Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 45-52).

CHAPITRE V

RETOUR À LA MAISON

En suivant les indications de Simpson-la-Brique, ils se trouvèrent dans Union Street et atteignirent la Montagne sans autre anicroche.

Du bord de l’Abîme, ils contemplèrent le théâtre de leurs récents exploits et écoutèrent ce grondement régulier, indéfinissable qui s’élève des agglomérations surpeuplées.

« Je n’y redescendrai jamais de ma vie, affirma Fred d’un ton plein de colère. Je me demande ce qu’est devenu le chauffeur.

— Nous avons de la veine de revenir avec notre peau intacte, dit Joë avec sa philosophie encourageante.

— Je crois que nous en avons laissé suffisamment là-bas, toi, surtout, fit Charley en riant.

— Oui, répondit Joë. Et de nouveaux ennuis m’attendent à la maison. Bonsoir, les copains ! »

Ainsi qu’il s’y attendait, la porte de l’entrée latérale était fermée : il dut faire le tour vers la salle à manger et entrer comme un cambrioleur par une fenêtre. Comme il traversait le vaste vestibule en marchant doucement vers l’escalier, son père sortit de la bibliothèque. Tous deux s’arrêtèrent, se dévisagèrent avec une surprise mutuelle.

Joë réprimait une forte envie de rire à l’idée du spectacle qu’il devait offrir… Mais la réalité était bien pire qu’il ne l’imaginait. Devant Mr Bronson père se présentait un garçon avec un paletot et un chapeau couverts de boue et dont toute la figure portait les marques d’un violent conflit, nez enflé, œil au beurre noir, lèvre boursouflée et fendue, une joue écorchée, phalanges saignant encore et chemise déchirée à l’épaule.

« Que signifie tout ceci, monsieur ? », articula enfin Mr Bronson.

Joë demeurait interdit. Comment pourrait-il raconter en bref tous les événements de cette soirée ? Car il aurait fallu tout dire pour expliquer son actuel désarroi.

« Avez-vous perdu votre langue ? insista Mr Bronson avec une feinte impatience.

— Je… je…

— Je vous écoute, dit le père, pour l’encourager.

— Je… eh bien ! je suis descendu dans l’Abîme.

— Je dois reconnaître que vous m’avez tout l’air d’en revenir. Je suppose, continua-t-il, que vous faites allusion non pas au séjour des damnés, mais à un quartier bien défini de San-Francisco. Est-ce cela ? »

Mr Bronson parlait sévèrement, mais si jamais il eut peine à retenir un sourire, ce fut bien ce soir-là.

Joë abaissa le bras vers Union Street et déclara

« C’est là-bas, père.

— Et qui a baptisé ainsi ce quartier ?

— C’est moi, répondit Joë, comme s’il confessait un crime.

— Le nom est certainement approprié à l’endroit et dénote une certaine imagination. Vraiment, on ne saurait mieux dire. Vous devez faire à l’école, monsieur, de sérieux progrès en anglais. »

Ce compliment n’ajoutait rien au bonheur de Joë. son étude de l’anglais étant la seule dont il n’eût pas à rougir.

Et tandis qu’il restait là, silencieux comme une statue personnifiant la douleur et la honte, Mr Bronson l’observait en se souvenant de sa propre adolescence, avec une compréhension que Joë n’eût jamais crue possible.

« Pour l’instant, cependant, vous avez moins besoin d’un discours que de bain, de taffetas d’Angleterre, d’emplâtre et de compresses à l’eau fraîche. Allez vous coucher et reposez-vous bien. Demain matin, je vous en avertis, vous aurez les membres courbatus et en bel état. »

La pendule sonnait une heure, quand Joë s’agita sous ses couvertures ; un instant après il eut conscience d’être agacé par des coups menus mais obstinés, frappés à sa porte. Incapable de les supporter plus longtemps, il ouvrit les yeux et se mit sur son séant. Le jour entrait à flots par la fenêtre. La journée s’annonçait brillante et ensoleillée. Joë bailla et s’étira. Mais une douleur lancinante lui parcourut les muscles et il laissa ses bras retomber plus vite qu’il ne les avait levés. Il les considéra étonné : soudain, les événements de la veille lui revinrent en mémoire et il poussa un grognement.

