Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 53-63).

CHAPITRE VI

JOURNÉE D’EXAMEN

Fred et Charley avaient évidemment répandu la nouvelle de leur descente dans l’Abîme et de leur bataille avec le clan Simpson et la Coterie du Poisson.

En entendant sonner neuf heures, Joë éprouva un soulagement et entra dans la classe. Il devint aussitôt le point de mire de tous les garçons. Les filles aussi le regardaient de façon timide et furtive, « comme elles auraient regardé Daniel au sortir de la fosse aux lions », pensa Joë, « ou David après son combat avec Goliath ». Cette « adoration des héros » le mettait mal à l’aise et l’alarmait : il aurait bien voulu voir tout ce monde tourner les yeux dans une autre direction.

Ses vœux ne tardèrent pas à être exaucés.

De grandes feuilles blanches de papier ministre furent distribuées sur chaque pupitre. Miss Wilson, la maîtresse, se leva. C’était une jeune femme d’aspect austère qui passait dans le monde comme si elle eût été frigorifiée et, qui par les journées les plus chaudes, s’enveloppait les épaules d’un châle ou d’une cape.

Sur le tableau noir, en vue de tous les élèves, elle traça le chiffre romain « I ». Tous les yeux, et il y en avait cinquante paires, se fixèrent sur sa main, et, dans l’attente qui suivit, toute la salle demeura silencieuse comme une tombe.

En dessous du chiffre romain « I », elle écrivit :

a) Qu’étaient les lois de Dracon ?

b) Pourquoi un orateur athénien a-t-il dit qu’elles étaient écrites non avec de l’encre, mais avec du sang ?

Quarante-neuf têtes se penchèrent et quarante-neuf plumes grincèrent vigoureusement sur autant de feuilles de papier.

Seule la tête de Joë resta levée. Il contemplait le tableau d’un air si absent que Miss Wilson, jetant un regard par-dessus son épaule après avoir écrit le chiffre « II », se retourna pour mieux le voir.

Puis elle écrivit :

a) Comment la guerre entre Athènes et Mégare à propos de l’île Salamine provoqua-t-elle les réformes de Solon ?

b) En quoi ces dernières différaient-elles des lois de Dracon ?

Elle se retourna vers Joë. Plus que jamais il regardait le vide.

« Que vous arrive-t-il, Joë ? demanda-t-elle. N’avez-vous pas de papier ?

— Si, mademoiselle, j’en ai. Merci. » Et il se mit à tailler un crayon.

Il lui fit d’abord une pointe fine, puis une pointe très fine, après quoi il essaya de l’affiner encore. Plusieurs de ses condisciples relevèrent la tête au bruit, mais il ne s’en aperçut pas, trop absorbé dans des pensées aussi lointaines de la taille des crayons que de l’histoire grecque.

« Vous savez tous, naturellement, que les devoirs d’examen doivent être écrits à l’encre ? »

Miss Wilson s’adressait à la classe en général, mais ses yeux étaient fixés sur Joë.

À l’instant où la mine du crayon allait être taillée aussi fine que possible, sa pointe se brisa, et Joë recommença l’opération.

« Il me semble, Joë, que vous distrayez vos camarades », dit Miss Wilson en désespoir de cause.

Il posa son crayon, referma son canif d’un coup sec et se remit à regarder le tableau sans le voir.

Que savait-il de Dracon, de Solon, de tous les Grecs en général ? C’était un examen raté et voilà tout. Inutile de s’arrêter aux autres questions : pût-il même répondre à deux ou trois, ce n’était vraiment pas la peine de prendre la plume. Il ne serait pas moins recalé. Et puis, il avait trop mal au bras pour écrire. Il souffrait des yeux, même en les tenant fermés, et plus encore quand il regardait le tableau, et le fait même de penser lui faisait positivement mal.

Les quarante-neuf plumes grincèrent à la course pour rattraper Miss Wilson, qui couvrait le tableau de questions sans nombre. Joë écoutait le grincement des plumes et les crissements de la craie, et se sentait dans une profonde détresse. La tête semblait lui tourner : il souffrait de partout, sur son corps, dans son corps, et cette souffrance le paralysait.

