La Clairvoyance du père Brown/Les Péchés du prince Saradine

VIII

LES PÉCHÉS DU PRINCE SARADINE

Lorsque Flambeau quitta son bureau de Westminster, pour prendre un mois de vacances, il loua un petit bateau à voile, si petit qu’il servait le plus souvent comme canot à rames. Le détective parcourut ainsi les étroites rivières des comtés de l’Est, si étroites que le bateau semblait une nef magique, voguant sur des prairies et des champs de blé. L’embarcation était juste assez grande pour deux personnes ; il n’y avait place que pour les choses indispensables, et Flambeau l’avait approvisionné en tout ce que sa philosophie lui faisait considérer comme tel. Son chargement se réduisait apparemment à quatre classes d’objets : du saumon en boîte, pour le cas où le navigateur aurait envie de manger ; plusieurs revolvers chargés, pour le cas où il aurait envie de se battre ; une bouteille de cognac, pour le cas, je suppose, où il se trouverait mal ; et un prêtre, pour le cas où la mort le surprendrait en route. Avec ce léger bagage, Flambeau descendait lentement le courant des rivières du Norfolk, se proposant d’atteindre les lagunes de la côte, mais se délectant, dans l’entretemps, à la vue des jardins et des prairies bordant les rives, et des châteaux et des villages réfléchis dans l’eau limpide, comme dans un miroir. Il s’arrêtait pour pêcher, dans les bassins formés par la rivière et dans les trous formés par ses boucles, et naviguait, de préférence, à l’ombre des rives.

En vrai philosophe, Flambeau n’avait donné aucun but précis à son voyage, mais, toujours en vrai philosophe, il lui avait donné un prétexte. Il poursuivait un projet auquel il attachait juste assez d’importance pour que son succès couronnât dignement ses vacances, sans que son échec pût, le moins du monde, les gâter. Jadis, à l’époque où il était le roi des voleurs et l’homme le plus célèbre de Paris, il avait fréquemment reçu des lettres de félicitation ou d’injures, ou même des déclarations d’amour. Une de ces missives était, il ne savait trop pourquoi, restée dans sa mémoire. C’était une simple carte de visite sous enveloppe, avec un timbre anglais. Au verso de la carte, on avait écrit quelques mots, en français, à l’encre verte : « Si vous prenez jamais votre retraite pour devenir respectable, venez me voir. Je désire faire votre connaissance, car j’ai fait celle de tous les grands hommes de mon temps. Votre dernier truc, par lequel vous avez réussi à faire arrêter un détective par un de ses collègues, est l’action la plus brillante de l’histoire de France. » Au recto, on lisait, gravée suivant la mode du jour, l’inscription suivante : « Prince Saradine, maison des Roseaux, île des Roseaux, Norfolk ».

Flambeau ne s’était guère inquiété du prince, à cette époque. Il avait appris pourtant qu’il avait été l’un des hommes les plus brillants et les plus élégants du Sud de l’Italie. Il avait, disait-on, dans sa jeunesse, enlevé une femme mariée appartenant à la noblesse. Cette escapade, très fréquente dans la haute société, n’aurait pas laissé de traces, s’il ne s’y était mêlé une deuxième tragédie : le suicide supposé du mari trompé, qui se serait jeté du haut d’un précipice, en Sicile. Le prince habitait alors Vienne, mais il n’avait cessé de voyager, durant ces dernières années. Lorsque Flambeau, suivant l’exemple du prince, renonça à sa célébrité européenne pour se retirer en Angleterre, il se dit que le moment était venu de surprendre cet éminent exilé dans les lagunes du Norfolk. Il ne savait pas le moins du monde s’il pourrait découvrir sa retraite, qui était, en effet, modeste et bien cachée. Le fait est qu’il la découvrit beaucoup plus tôt qu’il ne s’y attendait.

Les deux amis amarrèrent avec soin leur bateau contre une rive couverte de hautes herbes et d’arbres étêtés. Ils avaient godillé toute la soirée et s’étaient endormis plus tôt que de coutume. Ils se réveillèrent avant qu’il fît clair. Pour parler plus correctement, ils se réveillèrent avant que le soleil les éclairât, car une grosse lune jaune se couchait à peine derrière la forêt de hautes herbes, au-dessus de leurs têtes, et le ciel, d’un bleu violet nocturne, restait cependant brillant. Flambeau et Brown évoquèrent simultanément leurs souvenirs d’enfance ; ils songèrent à cette époque féerique et aventureuse, où les hautes herbes se referment au-dessus de nous, comme des arbres. Les marguerites, se détachant sur l’orbe énorme de la lune à son déclin, semblaient des marguerites géantes, et les pissenlits semblaient des pissenlits géants. Ils évoquèrent involontairement la bordure du papier de leur chambre d’enfant. La berge était si haute qu’ils se trouvaient en dessous des racines des buissons et des plantes, et qu’ils devaient lever la tête pour regarder l’herbe.

— Bigre ! dit Flambeau, c’est comme si nous étions entrés dans le royaume des fées.

Le Père Brown, assis tout droit dans le bateau, se signa. Son geste fut si brusque que son ami surpris lui demanda ce qui lui prenait.

— Les gens qui écrivaient des ballades, au moyen âge, répondit le prêtre, s’y connaissaient mieux que toi. Il se passe un tas de choses dans le royaume des fées.

— Ta, ta, ta ! dit Flambeau. Il ne peut se passer que des choses agréables sous une lune aussi innocente. Je propose de poursuivre notre route, dès maintenant, et de voir ce qui surviendra. Nous pouvons mourir avant de retrouver une pareille lune.

— Soit, répondit le Père Brown. Je n’ai jamais dit qu’il était toujours mal de pénétrer dans ce royaume. J’ai dit seulement que c’était toujours dangereux.

