La Clairvoyance du père Brown/Le Marteau de Dieu

IX

LE MARTEAU DE DIEU

Le petit village de Bohun Beacon était perché au sommet d’une colline si escarpée, que la haute tour de son église semblait un pic au sommet d’une petite montagne. Contre l’église, se trouvait une forge, généralement rougeoyante, et dont le sol était couvert de marteaux et de ferrailles. En face de la forge, de l’autre côté d’un carrefour de sentiers pavés, se trouvait le Sanglier Bleu, la seule auberge de l’endroit. C’est à ce carrefour, à l’aube d’un jour d’argent et de plomb, que deux frères se rencontrèrent et échangèrent quelques paroles. L’un commençait sa journée, tandis que l’autre la terminait. Le révérend et honorable Wilfred Bohun était très dévot ; il se rendait à l’église pour se livrer à quelque austère exercice de prière ou de contemplation. Le colonel et honorable Norman Bohun, son frère aîné, n’était pas du tout dévot. Il était assis, vêtu de ses vêtements de soirée, sur un banc, devant le Sanglier Bleu, buvant ce qu’un observateur philosophe eût été libre de considérer comme son dernier verre de mardi ou son premier verre de mercredi. Le colonel s’en souciait peu.

Les Bohuns étaient une des rares familles aristocratiques anglaises remontant au moyen âge, et leur oriflamme avait réellement vu la Palestine. Mais ce serait une grave erreur de croire que ces grandes maisons conservent jalousement leurs traditions chevaleresques. Seuls les pauvres conservent leurs traditions. Les aristocrates sont régis, non par la tradition, mais par la mode. Les Bohuns avaient été des viveurs, sous la reine Anne, et des dandys, sous la reine Victoria. Comme beaucoup d’anciennes familles, ils s’étaient corrompus, au cours de ces deux derniers siècles, pour devenir des ivrognes ou des gommeux dégénérés ; on parlait même tout bas de certains cas de folie. Il y avait certes quelque chose d’anormal dans l’avidité avec laquelle le colonel se livrait au plaisir ; et la résolution chronique qu’il prenait de ne pas rentrer chez lui avant l’aube semblait une hideuse forme d’insomnie. C’était un grand gaillard, bien bâti, d’âge mûr, mais ayant conservé les cheveux remarquablement blonds. Il eût eu l’aspect léonin, si ses yeux bleus, profondément enfoncés dans leurs orbites, et trop rapprochés l’un de l’autre, n’eussent paru noirs. Il avait de longues moustaches jaunes, surmontées, de chaque côté, par un pli profond descendant de la narine à la mâchoire, de sorte qu’un ricanement semblait gravé sur sa face. Par-dessus son habit, il portait un curieux surtout jaune, qui ressemblait davantage à une robe de chambre qu’à un paletot, et il s’était planté sur l’occiput un chapeau extraordinaire, d’un vert criard, avec de larges bords ; évidemment quelque curiosité orientale ramassée au hasard. Il mettait une certaine fierté à s’exhiber dans un costume aussi incongru, car il savait qu’en le portant, il pouvait le faire paraître convenable.

Son frère, le vicaire, avait les cheveux de la même couleur, et la même élégance d’allure, mais il était boutonné jusqu’au menton dans sa redingote noire ; son visage rasé avait une expression raffinée et un peu nerveuse. Il ne semblait vivre que pour sa religion ; mais certains disaient (et le forgeron presbytérien était de ce nombre) que c’était plus par amour de l’architecture gothique que pour l’amour de Dieu, et que, s’il hantait l’église comme un revenant, c’était pour satisfaire, d’une manière moins vulgaire, cette même soif morbide de beauté qui poussait son frère vers les femmes et le vin.

Ce grief n’était guère justifié, car personne n’eût pu contester la pieuse activité du vicaire. Certains villageois, dans leur ignorance, ne pouvaient comprendre son penchant pour la solitude et la prière ; ils ne pouvaient admettre qu’au lieu de s’agenouiller devant l’autel, il préférât souvent s’isoler dans quelque retraite secrète, dans la crypte, dans la tribune, ou même dans le clocher. Wilfred était sur le point d’entrer dans l’église, en traversant la cour de la forge, mais il s’arrêta et fronça légèrement les sourcils, en voyant le regard caverneux de son frère fixé dans la même direction. Il ne perdit pas son temps à envisager l’hypothèse que le colonel pût trouver quelque intérêt à l’église. Ce ne pouvait donc être qu’à l’échoppe du forgeron. Quoique celui-ci, en tant que puritain, ne comptât pas parmi ses ouailles, Wilfred Bohun avait eu vent de certains scandales concernant sa femme, dont la beauté était célèbre dans le pays. Il lança un regard soupçonneux vers l’appentis, tandis que le colonel, éclatant de rire, se levait pour lui parler.

