Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 153-160).

CHAPITRE XVII

FRISCO KID RACONTE SON HISTOIRE

« Hissez la grand-voile et virez l’ancre ! cria le Français. Et suivez à toucher le Reindeer. Pas de feux de position.

— Allons, largue les garcettes, vivement ! ordonna Frisco Kid. Maintenant, viens peser la drisse de pic… c’est là… Ce cordage… détache-le du taquet… Hisse en même temps que moi. Bien ! Amarre ! Nous étarquerons plus tard. Cours à l’arrière et embraque l’écoute de grand-voile. Redresse la barre. »

Sous la brusque poussée de la grand-voile, le Dazzler tira sur son ancre comme un cheval impatient et bientôt la lourde pièce de fer, couverte de limon, quitta le fond avec une secousse et libéra le bateau.

« Largue la voile ! Reviens à l’avant et prête une main à la chaîne ! Reste-là pour hisser le foc ! »

Frisco Kid, le garçon qui rêvait aux jeunes filles dont le portrait agrémentait les pages des magazines, s’était évanoui, et Frisco Kid, le marin, fort et volontaire, commandait sur le pont. Il courut à l’arrière et vira de bord tandis que le foc montait avec bruit sur la draille, manœuvré par Joë qui aussitôt après rejoignit son compagnon à l’arrière.

À ce moment précis, le Reindeer, telle une monstrueuse chauve-souris, passa sous leur vent dans l’obscurité.

« Ah ! ces fichus mousses ! Il leur faut toute une nuit pour faire la manœuvre ! », s’exclama Pete-le-Français.

Bientôt ils entendirent la voix bourrue de Nelson qui répondait :

« T’en fais pas, Francillon. C’est moi qui ai enseigné au Kid son métier de marin et jusqu’ici il ne m’a jamais fait honte ! »

Le Reindeer était un bateau plus vite que le leur, mais en laissant légèrement mollir ses voiles, il ralentissait suffisamment pour permettre au jeune garçon de ne pas le perdre de vue.

Le vent, qui soufflait régulièrement de l’Ouest, ne tarderait pas à gagner de la force. Les étoiles s’effaçaient derrière de gros nuages poussés par la brise, indice d’une plus grande rapidité du vent dans les couches supérieures de l’atmosphère.

Frisco Kid observa le ciel.

« Je te l’avais bien dit que ça soufflerait raide et dur avant le matin. »

Quelques heures plus tard, les deux bateaux se trouvaient devant la grève de San Mateo et jetaient l’ancre à une encablure l’un de l’autre.

Un petit wharf s’avançait sur la mer. À quelque distance de son extrémité mouillait un yacht amarré à une bouée.

Selon la coutume, tout fut préparé en vue d’un départ précipité. En un clin d’œil les ancres pouvaient être dérapées et les voiles déployées. Les deux youyous du Reindeer furent mis à la mer sans aucun bruit. Nelson ayant prêté un de ses hommes à Pete-le-Français, chaque embarcation contenait deux marins. Ce n’était pas là des gens bien recommandables — du moins selon l’opinion de Joë — ; ils portaient sur leurs visages une expression farouche, à faire frémir le jeune garçon.

Le capitaine du Dazzler boucla sa ceinture de pistolet et déposa dans le bateau un fusil et un solide palan à double poulie, puis, il versa du vin à la ronde et, dans l’obscurité de la petite cabine, tous levèrent leurs verres au succès de l’entreprise.

Nelson-le-Rouge était armé lui aussi et ses hommes portaient à la hanche le classique couteau à gaine des marins. Doucement, évitant de faire le moindre bruit, ils descendirent dans les youyous, Pete-le-Français recommanda aux deux jeunes gens de demeurer tranquillement à bord et de ne pas lui jouer de tours.

« Ce serait pour toi le moment propice, Joë, s’ils n’avaient enlevé le youyou, murmura Frisco Kid dès que les canots s’évanouirent dans l’ombre de la terre.