Ils descendirent lentement le courant de la rivière qui s’élargissait. Le violet intense du ciel et l’or pâle de la lune s’atténuèrent toujours davantage et finirent par se fondre dans ce vaste cosmos incolore qui précède les couleurs de l’aube. Lorsque les premières bandes de rouge, d’or et de gris déchirèrent le ciel, d’un bout à l’autre de l’horizon, ils s’aperçurent qu’elles étaient interrompues par la masse noire d’un village ou d’une ville assise, droit devant eux, au bord de l’eau. Le crépuscule s’éclaircit avant qu’ils eussent passé sous ses toits et sous ses ponts. Ils virent distinctement les maisons, avec leurs vastes toits surplombants, semblables à un troupeau de vaches énormes, grises et rouges, qui seraient descendues s’abreuver à la rivière. L’aube, de plus en plus blanche, se confondait déjà avec le jour, avant qu’ils ne vissent aucune créature vivante sur les ponts et sur les quais de la ville silencieuse. Ils aperçurent enfin, appuyé sur un poteau, au bord de l’eau dormante, un individu, l’air cossu et pacifique, en manches de chemise, avec un visage aussi rond que la lune qui venait de disparaître, entouré d’un halo de favoris roux. Mû par une impulsion qui échappe à toute analyse, Flambeau se dressa de toute sa hauteur, dans le bateau, et, après avoir hélé l’homme, lui demanda s’il connaissait l’île des Roseaux ou la maison des Roseaux. Le sourire de l’homme cossu se fit plus accueillant, et il indiqua du doigt, en aval, le prochain coude de la rivière. Flambeau poussa de l’avant, sans plus de commentaires.

Le bateau doubla plusieurs boucles herbues et glissa le long de maintes berges silencieuses, mais, avant que les deux amis eussent eu le temps de se lasser de leurs recherches, ils aboutirent, après un brusque tournant, à une sorte d’étang ou de lac dont l’aspect les surprit. Au milieu de cette large pièce d’eau bordée, de toutes parts, par des roseaux, se trouvait un long îlot peu élevé, le long duquel courait une longue habitation, basse d’étage. C’était une sorte de bungalow, construit en bambou ou en quelqu’autre roseau tropical. Les bambous dressés, qui formaient les murs, étaient d’un jaune pâle ; les bambous couchés, qui formaient le toit, étaient d’un brun ou d’un rouge plus foncé. À ce détail près, cette longue habitation était d’un aspect tout à fait monotone. La brise matinale agitait les roseaux, autour de l’île, et sifflait à travers les interstices de l’étrange maison, comme dans une gigantesque flûte de Pan.

— Pardieu ! cria Flambeau, nous y voilà enfin ! Voilà l’île des Roseaux, s’il y eut jamais une île de ce nom. Voilà la maison des Roseaux, ou je me trompe fort. Je crois que ce gros homme, avec ses favoris, était un elfe.

— Peut-être, remarqua impartialement le Père Brown. Mais, si c’était un elfe, c’était un mauvais elfe.

Tandis qu’il parlait, l’impétueux Flambeau avait poussé son bateau contre la rive, à travers les roseaux bruissants, et les deux compagnons, ayant abordé le bizarre îlot, se trouvèrent auprès de la curieuse et silencieuse maison.

Le derrière de l’habitation était tourné vers la rivière et vers l’unique débarcadère. L’entrée principale était de l’autre côté, et donnait sur le long jardin formé par l’îlot. Pour l’atteindre, les visiteurs durent suivre un étroit sentier, courant autour de trois côtés de la maison, sous l’avant-toit. À travers trois fenêtres différentes, de trois côtés différents, ils purent voir, à l’intérieur, une longue chambre bien éclairée, dont les murs, lambrissés de bois clair, étaient garnis d’un grand nombre de glaces. La table était mise, comme en prévision d’un lunch raffiné. La porte d’entrée était flanquée de deux vases bleu turquoise. Le domestique qui les reçut, — l’air lugubre et indolent — leur murmura discrètement que le prince Saradine était absent, pour le moment, mais qu’il devait revenir bientôt. La maison était préparée pour le recevoir, ainsi que ses hôtes. Lorsqu’il lut, sur la carte que lui tendait Flambeau, les quelques mots tracés à l’encre verte, un éclair d’intérêt illumina son visage morne et parcheminé, et ce ne fut pas sans quelque hésitation qu’il proposa aux deux étrangers d’attendre.

— Son Altesse peut être de retour d’un instant à l’autre, dit-il, et elle serait désolée d’avoir manqué un visiteur invité par elle. Nous avons l’ordre de tenir un déjeuner froid toujours prêt, au cas où ses amis surviendraient à l’improviste, et je suis convaincu qu’elle désirerait me voir vous l’offrir.

Flambeau, dont cette nouvelle aventure excitait la curiosité, accepta avec empressement, et suivit le vieux domestique qui l’introduisit cérémonieusement dans la chambre lambrissée de bois clair. Cette salle ne présentait rien de particulier, si ce n’est une succession de fenêtres larges et basses, alternant avec une série de glaces également larges et basses, qui donnaient à l’ensemble un caractère aérien et immatériel. On avait l’impression de déjeuner en plein air. Un ou deux cadres, d’un caractère familier, ornaient les coins de la chambre. L’un était une grande photographie d’un tout jeune homme en uniforme ; l’autre un croquis à la sanguine de deux garçons à longs cheveux. Comme Flambeau lui demandait si l’officier était le prince, le domestique répondit brièvement que non ; c’était, dit-il, le frère cadet du prince, le capitaine Étienne Saradine. Puis il se tut brusquement et ne sembla plus désireux de continuer la conversation.

Après qu’on leur eut servi un café exquis et des liqueurs, les deux hôtes visitèrent le jardin, la bibliothèque, et la gouvernante, une matrone au teint sombre, avenante et majestueuse, comme une madone plutonique. Ils apprirent qu’elle était, avec le vieux domestique, la dernière survivante de l’ancien ménage du prince ; tous les autres serviteurs, actuellement dans la maison, avaient été recrutés dans les environs par la gouvernante. Cette dame répondait au nom de Mme Anthony, mais elle avait un léger accent italien, et Flambeau en conclut qu’Anthony devait être la version anglaise d’un nom de sonorité plus latine. M. Paul, le domestique, avait aussi un aspect vaguement étranger, mais ses manières et son langage étaient bien anglais, comme ceux de beaucoup de domestiques mâles de la noblesse cosmopolite.