Les souvenirs de l’Abîme le hantaient comme les scènes monstrueuses d’un cauchemar qu’il ne réussissait pas à chasser. Il fixa sa pensée et ses regards sur le visage de Miss Wilson, maintenant assise à son pupitre, et à l’instant même il vit surgir à sa place la figure impudente et batailleuse de Simpson-la-Brique. Il se sentait malade, endolori, fatigué et bon à rien. Il ne lui restait qu’à esquiver la composition. Et quand, après un siècle d’attente, les copies furent ramassées, il remit la sienne en blanc, sauf son nom, le titre et la date inscrits au haut de la page.

Après un bref intervalle, de nouvelles feuilles furent distribuées et l’épreuve d’arithmétique commença. Joë ne se donna même pas la peine d’examiner les questions.

En temps ordinaire, il eût pu se tirer à son avantage de cet examen-là, aujourd’hui il en était incapable. Il se contenta d’enfouir son visage dans ses mains en attendant midi.

Un instant, en levant les yeux vers la pendule, il surprit le regard malicieux que lui lançait Bessie du côté de la classe réservé aux filles. Ce regard ne fit qu’ajouter à son malaise. Pourquoi le tourmentait-elle ? Quel besoin avait-elle de se tracasser ? Elle était sûre de passer brillamment l’examen. Ne pouvait-elle le laisser tranquille ?

Il lui décocha alors un coup d’œil particulièrement sévère, puis reposa sa figure entre ses mains et ne la releva qu’en entendant sonner le coup de gong de midi. Sur ce il remit une seconde feuille en blanc et sortit avec les garçons.

Fred, Charley et lui prenaient d’habitude leur déjeuner dans un coin de la cour qu’ils s’étaient approprié ; mais ce jour-là, par une coïncidence extraordinaire, une vingtaine d’autres garçons avaient choisi ce même endroit pour s’y installer.

Joë les observa avec dédain. Dans son état actuel, il ne se sentait pas disposé à recevoir l’adoration due aux héros. Il souffrait trop de la tête et, était ennuyé de son échec à l’examen ; or celui-ci devait continuer dans l’après-midi !

Il s’irritait d’entendre Fred et Charley jacasser comme des pies au sujet de leurs aventures de la veille au soir — où cependant ils ne manquaient pas de lui attribuer le plus grand crédit — et de les voir prendre des airs protecteurs devant leurs admirateurs médusés.

Mais aucun effort ne réussit à faire bavarder Joë. Il grognait et répondait par des monosyllabes aux questionneurs qui essayaient de le faire sortir de son mutisme.

Il aurait voulu fuir dans un lieu solitaire, s’allonger sur l’herbe, oublier souffrances et tracas. Il se leva pour chercher un bon coin et se vit immédiatement suivi par une demi-douzaine d’importuns. Il eût voulu se retourner et leur crier de le laisser en paix. Sa fierté l’en empêcha.

Il se sentit submergé par une vague de dégoût et de désespoir, puis une idée jaillit dans son esprit. Dès lors qu’il était certain de son échec à l’examen, pourquoi endurerait-il la torture de l’après-midi, qui lui paraîtrait certainement pire que celle de la matinée ? Et sa décision fut prise à l’instant même.

Il se dirigea droit vers la porte de l’école et la franchit. Sur le seuil, ses admirateurs demeurèrent stupéfaits et le virent disparaître au coin de la rue.

Pendant quelque temps il erra, sans but, puis il arriva à une voie de tramway. Une voiture s’étant arrêtée pour laisser descendre des passagers, il y monta et se blottit sur un siège de la plate-forme.

Le premier fait dont il eut conscience fut que le tram pivotait sur la plaque tournante du terminus, puis repartait à nouveau. Le grand bâtiment des bacs à vapeur se dressa bientôt devant Joë. Sans rien voir ni entendre, il avait traversé tout le quartier des affaires de San-Francisco.

Il regarda l’horloge de la tour : une heure dix. Il arrivait juste à temps pour prendre le bateau d’une heure et quart. Cela le décida. Sans savoir le moins du monde où il allait, il prit un billet de dix cents, franchit le tourniquet et fut bientôt emporté à toute vitesse vers la jolie ville d’Oakland.