— Bonjour, Wilfred, dit-il. Tu vois qu’en bon seigneur, je passe mes nuits à veiller sur mes gens. Je vais, de ce pas, rendre visite au forgeron.

Wilfred baissa les yeux et répondit :

— Le forgeron est sorti. Il est allé à Greenlord.

— Je sais, reprit l’autre, avec un rire silencieux, c’est précisément pourquoi je vais lui rendre visite.

— Norman, dit l’ecclésiastique, en fixant un caillou de la route, ne crains-tu pas la foudre ?

— Que veux-tu dire ? demanda le colonel. Depuis quand t’occupes-tu de météorologie ?

— Je veux dire, reprit Wilfred, sans lever les yeux, ne crains-tu pas que Dieu te frappe un jour dans la rue ?

— Mille excuses, répondit le colonel ; je vois que tu t’occupes de folklore.

— Et toi, de blasphème, riposta le vicaire, piqué au vif dans le point le plus sensible de sa nature. Mais, si tu ne crains pas Dieu, tu devrais tout au moins craindre l’homme.

L’aîné leva les sourcils.

— Craindre l’homme ? répéta-t-il poliment.

— Barnes, le forgeron, est l’homme le plus fort qui soit, à dix lieues à la ronde, répondit sévèrement le clergyman. Je sais que tu n’es ni faible, ni lâche, mais il pourrait sans peine te jeter de l’autre côté du mur.

Cette réplique porta, car elle était justifiée, et le sillon qui striait la joue du colonel Bohun se creusa sous ses narines. Son visage se contracta, un instant, en un ricanement muet, puis il retrouva sa brutale bonne humeur et éclata de rire, ses lèvres découvrant ses canines, sous ses moustaches.

— En ce cas, mon cher Wilfred, dit-il avec insouciance, le dernier des Bohun a bien fait de sortir casqué.

Et il enleva son curieux couvre-chef vert, pour montrer qu’il était doublé d’acier. Wilfred reconnut un léger casque japonais ou chinois, appartenant à une panoplie qui ornait le hall de famille.

— C’est le premier chapeau qui se trouvait à ma portée, expliqua son frère d’un air détaché ; il faut toujours prendre le premier chapeau et la première femme qui vous tombent sous la main.

— Le forgeron est allé à Greenford, dit Wilfred tranquillement, l’heure de son retour est incertaine.

Il tourna sur ses talons et entra dans l’église, la tête baissée, en se signant comme pour chasser loin de lui un esprit impur. Il espérait pouvoir oublier la grossièreté de son frère, dans la fraîche pénombre du cloître gothique ; mais il était écrit que ses paisibles exercices de piété seraient troublés ce matin-là. Lorsqu’il entra dans l’église, d’ordinaire déserte à cette heure matinale, un homme à genoux se leva rapidement et marcha vers la porte. Quand le vicaire le vit apparaître en plein jour, il s’arrêta surpris. Ce fidèle matinal n’était autre que l’idiot du village, un neveu du forgeron, qui ne pouvait ni ne voulait se soucier de l’église, ni de rien d’autre. On l’appelait partout « le fou Joë », et il ne semblait pas avoir d’autre nom. C’était un solide gars ; il avait le dos voûté, la face lourde, le teint pâle, des cheveux sombres et lisses, et la bouche toujours ouverte. Quand il passa devant le prêtre, celui-ci ne put rien déchiffrer, dans son attitude hébétée, qui pût lui faire deviner pourquoi il était entré dans l’église. On ne l’avait jamais vu prier auparavant. À quelles étranges prières pouvait-il bien s’être livré ?

Wilfred Bohun resta planté à la même place. Il vit l’idiot sortir au soleil, tandis que son frère le hélait avec une familiarité moqueuse. Il vit enfin le colonel jeter des sous dans la bouche ouverte de Joë, comme on jette du pain dans la gueule d’un chien.

Cette odieuse image, baignée de soleil, où s’exprimait toute la stupidité et toute la cruauté de ce monde, força enfin l’ascète à chercher un refuge purificateur dans la prière. Il s’assit sur un banc, dans la tribune, sous un vitrail qu’il aimait particulièrement, et qui avait le don de calmer ses esprits ; c’était un vitrail bleu, avec un ange portant des lis. Là, il oublia, petit à petit, l’idiot avec sa face livide et sa bouche de poisson. Il oublia son frère, arpentant le village, comme un lion maigre et toujours affamé. Il s’absorba toujours davantage dans la contemplation des couleurs douces et froides des floraisons d’argent et du ciel de saphir.

C’est là que Gibbs, le cordonnier du village, qu’on avait dépêché vers lui en toute hâte, le trouva une demi-heure plus tard. Il se leva rapidement, car il savait qu’il fallait une raison grave pour que Gibbs vînt le chercher dans cette retraite. Comme le sont souvent les cordonniers de village, ce cordonnier était athée, et sa présence dans l’église était encore plus extraordinaire que celle du fou Joë. Cette matinée était décidément pleine d’énigmes théologiques.

