Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 79-86).

CHAPITRE IX

À BORD DU « DAZZLER »

Le frôlement d’un « youyou » contre le flanc du Dazzler interrompit la rêverie de Joë. Il s’étonna de n’avoir pas entendu le bruit des avirons dans les tolets. Deux hommes enjambèrent la lisse du cockpit et entrèrent dans la cabine.

« Le diable m’emporte ! Y en a qui en écrasent ! », s’exclama le premier des arrivants. D’une main il fit rouler Frisco Kid hors de ses couvertures et de l’autre, empoigna la bouteille de vin.

Pete-le-Français de l’autre côté de la dérive leva la tête les yeux lourds de sommeil, et salua les deux hommes.

« Qui est ce gaillard-là ? », demanda celui qu’on surnommait le Cockney.

Il fit claquer ses lèvres humectées de vin et culbuta Joë par terre.

« Passager ?

— Non ! non ! s’empressa de répondre Pete-le-Français. C’est le nouveau matelot. Très bon garçon.

— Bon ou mauvais garçon, il lui faudra tenir sa langue, grogna le second visiteur qui n’avait pas encore desserré les dents et fixait Joë d’un regard dur.

— Dis-moi, s’enquit l’autre, combien doit-il recevoir du butin ? J’espère que nous deux, Bill et moi, nous aurons une part convenable ?

— Le Dazzler prendra une part, ce que tu appelles un tiers, ensuite nous partagerons le reste en cinq. Cinq hommes, cinq parts. Voilà ! »

D’une voix surexcitée et quasi inintelligible, Pete-le-Français insista sur le fait que le Dazzler avait droit à un équipage de trois hommes et il pria Frisco Kid d’appuyer son point de vue. Mais celui-ci les laissa discuter et s’occupa de la préparation du café.

Joë ne comprenait rien à toute cette comédie, sauf qu’il était plus ou moins la cause de la querelle.

En fin de compte, ce fut Pete-le-Français qui l’emporta et les deux autres cédèrent après maintes protestations. Le café bu, tous montèrent sur le pont.

« Reste dans le cockpit, Joë ». Mieux vaut éviter ces gars-là, crois-moi, murmura Frisco Kid. Je t’apprendrai la manœuvre des filins et tous les autres trucs quand nous serons un peu moins pressés. »

Joë éprouva spontanément envers lui un sentiment de reconnaissance, car il devinait déjà que, de tous les hommes à bord, Frisco Kid, et Frisco Kid seulement, en cas de besoin, serait pour lui un ami. Déjà il ressentait une antipathie croissante pour Pete-le-Français. Pourquoi ? Il n’aurait su le dire : mais elle s’imposait à lui.

Un grincement de poulies, et l’immense grandvoile se profila devant ses yeux dans la nuit. Bill détacha l’amarre à l’avant du bateau, le Cockney en fit autant à l’arrière, et Frisco Kid hissa le foc tandis que Pete-le-Français bloquait la barre. Le Dazzler prit le vent et se dirigea vers le milieu du chenal. Joë entendit une voix recommander de ne pas allumer les feux de côté et de bien ouvrir l’œil. Il en déduisit qu’on était en train d’enfreindre quelque règlement de navigation.

Bientôt les lumières du port d’Oakland furent dépassées, les longues étendues marécageuses succédèrent aux bassins et aux sombres silhouettes des navires. Joë comprit qu’on mettait le cap sur la baie de San-Francisco. Le vent chargé de pluie souffla du Nord, et le Dazzler glissa sans bruit dans ces eaux bordées partout de terre.

« Où allons-nous ? demanda Joë au Cockney, à grand renfort d’amabilités et en même temps pour satisfaire sa curiosité.

