Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 65-70).

CHAPITRE VII

PÈRE ET FILS

Le lendemain, après le déjeuner, Joë fut averti que son père l’attendait dans la bibliothèque, et, en s’y rendant, il éprouva un sentiment presque joyeux à l’idée que la période d’attente était finie.

Mr  Bronson père se tenait debout près de la fenêtre. Un bruyant bavardage de moineaux attirait dehors son attention.

Joë s’approcha de lui, regarda par la fenêtre et perçut sur l’herbe un tout jeune moineau qui faisait des cabrioles comiques en essayant de se tenir sur ses faibles pattes. Il avait dégringolé du nid dans les rosiers qui grimpaient à la fenêtre, et sa petite famille semblait terriblement inquiète des suites de cette mésaventure.

« Observez bien ce jeune oiseau, remarqua Mr  Bronson en se tournant vers Joë avec un sourire grave. Je crois que vous êtes sur le point de vous trouver en aussi mauvaise posture, mon garçon. J’ai peur que vous ne soyez arrivé à une crise, Joë. Je la prévoyais depuis un an, d’après vos maigres progrès à l’école, votre insouciance et votre étourderie, votre désir constant de sortir de la maison en quête d’aventures de toutes sortes. » Il s’arrêta, comme s’il s’attendait à une réponse ; mais Joë demeura silencieux.

« Je vous ai accordé beaucoup de liberté. Je crois à la liberté. C’est dans ce sol que poussent les plus belles âmes. Je me suis abstenu de vous enfermer dans un réseau de règles et de restrictions irritantes. Je vous ai demandé bien peu de chose, et vous avez pu aller et venir à peu près selon votre bon plaisir.

« En un sens, je m’en rapportais à votre loyauté ; je vous laissais largement maître de vous-même, me fiant à votre science du bien pour vous écarter du mal, avec l’espoir que vous vous montreriez à la hauteur dans vos études. Et vous m’avez trompé. Que voulez-vous que je fasse maintenant ? Vous imposer des barrières et des limites de temps ? Vous contraindre à piocher vos livres d’études ?

« J’ai reçu une lettre », ajouta Mr  Bronson après une nouvelle pause, pendant laquelle il avait ramassé une enveloppe sur la table et en avait extrait une feuille couverte d’écriture.

Joë reconnut le griffonnage raide et inflexible de Miss Wilson, et son cœur faillit lui manquer.

Son père en commença la lecture.

La distraction et l’insouciance de Joë ont été les caractères dominants de cette période scolaire, de sorte qu’il a abordé les compositions sans aucune préparation. En histoire et en arithmétique, il n’a même pas essayé de répondre à une seule question. Il a remis ses feuilles en blanc. Les compositions avaient lieu le matin. L’après-midi, il ne s’est même pas donné la peine de se présenter au collège.

Mr  Bronson interrompit sa lecture et leva les yeux.

« Où étiez-vous dans l’après-midi ? demanda-t-il.

— J’ai pris le bac à vapeur pour Oakland, répondit Joë sans tenter de s’excuser sur le piteux état de sa tête et de son corps.

— C’est ce qu’on appelle faire le renard ou l’école buissonnière, n’est-ce pas ?

— Oui, père, répondit Joë.

— La veille de votre examen, vous avez préféré vagabonder et vous battre avec des voyous plutôt que d’étudier vos leçons. À ce moment-là, je ne vous ai adressé aucun reproche ; au fond de moi-même, je vous aurais presque pardonné cette escapade si votre composition avait été satisfaisante. »

Joë ne tenta pas de répondre. Son cas présentait, certes, des circonstances atténuantes, mais il jugea inutile de les exposer à son père, qui ne les eût pas comprises.

« Ce qui me tourmente, Joë, c’est votre insouciance et votre étourderie. J’aurais dû vous astreindre à une discipline sévère, dont vous avez fort besoin. Depuis quelques semaines, je me demande s’il ne conviendrait pas de vous envoyer dans un collège où votre vie serait réglée militairement et…

— Oh ! Père ! vous ne comprenez pas, vous ne pouvez comprendre ! éclata enfin Joë. J’essaie d’étudier… je vous assure que je fais de mon mieux, mais je ne saurais vous expliquer pourquoi, c’est au-dessus de mes forces. Peut-être suis-je un cancre et ne mordrai-je jamais à l’étude ? Je voudrais plutôt visiter le monde… voir la vie… vivre enfin ! Ne me parlez plus de collège, laissez-moi partir en mer… ou partout ailleurs où je puisse faire quelque chose et devenir quelqu’un. »

Mr  Bronson regarda son fils d’un air plus tendre :

« L’étude seule vous permettra d’arriver à pareil résultat. »

Joë leva la main d’un geste de désespoir.