— Qu’y a-t-il ? demanda Wilfred Bohun, avec quelque raideur, en étendant une main tremblante vers son chapeau.

L’athée parla d’un ton qui, venant de lui, semblait singulièrement respectueux et même sympathique.

— Excusez-moi, monsieur, murmura-t-il d’une voix rauque, mais nous avons cru bien faire en vous prévenant immédiatement. Je crains que quelque chose de terrible ne soit arrivé, monsieur. Je crains que votre frère…

Wilfred frappa ses mains frêles l’une contre l’autre.

— Quelle abomination a-t-il encore commise ? cria-t-il sans pouvoir maîtriser son émotion.

— C’est que, monsieur, reprit le cordonnier après avoir toussé, je crains qu’il n’ait rien fait, qu’il ne fasse plus rien. J’ai bien peur qu’il n’ait péri. Vous feriez vraiment mieux de venir voir, monsieur.

Le vicaire suivit le cordonnier. Ils descendirent un court escalier tournant et aboutirent à une sortie dominant le niveau de la rue. D’un coup d’œil, Bohun comprit la tragédie qui s’étalait à ses pieds, comme un plan. Dans la cour de la forge se tenaient cinq ou six hommes vêtus de noir et un inspecteur en uniforme. Parmi eux, se trouvaient le médecin, le ministre presbytérien et le prêtre d’une chapelle catholique du voisinage fréquentée par la femme du forgeron. Le prêtre parlait à voix basse, avec une grande animation, à la femme — une magnifique créature coiffée d’une chevelure d’or — qui sanglotait désespérément sur un banc. Entre ces deux groupes, presque à côté du tas de marteaux, était étendu un homme en habit de soirée, les bras en croix, le visage contre terre. D’où il se trouvait, Wilfred pouvait reconnaître tous les détails de son costume, jusqu’aux bagues de famille à ses doigts, mais le crâne n’était qu’une hideuse tache, une étoile noire et sanglante.

Wilfred Bohun, après un regard de surprise, descendit précipitamment les marches aboutissant à la cour. Le docteur, qui était le médecin de la famille, le salua, mais il n’y prit pas garde. Il ne put que balbutier :

— Mon frère est mort. Qu’est-ce que cela signifie ? Quel est cet horrible mystère ?

Il y eut un silence gêné, puis le cordonnier, qui était le plus hardi de l’assemblée, répondit :

— Oui, monsieur, c’est horrible ; mais ce n’est pas un mystère.

— Que voulez-vous dire ? demanda Wilfred, en pâlissant.

— C’est assez simple, répondit Gibbs. Il n’y a qu’un seul homme, à dix lieues à la ronde, qui puisse frapper un coup comme celui-là ; et c’est précisément celui qui avait les meilleures raisons de le frapper.

— Nous ne devons préjuger de rien, dit avec agitation le docteur, un homme de haute taille, à la barbe noire, mais je puis corroborer ce que dit M. Gibbs, concernant la nature du coup ; il a été appliqué avec une force incroyable. M. Gibbs prétend qu’un seul homme, dans le pays, aurait pu le frapper. Quant à moi, je serais plutôt tenté de croire que personne n’aurait pu le faire.

Un frisson superstitieux secoua le corps frêle du vicaire :

— Je puis à peine vous comprendre, dit-il.

— Monsieur Bohun, reprit le docteur d’une voix sourde, toutes les comparaisons restent en dessous de la vérité. Je ne puis même pas dire que le crâne a été réduit en miettes comme une coquille d’œuf. Des fragments d’os ont pénétré dans le corps et dans le sol comme des balles dans un mur de terre glaise. Seul un géant a pu commettre ce crime.

Il se tut un instant, regardant rébarbativement le corps à travers ses lunettes, puis il ajouta :

— La chose présente un avantage, c’est que, du coup, une foule de personnes se trouvent affranchies de tout soupçon. Si vous ou moi, ou n’importe quel homme de structure normale était accusé de ce crime, on ne songerait pas davantage à le condamner, qu’à condamner un enfant d’avoir volé la colonne Nelson.

— C’est ce que je dis, reprit le cordonnier avec entêtement, il n’y a qu’un homme qui ait pu faire le coup, et c’est l’homme qui aurait voulu le faire. Où est Siméon Barnes, le forgeron ?

— Il est allé à Greenford, bégaya le vicaire.

— Ou, plus vraisemblablement, en France, murmura le cordonnier.

— Il n’est ni à Greenford, ni en France, dit, d’une voix faible et incolore, le petit prêtre catholique qui s’était joint au groupe. Le fait est qu’il gravit la route là-bas et qu’il se dirige vers nous.