Si charmante et extraordinaire qu’elle fût, la maison dégageait une étrange tristesse lumineuse. Les heures y semblaient des journées. Les longues chambres, abondamment éclairées, étaient pleines de jour, mais d’un jour mort. Et, à travers le bruit des conversations, du tintement des verres ou des pas des serviteurs, on pouvait constamment entendre le murmure mélancolique de la rivière.

— Nous nous sommes trompés de chemin et avons abouti à un mauvais lieu, dit le Père Brown, regardant, par la fenêtre, les roseaux gris-verts et le courant argenté. Peu importe ; il est parfois possible à un brave homme de faire du bien dans un mauvais lieu.

Quoique d’ordinaire silencieux, le Père Brown était un petit homme étrangement sympathique. Durant les quelques heures interminables qu’il séjourna dans la maison des Roseaux, il pénétra inconsciemment plus avant dans ses secrets que son ami, le détective. Il possédait cet art de se taire à propos, qui provoque les confidences, et, sans rien leur demander, il obtint, de ses nouvelles relations, toutes les informations qu’on aurait pu en obtenir. Le domestique était, il est vrai, d’une nature peu communicative. Il manifestait une affection bourrue et presque animale pour son maître, qui, disait-il, avait souffert de beaucoup d’injustices. Il en voulait surtout, semblait-il, au frère de Son Altesse, au seul nom duquel il avançait la mâchoire et contractait son nez de perroquet, dans un ricanement dédaigneux. Le capitaine Étienne était, paraît-il, un bon à rien et avait soustrait à son frère des sommes considérables. Celui-ci, incapable de rien lui refuser, avait été contraint de quitter la bonne société dans laquelle il vivait et de se retirer ici. C’est tout ce que le prêtre put obtenir de Paul ; et Paul n’était évidemment pas impartial.

La gouvernante italienne était moins taciturne, en raison des griefs que, selon Brown, elle devait nourrir. La crainte que son maître semblait lui inspirer n’était pas dépourvue d’une certaine âcreté. Flambeau et son ami se trouvaient dans la chambre aux glaces, examinant l’esquisse représentant les deux garçons, lorsqu’elle entra vivement pour y chercher quelque chose. Chaque fois que quelqu’un entrait dans cette chambre brillante, son image était immédiatement réfléchie dans quatre ou cinq glaces, ce qui permit au Père Brown, sans se retourner, de s’arrêter au milieu d’une remarque critique. Mais Flambeau, qui examinait le dessin de près, disait déjà à haute voix :

— Les frères Saradine, je suppose. Ils ont tous deux l’air assez innocent. Il serait difficile de dire quel est le bon et quel est le mauvais.

Puis, s’apercevant de la présence de la dame, il détourna la conversation et sortit dans le jardin. Mais le Père Brown continua à regarder le dessin et Mme Anthony continua à regarder le Père Brown.

Elle avait de grands yeux bruns tragiques, et tous les traits de son visage olive exprimaient une perplexité curieuse et presque pénible — comme si elle s’était efforcée de reconnaître l’identité d’un étranger ou le but qu’il poursuivait. Peut-être l’habit du petit prêtre réveilla-t-il, dans son âme méridionale, quelque souvenir de confession, ou peut-être s’imagina-t-elle qu’il en savait plus long qu’il ne voulait laisser paraître. Le fait est qu’elle lui dit, à mi-voix, comme à un complice :

— Il a raison, votre ami, dans un certain sens, lorsqu’il dit qu’il serait difficile de distinguer l’un de l’autre les deux frères. Oh ! il serait difficile, il serait rudement difficile de dire quel est le bon !

— Je ne vous comprends pas, répondit le Père Brown, en s’éloignant.

La femme se rapprocha d’un pas, les sourcils menaçants, en baissant brutalement la tête, comme un taureau fonçant sur l’ennemi.

— Il n’y en a pas, siffla-t-elle. Le capitaine est certainement coupable d’avoir enlevé tout cet argent à son frère, mais je ne pense pas que ce soit par bonté que le prince le lui ait donné. Le capitaine n’est pas le seul qui ait quelque chose à se reprocher.

Le visage du prêtre s’éclaira et il murmura, à part lui, le mot « chantage ». À cet instant, la femme se retourna, pâlit et faillit tomber. La porte s’était ouverte silencieusement, et le pâle Paul se dressait, comme un spectre, sur le seuil. Grâce à la disposition des murs et des glaces, il leur sembla que cinq Pauls étaient entrés par cinq portes différentes.

— Son Altesse, annonça-t-il, vient d’arriver.

Un homme venait de passer devant la première fenêtre, apparaissant sur la vitre baignée de soleil comme un acteur sur la scène éclairée par la rampe. L’instant d’après il se trouvait devant la dernière fenêtre, et les nombreuses glaces de la chambre réfléchirent son profil d’aigle et sa démarche alerte. Il se tenait encore droit, mais ses cheveux étaient blancs et son teint d’un jaune d’ivoire. Il avait le nez romain, court et recourbé qu’accompagnent en général des joues maigres et un menton accusé ; le bas de son visage était en partie masqué par ses moustaches et son impériale. Ses moustaches étaient beaucoup plus noires que sa barbe, ce qui lui donnait l’air quelque peu théâtral. Il était vêtu avec une grande élégance, portant un haut de forme blanc, une orchidée à la boutonnière, un gilet jaune, et des gants jaunes qu’il agitait en marchant. Lorsqu’il arriva à la porte d’entrée, les deux amis entendirent Paul l’ouvrir, tandis que le nouvel arrivant s’exclamait gaiement :

— Tu vois, je suis venu.

Paul s’inclina avec raideur et répondit d’une manière inintelligible. Pendant quelques minutes, leur conversation se fit indistincte.

Puis le domestique annonça :

— Tout est prêt pour vous recevoir.

Et le prince Saradine, agitant toujours ses gants, entra dans la chambre pour souhaiter la bienvenue à ses hôtes. La même vision se reproduisit : cinq princes entrèrent dans la chambre par cinq portes.

Saradine déposa son chapeau blanc et ses gants jaunes sur la table et tendit cordialement la main aux deux amis.

— Enchanté de vous voir ici, monsieur Flambeau, dit-il. Je vous connaissais très bien de réputation, si vous me permettez cette remarque indiscrète.

