Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 87-96).

CHAPITRE X

AVEC LES PIRATES DE LA BAIE

La brise fraîchit à mesure qu’ils s’éloignaient du rivage ; bientôt le Dazzler s’inclina fortement, la partie du pont située sous le vent fut submergée et les flots bouillonnèrent jusqu’à mi-hauteur du cockpit. On avait décroché les feux de côté. Frisco Kid manœuvrait le gouvernail et près de lui Joë se tenait assis, méditant sur les événements de la nuit.

Les faits maintenant lui crevaient les yeux, et une peur intense s’empara de lui. S’il s’était mal comporté, raisonnait-il, c’était par ignorance, et il ne rougissait pas tant du passé qu’il ne redoutait l’avenir. Ses compagnons étaient une bande de fripons et de voleurs… des pirates de la baie, et il avait vaguement entendu parler de leurs méfaits. Et il se trouvait là, au milieu d’eux, possédant déjà sur leur compte suffisamment de témoignages pour les faire tous envoyer en prison. Pour cette raison même, ils allaient exercer sur lui une surveillance de tous les instants, l’empêcher de fuir. Mais Joë était résolu à saisir la première occasion pour leur fausser compagnie.

À ce point de méditation, ses pensées furent interrompues par un fort grain qui fit pencher le Dazzler, le bateau embarqua un énorme paquet d’eau. Aussitôt Frisco Kid lofa en vitesse et soulagea de ce fait la grand-voile. Puis de ses propres moyens — Pete-le-Français était resté dans la cabine et Joë se contentait de le regarder — il se mit à prendre un ris.

Le grain qui avait failli chavirer le Dazzler dura peu, mais il annonçait le vent qui, par rafales successives, souffla bientôt du nord avec force hurlements. La grand-voile, complètement déventée, claquait et battait avec une violence telle qu’elle semblait devoir s’en aller en lambeaux. Le sloop roulait sauvagement dans une mer qui commençait à devenir houleuse. Tout semblait plongé dans une totale confusion, mais les yeux de Joë, si peu exercés fussent-ils, lui montrèrent que ce désordre apparent n’était pas dépourvu de méthode. Frisco Kid savait exactement ce qu’il fallait faire et comment. En l’observant, Joë apprit une maxime dont l’inobservance empêcha maints individus de réussir dans la vie : Chacun doit connaître la valeur réelle de ses propres capacités. Frisco Kid, sachant de quoi il était capable, avait pleine confiance en lui. Calme et maître de lui-même, il travaillait vite mais avec précision.

Pas la moindre pagaïe. Chaque point de ris fut serré à bloc, solidement. D’autres accidents pouvaient surgir, mais ni la prochaine rafale, ni quarante autres ne feraient sauter un seul de ses nœuds.

Frisco Kid appelait Joë à l’avant pour l’aider à étarquer la grand-voile en pesant sur le pic et la grande drisse. Se glisser sur le long beaupré et prendre un ris dans le foc fut une tâche relativement aisée, aussi quelques instants plus tard les deux jeunes garçons se retrouvaient-ils dans le cockpit. Sur les instructions de son compagnon, Joë raidit l’écoute de foc et, descendu dans la cabine, abaissa la dérive d’un pied environ.

L’émotion de la lutte avait chassé de son esprit toutes pensées désagréables. À l’exemple de Frisco Kid, Joë gardait son sang-froid. Il avait exécuté ses ordres sans maladresse et sans lenteur inutile. Ensemble ils avaient opposé leur piètre force à une nature violente, inexorable, et avaient triomphé d’elle. Quand il vint rejoindre son camarade au gouvernail, Joë débordait d’orgueil pour lui-même et pour Frisco Kid. Lorsqu’il lut, dans les yeux de celui-ci, l’approbation muette qu’ils reflétaient, il rougit comme une jeune fille s’entendant pour la première fois adresser un compliment. Mais l’instant d’après, il songea que ce garçon n’était après tout qu’un voleur, un vulgaire voleur, et, d’instinct, il recula d’un pas. Jusque-là, le côté laid de la vie lui avait été épargné. Choisies avec soin, ses lectures exaltaient l’honnêteté, la loyauté ; il considérait avec dégoût le monde de la pègre. Il se tint un peu à l’écart de Frisco Kid et garla le silence. Quant à Frisco, il était trop absorbé par la manœuvre du sloop pour remarquer ce revirement soudain dans l’attitude du jeune garçon.

