils écarquillèrent les yeux dans la direction de la rive. Le bruit avait cessé, mais çà et là des lumières commençaient à scintiller. Le grincement d’une poulie frappa leurs oreilles ; ils perçurent la voix de Nelson-le-Rouge qui hurlait :

« Pete-le-Français a oublié de l’huiler, expliqua Frisco Kid faisant allusion à la poulie.

— Dites donc, il leur en faut du temps à ceux-là ! leur cria le mousse du Reindeer assis sur le toit de la cabine et s’épongeant la figure après avoir, tout seul, hissé la grand-voile.

— Je crois qu’ils ont raison, répliqua Frisco Kid. Tout est prêt ?

— Oui, ici tout est prêt.

— Hé, là-bas ! leur hurla l’homme du yacht n’osant risquer la tête une deuxième fois à travers la claire-voie. Vous feriez mieux de décamper.

— Et vous de vous tenir pénard dans votre cabine. Occupez-vous de vos oignons et fichez-nous la paix.

— Si seulement nous étions ailleurs, je vous ferais voir comment je m’appelle ! s’exclama l’autre d’une voix menaçante.

— Félicite-toi d’être où tu es ! » répliqua le mousse du Reindeer.

Après quoi, l’homme garda le silence.

« Les voici ! », annonça soudain Frisco Kid à Joë.

Les deux youyous, émergeant des ténèbres, vinrent se ranger le long du Dazzler. Une altercation se produisait, ainsi qu’en attestait la voix de Pete.

« Non ! non ! s’écriait-il. Mets-le sur le Dazzler. Le Reindeer s’emballe toujours et file si vite qu’on ne le revoit plus. Mets-le sur le Dazzler, te dis-je !

— C’est bon ! acquiesça Nelson-le-Rouge. On fera de la vitesse plus tard. Allons, les gars, grouillez-vous ! Embarquez-moi ça, j’ai le bras cassé. »

Des filins furent lancés à bord et rattrapés par les hommes, tout affairés, à l’exception de Joë.

Les vociférations, le bruit des rames, le grincement des poulies et le claquement des voiles, indiquèrent aux pilleurs que sur la rive on se préparait à leur poursuite.

« Maintenant, tous ensemble ! commanda Nelson-le-Rouge. Ne laissez pas le bateau culer ou vous allez mettre le youyou en pièces. Tirez dessus, de toutes vos forces ! Encore ! Encore un peu ! Encore un petit coup, soufflez un instant. »

Bien que la tâche ne fût qu’à moitié terminée, les hommes, épuisés par ce prodigieux effort, accueillirent la pause avec satisfaction. Joë promena son regard par-dessus la lisse dans l’espoir de découvrir la nature de ce lourd objet qu’on hissait à bord. Il devina les vagues contours d’un petit coffre-fort de bureau.

« Allons, tous ensemble ! reprit Nelson-le-Rouge. Posez le bout sur la voûte arrière et ne laissez pas tomber ! Ho ! hisse ! Ho ! Encore un peu ! Passez la caisse par-dessus bord. »

Haletants, les muscles tendus et la poitrine gonflée, ils firent basculer par-dessus bord l’embarrassant fardeau et le descendirent dans le cockpit par la plate-forme arrière. Les portes de la cabine furent ouvertes en grand, on fit avancer le coffre-fort en le balançant sur sa base ; bientôt il reposa sur le parquet de la cabine, contre le puits de dérive.

Nelson-le-Rouge, en personne, avait dirigé l’opération et était monté à bord, son bras gauche pendant, inerte, à son côté ; du sang tombait goutte à goutte de l’extrémité de ses doigts. Il semblait n’en faire aucun cas, pas plus que des échos de la tempête humaine déchaînée sur le rivage, et qui, à en juger par le vacarme, était sur le point de s’abattre sur eux.