— Comment donc, répondit Flambeau en riant. Je ne suis pas susceptible. Bien peu de vertus résistent à la gloire.

Le prince lui lança un regard pénétrant, pour voir si cette réplique masquait quelque allusion personnelle. Puis il offrit, en souriant, des chaises à la ronde.

— C’est une agréable petite résidence, dit-il d’un air détaché. Il n’y a pas, je pense, grand’chose à faire en fait de distraction, mais la pêche est excellente.

Le prêtre qui le fixait avec le regard grave d’un petit enfant, était hanté par une de ces impressions qui échappent à toute définition. Il examinait ses cheveux gris soigneusement bouclés, son teint jaune, sa taille élancée et sa tenue recherchée. Sans être artificiels, ses traits étaient peut-être un peu trop prononcés, comme le déguisement d’un acteur. L’indicible intérêt de cette figure gisait ailleurs, dans la structure générale du visage. Brown était tourmenté par l’idée vague qu’il avait déjà vu cet homme quelque part. Il lui apparaissait comme un ancien ami déguisé. Puis il songea aux glaces, et attribua cette impression à l’effet psychologique produit par la multiplication de ces masques humains.

Le prince Saradine répartit ses attentions entre ses deux hôtes, avec beaucoup d’entrain et de tact. Trouvant le détective enclin au sport et désireux de bien employer ses vacances, il guida Flambeau et son bateau à l’endroit le plus poissonneux de la rivière. Il revint, après vingt minutes, auprès du Père Brown, installé dans la bibliothèque, et s’ingénia, avec une égale courtoisie, à satisfaire les goûts plus philosophiques du prêtre. Il semblait être à la fois bon pêcheur et grand liseur, quoique ses connaissances littéraires ne fussent pas toutes des plus édifiantes. Il connaissait cinq ou six langues — surtout leurs termes d’argot. Il avait évidemment passé sa vie dans cinq ou six grandes villes, parmi une société très mêlée, car ses histoires les plus gaies avaient pour scène des tripots de joueurs ou des repaires de fumeurs d’opium, et pour acteurs des pionniers australiens et des brigands italiens. Brown savait que Saradine avait passé ses dernières années de vie mondaine à voyager, mais il ne se doutait pas qu’il avait visité des endroits si mal famés et si divertissants.

Malgré sa dignité d’homme du monde, le prince Saradine répandait autour de lui, pour un observateur aussi pénétrant que le prêtre, une atmosphère trouble et même suspecte. Son visage était raffiné, mais son œil avait quelque chose de sauvage ; il avait des tics nerveux, comme les gens dont la constitution est ébranlée par l’alcool ou par des excitants ; et il n’avait pas même la prétention de diriger sa maison. Il s’en remettait entièrement, à ce point de vue, à ses deux vieux serviteurs, surtout au domestique qui semblait le véritable maître de la maison. M. Paul était évidemment plus qu’un domestique ; il occupait la situation d’un intendant, ou même d’un régisseur. Il mangeait à part, mais avec presque autant d’apparat que son maître ; les autres serviteurs le craignaient, et, lorsqu’il consultait le prince, ses manières étaient à la fois respectueuses et autoritaires — comme celles d’un homme d’affaires. La sombre gouvernante n’était qu’une ombre en comparaison ; elle semblait s’effacer entièrement devant le domestique, et Brown ne surprit plus aucune de ces confidences volcaniques, comme celle au cours de laquelle elle lui avait révélé la situation respective des deux frères. Le prince était-il réellement exploité par le capitaine absent ? C’est un fait dont le prêtre ne put s’assurer, mais il y avait, dans l’allure de Saradine, quelque chose d’inquiet et de furtif qui rendait une telle hypothèse fort plausible.

Lorsqu’ils rentrèrent enfin dans la longue chambre aux multiples fenêtres et aux multiples glaces, le soir doré commençait à descendre sur l’eau et sur la saulaie des berges. Et l’on entendait au loin la voix d’un butor, comme si quelqu’un avait joué du tambour. La même impression de conte de fées, triste et néfaste, traversa l’esprit du prêtre comme un léger nuage gris.

— Je voudrais bien voir rentrer Flambeau, murmura-t-il.

— Croyez-vous à la fatalité ? demanda brusquement le prince Saradine.

— Non, répondit son hôte, je crois au Jugement dernier.

Le prince se détourna de la fenêtre et le regarda d’une manière bizarre. Son visage restait dans l’ombre, devant le soleil couchant.

— Que voulez-vous dire ? reprit-il.

— Je veux dire que ce que nous voyons ici est l’envers d’une tapisserie, repartit le Père Brown. Les choses qui se passent ici semblent n’avoir aucun sens ; elles en ont un ailleurs. Ailleurs le châtiment frappera le vrai coupable. Il semble souvent tomber ici sur un autre.

Le prince émit un son inarticulé, comme un animal ; ses yeux brillaient étrangement dans son visage assombri. Une nouvelle et subtile hypothèse éclata silencieusement dans le cerveau du prêtre. Ce singulier mélange de faconde et de brusquerie que possédait Saradine, cacherait-il autre chose ? Le prince était-il parfaitement sain d’esprit ? Il répétait : « Sur un autre, sur un autre », beaucoup plus souvent que le tour naturel de la conversation ne le permettait.

Le Père Brown perçut enfin la cause de ce trouble. Il vit, dans la glace en face de lui, s’ouvrir la porte. Le silencieux M. Paul se tenait sur le seuil.

— Je crois bien faire en vous prévenant tout de suite, dit-il, avec cette même raideur qui le faisait ressembler au vieil homme d’affaires de la famille : un bateau conduit par six rameurs vient d’aborder au débarcadère, et un gentleman est assis à l’arrière.

— Un bateau ! répéta le prince, un gentleman ? et il se leva.