Les cheveux rudes et bruns du petit prêtre et sa large figure ronde ne présentaient rien de particulièrement intéressant, mais, eût-il été beau comme Apollon, personne ne l’aurait regardé, en ce moment. Tout le monde se tourna vers le sentier qui serpentait dans la plaine, au bas de la colline, sentier le long duquel le forgeron Siméon marchait, en effet, à grandes enjambées, son marteau sur l’épaule. C’était un colosse osseux, avec des yeux profonds, sombres et sinistres, et une barbe noire. Il causait tranquillement, en marchant, avec deux autres hommes, et, quoique son humeur ne fût pas naturellement gaie, il semblait tout à fait à l’aise.

— Mon Dieu ! cria le cordonnier athée, et voilà le marteau dont il s’est servi.

— Non, dit l’inspecteur, un homme d’aspect intelligent, avec une moustache blonde, qui parlait pour la première fois. Le marteau dont il s’est servi, est là-bas, contre le mur de l’église. Nous l’avons laissé, ainsi que le corps, exactement comme nous l’avons trouvé.

Ils se retournèrent, et le prêtre marcha vers le mur et examina silencieusement l’instrument du meurtre. C’était un marteau exceptionnellement léger, qui n’eût pas autrement attiré l’attention ; mais, au bord de son fer, on pouvait voir des traces de sang et quelques cheveux blonds.

Après un silence, le prêtre parla sans lever les yeux, et sa voix sourde se fit plus claire.

M. Gibbs se trompe, dit-il, lorsqu’il affirme qu’il n’y a pas de mystère. Pourquoi un homme aussi fort choisirait-il, pour frapper un tel coup, un si petit marteau ?

— Oh ! ne vous inquiétez pas de cela, cria Gibbs fiévreusement. Qu’allons-nous faire de Siméon Barnes ?

— Laissez-le en paix, dit le prêtre avec calme. Il vient ici de lui-même. Je connais ces deux hommes qui l’accompagnent. Ce sont de braves gens de Greenford, et ils viennent ici au sujet de la chapelle presbytérienne.

Il n’avait pas cessé de parler, que le grand forgeron tourna le coin de l’église et pénétra dans la cour. Il s’arrêta brusquement, et son marteau lui échappa des mains. L’inspecteur, toujours correct et impénétrable, alla immédiatement vers lui.

— Je ne vous demanderai pas, monsieur Barnes, dit-il, si vous savez ce qui s’est passé ici. Vous n’êtes pas forcé de me répondre. J’espère que vous n’en savez rien et que vous serez en mesure de le prouver. Mais je dois procéder à la formalité de votre arrestation, au nom du roi, pour le meurtre du colonel Norman Bohun.

— Vous n’êtes obligé de rien dire, dit le cordonnier, avec une officieuse agitation. C’est à eux de tout prouver. Ils n’ont pas même encore prouvé que ce cadavre, avec la tête écrasée, est bien celui du colonel Bohun.

— Cela ne tient pas, dit le docteur, prenant le prêtre à part… C’est une invention digne d’une histoire de détective. J’ai plus d’une fois soigné le colonel, et je connaissais son corps mieux qu’il ne le connaissait lui-même. Il avait de très belles mains, mais très caractéristiques. Le deuxième et le troisième doigt étaient exactement de la même longueur. Oh ! il n’y a pas de doute, c’est bien le colonel.

Comme il abaissait le regard sur le corps mutilé, couché sur le sol, les yeux durs du forgeron immobile suivirent la même direction et s’arrêtèrent sur le même objet.

— Le colonel Bohun est mort ? dit-il, sans se départir de son calme… Alors, il est damné.

— Ne dites rien ! oh, ne dites rien ! cria le cordonnier athée, en célébrant par une danse extatique son admiration pour la loi anglaise.

Car nul n’est plus respectueux de la loi que le parfait anticlérical.

Le forgeron tourna vers lui son visage auguste de fanatique.

— C’est bon pour vous, infidèles, de ruser comme des renards, parce que la loi de ce monde vous favorise, dit-il, mais Dieu garde les siens dans sa poche, comme vous allez le voir.

Puis il désigna du doigt le corps du colonel, et dit :

— Quand ce chien est-il mort dans le péché ?

— Modérez votre langage, dit le docteur.

— Modérez le langage de la Bible, et je modérerai le mien. Quand est-il mort ?

— Je l’ai vu en vie à six heures, ce matin, balbutia Wilfred Bohun.

— Dieu est bon, dit le forgeron. Monsieur l’inspecteur, je ne demande pas mieux que vous m’arrêtiez. C’est vous, je crois, qui préféreriez ne pas le faire. Je ne demande pas mieux que de quitter le tribunal, lavé de tout soupçon ; mais vous préféreriez, sans doute, ne pas le quitter avec une pénible erreur à votre actif.

Pour la première fois, le placide inspecteur regarda le forgeron avec intérêt ; les autres en firent autant, sauf le petit prêtre qui continuait à examiner le marteau qui avait frappé ce coup terrible.

