Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 71-77).

CHAPITRE VIII

FRISCO KID ET LE NOUVEAU MOUSSE

Frisco Kid était mécontent… mécontent et découragé.

Son état d’esprit actuel eût semblé incroyable aux jeunes garçons qui pêchaient dans le bassin situé un peu plus loin et jalousaient tant son sort.

Certes, ils portaient des costumes propres et élégants, ils avaient le bonheur de posséder encore leurs pères et mères, mais Frisco Kid connaissait la vie libre et flottante de la baie, le domaine de l’aventure et la société des hommes, tandis que les autres restaient soumis à une discipline rigide et à la succession monotone des jours passés au sein de la famille. Ils ne s’imaginaient guère que Frisco Kid, posté dans le cockpit du Dazzler, jetait vers eux des regards d’envie en songeant à leur existence privilégiée, qu’ils exécraient parfois et dont ils souffraient jusqu’à la satiété.

Si le romanesque de l’aventure déversait son chant de sirène dans leurs oreilles et leur laissait entrevoir de magnifiques prouesses accomplies en des pays étranges, en revanche le délicieux mystère de la vie familiale séduisait l’imagination vagabonde de Frisco Kid, dont le plus grand bonheur eût été de connaître des frères, des sœurs, les conseils d’un père et le baiser d’une mère.

Le visage renfrogné, il se leva sur le toit de la cabine du Dazzler où il se chauffait au soleil, enleva ses lourdes bottes de caoutchouc, vint s’allonger sur l’étroit pont latéral et agita ses pieds dans l’eau froide et salée.

« Voilà la véritable liberté ! », songeaient les jeunes envieux qui l’observaient.

En outre, les longues bottes marines de Frisco Kid, qui lui montaient jusqu’aux hanches et s’attachaient par une boucle à une ceinture de cuir lui entourant la taille, exerçaient sur eux une merveilleuse fascination. Ils ignoraient que le malheureux ne possédait pas de souliers et que les vieilles bottes hors d’usage, propriété de Pete Lemaire et trois fois trop grandes pour lui, le faisaient abominablement souffrir, en été, les jours de grosse chaleur.

Les jeunes garçons, perchés sur la poutrelle du pont et levant des yeux médusés, l’exaspéraient outre mesure, mais son découragement provenait d’une cause tout à fait différente. L’équipage du Dazzler était à court d’un homme, et Frisco Kid devait abattre plus que sa part de besogne. Passe encore de faire la cuisine, de laver les ponts et de pomper l’eau du navire, mais il se révoltait à l’idée d’astiquer la peinture et de nettoyer les plats. N’avait-il pas acquis le droit de couper à ce travail de souillon, tout juste bon pour les novices, alors que lui savait établir ou réduire une voile, bisser l’ancre, diriger un bateau et reconnaître la terre ?

« Gare là-dessous ! »

Pete Lemaire, autrement dit Pete-le-Français, capitaine du Dazzler et patron de Frisco Kid, lança un ballot dans le cockpit et glissa à bord par le hauban de tribord.

« Allons, grouille-toi ! », hurla-t-il au propriétaire du ballot qui demeurait hésitant sur le dock.

Il y avait au moins cinq mètres de hauteur entre le quai et le pont du bateau, et le jeune garçon ne pouvait atteindre l’étai d’acier au moyen duquel il fallait descendre.

« Une, deux, trois, et… hop-là ! », cria le Français d’un ton enjoué.

L’interpellé s’élança dans le vide et saisit le gréement. L’instant d’après, ses talons frappèrent le plancher du pont et il regarda ses mains, rendues brûlantes par le frottement.

« Kid, je te présente le nouveau matelot. »

Pete-le-Français esquissa un sourire, salua de la tête et fit quelques pas en arrière.

« Mr Joë Bronson », ajouta-t-il comme après réflexion.

Les deux jeunes garçons s’entre-regardèrent sans mot dire pendant un moment. Ils étaient évidemment du même âge, mais l’étranger paraissait le plus vigoureux et le plus fort des deux. Frisco Kid tendit la main que l’autre serra.

« Alors, on vient tâter du métier de marin ? » dit-il.

Joë Bronson fît un signe affirmatif et regarda d’un air curieux autour de lui avant de répondre :

« Oui. Je crois que la vie sur la baie m’intéressera pendant quelque temps. Une fois que j’y serai habitué, je partirai en haute-mer dans un poste d’équipage.

— Dans un quoi ?

— Un poste d’équipage, l’endroit où vivent les matelots, expliqua-t-il rougissant et doutant de sa prononciation.

— Ah oui ! Le poste !… Tu sais ce que c’est que d’aller en mer ?

