Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 169-174).

CHAPITRE XIX

PLAN D’ÉVASION

« Attention ! Voilà le moment ! », cria Pete-le-Français.

Les deux jeunes matelots se précipitèrent dans le cockpit. Une vague de plusieurs mètres souleva une énorme crête d’écume à quelque distance devant eux, les déventa pendant un instant, menaça d’écraser la frêle embarcation comme une coquille d’œuf.

Joë retint son souffle. L’heure suprême avait sonné. Pete-le-Français lofa droit sur la vague, le Dazzler se lança à l’assaut du sommet vertigineux. Il s’y maintint quelques secondes et retomba un peu plus loin dans la vallée liquide.

Interrompant la manœuvre dans les intervalles pour serrer la grand-voile et lofant parmi les brisants, ils progressaient difficilement dans cette mer parsemée de dangers. Saisis une fois par la queue d’une grosse lame, ils faillirent disparaître à jamais dans l’écume. Mais, à part ces coups durs, le sloop se laissait mollement ballotter avec la passivité d’un bouchon.

Joë se croyait transporté hors de lui-même, hors du monde ! Ah ! cette fois, il goûtait à la vie, à l’action ! Ce n’était certes plus l’existence plate et morne qu’il avait trop longtemps connue !

Groupés sur la pontée du vapeur, les matelots agitèrent leurs suroîts et, sur la passerelle, le capitaine en personne exprima son admiration pour les prouesses du Dazzler.

« Ah ! vous voyez, les gars ! Vous voyez ! », s’exclama Pete en tendant le doigt vers l’arrière.

Le sloop-yacht, n’osant s’aventurer plus avant, allait et venait au niveau de la barre. La poursuite était terminée. Un bateau-pilote, cherchant refuge devant la tempête prête à éclater, glissa près d’eux comme un oiseau apeuré et passa devant le vapeur à une telle vitesse que celui-ci en parut immobile.

Une demi-heure après, le Dazzler avait franchi la dernière vague écumante et filait sur la houle du Pacifique. Le vent avait augmenté de vitesse et il fallut prendre des ris dans le foc et la grand-voile. Alors ils virèrent de nouveau à tribord dans la direction des Farralones, situées à une trentaine de milles de là.

Ils achevaient leur petit déjeuner lorsqu’ils relevèrent le Reindeer qui était à la cape et s’efforçait d’éviter la côte en gagnant le Sud-Ouest. La barre était amarrée sous le vent et il n’y avait pas une âme sur le pont.

Pete-le-Français protesta vigoureusement contre une telle insouciance :

« Voilà bien le défaut de Nelson-le-Rouge. Ce risque-tout n’a peur de rien ! Un de ces jours, cette imprudence lui coûtera la vie. Vous pouvez m’en croire, cela ne tardera pas. »

À trois reprises, ils firent le tour du Reindeer, filant sous sa hanche du côté du vent et il leur fallut s’égosiller pour amener quelqu’un sur le pont.

Aussitôt après, ils commencèrent vraiment à avancer, et les deux coquilles de noix s’élancèrent dans l’immensité du Pacifique.

Frisco Kid expliquait à Joë que cette fuite était nécessaire, s’ils voulaient prendre du large avant que la tempête ne se déchaînât au-dessus de leurs têtes. Sinon, ils seraient poussés à la dérive vers la côte de Californie. Le grain fini, ils descendraient à terre pour se procurer des vivres. Il félicita Joë de n’avoir pas le mal de mer : Pete-le-Français lui décerna les mêmes éloges et, pour cette raison, se sentit mieux disposé envers son jeune matelot rebelle.

« Écoute, voici ce que nous allons faire, murmura Frisco Kid à Joë tout en préparant le déjeuner. Cette nuit, nous enfermerons Pete dans la cale…

— Comment ?

— Voici : nous le ligoterons solidement et dès la tombée du jour, toutes lumières éteintes, nous gagnerons la terre aussi vite que possible, n’importe où, pourvu que nous nous débarrassions de Nelson-le-Rouge.

— Oui, je n’y verrais pas d’inconvénients, si je pouvais m’en charger seul, mais accepter ta complicité équivaudrait à une trahison envers Pete-le-Français.

— J’y ai songé. Je te prêterai la main à une ou deux conditions : Pete m’a recueilli sur son bateau alors que je fuyais la ville, crevant de faim et ne sachant où aller. Après cela, je ne voudrais pour rien au monde l’envoyer en prison. Ce serait déloyal de ma part. Ton père ne te permettrait jamais, n’est-ce pas, de manquer à ta parole ?

— Certes, non. »

Joë se souvenait du respect de son père pour la parole donnée.