— Il y a deux hommes, là, dehors, continua le forgeron, avec une lucidité solennelle, des négociants de Greenford que vous connaissez tous, et qui jureront qu’ils m’ont vu, depuis minuit jusque bien après l’aube, dans la salle des séances de notre mission, dont le comité doit siéger toute la nuit, tant nous avons d’âmes à sauver. À Greenford même, plus de vingt personnes pourraient prêter le même serment. Si j’étais païen, monsieur l’inspecteur, je vous laisserais courir à votre ruine. Mais, étant chrétien, je me crois obligé de vous offrir cette occasion de sortir d’embarras, et de vous demander si vous préférez entendre mon alibi, à présent, ou devant le tribunal.

L’inspecteur parut légèrement troublé, et dit :

— Je serais naturellement trop heureux de pouvoir vous relâcher, dès à présent.

Le forgeron sortit de la cour, avec la même démarche aisée, et rejoignit ses deux amis de Greenford qui étaient, en effet, bien connus de tous les assistants. Chacun d’eux dit quelques mots, et personne ne songea à mettre en doute leur témoignage. Lorsqu’ils eurent parlé, l’innocence de Siméon se trouva aussi solidement établie que la haute église qui dominait la scène.

Un silence s’ensuivit, un de ces silences plus étranges et plus pénibles que toute parole. À tout hasard, comme pour alimenter la conversation, le vicaire dit au prêtre catholique :

— Ce marteau semble bien vous intéresser, Père Brown.

— Oui, il m’intéresse, dit le Père Brown, pourquoi est-il si petit ?

Le médecin se tourna vers lui.

— Pardieu, c’est vrai, cria-t-il, qui songerait à employer ce petit marteau, lorsqu’il y en a dix autres plus lourds, à portée ?

Puis, baissant la voix, il dit à l’oreille du vicaire :

— Ce ne peut être qu’une personne incapable d’en soulever un plus lourd. Ce n’est pas tant la force ou le courage qui différencient les sexes. C’est la conformation des muscles de l’épaule. Une femme hardie peut tuer dix hommes, à l’aide d’un léger marteau, sans sourciller. Elle ne pourrait tuer un insecte, à l’aide d’un lourd marteau.

Wilfred regardait le docteur avec une sorte d’horreur hypnotique, tandis que le Père Brown, la tête légèrement inclinée sur l’épaule, lui prêtait une oreille attentive. Il reprit avec plus d’énergie :

— Pourquoi ces idiots s’imaginent-ils toujours que la seule personne qui haïsse l’amant d’une femme soit son mari ? Neuf fois sur dix, la personne qui a le plus de raison de haïr l’amant est la femme. Qui sait quels outrages, quelles trahisons elle n’a pas souffert ? Regardez !

Il désigna d’un geste furtif la femme rousse, sur le banc. Elle avait enfin relevé la tête et les larmes séchaient sur son beau visage. Mais ses yeux, fixés sur le cadavre, avaient un éclat électrique qui suggérait la folie.

Le révérend Wilfred Bohun fit un geste vague, comme pour écarter tout désir d’approfondir le mystère, mais le Père Brown, tout en faisant tomber de sa manche quelques cendres provenant du feu de la forge, dit, de sa voix indifférente :

— Vous êtes comme tant de médecins ; votre psychologie est vraiment suggestive, c’est votre physique qui ne tient pas debout. Je reconnais que la femme séduite désire plus souvent se défaire de son complice que le mari trompé. Et j’admets avec vous qu’une femme choisira toujours un léger marteau de préférence à un gros. Mais nous ne nous en butons pas moins à une impossibilité matérielle. Aucune femme au monde n’aurait pu broyer ainsi le crâne d’un homme.

Puis il ajouta pensivement, après un silence :

— Ils n’ont pas compris l’ensemble de cette affaire. La victime portait un casque d’acier et le coup l’a brisé comme s’il eût été de verre. Regardez cette femme. Regardez ses bras.

Il y eut un nouveau silence, puis le docteur dit d’un ton bourru :

— Je puis me tromper, c’est possible. On peut trouver des objections à tout. Mais je maintiens ce que je disais tantôt. Seul un idiot a pu employer ce petit marteau, lorsqu’il pouvait s’en procurer un gros.

Soudain les mains maigres et tremblantes de Wilfred Bohun se portèrent à sa tête, comme pour en arracher la dernière touffe de cheveux. Après un instant, il les laissa retomber en criant :

— Voilà le mot que j’attendais ; vous avez dit le mot.

Puis il continua, maîtrisant son émotion :

— Vous venez de dire : « Seul un idiot a pu employer ce petit marteau… »

— Oui, dit le docteur. Eh bien ?

— Eh bien, répondit le vicaire, seul un idiot l’a fait. Les regards de ses deux compagnons se fixèrent sur lui, et il poursuivit, avec une agitation fébrile et quasi féminine :

— Je suis un prêtre, cria-t-il d’une voix tremblante, et ce n’est pas à un prêtre de répandre du sang. Je… je veux dire qu’il ne doit faire condamner personne. Et je rends grâce au ciel d’avoir découvert le criminel, car c’est un criminel que l’on ne peut condamner.