Il se fit un silence, ponctué seulement par la voix singulière du butor dans les roseaux. Et soudain, avant que personne n’eût pu parler, une nouvelle silhouette se profila successivement sur les trois fenêtres baignées de soleil, comme celle du prince, quelques heures auparavant. Si ce n’est par le caractère aquilin du visage, les deux physionomies n’avaient rien de semblable. Au lieu du haut de forme blanc flambant neuf de Saradine, apparut un vieux chapeau, de forme antique et démodée. Sous ce chapeau, se dessinait un jeune visage très grave, complètement rasé, le menton bleu résolu, et évoquant vaguement l’aspect d’un jeune Napoléon. Cette comparaison était favorisée par quelque chose d’antique et de bizarre dans toute la mine du jeune homme, comme s’il n’avait jamais pris la peine de changer la mode suivie par ses ancêtres. Il était vêtu d’une vieille redingote bleue, d’un gilet rouge, de coupe militaire, et de pantalons blancs d’une étoffe grossière, comme on en portait il y a cinquante ans, mais qui paraîtraient singulièrement démodés aujourd’hui. Au milieu de toute cette friperie, son visage olivâtre semblait étrangement jeune et était empreint d’une sincérité quasi monstrueuse.

— Tonnerre, cria le prince Saradine, et, mettant son chapeau blanc, il courut vers la porte d’entrée qu’il ouvrit toute large, dans le soleil couchant.

Le nouveau venu et sa suite s’étaient, dans l’entretemps, rangés sur la pelouse, comme une armée sur la scène. Les six rameurs avaient halé leur bateau sur la rive et le gardaient, dans une attitude menaçante, tenant leurs rames toutes droites comme des lances. Ils avaient le teint basané et quelques-uns portaient des boucles d’oreilles. L’un d’eux se tenait en avant, aux côtés du jeune homme au visage olivâtre et au veston rouge, et portait une longue boîte noire de forme peu familière.

— Votre nom, demanda le nouveau venu, est bien Saradine ?

Le prince répondit affirmativement, d’un air détaché.

Le jeune homme avait des yeux bruns et le regard lourd comme celui d’un chien ; ils différaient, autant que faire se peut, des yeux gris, inquiets et brillants du prince. Pourtant, une fois de plus, le Père Brown fut tourmenté par l’idée qu’il avait vu quelque part la réplique de ce visage. Mais il se souvint, encore une fois, de l’effet produit par la disposition des glaces de la chambre.

— Au diable ce palais de glaces ! murmura-t-il. Toutes les images s’y multiplient. C’est comme dans un cauchemar.

— Si vous êtes le prince Saradine, reprit le jeune homme, je puis vous dire mon nom. Je m’appelle Antonelli.

— Antonelli, repartit le prince nonchalamment. Il me semble me souvenir de ce nom.

— Permettez-moi de me présenter, dit l’Italien.

De sa main gauche, il souleva poliment son haut de forme démodé, et de sa droite il allongea au prince Saradine une gifle si retentissante que son chapeau blanc roula en bas des escaliers et qu’un des vases bleus chancela sur son piédestal.

Quels que pussent être ses autres défauts, le prince n’était évidemment pas un lâche. Il sauta à la gorge de son ennemi et le fit presque tomber sur la pelouse. Mais ce dernier parvint à se dégager, avec un empressement non dépourvu d’une certaine politesse.

— C’est entendu, dit-il haletant. Je vous ai insulté, je vous offrirai réparation. Marco, ouvre cette caisse.

L’homme aux boucles d’oreilles, à côté de lui, ouvrit la longue boîte noire qu’il portait, et en retira deux longues rapières italiennes ornées de superbes poignées d’acier, qu’il planta dans la pelouse. L’étrange jeune homme, tournant vers la porte d’entrée sa face vindicative, les deux épées dressées dans l’herbe, comme les croix d’un cimetière, et la ligne des rameurs rangés derrière, donnaient à la scène l’aspect bizarre d’un tribunal barbare. Le reste du décor n’avait pas changé, tant cette interruption était survenue rapidement. Le soleil couchant dorait encore la pelouse et le butor n’avait pas cessé de crier, comme pour annoncer l’approche de quelque terrible événement.

— Prince Saradine, dit Antonelli, lorsque j’étais un enfant au berceau, vous avez tué mon père et enlevé ma mère ; mon père eut le meilleur sort des deux. Vous ne l’avez pas tué loyalement, comme je vais vous tuer. De complicité avec ma détestable mère, vous l’avez entraîné vers une passe solitaire des montagnes de Sicile, vous l’avez jeté dans un précipice, puis vous avez continué votre route. Je pourrais suivre votre exemple, s’il me plaisait, mais votre exemple est trop abject pour moi. Je vous ai poursuivi par toute la terre et vous avez toujours fui devant moi. Mais ceci est la fin du monde — et de vos crimes. Je vous tiens enfin, et je vous accorde une grâce, que vous n’avez jamais accordée à mon père. Choisissez l’une de ces deux épées.

Le prince Saradine, les sourcils contractés, sembla hésiter un instant, mais ses oreilles tintaient encore à la suite du soufflet qu’il venait de recevoir. Il bondit en avant et saisit une des épées. Le Père Brown s’était précipité entre les deux ennemis, pour s’efforcer d’empêcher le combat, mais il s’aperçut bientôt que sa présence ne faisait qu’envenimer les choses. Saradine était un franc-maçon et un farouche anticlérical ; et la présence d’un prêtre ne pouvait qu’éveiller son esprit de contradiction. Quant à l’autre, ni curé, ni laïque n’aurait pu l’ébranler. Ce jeune homme avec son profil napoléonien et ses grands yeux bruns était plus rigide qu’un puritain. C’était un païen. C’était un guerrier de l’aube de la terre, un homme de l’âge de pierre, un homme de pierre.

Il n’y avait plus qu’un espoir : prévenir les domestiques. Le Père Brown rentra en courant dans la maison. Mais il s’aperçut bientôt que l’autocrate Paul avait accordé congé à tous les serviteurs et que, seule, la sombre Mme Anthony errait anxieuse dans la grande chambre. Dès qu’elle tourna vers lui son visage terrifié, il résolut l’une des énigmes du palais de glace. Les yeux bruns et lourds d’Antonelli étaient les mêmes que ceux de Mme Anthony, et, dans un éclair, il devina la moitié de l’histoire.

— Votre fils est là dehors, dit-il sans plus de commentaires. Ou lui ou le prince va se faire tuer. Où est M. Paul ?