Un détail cependant ne laissait pas d’étonner Joë : malgré sa répulsion instinctive pour Frisco Kid en tant que voleur, la société du jeune homme ne lui inspirait pas d’antipathie. Loin d’éprouver un légitime désir de fuir, il se sentait au contraire attiré vers lui, il ne savait pourquoi. Un peu plus âgé, il aurait compris qu’il était surtout séduit par les bonnes qualités de son compagnon : son sang-froid et sa confiance en lui-même, sa virilité et son courage, ainsi qu’une certaine bonté, une tendresse naturelle. Il en conclut que sa propre perversité l’empêchait de détester Frisco Kid et, tout en rougissant de sa faiblesse, il ne parvenait point à étouffer l’affection croissante qu’il ressentait pour le jeune pirate de la baie.

« Rentre de deux ou trois pieds la remorque », dit Frisco Kid à qui rien n’échappait.

Le youyou, dont la remorque était trop longue, se comporta, en effet, de façon dangereuse. À tout moment il s’arrêtait jusqu’à ce que le rappel de la remorque brusquement tendue lui fît faire un saut en avant. Puis, il embardait et laissait la remorque mollir, menaçant de plonger du nez sous les lames déferlantes qui mugissaient de tous côtés.

Joë enjamba l’hiloire du cockpit et, sur le pont arrière glissant, s’efforça d’atteindre la bitte autour de laquelle la remorque était amarrée.

« Attention ! avertit Frisco Kid, comme un coup de vent frappant le Dazzler le couchait sur le côté. Conserve un tour de bitte et hale dessus quand la remorque viendra à mollir. »

Tâche extrêmement ardue pour un novice. Joë défit tous les tours, sauf le dernier, et s’efforça de tirer sur la bosse. Mais à cet instant la corde se raidit avec une formidable secousse et le bateau fit d’énormes embardées sur la crête d’une grosse lame. Le filin lui échappa des mains et s’envola par-dessus la poupe. Il le rattrapa violemment et fut entraîné sur le pont incliné.

« Largue ! Largue ! » s’écria Frisco Kid.

Joë laissa aller le filin à l’instant même où il allait passer par-dessus bord et le youyou disparut aussitôt en arrière. Joë, très confus, regarda son compagnon. Il s’attendait à une réprimande sévère pour sa maladresse. Pour toute réponse, Frisco Kid eut un sourire aimable.

« Ça va, dit-il. Rien de cassé et pas d’homme à la mer. Mieux vaut cent fois perdre un bateau que le moindre mousse. Voilà ce que je dis souvent. Et puis, je n’aurais pas dû te confier la manœuvre. Pas grand mal jusqu’ici, et c’est encore réparable. Descends dans la cabine et donne un peu plus de dérive, environ deux pieds et rapplique ici, je te dirai ce qu’il faut faire. Mais ne te presse pas. Prends ton temps, et surtout pas de bêtises. »

Joë exécuta l’ordre de Frisco Kid et revint se poster devant la voile de foc.

« Lofe tout ! s’écria Frisco. Kid lançant la barre sous le vent et l’appuyant du poids de son corps. Largue l’écoute ! À la bonne heure ! Maintenant, viens prêter un coup de main sur l’écoute de la grand-voile. » Ensemble, main par main, ils parvinrent à ramener la grand-voile établie au bas ris. Joë s’enthousiasma bientôt pour ce travail. Le Dazzler vira sur sa quille comme un cheval de course et se mit cap au vent, toutes ses voiles battant furieusement et les écoutes claquant avec bruit.

