Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 145-151).

CHAPITRE XVI

LA BOÎTE À COUTURE DE FRISCO KID

Après cette conversation, les deux jeunes matelots restèrent pendant une grande heure étendus sur le toit de la cabine. Puis, sans mot dire, Frisco Kid descendit et frotta une allumette. Joë l’entendit remuer en bas et, quelques instants plus tard, son compagnon l’appela à voix basse. Passant lui-même dans la cabine, il aperçut alors Frisco Kid, assis au bord de sa couchette, une boîte à ouvrage de matelot posée sur ses genoux et tenant à la main, une page de magazine soigneusement pliée.

« Ressemble-t-elle à cette photo ? », demanda-t-il, aplatissant la feuille du revers de la main et la tendant à son compagnon.

Sur une illustration d’une demi-page, deux jeunes filles et un jeune garçon, dans une vieille mansarde, paraissaient en grande discussion. La jeune fille se présentait de face sur l’image, ses deux compagnons tournant le dos.

De qui parles-tu ? interrogea Joë, promenant son regard perplexe du groupe des trois personnages au visage de Frisco Kid.

— De ta… ta… sœur… Bessie. »

Le mot sembla s’échapper à grand-peine de ses lèvres, avec un respect timide, comme s’il s’agissait d’un être sacré. Joë en demeura un instant interdit. Il ne discernait aucun rapport entre les deux jeunes filles. Et, à ses yeux, toutes les femmes étaient de sottes créatures qui ne valaient pas la peine qu’on s’en occupât.

« Le voilà qui se met à rougir », pensa-t-il, considérant le léger afflux de sang qui montait aux joues de Frisco Kid.

Il fut pris d’une irrésistible envie de s’esclaffer et s’efforça de la contenir.

« Non ! non ! Je t’en prie ! », s’écria Frisco Kid. Il arracha le papier des mains de Joë et, de ses doigts tremblants, le remit en place dans la boîte à ouvrage. Puis il ajouta, d’une voix plus lente :

« J’avais cru… comme ça, que… que… tu me comprendrais et… je… je… »

Ses lèvres frémissaient et malgré lui des larmes brillaient dans ses yeux. Vivement, il s’écarta de son ami.

L’instant d’après, Joë se rapprocha et lui entoura les épaules de son bras. Poussé par quelque instinct mystérieux, il avait fait le geste sans y penser. La semaine précédente, jamais il n’aurait pu s’imaginer dans une telle situation : le bras passé autour des épaules d’un camarade. À présent, elle lui paraissait toute naturelle. Sans chercher à l’analyser, il pressentait que ce moment était pour Frisco Kid d’une importance capitale.

« Allons, vas-y ! Raconte-moi ta petite histoire ! Je te jure que je comprendrai.

— Non ! non ! Inutile ! Tu ne pourrais pas comprendre.

— Puisque je te dis que si ! Voyons, parle ! »

Frisco Kid avala sa salive et hocha la tête.

« Non, jamais je ne pourrai te dire ça ! Je me sens incapable de m’exprimer avec des mots. »

Joë lui tapota l’épaule d’une main rassurante, et son camarade poursuivit :

« Eh bien, voici. J’ignore tout de la vie qu’on mène à terre, des gens, des choses : je n’ai jamais eu ni frères, ni sœurs, ni compagnons de jeux. Jusqu’ici, je ne m’en souciais guère, mais au fond je souffrais de mon isolement. — Il posa la main sur son cœur. — As-tu jamais eu réellement faim ? Voilà à peu près ce qui me tourmentait… Seulement c’était une autre espèce de faim, dont la nature m’échappait. Lorsqu’un jour, oh ! beaucoup plus tard, le hasard m’a fait mettre la main sur une revue et mes yeux sont tombés sur cette image… Oui, ce groupe des deux jeunes filles et du jeune garçon en train de bavarder. Alors, j’ai envié leur bonheur et je me suis demandé ce qu’ils pouvaient bien se raconter et j’ai découvert aussitôt que le mal qui me rongeait, c’était la solitude.

« Mais, par-dessus tout, je pensais à la jeune fille dont on voit le visage. Ma pensée ne la quittait pas ; bientôt elle est devenue à mes yeux une créature en chair et en os. Ce n’était qu’une illusion et je n’en étais pas dupe ; et pourtant, je m’y laissai prendre. Chaque fois que je songeais aux hommes, au travail et à la misère, je savais établir une distinction entre le faux et le réel, mais dès qu’il s’agissait d’elle, mon imagination s’en montrait incapable. Je ne sais comment te l’expliquer. »

Évoquant tous ses rêves magnifiques d’aventures sur mer et sur terre, Joë approuva de la tête. Jusque-là, il comprenait.