— Il est au débarcadère, dit la femme d’une voix faible. Il va… il va… chercher du secours.

— Mrs Anthony, dit le Père Brown gravement, ce n’est pas le moment de plaisanter. Mon ami est en train de pêcher dans son bateau en aval. Celui de votre fils est gardé par ses compagnons. Il ne reste que ce canot. Qu’est-ce que M. Paul veut en faire ?

Santa Maria ! Je ne sais pas, dit la femme. Et elle tomba tout de son long par terre, évanouie.

Brown la souleva sur un sofa, lui versa sur la tête un pot d’eau froide, et, après avoir donné l’alarme, se précipita vers le débarcadère. Mais le canot était déjà au milieu de la rivière, et le vieux Paul, remontant le courant, ramait avec une énergie désespérée dont on ne l’aurait pas cru capable à son âge.

— Je sauverai mon maître, cria-t-il, le regard flambant comme celui d’un fou. Je le sauverai, malgré tout !

Le prêtre en fut réduit à suivre des yeux l’embarcation, s’éloignant en amont, et à prier Dieu que le vieillard parvienne à réveiller la petite ville, avant qu’il ne soit trop tard.

— Un simple duel est déjà détestable, murmura-t-il, en passant la main dans ses cheveux couleur de poussière. Mais ce duel-ci, même en tant que duel, a quelque chose d’odieux. Je le sens jusque dans la moelle de mes os. Qu’est-ce que cela peut bien être ?

Tandis qu’il se tenait là, les yeux sur l’eau, dans laquelle se reflétait en tremblant la lueur du couchant, il entendit, venant de l’autre extrémité de l’île, un bruit sur lequel il ne pouvait se méprendre : la froide répercussion de l’acier. Il tourna la tête.

Au loin, sur le dernier promontoire du long îlot, sur une prairie s’étendant derrière un parterre de roses, les deux adversaires avaient déjà croisé le fer. Au-dessus d’eux, le soir avait édifié un dôme d’or vierge et, malgré la distance, chaque détail apparaissait nettement. Ils avaient jeté bas leurs habits, mais dans les rayons obliques du soleil, le gilet jaune et les pantalons blancs de Saradine, le gilet rouge et les pantalons blancs d’Antonelli brillaient comme les couleurs éclatantes de deux marionnettes automatiques. Les deux épées étincelaient, de la garde à la pointe, comme deux aiguilles de diamant. Il y avait quelque chose de terrible dans la petitesse et la gaîté apparente des deux silhouettes. On eût dit deux papillons qui se seraient efforcés de s’épingler mutuellement sur un bouchon.

Le Père Brown se mit à courir de toutes ses forces ; ses petites jambes tournèrent sous lui comme les rayons d’une roue. Mais, lorsqu’il parvint sur le champ de bataille, il s’aperçut qu’il était arrivé trop tôt et trop tard. Trop tard pour arrêter le combat, qui se poursuivait à l’abri de la rangée des farouches Siciliens appuyés sur leurs rames. Trop tôt pour assister à son issue tragique. Car les deux hommes étaient à peu près de même force. Le prince tirait avec une sorte de confiance cynique, le Sicilien avec une féroce circonspection. Peu d’assauts d’escrime furent jamais livrés en présence d’amphithéâtres bondés, plus impressionnants que celui qui cliquetait et étincelait en ce moment, sur cette île perdue, au milieu de la rivière bordée de roseaux. Cette lutte vertigineuse se poursuivit si longtemps, avec des chances égales, que l’espoir commença à renaître dans le cœur du prêtre. Selon toute probabilité, Paul ne devait pas tarder à ramener la police. Si Flambeau revenait de sa partie de pêche, peut-être pourrait-il intervenir, car, physiquement parlant, Flambeau valait quatre hommes. Mais le détective ne donnait aucun signe de vie, et, ce qui était plus singulier, Paul ne réapparaissait toujours pas. Il n’y avait aucun radeau, aucune planche sur lesquels on pût sortir de cette retraite ; cette île perdue, au milieu de ce vaste étang, était aussi isolée du reste du monde qu’un récif au milieu du Pacifique.

À l’instant où cette idée traversait l’esprit de Brown, le cliquetis des rapières se précipita, le prince jeta les bras en l’air, et la pointe du fer de son adversaire apparut entre ses omoplates. Il tomba à la renverse, en tournant sur lui-même comme un enfant qui fait la roue.

Son épée s’échappa de sa main et, comme une étoile filante, alla plonger au loin, dans la rivière. Il s’abattit si violemment sur le sol qu’il brisa, dans sa chute, un buisson de rosiers, et projeta en l’air un nuage de poussière rouge — comme la fumée de quelque sacrifice païen. Le Sicilien avait apaisé les mânes de son père.

Le prêtre s’agenouilla aussitôt près du corps, mais pour s’assurer seulement que c’était bien un cadavre. Tandis que, par excès de précaution, il tentait une dernière expérience, il entendit, pour la première fois, un bruit de voix venant d’amont, et vit un bateau aborder au débarcadère, chargé de policiers et de quelques notables, parmi lesquels Paul, plus affairé que jamais. Le petit prêtre se redressa en faisant une grimace de défiance.

— Pourquoi, au nom du ciel, murmura-t-il, pourquoi n’est-il pas revenu plus tôt ?

Sept minutes après, l’îlot était envahi par les citadins et les policiers. Ces derniers avaient arrêté le victorieux duelliste, en lui rappelant, selon le rite adopté, que tout ce qu’il dirait pourrait être employé contre lui.

— Je ne dirai rien, dit le monomane, en conservant une merveilleuse sérénité. Je ne dirai plus jamais rien. Je suis très heureux, et je ne demande pas mieux que d’être pendu.

Puis il se tut, tandis qu’on l’entraînait. Et, si étrange que cela puisse paraître, il n’ouvrit plus la bouche, sauf pour se déclarer coupable devant ses juges.