— Mon associé, Bill et moi, répliqua le drôle, allons prendre livraison d’un chargement à son usine. »

Joë s’étonna qu’un individu avec une trogne semblable fût propriétaire d’une usine, mais il s’attendait à rencontrer des phénomènes plus bizarres encore dans le nouveau milieu où il venait d’entrer, et il jugea préférable de ne rien dire. Il lui suffisait d’avoir trahi son ignorance en matières maritimes auprès de Frisco Kid, et il ne voulait plus renouveler l’expérience.

Peu après, on l’envoya éteindre la lampe de la cabine. Le Dazzler vira de bord et piqua du nez vers la rive nord. Tout le monde se taisait. On entendait seulement, de temps à autre, Bill et le capitaine chuchoter entre eux. Enfin, le sloop vint au vent et on amena avec précaution le foc et la grand-voile.

« Mouille court ! », murmura Pete-le-Français à l’oreille de Frisco Kid.

Celui-ci se dirigea vers l’avant et laissa tomber l’ancre en ne donnant à la chaîne que très peu de « mou ».

Le youyou du Dazzler fut amené le long du bateau, avec celui qui avait amené les deux étrangers à bord.

« Veille à ce que ce blanc-bec se tienne tranquille, ordonna Bill à voix basse tandis qu’il rejoignait son associé dans son propre bateau.

— Tu sais ramer ? », demanda Frisco Kid, comme ils s’installaient dans l’autre embarcation.

Joë répondit oui de la tête.

« Eh bien, prends ces avirons, et surtout pas de raffut. »

Frisco se saisit de la deuxième paire et Pete-le-Français se mit au gouvernail. Les avirons, remarqua Joë, étaient enveloppés de vieux cordages tressés et les douilles des tolets étaient protégés de cuir. A moins de porter un coup à faux, il était impossible de faire du bruit et Joë avait suffisamment appris à ramer sur le lac Merrit pour éviter semblable maladresse.

Ils suivirent le sillage de la première barque. Jetant un regard de côté, Joë vit qu’ils longeaient un débarcadère qui surplombait légèrement la rive. Deux bateaux, dont les feux de mouillage brillaient dans la nuit, y étaient amarrés, mais ils prirent garde de se tenir juste en dehors de la zone lumineuse. Sur l’ordre de Frisco Kid le jeune garçon cessa de ramer, puis les canots échouèrent, silencieux comme des spectres, sur le sable d’une petite grève et tout le monde descendit.

Joë marcha à la traîne des hommes qui montèrent avec mille précautions une berge haute d’environ six mètres. Arrivé au sommet, il se trouva sur une ligne de chemin de fer à voie étroite qui courait entre d’énormes tas de ferraille. Ces monceaux de fer, séparés par des rails, s’étendaient en toutes directions, il n’aurait su dire jusqu’à quelle distance, bien qu’il discernât au loin la silhouette d’un bâtiment ressemblant vaguement à une usine.

Aussitôt les hommes se mirent à transporter le fer jusqu’à la grève et Pete-le-Français, saisissant Joë par le bras et lui recommandant de se taire, lui ordonna de les imiter. Une fois sur la grève, ils passèrent leurs fardeaux à Frisco Kid, qui en chargea d’abord l’un des deux bateaux, puis l’autre. Comme les canots cédaient sous le poids, il ne cessait de les repousser du pied en eau plus profonde.

Joë poursuivait tranquillement sa tâche, mais tout ce manège ne laissait pas de l’étonner. Pourquoi l’entouraient-ils de tant de mystère ? Et pourquoi ces précautions pour maintenir le silence ?