— Et pourquoi pas avec le Dazzler ? fut la réplique inattendue. Nous pourrions mettre à la voile et filer sans crier gare. »

Frisco Kid hésitait. Chez lui l’esprit de camaraderie dominait et il lui répugnait de lâcher ses compagnons en mauvaise posture.

« Je crois que ce serait mal de les planter là sur le rivage. Évidemment, s’empressa-t-il d’ajouter, ils se livrent à un métier de bandits, mais souviens-toi de ce soir où tu t’essayais à la nage pour le youyou quand les types se défilaient à toutes jambes sur la grève. À ce moment-là, t’avons-nous abandonné à ton mauvais sort ? »

Joë l’admit à contrecœur, mais une nouvelle idée lui traversa l’esprit.

« Ceux-ci sont des pirates, des voleurs, des criminels. Ils désobéissent à la loi, alors que toi et moi nous ne demandons qu’à la respecter. De plus, ils ne sont pas abandonnés. Qui les empêche de se sauver sur le Reindeer ? En tout cas, jamais ils ne nous rattraperons dans l’obscurité.

— Alors, filons ! »

Bien qu’il eût donné son consentement, Frisco Kid n’avait pas la conscience tranquille ; cette fuite gardait un arrière-goût de désertion.

Ils se glissèrent à l’avant et hissèrent la grand-voile. Pour gagner du temps, au lieu de relever l’ancre, ils laissèrent filer la chaîne. Mais dès le premier grincement des cordages sur les poulies, un appel leur arriva à travers les ténèbres, suivi d’un avertissement :

« Cessez la manœuvre ! »

Scrutant dans la direction d’où provenait la voix, ils distinguèrent alors une face blanche qui les observait par-dessus la lisse de l’autre sloop.

« Ce n’est que le mousse du Reindeer, dit Frisco Kid. Continuons ! »

De nouveau, ils furent interrompus au premier grincement des poulies.

« Dites donc, vous autres, je vous engage à laisser tomber les drisses, et vivement ! Je vous préviens que si vous ne cessez pas votre manège, il vous en cuira ! »

Devant la menace, accompagnée du déclic d’un revolver, Frisco Kid obéit et, tout en grommelant, retourna au cockpit.

« L’occasion se retrouvera, murmura-t-il à Joë comme fiche de consolation. Pete-le-Français est un roublard, qu’en dis-tu ? Il a deviné tes intentions de t’échapper et nous a fait surveiller. »

Rien, pas même l’aboiement d’un chien ni la lueur d’un feu ne leur parvenait du rivage pour les renseigner sur la position des pirates. Cependant, l’air semblait lourd d’un danger terrible, prêt à éclater. Le cœur serré par un mauvais pressentiment, les deux jeunes matelots se pelotonnèrent l’un contre l’autre dans le cockpit.

« Tu te disposais à me raconter ta fuite et ton retour chez les pilleurs d’huîtres », hasarda enfin Joë.

Frisco Kid s’empressa de reprendre son récit, d’une voix basse, et parlant presque à l’oreille de son ami.

« Tu vas comprendre : lorsque je me décidai à quitter la vie des pilleurs, je ne connaissais personne capable de m’aider en quoi que ce fût. Tout ce que je savais, c’est que, une fois débarqué, il me faudrait trouver de l’ouvrage, afin de pouvoir m’instruire. Je m’imaginais que j’aurais plus de chance à la campagne qu’en ville. À cette époque je travaillais sur le Reindeer. Une nuit, sur les bancs d’huîtres d’Alameda, je plaquai Nelson sans tambour ni trompette et filai sur la grève à toutes jambes. Nelson ne put pas me rattraper. Mais je ne rencontrai sur la côte que des fermiers portugais ; aucun d’eux ne me procura de l’ouvrage. Pour comble de déveine, nous étions à la mauvaise saison de l’année : l’hiver. Cela te montre à quel point j’ignorais les choses de la terre.