« Borde l’écoute de foc ! »

Joë obéit et le foc, se gonflant au vent, força le bateau à passer à l’amure opposée. Résultat de cette manœuvre : la couchette de Pete-le-Français qui, jusqu’alors, avait été sous le vent, se trouva brusquement placée du côté du vent, et Pete-le-Français fut envoyé sur le plancher de la cabine.

Le dos appuyé contre la barre, Frisco Kid, s’efforçant de maintenir le sloop sur le chemin déjà parcouru, regardait l’homme avec une expression de dégoût et murmura :

« Saligaud ! Ce n’est pas sa faute si nous n’allons pas au fond ! »

Ils virèrent de bord deux fois encore, s’efforçant de repasser chaque fois par la même route. Enfin Joë aperçut, sous la faible clarté des étoiles, le youyou montant et descendant sur les vagues.

« Prenons notre temps ! » fit prudemment Frisco Kid, en gouvernant droit dans le vent et en ralentissant peu à peu la marche.

Joë se pencha sur le côté du bateau, saisit la remorque et amarra solidement à la bitte. Puis, ils virèrent de bord une fois de plus et reprirent de la vitesse. Joë se sentait confus de tout l’ennui causé par sa faute, mais Frisco Kid s’empressa de le mettre à l’aise.

« Ce n’est rien, dit-il. Tous les débutants commettent de ces fautes-là. Certains matelots oublient trop souvent toute la peine qu’ils ont eue à apprendre le métier et se montrent impitoyables pour les novices. Pas moi. Ainsi, je me souviens que… »

Il raconta à Joë quelques-unes de ses mésaventures lorsque, tout gamin, il était parti en mer pour la première fois, et les punitions sévères qu’il avait récoltées. Il avait passé le bout mort d’un filin autour de la barre et, tout en parlant, les deux garçons s’étaient assis côte à côte dans l’abri du cockpit.

« Qu’est-ce que c’est que cet endroit-là ? » demanda Joë, comme ils passaient à hauteur d’un phare clignotant au-dessus d’un rocher qui avançait dans l’océan.

« L’île de Goat. De l’autre côté, il y a une école de préparation navale et un entrepôt de torpilles. On peut aussi y pêcher, la morue de rocher y abonde. Nous allons passer dans le vent de l’île, nous traverserons et nous jetterons l’ancre à l’abri de l’île Angel, où se trouve une station de quarantaine. Lorsque Pete-le-Français aura cuvé son vin, nous saurons où il veut mettre le cap. Maintenant, va te reposer et dormir. Je me charge du reste. »

Joë hocha la tête. Les émotions palpitantes éprouvées jusqu’ici lui coupaient toute envie de dormir, surtout à la vue du Dazzler qui, bondissant à toute allure, projetait à l’avant des nuages d’embrun. Ses vêtements étaient maintenant à demi secs et il préféra demeurer sur le pont pour savourer tout le spectacle.

Les lumières d’Oakland, déjà lointaines, commençaient de s’estomper à l’horizon, tandis qu’au Sud celles de San-Francisco, escaladant les collines pour retomber dans les vallées, brillaient sur une étendue de plusieurs kilomètres. Joë promena son regard du grand bureau des vapeurs jusqu’à Telegraph Hill et fut bientôt à même d’identifier les points principaux de la ville. Quelque part, dans cette masse d’ombres et de lumières, se dressait la maison paternelle où peut-être, en ce moment même, on se tourmentait à son sujet. Bessie devait dormir douillettement dans son petit lit ; quand elle serait éveillée, le lendemain matin, elle s’étonnerait de ne pas voir son frère Joë descendre au petit déjeuner. À cette pensée, Joë frissonna. L’aube n’allait pas tarder à poindre. Lentement sa tête s’affaissa sur l’épaule de Frisco Kid et il dormit bientôt à poings fermés.