Il venait à peine de se poser ces questions et un horrible soupçon commençait à germer dans son esprit, lorsqu’il entendit un hibou hululer en direction de la grève. Surpris de la présence de cet oiseau dans un endroit si insolite, il se penchait pour ramasser un nouveau chargement de fer lorsque, brusquement, un homme, surgi de l’obscurité, lui braqua en plein visage les rayons d’une lanterne sourde. Aveuglé par la lumière, il recula de quelques pas. Puis une détonation tonitruante qui lui sembla un coup de canon partit du revolver que l’homme tenait à la main. Joë comprit aussitôt qu’on voulait l’abattre et se sentit une folle envie de fuir : même s’il l’eût désiré, la prudence lui interdisait de rester planté là, pour expliquer son cas à l’homme dont le revolver fumait encore. Il prit donc ses jambes à son cou et alla buter contre un autre personnage, porteur, lui aussi, d’une lanterne sourde, qui débouchait en courant de derrière un amas de ferraille et qui lui asséna une volée de coups.

Joë se sauva du côté de la berge et se précipita dans l’eau pour gagner le bateau. Pete-le-Français, à l’avant, et Frisco Kid à l’arrière, avaient déjà tourné l’embarcation vers le large et, très calmes, attendaient son arrivée.

Prêts à partir, ils tenaient les avirons au repos, encore que les deux hommes sur le rivage eussent déjà commencé à tirer.

L’autre canot se trouvait plus près de la rive, en partie échouée. Bill essayait de le pousser et appelait le Cockney pour qu’il lui prêtât la main, mais ce personnage, ayant complètement perdu la tête, s’empressa de rejoindre Joë et de monter après lui à l’arrière. Ce poids supplémentaire sur l’embarcation déjà surchargé faillit la faire chavirer, et elle embarqua une forte quantité d’eau. Pendant ce temps, sur la berge, les hommes avaient rechargé leurs armes et ouvraient de nouveau le feu, cette fois avec une meilleure cible. L’alarme était donnée. Des exclamations et des cris partirent des navires amarrés à la jetée, le long de laquelle couraient les hommes. Au loin, retentit le coup de sifflet strident d’un policeman.

« Fiche-moi le camp ! hurlait Frisco Kid. Si tu reste là, tu nous feras couler ! Va donc aider ton camarade. »

Mais le Cockney, effrayé, claquait des dents et il était trop énervé pour prononcer une parole.

« Qu’on balance cet abruti dans la flotte ! », ordonna de l’avant Pete-le-Français.

À ce moment, une balle fracassa l’aviron qu’il tenait en main. Froidement, il en prit un de rechange.

« Un coup de main, Joë ! » commanda Frisco Kid.

Ensemble ils saisirent l’individu frappé de panique et le lancèrent par-dessus bord. Deux ou trois balles firent clapoter l’eau autour de lui, tandis qu’il remontait à la surface, juste à temps pour être ramassé par Bill, qui avait enfin réussi à s’éloigner de la rive.

« Allez-y ! » cria Pete-le-Français, et quelques vigoureux coups d’aviron dans la nuit les emmenèrent rapidement hors de la zone de lumière.

On avait embarqué une telle quantité d’eau que le youyou menaçait de couler à chaque instant. Tandis que les deux autres ramaient, sur les ordres du Français, Joë se mit à jeter le fer à l’eau, ce qui sauva provisoirement la situation. Mais à la seconde même où ils allaient accoster le Dazzler, le youyou s’inclina, plongea la lisse sous l’eau et chavira quille en l’air, envoyant par le fond ce qui restait de la ferraille. Joë et Frisco Kid revinrent à la surface l’un à côté de l’autre et ensemble grimpèrent à bord, le youyou traînant sa bosse d’embarcation en remorque. Mais Pete-le-Français arriva aussitôt pour les aider à se tirer d’affaire.

Lorsque l’eau du canot fut vidée, Bill et son associé apparurent sur la scène. Tous travaillaient ferme et, avant même que Joë eût eu le temps de s’en apercevoir, la grand-voile et le foc étaient hissés, l’ancre dérapée, et le Dazzler fonçait dans le canal.

Bill et le Cockney, à quelque distance du morne marécage, firent leurs adieux et s’éloignèrent. Pete-le-Français, dans la cabine, jura en plusieurs langues contre leur guigne et chercha consolation dans la bouteille de vin.