Le Père Brown avait assisté au brusque envahissement du jardin, à l’arrestation de l’homme de sang, à l’enlèvement du cadavre (après qu’un médecin eut procédé à l’examen médical), comme on assiste au dénouement d’un mauvais rêve. Il était resté immobile, comme dans un cauchemar ; il avait donné son nom et son adresse, en qualité de témoin, mais il avait refusé le bateau qu’on lui offrait pour regagner la ville, et était resté seul dans le jardin, contemplant le buisson de roses brisé et le théâtre verdoyant de cette rapide et mystérieuse tragédie. Les lumières s’éteignirent sur la rivière, le brouillard s’éleva sur ses rives marécageuses ; quelques oiseaux attardés rayèrent le ciel de leur vol incertain.

Le prêtre conservait, plantée obstinément dans sa subconscience (qui était exceptionnellement active), l’indicible certitude que tout n’était pas expliqué. Cette impression qui ne l’avait pas quitté, durant toute la journée, ne pouvait être suffisamment justifiée par l’idée qu’il se trouvait dans un « pays de glaces. » Pour une raison ou pour une autre, il n’avait pas assisté au véritable drame, mais à un travesti, à une mascarade. Et pourtant, on ne se fait pas d’habitude pendre ou embrocher pour le plaisir de jouer une charade.

Comme il ruminait ces idées, assis sur les marches du débarcadère, il aperçut la grande ombre d’une voile descendant silencieusement sur la rivière brillante. Il bondit sur ses pieds, secoué par une telle réaction de sentiments, qu’il fut près de pleurer.

— Flambeau ! cria-t-il, en secouant énergiquement les deux mains de son ami, au grand étonnement de ce sportsman encombré par son attirail de pêche. Flambeau ! Alors tu n’es pas mort ?

— Mort ! répéta le pêcheur stupéfait. Et pourquoi serais-je mort ?

— Oh, parce que presque tout le monde l’est, dit son compagnon précipitamment. Saradine est assassiné, et Antonelli veut être pendu, et sa mère est évanouie et, pour ma part, je ne sais trop, pour l’instant, si je suis dans ce monde ou dans l’autre. Mais, grâce à Dieu, tu es dans le même que moi.

Et il s’empara du bras du perplexe Flambeau.

Ils quittèrent le débarcadère et, passant sous l’avant-toit de la maison de bambou, ils regardèrent par la fenêtre, comme ils avaient fait en arrivant. Ils virent, sous la lueur de la lampe, une scène d’intérieur bien faite pour arrêter leur attention. Lorsque le pourfendeur de Saradine était tombé comme la foudre sur l’île, la table était déjà mise pour le dîner, dans la longue salle à manger. L’on y faisait grand honneur, en cet instant. Mme Anthony, l’air bougon, était assise au bas bout de la table, tandis qu’à la tête se tenait M. Paul, le majordome, mangeant et buvant du meilleur, ses yeux d’un bleu trouble hors de la tête, son visage maigre, toujours énigmatique, mais traduisant pourtant une satisfaction évidente.

Dans un mouvement de révolte, Flambeau frappa à la fenêtre, l’enfonça et poussa sa tête indignée dans la chambre éclairée.

— C’est trop fort ! cria-t-il. Je puis comprendre que vous ayez besoin de prendre quelque chose, mais de là à voler le dîner de votre maître, tandis qu’il gît assassiné dans le jardin.

— J’ai volé un grand nombre de choses, au cours d’une longue et agréable existence, répondit l’étrange vieillard avec calme. Ce dîner est pourtant une des seules choses que je n’aie pas volées. Il se fait, voyez-vous, que ce dîner, cette maison et ce jardin m’appartiennent.

Une pensée surgit dans le cerveau de Flambeau.

— Vous voulez dire, reprit-il, que, par testament, le prince Saradine…

— Je suis le prince Saradine, dit le vieux gentleman, en croquant une amande salée.

Le Père Brown, qui regardait les oiseaux dans le jardin, sursauta comme s’il avait reçu un coup de fusil, et colla contre la fenêtre son visage, pâle comme un navet.

— Vous êtes qui ? répéta-t-il d’une voix aiguë.

— Paul, prince Saradine, à vos ordres, répondit poliment le vénérable vieillard, en levant son verre de sherry. Je vis ici très tranquillement, car je suis un homme d’intérieur. Par modestie, je me fais appeler M. Paul, pour me distinguer de mon infortuné frère Étienne. Il est mort, il n’y a pas longtemps, m’a-t-on dit, dans ce jardin. Ce n’est, vous le comprenez, pas ma faute, si ses ennemis le poursuivent jusqu’ici. Cela doit être entièrement attribué à la regrettable irrégularité de son existence. Ce n’était pas un homme d’intérieur.

Il se tut et regarda le mur, en face de lui, juste au-dessus de la tête inclinée de la femme. Brown reconnut cette ressemblance de famille qui l’avait hanté, chez son frère. Puis les vieilles épaules du vieillard se soulevèrent et furent un instant secouées, comme s’il s’étranglait, mais sa face resta imperturbable.

— Mon Dieu ! cria Flambeau, après un silence, il rit !

— Viens, dit le Père Brown qui était devenu blême. Quittons cette maison d’enfer. Rentrons dans notre honnête bateau.

La nuit était descendue sur les roseaux et sur la rivière lorsqu’ils eurent quitté l’île, et ils se laissèrent aller au fil du courant, en se réchauffant à la lueur de deux gros cigares, qui brillaient comme deux lanternes rouges. Brown retira le premier son cigare de la bouche et dit :

— Je suppose que tu comprends toute l’histoire à présent ? C’est, après tout, une bien vieille histoire. Un homme avait deux ennemis. C’était un sage. Et il découvrit qu’il valait mieux avoir deux ennemis qu’un seul.

— Je ne vois pas cela, répondit Flambeau.

— Oh, c’est vraiment très simple. Simple sans toutefois être innocent. Les deux Saradine étaient des gredins, mais le prince, l’aîné, était de ces gredins qui se maintiennent à flot, tandis que le plus jeune, le capitaine, était de ceux qui coulent bas.

