Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. 37-43).

CHAPITRE IV

TEL EST MORDU QUI VOULAIT MORDRE

Cependant la vie dans l’Abîme était chose éminemment précaire, comme devaient bientôt l’apprendre les trois habitants de la Montagne.

Avant que Joë pût remettre la main sur ses cerfs-volants, il vit avec surprise tous ses ennemis, y compris le chauffeur, se lancer dans une fuite éperdue.

De même que fillettes et bambins avaient disparu devant la bande Simpson, celle-ci fondit à son tour devant quelque nouvelle et plus redoutable troupe de créatures de proie.

Joë entendit les fuyards pousser des cris terrifiés :

« La coterie du poisson ! La coterie du poisson ! »

Et lui-même se serait enfui devant ce nouveau péril, s’il n’eût été essoufflé de sa dernière lutte et convaincu de l’impossibilité d’échapper à cette menace inconnue. Fred et Charley éprouvaient un violent désir de se sauver à toutes jambes en présence de ce désarroi général, mais ils ne pouvaient abandonner leur camarade.

De sombres individus envahirent le terrain vague ; les uns cernèrent les jeunes gens tandis que d’autres s’élançaient à la poursuite des fugitifs.

Des cris de détresse annoncèrent la capture des traînards, et quand les poursuivants revinrent, ils ramenaient avec eux le malheureux Simpson-la-Brique, qui n’avait pas lâché le paquet de cerfs-volants.

Joë observait avec curiosité cette nouvelle bande de maraudeurs.

C’étaient des jeunes voyous de dix-sept à vingt-quatre ans, portant les stigmates indubitables des gens du milieu. Certains avaient des figures si perverses que Joë se sentait la chair de poule en les regardant.

Deux d’entre eux le saisirent solidement par les bras, tandis que d’autres maintenaient de même Fred et Charley.

« Écoutez, vous autres, annonça l’un des types de la bande qui parlait avec l’autorité d’un chef, nous voulons être renseignés sur ce qui s’est passé ici. Qu’est-ce que tu manigançais, toi, la Tête-Rouge ? Qu’est-ce que tu as fait ?

— Je n’ai rien fait, pleurnicha Simpson.

— Tu m’en as bien l’air ! Qui donc t’a arrangé comme cela ? »

Il tourna vers la lumière électrique le visage de Simpson-la-Brique.

Celui-ci indiqua Joë, qui fut aussitôt poussé en avant.

« Pourquoi vous battiez-vous ?

— Pour les cerfs-volants, qui sont à moi, répondit hardiment Joë. Ce type-là me les a volés. Il les tient encore sous le bras.

— Ah ! vraiment ? Écoute-moi, Simpson-la-Brique, nous ne tolérerons pas qu’on vole dans ce quartier-ci. Compris ? Tu n’as jamais rien eu qui t’appartienne en propre. Allez, aboule les cerfs-volants et grouille-toi ! »

Le chef resserra son étreinte de façon menaçante, et Simpson, pleurnichant de rage, abandonna son butin.

« Et toi, qu’est-ce que tu tiens sous le bras ? » demanda brusquement à Fred le chef de bande en lui arrachant le paquet. « Encore des cerfs-volants, hein ? Toute une fabrique de cerfs-volants a dû se mettre en route et se perdre, remarqua-t-il après s’être approprié le ballot de Charley. Je me demande maintenant ce que nous allons faire à ces trois types ? continua-t-il d’un ton de juge.

— Pourquoi ? interrogea Joë qui s’échauffait. Parce qu’on nous a volé nos cerfs-volants ?

— Du tout, du tout, répondit poliment le chef de bande ; mais pour avoir introduit des cerfs-volants dans ce quartier et provoqué tout ce boucan. C’est une honte, une véritable honte ! »

À ce moment précis, où l’attention était concentrée sur les habitants de la Montagne, Simpson-la-Brique, dégagea vivement ses bras, se tortilla pour se libérer de ses gardiens et s’élança à travers le terrain vague dans la direction de l’issue par laquelle il avait essayé de s’échapper au début de l’affaire avant que Joë ne le rattrape.

Deux ou trois membres de la bande s’élancèrent à grands cris à sa poursuite en poussant des cris et sautèrent par-dessus la barrière. On entendit des abois et des hurlements de chiens dans les cours de derrière, des piétinements de souliers sur des caisses et sur les toits des hangars, puis un grand éclaboussement, comme si un baquet plein d’eau se déversait à terre.

Quelques minutes après, les poursuivants revinrent tout penauds, trempés de la tête aux pieds par le déluge que leur avait ménagé le rusé Simpson-la-Brique. Du toit d’une maison voisine leur parvenait encore sa voix gonflée de défis et de sarcasmes.