« Mets le cap sur la Porte d’Or, dit-il à Pete-le-Français comme il se disposait à partir. Je tâcherai de te suivre. Si je te perds de vue dans l’obscurité, rendez-vous dans la matinée aux Farralones. »

Il sauta dans le youyou après les hommes et saluant de son bras valide il s’écria :

« Alors, les gars, nous parlons bientôt pour le Mexique ! Le Mexique… où il fait un beau temps d’été ! »

À la minute même où le Dazzler, libéré de son ancre, faisait son abattée sous l’action du foc et commençait sa course, une voile sombre apparut à l’arrière, manquant de justesse le youyou en remorque.

Le cockpit du bateau inconnu était bondé d’hommes qui élevèrent leur voix courroucée à la vue des pirates. Joë fut sur le point de se précipiter à l’avant pour trancher les drisses et faciliter ainsi la capture du Dazzler. Ainsi qu’il l’avait dit la veille à Pete-le-Français, il n’avait aucun crime à se reprocher et ne redoutait point de comparaître devant un tribunal. Mais la pensée de Frisco Kid le retint. Il désirait l’amener à terre avec lui, mais il ne voulait point, ce faisant, risquer de le faire jeter en prison. Il se passionna donc lui aussi pour la fuite du Dazzler.

Le sloop qui les poursuivait décrivit une courbe pour piquer sur eux à toute vitesse, mais dans l’obscurité il heurta le yacht mouillé à l’ancre. Son occupant, croyant sa dernière heure venue, poussa un cri sauvage, monta sur le pont et sauta dans la mer. Dans la confusion qui s’ensuivit, et tandis que les hommes du sloop essayaient de le repêcher, Pete-le-Français et ses deux matelots disparurent dans la nuit.

Le Reindeer était déjà hors de vue et lorsque Joë et Frisco Kid eurent lové les manœuvres courantes et mis tout en ordre à bord, ils étaient déjà au large. La brise fraîchissait de plus en plus et le Dazzler filait grand largue sur des eaux relativement calmes.

Une heure s’était à peine écoulée que les lumières du cap Hunter apparaissaient à bâbord. Frisco Kid descendit pour préparer le café, mais Joë resta sur le pont à observer les points lumineux de San-Francisco qui grossissaient de plus en plus. Il essaya de deviner la destination du Dazzler. Le Mexique ! ils allaient donc affronter l’océan sur cette coque de noix ! Impossible. Du moins il en avait l’impression, car sa conception des voyages en mer se bornait aux traversées en paquebot ou sur des navires gréés en trois mâts carrés.

Il regrettait déjà de n’avoir point coupé les drisses et brûlait de poser à Pete-le-Français un millier de questions, mais comme la première se présentait sur le bout de sa langue, ce digne personnage lui intima l’ordre de descendre, de boire son café et d’aller se coucher.

Peu après, Frisco Kid le rejoignait et Pete-le-Français resta seul, absorbé par l’unique souci de sortir de la baie pour gagner la haute mer. À deux reprises il entendit les vagues refoulées contre la coque du Dazzler par une étrave volant sur les flots ; une fois même il aperçut une voile sous le vent qui lofait vivement et approchait en pleine vue.

Mais la nuit les favorisait et ils n’entendit plus rien, peut-être parce qu’il serra le vent d’un quart plus près et se maintint de la sorte avec la voile frémissante le long de sa ralingue de chute.

Le matin, à l’aube, les deux jeunes mousses furent réveillés et montèrent sur le pont, les yeux encore lourds de sommeil. Le jour perçait, froid et gris, et le vent atteignait l’allure d’un grain.

Joë reconnut, tout surpris, les tentes blanches du poste de quarantaine sur l’île Angel. Au Sud, San-Francisco formait une tache vaporeuse, tandis que la nuit, s’attardant encore à l’occident, se retirait lentement sous leurs regards.

Pete-le-Français venait de franchir le détroit de Raccoon et étudiait les mouvements d’un sloop-yacht qui, un demi-mille à l’arrière, s’avançait en piquant du nez.