Dans le même état d’esprit détaché et sans but, une heure après, il se trouvait assis sur un des longerons du quai d’Oakland, appuyant sa tête endolorie contre un poteau bienfaisant. De là il apercevait les ponts de plusieurs petits bateaux à voile. Beaucoup d’autres curieux et gens désœuvrés s’étaient assemblés pour les regarder. Ce spectacle réveilla l’intérêt de Joë.

Les bateaux étaient au nombre de quatre, et de son poste d’observation il pouvait lire leurs noms. Celui qui se trouvait directement au-dessous de lui portait le nom de Fantôme, écrit à l’arrière en grosses lettres vertes. Les trois autres, situés plus loin, s’appelaient respectivement le Caprice, la Reine des Huîtres et le Hollandais-Volant.

Chacun de ces bateaux avait une cabine de milieu dont le toit laissait dépasser le tuyau d’un poële. Une fumée sortait de celui du Fantôme.

Les portes de la cabine étaient ouvertes et le toit à glissière en partie rentré, de sorte que Joë pouvait voir l’intérieur et observer l’occupant, un jeune homme de dix-neuf à vingt ans s’affairant à cuisiner. Il portait de longues bottes marines qui lui montaient aux hanches, une combinaison de toile bleue et une chemise de laine foncée. Les manches, relevées jusqu’aux coudes, découvraient des bras solides et bronzés, et la tête que le jeune homme releva un instant était également tannée.

L’arôme du café parvint aux narines de Joë en même temps qu’une odeur de haricots presque cuits qui s’échappait d’une petite marmite. Le cuisinier posa une poêle à frire sur le fourneau, et, quand elle fut chaude il la graissa, puis y jeta une large tranche de bifteck. Ce faisant, il causait avec un camarade resté sur le pont, fort occupé à puiser de l’eau de mer pour rafraîchir des monceaux d’huîtres qu’il recouvrit de sacs mouillés, avant d’entrer dans la cabine où une place lui était réservée à la petite table auprès du cuisinier, son convive.

L’esprit romanesque de Joë s’éveilla à cette vue. Voilà une vie qui valait la peine d’être vécue ! Ces gens-là vivaient : ils gagnaient leur pain en plein air, sous le ciel, avec la mer pour les bercer, le vent pour les rafraîchir ou la pluie pour les doucher au petit bonheur du temps. Tandis que lui, il restait assis de jour en jour dans une salle d’école, courbé sur son pupitre avec une cinquantaine de ses pareils, se rongeant la cervelle ou y entassant des débris de science, ces gens-là jouissaient d’une heureuse insouciance, ramaient dans des bateaux ou les conduisaient à la voile, préparaient eux-mêmes leur cuisine, rencontraient à coup sûr des aventures comme on en rêve seulement dans les classes d’écoles surpeuplées.

Joë soupira. Il se sentait fait pour cette sorte d’existence et non pour la vie scolaire. Au collège il n’était qu’un cancre. Il avait échoué dans sa composition, alors qu’en ce moment même, il le savait, sa sœur Bessie rentrait triomphalement à la maison après avoir passé l’examen avec honneur.

Ce n’était plus tolérable ! Son père avait tort de vouloir faire de lui un savant. Passe encore pour des garçons disposés à l’étude, mais lui-même, de toute évidence, n’avait aucune aptitude intellectuelle.

N’y avait-il pas dans la vie d’autres carrières que celle de l’étude ? Des hommes étaient partis en mer comme simples mousses et avaient gagné leurs grades, commandé de grandes flottes, accompli des hauts faits et gravé leurs noms sur les annales du temps. Pourquoi lui, Joë Bronson, n’en ferait-il pas autant ?

Il ferma les yeux et se sentit envahi par une tristesse infinie. Quand il les rouvrit, il s’aperçut qu’il avait dormi et que le soleil déclinait rapidement.

Il arriva chez lui après la nuit tombée, se dirigea droit vers sa chambre et se mit au lit sans avoir vu personne.

Il s’enfonça entre les draps frais en poussant un soupir de satisfaction à la pensée que, quoi qu’il arrivât, il n’avait plus à se tracasser au sujet de l’antiquité grecque. Mais une autre pensée désagréable se présenta à lui : le prochain terme scolaire arriverait, et il savait bien que, six mois après, l’attendrait un autre examen d’histoire