Ce misérable officier, de mendiant se fit maître chanteur, et parvint un jour à mettre le grappin sur son frère, le prince. Ce n’était évidemment pas pour une bagatelle, car le prince Paul Saradine était un forcené viveur et n’avait plus de réputation à perdre. Pour parler franc, c’était un crime capital, et Étienne avait littéralement mis un nœud coulant autour du cou de son frère. Il avait découvert la vérité concernant cette affaire de Sicile, et possédait la preuve que Paul avait assassiné le vieil Antonelli dans les montagnes. Le capitaine exploita si bien la situation que la superbe fortune du prince s’en trouva fort ébréchée.

Mais ce parasite n’était pas le seul sujet d’inquiétude de Saradine. Il avait appris que le fils d’Antonelli, un enfant à l’époque du meurtre, était imbu du sauvage loyalisme de son pays et ne vivait que pour venger son père, non pas légalement (car il ne possédait pas, comme Étienne, la preuve matérielle du crime), mais à l’aide des armes que lui fournissait l’antique vendetta. Le garçon avait appris à manier l’épée dans la perfection et, vers l’époque où il aurait pu tirer parti de son talent, le prince Saradine commença, suivant la formule employée par la chronique mondaine, à voyager. Le fait est qu’il se mit à fuir d’une ville à l’autre, comme un criminel, traînant à sa suite son implacable ennemi. La situation du prince Paul était des plus dangereuses. Plus il dépensait d’argent, pour éviter Antonelli, moins il en disposait pour faire taire Étienne. Plus il se mettait en frais pour faire taire Étienne, moins il avait de chances d’échapper à Antonelli. C’est alors qu’il eut un trait de génie, digne de Napoléon.

Au lieu de continuer à résister à ces deux adversaires, il abdiqua brusquement devant eux. Il céda, comme un lutteur japonais, et ses ennemis tombèrent à ses pieds. Il renonça à son voyage autour du monde, fit parvenir son adresse au jeune Antonelli et satisfit toutes les exigences de son frère. Il envoya à Étienne l’argent qu’il lui fallait pour se bien vêtir et voyager confortablement, ainsi qu’une lettre dans laquelle il lui disait à peu près ce qui suit : « Je t’envoie tout ce qui me reste. Tu m’as ruiné. J’ai encore une petite maison, dans le Norfolk, avec des domestiques et une cave, et, si tu exiges davantage, c’est tout ce que je puis te donner. Viens en prendre possession, si tu le désires, et je vivrai tranquillement à tes côtés en qualité d’ami, d’intendant ou de ce qu’il te plaira. » Il savait que le Sicilien ne connaissait pas les frères Saradine, sauf, peut-être, par des photographies ; il savait aussi qu’ils se ressemblaient, grâce surtout à leurs barbiches grises. Il rasa la sienne, puis il attendit les événements. Le stratagème réussit. L’infortuné capitaine, vêtu de ses nouveaux habits, entra triomphalement dans la maison, en qualité de prince, et tomba sur l’épée du Sicilien.

Il n’y eut qu’un accroc, et il fait honneur à la nature humaine. De mauvais esprits, tels que Saradine, commettent souvent d’irréparables fautes, parce qu’ils n’escomptent jamais la possibilité d’une noble action. Le prince était convaincu que le coup porté par l’Italien, lorsqu’il frapperait son ennemi, serait ténébreux, brutal et anonyme, comme le crime qu’il devait venger ; sa victime serait poignardée la nuit ou fusillée de derrière une haie, et devait expirer avant d’avoir pu parler. Aussi eut-il un mauvais moment à passer, lorsque le chevaleresque Antonelli proposa à son ennemi un duel en règle, avec toutes les explications qui pouvaient s’ensuivre. C’est à ce moment que je le vis quitter l’île, sur son bateau, le regard égaré. Il fuyait, tête nue, dans la crainte qu’Antonelli ne reconnût sa méprise.

Mais malgré son angoisse, il conservait de l’espoir. Il connaissait le caractère de l’aventurier et celui du fanatique. Il était plus que probable qu’Étienne, l’aventurier, se tairait pour le plaisir de jouer son rôle jusqu’au bout, pour pouvoir conserver la confortable retraite qu’il venait d’acquérir, et par suite de sa confiance dans son étoile et dans son talent d’escrimeur. Il était certain qu’Antonelli, le fanatique, se tairait, et se laisserait pendre plutôt que de divulguer ses secrets de famille. Paul erra sur la rivière jusqu’à ce qu’il eût assisté à l’issue du combat. Alors, mais alors seulement, il donna l’alarme, ramena la police, vit ses deux ennemis vaincus disparaître pour jamais de l’île et s’assit, en souriant, devant son dîner.

— En riant, que Dieu nous soit en aide ! dit Flambeau avec un grand frisson. Est-ce Satan qui lui a donné cette idée ?

— C’est toi, répondit le prêtre.

— Que Dieu m’en préserve ! s’exclama Flambeau. Moi ! Que veux-tu dire ?

Le prêtre tira une carte de visite de sa poche et l’éclaira à la faible lueur de son cigare. Elle portait quelques lignes d’écriture tracées à l’encre verte.

— As-tu oublié l’invitation qu’il t’a envoyée ? demanda-t-il, et ses félicitations pour tes exploits ? « Votre dernier truc, dit-il, par lequel vous avez réussi à faire arrêter un détective par un de ses collègues… » Il a copié ton truc. Se trouvant entre deux ennemis, il s’est éclipsé prestement et leur collision fut mortelle.

Flambeau arracha la carte des mains du prêtre et la déchira sauvagement en petits fragments.

— Noyons ce vieux squelette, dit-il en jetant les bouts de carton dans le courant sombre et rapide ; je crains seulement qu’il n’empoisonne les poissons.

La dernière trace de la carte et de l’encre verte disparut sous les vagues ; une pâle lumière vibrante éclaira le ciel, comme à l’aube, et, derrière les hautes herbes, la lune se leva, plus pâle. Ils se laissèrent glisser au fil de l’eau, sans parler.

— Père, dit soudain Flambeau, avons-nous rêvé ?

Le prêtre secoua la tête, mais il conserva le silence. Le parfum de l’aubépine et des vergers leur parvint dans l’obscurité, apportée par le vent. L’instant d’après, leur petit bateau dansait sur l’eau, leur voile se gonflait et ils voguèrent en aval, vers des contrées plus heureuses et vers les demeures d’hommes innocents.