« Bien entendu, c’était folie de ma part, mais avoir pour camarade ou amie une jeune fille de ce genre me semblait être une joie du paradis. Comme je te l’ai déjà dit, il y a de cela très longtemps, et je n’étais alors qu’un simple gosse… c’était à l’époque où Nelson-le-Rouge me donna mon surnom et depuis je suis toujours resté Frisco Kid.

« Mais revenons à la jeune fille de l’image. Constamment, je me plaisais à contempler son portrait. Lorsque ma conscience me reprochait la moindre faute, je ne pouvais plus la regarder sans rougir de moi-même. Quelques années plus tard, quand il m’arrivait de poser les yeux sur elle, je songeais : « Suppose qu’un jour tu rencontres une jeune fille aussi ravissante, quelle opinion aura-t-elle de toi ? Consentira-t-elle seulement à t’accorder un brin d’amitié ? » Alors je m’évertuais à devenir meilleur, à me conduire comme un homme, afin qu’elle et ceux de son monde n’eussent point à regretter de m’avoir admis parmi eux.

« Voilà pourquoi j’ai appris à lire. Voilà pourquoi je me suis sauvé. Nicky Perrata, un jeune Grec, m’apprit l’alphabet, mais lorsque je sus lire, je me suis rendu compte que c’était mal de piller les bancs d’huîtres. J’y avais été habitué depuis ma tendre enfance ; presque tous les gens de ma connaissance gagnaient leur vie de cette façon-là. Lorsque j’ai fait cette découverte, j’ai pris la fuite, bien décidé à quitter ce métier. Quelque jour je te raconterai tout cela, je t’expliquerai pourquoi j’ai failli à mes promesses.

« Dans mon adolescence, la jeune fille de l’image m’apparaissait comme une réalité. Même à présent, d’avoir tant pensé à elle, je la revois par moments comme si elle vivait.

« Mais tandis que je te parle, tout s’éclaircit dans mon cerveau et voici comme je me la représente : elle personnifie simplement l’idée d’une vie plus propre et plus saine que la mienne, une société où il me plairait de vivre, où je pourrais connaître des jeunes filles de son genre, leurs familles… des gens de ton milieu… comprends-tu ? Voilà à quoi je songeais en parlant de ta sœur et de toi… et c’est pourquoi… mais je ne sais plus… je déraille… Sans doute, n’est-ce pas, connais-tu beaucoup de jeunes personnes comme elle ? »

Joë l’affirma d’un signe de tête.

« Alors, parle-moi d’elles un peu… dis-moi n’importe quoi, ajouta-t-il, décelant une certaine réticence dans le regard de son camarade.

— Oh ! Rien n’est plus facile », commença Joë. Jusqu’à un certain point, Joë comprenait le désir avide du gamin et il lui paraissait très simple de le satisfaire, du moins en partie.

« Tout d’abord, elles ressemblent… à… eh bien ! toutes les autres jeunes filles. »

Il s’interrompit, se rendant compte de son impuissance à fournir de plus amples explications. Il s’efforça de rappeler tous ses souvenirs. Sur l’écran de sa mémoire défilèrent, en une rapide succession, les fillettes avec qui il avait fréquenté l’école : les sœurs de ses petits camarades, les amies de sa propre sœur, des maigres et des boulottes, des grandes et des petites, des écolières aux yeux bleus ou aux yeux sombres, aux cheveux bouclés, aux cheveux noirs, aux cheveux blonds ; une procession de gamines de toutes sortes. Mais, au prix de sa vie, il n’aurait pu en dire davantage à leur sujet. N’étant pas lui-même une « femmelette », il préférait jouer avec les garçons plutôt que de s’intéresser aux fillettes de son école.

« Toutes pareilles, conclut-il en désespoir de cause. Toutes pareilles à celles que tu connais déjà, Kid, tu peux m’en croire.

— Mais je n’en connais aucune ! »

Joë sifflota.

« Et tu n’en as jamais connu ?

— Si, une, Carlotta Gispardi. Par malheur, elle ne savait pas l’anglais et je ne connaissais pas le macaroni. Et la pauvre gosse est morte… Alors, bien que je n’aie jamais eu l’occasion de fréquenter les filles, je crois que j’en sais autant que toi sur leur compte.

— Et je parie en connaître plus long que toi sur les aventures à travers le monde. »

Les deux jeunes matelots éclatèrent de rire.

Quelques instants plus tard, Joë se plongea dans une profonde rêverie. Il comprit soudain qu’il n’avait pas su apprécier les douceurs que la vie lui avait jusque-là prodiguées. Déjà la pensée de son foyer, de ses parents, prenait à ses yeux une plus grande importance, il estimait davantage sa sœur, ses amis et ses camarades, qu’il avait plus ou moins dédaignes. Désormais… Mais ceci c’est une autre histoire.

La voix de Pete-le-Français qui les rappelaient à l’ordre mit un terme à cette conversation et ils grimpèrent, tous les deux, sur le pont du Dazzler.