Les coups persistaient à la porte, il cria :

« Oui, j’ai entendu ! Quelle heure ?

— Huit heures, répondit la voix de Bessie. Huit heures, dépêche-toi si tu ne veux pas arriver en retard au collège.

— Sapristi ! Pourquoi ne m’as-tu pas appelé plus tôt ? », ronchonna-t-il.

Il dégringola du lit, grogna de la douleur ressentie dans tous ses muscles raidis, et s’affaissa avec une prudente lenteur sur une chaise.

« Père avait dit de te laisser dormir. »

Joë grommela de nouveau, mais sur un autre ton. Puis, apercevant son livre d’histoire, il protesta pour la troisième fois de façon différente.

« Très bien ! cria-t-il. Va-t-en. Je descends dans une minute. »

Il descendit en effet sans tarder ; mais si Bessie l’avait rencontré dans l’escalier, elle se fût étonnée de ses précautions pour poser le pied sur les marches et des tics douloureux qui, de temps à autre, lui déformaient la figure.

Lorsqu’elle l’aperçut dans la salle à manger, elle poussa un cri d’effroi et courut vers lui.

« Qu’as-tu donc, Joë ? demanda-t-elle d’une voix tremblante. Que t’est-il arrivé ?

— Rien, murmura-t-il en saupoudrant de sucre sa bouillie.

— Sûrement… continua-t-elle.

— Je t’en prie, ne me tracasse pas. Je suis en retard et je voudrais manger en vitesse. »

À la même seconde, Mrs Bronson échangea un regard avec Bessie, et cette jeune personne, bien qu’intriguée, s’empressa de se retirer.

Joë sut gré à sa mère à la fois de ce geste et de l’absence de tout commentaire sur sa mine. Son père l’avait certainement mise au courant. Il savait d’ailleurs qu’elle ne l’importunerait pas ; ce n’était pas dans ses habitudes.

Méditant ainsi, Joë expédia son déjeuner solitaire, vaguement conscient et ennuyé que sa mère pût se tourmenter à son sujet. Elle était toujours tendre, mais il remarqua qu’elle l’embrassait avec plus de tendresse que de coutume quand il s’en alla en balançant ses livres au bout d’une courroie ; il observa également, en tournant le coin de la rue, qu’elle le suivait des yeux derrière la fenêtre.

Mais ce qui l’horripilait en ce moment, c’était son ankylose et sa souffrance. Chaque pas lui coûtait un effort et une torture. Le soleil, dont les rayons se reflétaient sur le trottoir de ciment, provoquait des élancements dans son œil meurtri, il éprouvait mille douleurs dans tout le corps, mais il souffrait par-dessus tout dans ses muscles et ses jointures.

Jamais il n’aurait cru possible une pareille raideur. Chaque fibre de son corps protestait contre le moindre mouvement. Avec ses doigts enflés, c’était un supplice que d’ouvrir ou de fermer les mains ; quant à ses bras, ils étaient meurtris des poignets aux coudes, par suite des innombrables coups destinés à sa figure ou sa poitrine et qu’il avait parés avec les avant-bras.

Simpson-la-Brique était-il dans un état pareil ? La pensée de leurs mutuels tourments lui inspira une vague sympathie pour ce jeune et redoutable coquin.

Une fois entré dans la cour du collège, il s’aperçut vite qu’il était le centre d’attraction de tous les regards. Les élèves se pressaient à distance autour de lui et le contemplaient avec des yeux effarés ; ses camarades de classe et ses amis le considéraient avec une sorte de respect auquel il n’était pas accoutumé.