— Vous ne le dénoncerez pas ? demanda le médecin.

— Il ne serait pas pendu, même si je le dénonçais, répondit Wilfred avec un sourire égaré, mais heureux. Quand je suis entré dans l’église, ce matin, j’y ai trouvé un fou en prière — ce pauvre Joë qui n’a jamais eu sa tête à lui. Dieu sait pourquoi il priait ; mais il n’est pas invraisemblable de supposer que les prières de ces esprits malades vont à rebours des autres. Il est probable qu’un lunatique prie avant de tuer un homme. Quand j’ai vu pour la dernière fois ce pauvre Joë il se trouvait avec mon frère. Mon frère le raillait.

— Pardieu ! cria le docteur, voilà qui est parler. Mais comment expliquez-vous…

Le révérend Wilfred tremblait d’émotion, en présence de sa découverte.

— Ne voyez-vous pas, ne voyez-vous pas, cria-t-il fiévreusement, que c’est la seule théorie qui tienne compte des deux mystères, qui résolve les deux problèmes. Les deux problèmes sont le petit marteau et le coup formidable. Le forgeron aurait pu assener le coup, mais n’aurait pu choisir ce marteau. Sa femme aurait choisi ce marteau, mais n’aurait pu assener le coup. Le fou peut avoir fait l’un et l’autre. Quant au petit marteau, étant fou, il ne s’est pas arrêté pour choisir. Et, quant au coup, n’avez-vous jamais entendu dire, docteur, qu’au cours d’un accès, un fou peut avoir la force de dix hommes ?

Le docteur respira profondément et dit :

— Parbleu, je crois que vous avez trouvé. Le Père Brown était resté le regard rivé sur l’orateur ; ses gros yeux de ruminant éclairaient étrangement son visage banal. Lorsque le vicaire se tut, il dit enfin, avec un respect marqué :

— Votre théorie, monsieur Bohun, est la seule qui tienne compte des faits et qui semble absolument irréfutable. C’est pourquoi, Je me crois obligé de vous dire que je tiens, de source certaine, que ce n’est pas la bonne.

Sur ce, le bizarre petit homme s’éloigna et se replongea dans la contemplation du marteau.

— Ce gaillard semble trop bien informé, murmura le docteur à l’oreille de Wilfred, puis il ajouta, d’un ton bourru :

— Ces prêtres papistes sont diablement rusés.

— Non, non, dit Bohun, comme égaré par la fatigue. C’est le fou. Ce ne peut être que le fou.

Le groupe formé par les deux ecclésiastiques et le médecin s’était écarté du groupe officiel, au centre duquel étaient l’inspecteur et l’homme qu’il venait d’arrêter. Comme les trois hommes se trouvaient, à présent, dispersés, leur attention se porta de nouveau vers le forgeron. Brown leva les yeux, puis les baissa de nouveau, en entendant celui-ci dire à haute voix :

— J’espère que je vous ai convaincu, monsieur l’inspecteur. Je suis fort, comme vous le dites, mais je n’aurais pu pourtant lancer mon marteau de Greenford jusqu’ici. Mon marteau n’a pas d’ailes pour voler, durant un kilomètre, par-dessus les champs et les haies.

Le policier sourit amicalement et répondit :

— Non, je crois que vous pouvez vous considérer comme tiré d’affaire, quoique ce soit bien la plus curieuse coïncidence qui soit. Tout ce que je vous demanderai, c’est de nous aider à découvrir un homme aussi fort que vous. Parbleu ! vous pourrez nous aider, ne fût-ce qu’à le maîtriser ! Je suppose que vous n’avez aucune idée.

— Je puis avoir une idée, dit le pâle forgeron, mais il ne s’agit pas d’un homme.

Puis, voyant que les regards se portaient sur sa femme assise sur le banc, il mit sa grande main sur son épaule et ajouta :

— Ni d’une femme.

— Que voulez-dire ? dit l’inspecteur plaisamment. Vous ne pensez pourtant pas qu’une vache puisse brandir un marteau ?

— Je pense qu’aucune main mortelle n’a touché ce marteau, dit le forgeron d’une voix étouffée ; pour parler comme vous, je crois que cet homme était seul, lorsqu’il est mort.

Wilfred fit un brusque mouvement en avant et fixa sur le forgeron ses yeux brûlants.

— Vous prétendez donc, Barnes, dit le cordonnier de sa voix aiguë, que c’est le marteau qui a sauté à la tête de cet homme pour l’assommer ?

— Oh ! vous pouvez me railler et rire sous cape, mes beaux messieurs, cria Siméon, et vous aussi, clergymen, qui nous contez, le dimanche, comment le Seigneur frappa Sennachérib dans la solitude. Je crois, pour ma part, que Celui qui se tient invisible, dans chaque maison, a défendu l’honneur de la mienne, et abattu le corrupteur devant sa porte. Je crois que la main qui a assené ce coup, est la même qui provoque les tremblements de terre, ni plus ni moins.