L’événement semblait déconcerter le chef de bande, et, au moment même où il se retournait vers Joë, Fred et Charley, un coup de sifflet prolongé et d’un timbre particulier arriva de la rue.

De toute évidence, un signal d’avertissement lancé par un homme de la bande posté en sentinelle. Quelques instants après, cet éclaireur rejoignit en effet, lui-même en courant vers le gros de la troupe, qui commençait déjà à battre en retraite.

« Les flics ! » cria-t-il, haletant.

Joë se retourna et aperçut deux policemen portant sur la poitrine de brillantes étoiles.

« Tirons-nous d’ici », murmura-t-il à Fred et à Charley.

D’un côté, la bande déjà en fuite coupait la retraite aux jeunes gens, de l’autre s’avançaient les policemen. Ils se précipitèrent dans la direction de l’issue par où avait disparu Simpson-la-Brique, poursuivis de près par les agents qui leur intimaient l’ordre de s’arrêter.

Mais les jeunes jambes sont agiles, surtout devant un danger qui les effraie, et nos garçons furent les premiers à bondir par-dessus la barrière et à s’enfoncer dans un labyrinthe d’arrière-cours.

Ils ne tardèrent pas à constater la discrétion des agents. Ceux-ci avaient sans doute acquis une connaissance suffisante des « issues », car ils abandonnèrent la chasse à la première barrière.

En pareil endroit, il n’y avait plus de lampadaires et les jeunes gens tâtonnaient dans le noir, la peur au ventre.

Pendant un grand quart d’heure ils restèrent perdus dans la cour d’un fruitier entre des montagnes d’emballages à claire-voie. Ils avaient beau chercher, ils ne trouvaient que des amoncellements de caisses. Ils finirent par émerger de ce chaos en suivant le toit d’un hangar, mais ce fut pour tomber dans une autre cour, remplie d’innombrables cages à poules vides.

Plus loin, ils arrivèrent à l’appareil qui avait servi à Simpson-la-Brique pour doucher ses poursuivants. L’invention en était fort ingénieuse. À cet endroit la piste d’issue franchissait une clôture dont manquait l’une des planches : une longue latte y était disposée de façon qu’un passant non averti ne pût s’empêcher de la toucher. Elle constituait le ressort même du piège. Le moindre contact sur ce levier suffisait à déplacer une grosse pierre qui maintenait un baquet en équilibre au-dessus du passage : celui-ci basculait sur quiconque frôlait la latte.

Les jeunes garçons examinèrent ce dispositif avec un vif intérêt. Heureusement pour eux, le baquet était maintenant vide, sinon ils n’auraient pas échappé à la douche, car Joë, qui marchait en tête, avait butté contre la latte.

« Sommes-nous dans la cour de Simpson ? fit-il doucement.

— Probable, répondit Fred. Ou dans la cour d’un autre de sa bande. »

À ce moment, d’un coup sur le bras, Charley avertit les deux autres.

« Chut ! Qu’est-ce que c’est ? » murmura-t-il. Ils se baissèrent. Quelqu’un remuait à peu de distance. Ils perçurent un bruit d’eau, comme si l’on remplissait un seau à un robinet, puis des pas qui approchaient hardiment. Ils se baissèrent plus encore, retenant leur souffle. Une forme sombre passa à portée de leurs bras et monta sur une caisse près de la barrière. C’était Simpson-la-Brique en personne qui réarmait son piège. Ils l’entendirent replacer la latte et la pierre, redresser le baquet, y vider deux seaux. Comme il se retournait sur ses pas pour les remplir, Joë lui sauta dessus, lui donna un croc-en-jambe et le maintint à terre.

« Ne fais pas de bruit, dit-il. Je veux que tu m’écoutes.

— Ah ! c’est toi ? répliqua Simpson d’un ton si rasséréné qu’ils se sentirent soulagés eux-mêmes. Que cherches-tu par ici ?

— Nous voulons sortir d’ici, dit Joë, et par le chemin le plus court. Nous sommes trois et tu es seul…

— Ça va, ça va. Je suis prêt à vous montrer le chemin. Je n’ai rien contre vous. Suivez-moi ne vous écartez ni à droite ni à gauche et je vous tire de là en moins de deux. »

Quelques minutes plus tard, ils se laissaient glisser d’une haute palissade dans une ruelle obscure.

« Filez jusqu’au bout, leur conseilla Simpson. Prenez le deuxième tournant à droite, puis le troisième idem et vous arriverez dans la rue de l’Union. Tra-la-lou ! »

Ils lui souhaitèrent le bonsoir, et en s’éloignant dans l’obscurité reçurent une dernière recommandation :

« La prochaine fois que vous achèterez des cerfs-volants, vaudra mieux de les laisser chez vous ! »