« Je connais vos idées, poursuivi Mr  Bronson, mais vous n’êtes qu’un enfant et vous ressemblez sur bien des points au pierrot que nous observions tout à l’heure. Si vous n’avez pas suffisamment d’énergie pour étudier à la maison, comment, livré à vous-même, accomplirez-vous les devoirs que vous assignera le monde vers lequel vous vous croyez attiré ?

« Cependant je consens, Joë, à vous laisser courir l’aventure pendant un certain temps, une fois vos études secondaires terminées et avant votre admission à l’Université.

— Pourquoi pas maintenant ? demanda Joë, impulsivement.

— C’est trop tôt. Attendez d’avoir des ailes. Vous n’êtes pas tout à fait formé, pas plus, d’ailleurs, que vos idées ni votre jugement.

— Mais je ne pourrai jamais étudier ! Je sais que j’en suis incapable ! »

Après avoir consulté sa montre, Mr  Bronson se leva.

« Je n’ai pas encore pris de décision, dit-il. J’hésite sur le choix des moyens : vous remettre à l’essai à l’école privée, ou vous envoyer dans un lycée où l’on vous mènera à la baguette. »

Il s’arrêta quelques secondes à la porte et se retourna : « Remarquez, Joë, que je ne suis nullement en colère, mais plutôt déçu et mortifié. Réfléchissez à tout ceci et venez ce soir me faire part de vos intentions. »

Mr  Bronson quitta la pièce, et Joë entendit la porte d’entrée claquer derrière lui.

Le jeune homme se renversa dans le gros fauteuil et ferma les paupières. Un lycée ! Il concevait envers pareille institution la même frayeur que le renard pour le piège. Non ! il n’irait jamais là !

Quant à l’école privée…

À cette pensée, il poussa un profond soupir. On lui accordait jusqu’au soir pour se décider. Eh bien ! sa résolution était déjà prise.

Joë se leva d’un air déterminé, mit son chapeau et sortit par la porte de la rue. Il allait montrer à son père, songeait-il tout en marchant, qu’il était capable d’accomplir sa tâche sur terre.

Lorsqu’il arriva au collège, ses plans étaient mûrement arrêtés et n’attendaient plus que leur exécution. Comme il était midi, il passa dans sa classe et emporta ses livres sans se faire remarquer. En traversant la cour, il rencontra ses amis Fred et Charley.

« Tiens ! voilà Joë ! Qu’y a-t-il ? demanda Charley.

— Rien, grommela l’interpellé.

— Alors, que fabriques-tu ici ?

— Je remporte mes bouquins, tu le vois. Que supposais-tu donc ?

— Allons ! allons ! coupa Fred. Assez de cachoteries, Joë. Raconte-nous ce qui se passe.

— Tu le sauras assez tôt », répondit Joë, d’un ton beaucoup plus significatif qu’il ne l’eût souhaité.

Redoutant de se trahir davantage, il tourna le dos à ses petits camarades stupéfaits, et s’éloigna d’un pas rapide. Il se rendit tout droit à la maison et s’occupa aussitôt à mettre de l’ordre dans ses affaires. Il pendit soigneusement ses effets dans la garde-robe et échangea le costume qu’il portait contre un vieux complet. Il choisit des vêtements de dessous de rechange, deux chemises de coton et une demi-douzaine de chaussettes auxquelles il ajouta autant de mouchoirs, un peigne et une brosse à dents.

Quand il eut ficelé le tout dans un fort papier d’emballage, il contempla son œuvre avec un sourire de satisfaction. Puis il se dirigea vers son bureau, prit dans un petit tiroir ses économies amassées depuis des mois : quelques dollars. Joë réservait cette somme pour la fête nationale du Quatre Juillet, mais il la fourra dans sa poche sans l’ombre d’un regret. Ensuite il attira devant lui le sous-main, s’assit et traça les lignes suivantes :

Chers parents,

Ne me faites pas rechercher. Je suis un cancre et je vais partir en mer. Ne vous tracassez pas sur mon compte. Je suis assez grand pour me conduire moi-même. Au revoir, papa, maman et Bessie.

Joë.