« Alors, tu vas me jurer — et ton père devra veiller à ce que tu tiennes ton serment — de ne pas dénoncer Pete.

— Je le jure ! Et toi, que vas-tu devenir ? Tu ne saurais songer à retourner avec lui sur le Dazzler ?

— Ne t’en fais pas pour moi. Je n’ai aucune attache ici. Je suis solide et je connais suffisamment la navigation pour m’engager comme matelot. Je m’en irai dans une autre partie du monde et je recommencerai ma vie.

— Alors, mieux vaut abandonner le projet.

— Quel projet ?

— De ligoter Pete pour nous rendre à terre.

— Ah ! ça, non ! C’est une affaire bien entendue.

— Écoute-moi, Frisco Kid. Si, à ton tour, tu ne me fais pas une promesse, je continue jusqu’au Mexique.

— Quelle promesse ?

— Celle-ci : dès l’instant où nous poserons le pied sur la terre ferme, tu me laisseras libre de m’occuper de toi. Tu ignores tout du monde, ne me l’as-tu pas avoué toi-même ? Je persuaderai mon père ; il m’écoutera, je le sais, et tu pourras fréquenter des gens de la bonne société, tu recevras de l’instruction et de l’éducation, tu deviendras un autre homme. Ça te déplaît, cette perspective ? »

Frisco Kid ne répondit pas, mais la joie rayonna sur son visage. Joë poursuivit :

« Et tu l’auras bien mérité. Tu m’auras aidé à sauver la fortune de mon père. C’est à toi qu’il le devra.

— Ça n’est pas ma façon de voir. Je n’estime guère l’homme qui rend un service dans l’unique espoir d’obtenir une récompense.

— Tais-toi un peu. Combien crois-tu qu’il en coûterait à mon père pour s’assurer les services des détectives en vue de retrouver ce coffre-fort ? Donne-moi ta promesse, c’est tout ce que je te demande. Une fois ta situation réglée, si elle ne te convient pas, libre à toi d’en changer. C’est jouer franc-jeu, il me semble ? »

Ils se serrèrent la main pour sceller l’engagement et échafaudèrent aussitôt leur plan d’action pour la nuit. Mais la tempête, qui faisait rage au Nord-Ouest, réservait une surprise aux hommes d’équipage du Dazzler. Le déjeuner achevé, ils durent prendre un deuxième ris dans la grand-voile et le foc ; et pourtant, le grain n’avait pas atteint toute sa force. La mer avait grossi et les montagnes liquides se succédaient, offrant un spectacle grandiose qu’on pouvait admirer du pont du sloop. Les deux bateaux ne s’entrevoyaient que lorsqu’ils se trouvaient à la même seconde au sommet des vagues. Des paquets d’eau se précipitaient dans le cockpit ou balayaient le toit de la cabine. Joë fut posté à la petite pompe pour vider le puisard.

Vers trois heures, Pete-le-Français réussit enfin à communiquer avec le Reindeer et expliqua à Nelsonle-Rouge par signaux qu’il allait mettre en panne et jeter une ancre flottante. L’appareil ressemblait à un grand sac de toile maintenu ouvert par des espars liés de façon à former un triangle. Des filins rattachaient au bateau cette sorte de parachute qui présentait à l’eau sa plus grande surface de résistance. Le sloop, dérivant d’autant plus vite, présentait et maintenait son avant au vent et à la mer, la plus sûre des positions au cours d’une tempête. D’un geste de la main, Nelson-le-Rouge répondit qu’il avait compris et lui fit signe de poursuivre sa route.

Pete-le-Français alla lui-même à l’avant pour jeter l’ancre flottante, laissant à Frisco Kid le soin de mettre la barre au moment propice et de courir dans le vent.

Debout sur le pont glissant, le Français attendait l’instant opportun pour agir, lorsque le Dazzler fut soulevé par une immense vague. Comme il en atteignait le sommet, la rafale l’attaqua avec violence, à la seconde même où il se tenait en équilibre sur la crête. Dans cette position, il se cabra contre cette pression soudaine frappant ses voiles et son gréement.

Un brusque choc suivi d’un grand fracas. Les haubans d’acier du côté du vent se rompirent au niveau des ridoirs et le mât, le foc, la grand-voile, les poulies, les étais, l’ancre flottante, tout, y compris Pete, passa par-dessus bord.

Par miracle, le capitaine s’agrippa à la sous-barbe et, à la force du poignet, se hissa sur le beaupré. Les deux jeunes garçons s’élancèrent à l’avant pour lui porter secours et Nelson-le-Rouge, qui observait la scène, mit la barre dessus et courut leur prêter son aide.