« Alors, tu t’imagines que tu vas rattraper le Dazzler ? »

Et, poursuivi par le bateau en question, il dirigea le Dazzler tout droit sur la Porte d’Or.

Le yacht ne les lâchait pas. Joë l’observa pendant un long moment. Il suivait une course parallèle à eux, et les dépassait de vitesse.

« Mais à cette allure, s’écria le jeune garçon, ils seront sur nous quand ils voudront ! »

Pete-le-Français éclata de rire.

« Tu crois ça ? Peuh ! Ils laissent porter. Nous, nous serrons le vent davantage. Ils ont peur du vent, tandis que nous lui « essuyons les yeux » comme nous disons nous autres marins. Patiente un peu. Tu verras. Nous finirons par les battre, même s’ils ont le cran de passer la barre, ce qui m’épaterait. »

Devant eux, les grosses lames de l’océan s’élançaient vers le ciel et se brisaient en crêtes d’écume rugissante.

À tribord, une goélette à vapeur avançait à grand-peine, tantôt roulant au point de montrer hors de l’eau sa carène ruisselante, tantôt dressant son pont dont le chargement de bois dépassait largement les rambardes.

Cette lutte entre l’homme et les éléments était magnifique. Joë avait perdu toute sa timidité, ses narines se dilataient et ses yeux flamboyaient devant la perspective d’une bataille imminente.

Pete-le-Français demanda son ciré et son suroît, et Joë endossa un imperméable. Sur ce, le patron l’envoya en bas avec Frisco Kid pour caler le coffre-fort au moyen de taquets et de courroies.

Jetant par hasard un coup d’œil sur une petite plaque vissée à l’avant du coffre, Joë lut le nom, en lettres dorées, de la firme à laquelle il appartenait : « Bronson et Tate ». Son père et l’associé de son père ! Leur coffre-fort et leur argent ! Frisco Kid, en train de clouer le dernier taquet sur le plancher de la cabine, leva les yeux et suivit le regard fasciné de son jeune compagnon.

« Ça, c’est raide, hein ? murmura-t-il. Ton père ? » Joë acquiesça de la tête. Maintenant, il comprenait tout. Ils étaient passé par San Andréas, où son père exploitait d’importantes carrières, et, sans aucun doute, le coffre contenait les salaires d’un millier et plus d’ouvriers à son service.

« Pas un mot ! », recommanda-t-il à son camarade.

Frisco Kid le considéra d’un air entendu.

« Pete-le-Français ne sait pas lire, murmura-t-il. D’autre part, il y a mille chances contre une que Nelson ignore ton nom. Tout de même, ça dépasse les bornes ! Dès que les circonstances le leur permettront, ils vont défoncer le coffre et partager le magot. Que pourrais-tu faire pour les en empêcher ?

— Attends, tu verras. »

Joë venait de se décider à défendre coûte que coûte le bien paternel. En mettant les choses au pis, le coffre-fort risquait d’être perdu sans recours et ce serait à coup sûr le cas si lui, Joë, ne se trouvait à bord. Mais dans les conditions présentes l’occasion s’offrait à lui d’essayer de sauver cette fortune ou de la faire récupérer. Il sentait s’accumuler sur lui les responsabilités. Voilà quelques jours seulement, il n’avait à songer qu’à lui-même ; puis, de façon subtile, il s’était senti en quelque sorte garant du bien-être futur de Frisco Kid ; ensuite, et de manière plus impondérable encore, il avait pris conscience des devoirs que lui imposait sa situation ; devoirs envers sa sœur, ses camarades et amis. Maintenant, par une suite de circonstances tout à fait inattendues, il se préparait à se dévouer pour son père.

Il répondit bravement à cet appel des énergies les plus profondes dé son être. Si son avenir le laissait dans le vague, en revanche il ne doutait pas de lui-même ; et cet heureux état d’esprit, cette confiance en soi-même, par une généreuse alchimie, décuplèrent la force de sa volonté. Il s’en rendait compte. Il comprenait, confusément il est vrai, que la confiance engendre la confiance et que de la force naît la force.