Wilfred dit d’une voix altérée :

— J’ai dit moi-même à Norman de redouter la foudre.

— Cette puissance est en dehors de ma juridiction, dit l’inspecteur en souriant légèrement.

— Vous n’êtes pas en dehors de la sienne, riposta le forgeron, ne l’oubliez pas. Et, tournant son large dos à la compagnie, il rentra chez lui.

Le Père Brown entraîna à l’écart le malheureux Wilfred et lui parla avec bienveillance :

— Éloignons-nous de cette scène d’horreur, monsieur Bohun, dit-il. Puis-je entrer dans votre église ? On m’a dit que c’était l’une des plus anciennes d’Angleterre. Les vieilles églises anglaises nous intéressent beaucoup, ajouta-t-il avec une grimace comique.

Wilfred Bohun ne sourit pas, car l’humour n’avait jamais été son fort. Mais il acquiesça avec empressement à cette proposition, trop heureux de montrer les splendeurs gothiques de son église à un visiteur susceptible de plus de sympathie que le forgeron presbytérien et le cordonnier athée.

— Très volontiers, répondit-il, entrons par cette porte.

Et il gravit les degrés vers l’entrée latérale. Le Père Brown se préparait à le suivre, lorsqu’il sentit quelqu’un lui toucher l’épaule. Il se retourna et vit, derrière lui, la sombre et maigre silhouette du docteur.

— Monsieur, dit le médecin, la voix dure et l’œil soupçonneux, vous semblez connaître quelque secret dans cette sombre affaire. Puis-je vous demander si vous comptez le garder pour vous ?

— Mon cher docteur, répondit le prêtre, souriant plaisamment, un homme de mon métier conservera naturellement pour lui ce dont il doute, puisqu’il est constamment obligé de garder pour lui ce dont il est certain. Mais si vous croyez que j’ai manqué aux devoirs de la politesse en gardant le silence, j’irai jusqu’à l’extrême limite que me permette mon ministère. Je vous fournirai deux données très importantes.

— J’attends, monsieur, dit le docteur, l’air tragique.

— D’abord, dit le Père Brown avec calme, l’affaire rentre entièrement dans votre département. Elle appartient à la science physique. Le forgeron se trompe, non pas tant, peut-être, en disant que le coup fut frappé par Dieu, mais certainement, en y voyant l’effet d’un miracle. Ce n’est pas un miracle, docteur, sauf peut-être dans ce sens que l’homme lui-même en est un, avec son cœur étrange, pervers et à demi héroïque. La force qui écrasa ce crâne est bien connue des hommes de science, — c’est l’une des lois de la nature les plus souvent discutées.

Le docteur qui le regardait attentif, les sourcils froncés, dit simplement :

— Et l’autre donnée ?

— La voici, dit le prêtre. Vous souvenez-vous de la manière dont le forgeron, quoiqu’il ait foi dans les miracles, railla la possibilité que son marteau ailé pût, comme dans un conte de fées, voler pendant un kilomètre ?

— Oui, dit le docteur… je m’en souviens.

— Eh bien, ajouta le Père Brown, avec un sourire épanoui, cette hypothèse de conte de fées est, de toutes celles qui l’on a émises aujourd’hui, celle qui se rapproche le plus de la vérité.

Et, sur ces mots, il fit demi-tour et escalada les marches, à la suite du vicaire.

Le révérend Wilfred qui l’avait attendu, pâle d’impatience, comme si ce retard achevait de l’exaspérer, le conduisit immédiatement vers son coin favori de l’église, vers cette partie de la tribune, proche de la voûte sculptée, et éclairée par le merveilleux vitrail sur lequel se dessinait un ange. Le petit prêtre romain explora tous les recoins, plein d’admiration, bavardant gaiement à mi-voix. Lorsqu’au cours de ses recherches, il découvrit la sortie latérale et l’escalier tournant par lequel Wilfred était descendu pour trouver son frère mort, le Père Brown l’escalada avec l’agilité d’un singe et sa voix claire retentit sur une plate-forme, au-dessus.

— Venez ici, monsieur Bohun, cria-t-il. L’air vous fera du bien.

Bohun le suivit et émergea sur une sorte de balcon, à l’extérieur de l’église, d’où l’on pouvait contempler la plaine infinie, au milieu de laquelle se dressait la colline, avec ses bois, ses villages et ses fermes, s’étendant devant eux jusqu’à l’horizon violet. En dessous d’eux, se dessinait nettement, tout petit, le carré de la cour de la forge, où l’inspecteur continuait à prendre des notes, et où le cadavre gisait encore comme une mouche écrasée.

— Cela pourrait être la carte du monde, n’est-ce pas ? dit le Père Brown.

— Oui, dit Bohun très gravement, en inclinant la tête.