— Oui… non… C’est-à-dire d’après ce que m’en ont appris les livres. »

Frisco Kid se mit à siffler, fit une pirouette et rentra dans la cabine.

« Partir en mer ! murmura-t-il en lui-même en allumant le feu pour préparer le dîner ; et encore dans le poste d’équipage. Il s’imagine qu’il va aimer ça ! »

Pendant ce temps-là, Pete-le-Français faisait faire le tour du propriétaire au nouveau-venu, comme s’il eût été un invité. Il déployait une telle amabilité et des manières si charmantes que Frisco Kid, passant la tête à travers le dalot pour les appeler à table, faillit étouffer en retenant un éclat de rire.

Joë Bronson savoura ce premier repas. La cuisine était simple, mais bonne. Et la saveur de l’air marin, le décor environnant, tout aiguisait son appétit.

La cabine était propre et confortable, sinon spacieuse, et l’installation lui causa une vive surprise : chaque coin était utilisé au mieux. Fixée par des charnières au puits de dérive, la table se repliait après chaque repas et ne tenait aucune place. De chaque côté et en partie sous le pont, se trouvaient deux couchettes. La literie en était enroulée à l’arrière et les deux garçons durent s’asseoir, pour manger, à même les planches d’une parfaite netteté. Une lampe de cuivre, brillamment astiquée, suspendue au cardan, leur fournissait la lumière qui arrivait, pendant le jour, à travers quatre hublots fixes, quatre petites vitres rondes en verre épais aménagées dans la cloison. À droite de la porte, le poêle et la caisse à bois ; à gauche, le buffet. Le fond de la cabine s’ornait de deux carabines et d’un fusil, et, en évidence sur la couchette de Pete-le-Français, à côté de ses couvertures, on remarquait une cartouchière portant une couple de revolvers.

Joë croyait rêver. Bien souvent il s’était imaginé des scènes semblables. Maintenant il se trouvait transporté lui-même dans la réalité, comme s’il connaissait ses nouveaux compagnons depuis des années.

Pete-le-Français lui souriait d’un air jovial. Il avait une mine patibulaire, où Joë ne discernait que les ravages causés par les intempéries. Entre deux bouchées, Frisco Kid lui expliqua la récente tempête que le Dazzler avait essuyée, et Joë éprouva un respect de plus en plus croissant pour ce jeune garçon qui avait vécu si longtemps sur l’eau et avait une telle expérience des choses de la mer.

Le capitaine avala un verre de vin, suivi d’un deuxième et d’un troisième, puis une rougeur mauvaise ayant soudain illuminé sa face bronzée, il s’allongea sur ses couvertures et ne tarda pas à ronfler.

« Tu ferais bien de rentrer dormir au moins deux heures, lui recommanda aimablement Frisco Kid, en lui montrant la cabine qui lui était destinée. Nous allons peut-être rester debout le reste de la nuit. »

Joë obéit, mais il ne put s’endormir aussi facilement que les autres. Les yeux grands ouverts, il suivait du regard la marche des aiguilles du réveille-matin, songeant avec quelle rapidité les événements s’étaient succédé durant les dernières vingt-quatre heures. Le matin même, il était encore écolier. Et voici qu’il était matelot, embarqué sur le Dazzler pour une destination inconnue. À cette pensée, ce gamin de seize ans pensa en avoir vingt et être devenu tout à fait un homme… bien plus, un marin ! Si Charley et Fred avaient au moins pu le voir en ce moment ! Bah ! ils entendraient assez tôt parler de lui. Il lui semblait déjà surprendre leur conversation et voir les autres gamins accourir en foule autour d’eux :

« De qui parlez-vous ?

« — Oh ! de Joë Bronson. Il est parti en mer. C’était notre copain, vous savez ! »

Joë, plein d’orgueil, s’imaginait la scène. Puis il s’attendrit à l’idée que sa mère se tourmentait à son sujet, mais bientôt il se rendurcit au souvenir de l’auteur de ses jours. Non que son père se montrât méchant envers lui, mais, selon Joë, il ne comprenait rien à la jeunesse. Et c’était la source de tout le mal.

Ce matin même, n’avait-il point proclamé que le monde n’est pas un terrain de sport et que les garçons décidés à suivre leurs instincts aventuriers risquaient de commettre d’énormes sottises, dont ils se mordraient les doigts plus tard, trop heureux, par la suite, de retrouver le giron paternel ? Joë savait, certes, que le monde réserve à tous une rude tâche et d’amères expériences, mais il n’ignorait pas que les jeunes garçons disposent de quelques droits. Il montrerait à son père qu’il était capable de se débrouiller seul et, de toute façon, il écrirait à la maison dès qu’il se sentirait installé dans sa nouvelle existence.