« J’avais économisé deux dollars et je continuai de m’enfoncer dans la campagne, toujours en quête de travail, me nourrissant de pain, de fromage, de ce que je trouvais chez les épiciers. Je grelottais la nuit, dormais à la belle étoile, sans couverture, et j’attendais avec impatience la venue de l’aube.

« Le pire, c’était la façon dont les gens me dévisageaient. Tous me suspectaient et nul ne se gênait pour me le faire voir. Parfois, ils lançaient leurs chiens à mes trousses et m’ordonnaient de déguerpir au plus vite. On eût dit que j’étais de trop en ce bas monde. Et bientôt l’argent me fit défaut. Un jour que je crevais de faim, on m’arrêta.

— Pourquoi ?

— Pour rien. Parce que je vivais, sans doute. C’est tout ce qu’on pouvait me reprocher. Oui, une nuit que je m’étais glissé dans un tas de foin pour y dormir plus au chaud, un garde-champêtre m’arrêta pour vagabondage. Tout d’abord, on m’accusa de m’être enfui de chez mes parents ; on télégraphia mon signalement dans tout le pays. J’affirmai que je n’avais ni père ni mère, mais on fut longtemps avant de me croire, on y mit le temps ! Enfin, comme personne ne me réclamait, on m’expédia dans un asile d’enfants de San-Francisco. »

Il fit une pause et fouilla des yeux le rivage. Les hommes avaient été engloutis dans une obscurité et un silence absolus. Nul autre bruit que le murmure du vent qui se levait.

« J’ai cru mourir dans cet « asile », dans cette prison. Car nous étions claquemurés et gardés comme de véritables prisonniers. Malgré tout, si j’avais pu rencontrer de la sympathie chez mes jeunes compagnons, je me serais résigné à cette pitoyable existence. Mais c’étaient des voyous des rues, de la pire espèce : menteurs, sournois et lâches, sans aucune étincelle de virilité ni la moindre notion d’honnêteté et de loyauté.

« Un seul plaisir dans cette geôle : la lecture. Ah ! j’en ai dévoré des livres ! Mais cette distraction ne suffisait pas à me faire oublier la liberté, le soleil, la mer. Quel crime avais-je donc commis pour être enfermé avec toutes ces petites gouapes ? Au lieu de faire le mal, je m’étais efforcé de me bien conduire, de m’amender, et voilà quelle était ma récompense ! Je n’étais pas encore assez vieux pour raisonner sur toutes ces questions.

« Parfois, je revoyais, en imagination, le soleil scintiller sur les flots et blanchir les voiles du Reindeer, poussé mollement par la brise. À de tels moments, je me sentais si démoralisé que je savais à peine où j’en étais. Alors les autres gamins venaient me harceler de leurs mesquines persécutions. Pour me débarrasser d’eux, je leur flanquais des tripotées. Les gardiens, croyant me punir, me fourraient au cachot.

« Incapable de tenir plus longtemps, je guettai l’instant propice et je m’enfuis de cet enfer, puisque j’étais un paria dans la société des hommes. C’est alors que je rencontrai Pete-le-Français et partis avec lui sur la baie.

« Voilà toute mon histoire. Je tenterai une fois encore de quitter cette existence de rapine lorsque, devenu un peu plus âgé, je serai mieux à même de me défendre.

— Tu vas revenir à terre avec moi ! trancha Joë d’un ton autoritaire et la main sur l’épaule de son camarade : Inutile de refuser. Quant à… »

Pan ! Un coup de revolver partit du rivage. Pan ! Pan ! d’autres détonations, brèves et précipitées, suivirent. Une voix sauvage s’éleva dans l’air, puis se tut. Quelqu’un appela au secours.

En un clin d’œil, les deux garçons étaient debout, hissaient la grand-voile et tenaient le bateau prêt à partir. Le mousse du Reindeer en faisait autant.

Un homme, réveillé en sursaut sur un yacht, passa une tête furieuse à travers la claire-voix, mais il la rentra aussitôt à la vue des deux jeunes inconnus.

La fièvre de l’attente était passée. Le moment d’agir était venu.