Immédiatement au-dessous d’eux, et tout autour d’eux, les lignes de l’édifice gothique plongeaient dans le vide avec une rapidité vertigineuse, évoquant l’idée de suicide. L’énergie titanesque de l’architecture du moyen âge donne toujours cette impression. À quelque point de vue qu’on se place pour la regarder, elle semble toujours fuir, comme le dos puissant d’un cheval emballé. Cette église avait été taillée dans de vieilles pierres silencieuses, elle était rongée de mousse et tachée de nids d’oiseaux. Et pourtant, vue d’en bas, elle jaillissait comme une fontaine vers les étoiles ; et, vue d’en haut, comme les deux ecclésiastiques la regardaient en ce moment, elle tombait comme une cataracte dans un gouffre muet. Ils se trouvaient en présence de l’aspect le plus terrible du gothique, de ses monstrueux raccourcis, de ses disproportions, de ses vertigineuses perspectives, de ses visions de grandes choses petites et de petites choses grandes, — d’un monde de pierre renversé, suspendu en plein ciel.

Des détails de sculpture, rendus énormes par leur proximité, se détachaient sur un fond de champs et de fermes rendus lilliputiens par l’éloignement. Un oiseau, sculpté dans un coin, semblait un énorme dragon rampant ou volant, dévastant les prés et les villages de la plaine. L’atmosphère même était étourdissante et dangereuse. Ils avaient l’impression de planer dans le ciel, soutenus par les ailes de quelque gigantesque génie. Et l’ensemble de cette vieille église, aussi vaste et aussi riche qu’une cathédrale, semblait planté sur la campagne ensoleillée comme une trombe de nuages.

— Je trouve qu’il y a quelque chose de dangereux à rester perché sur ces hauteurs, même pour prier, remarqua le Père Brown. Les hauteurs furent créées pour qu’on lève les yeux vers elles, non pour qu’on les abaisse de leurs sommets.

— Voulez-vous dire que l’on risque de tomber ? demanda Wilfred.

— Je veux dire que notre âme peut choir, même si notre corps reste sauf.

— Je ne vous comprends pas bien, murmura Bohun confusément.

— Regardez ce forgeron, par exemple, continua le Père Brown avec calme, c’est un brave homme, mais ce n’est pas un chrétien. Il est dur, impérieux, implacable. Eh bien, sa religion écossaise a été fondée par des hommes qui priaient au sommet des montagnes et au bord des précipices, et qui apprirent plus à mépriser la terre qu’à priser le ciel. L’humilité est la mère des géants. On voit de grandes choses de la vallée ; on n’en voit que de petites des sommets.

— Mais il… il ne l’a pas fait, dit Bohun en tremblant.

— Non, dit l’autre d’une voix bizarre, nous savons bien qu’il ne l’a pas fait.

Un instant après, il reprit, laissant errer sur la plaine ses yeux calmes et gris :

— J’ai connu un homme, dit-il, qui commença par prier avec les autres, devant l’autel, mais qui préféra bientôt s’isoler dans des endroits élevés, tels que les recoins ou les niches de la tour de son église. Se trouvant un jour dans une de ces vertigineuses retraites, où le monde entier semblait tourner autour de lui comme une roue, la tête lui tourna aussi, et il se crut Dieu. C’est ainsi que ce brave homme commit un grand crime.

Wilfred avait détourné la tête, mais ses mains osseuses serrant le parapet de pierre, devinrent blanches et bleues.

— Il crut qu’il lui appartenait de juger le monde et de frapper le pécheur. Il n’aurait jamais eu cette idée, s’il s’était agenouillé, comme tout le monde, sur les dalles de l’église. Mais il vit les autres hommes errant sous ses pieds comme des insectes. Il en vit un surtout, se pavanant juste en dessous de lui, dont l’insolence était rendue plus évidente, encore par un chapeau vert clair — un insecte venimeux.

Quelques corneilles croassèrent derrière le coin de la tour. Mais elles furent seules à rompre le silence. Le Père Brown continua :

— Il eut une autre tentation. Il avait en main l’une des plus terribles forces de la nature, la gravitation, cette chute folle et accélérée par laquelle toutes les créatures de la terre, une fois abandonnées à elles-mêmes, s’envolent vers son cœur. Regardez, l’inspecteur arpente, en ce moment, la forge en dessous de nous. Si je laissais tomber un caillou de ce parapet, il aurait acquis la force d’un boulet de canon avant de l’atteindre. Si je laissais tomber un marteau, ne fût-ce qu’un petit marteau…

Wilfred Bohun enjamba le parapet, mais le Père Brown l’empoigna par le collet.

— Pas par ce chemin-là, dit-il doucement, ce chemin conduit en enfer.

Bohun chancela, s’appuya au mur et le regarda, terrifié.

— Comment savez-vous tout cela ? cria-t-il. Êtes-vous un démon ?

— Je suis un homme, répondit gravement le Père Brown, et je porte par conséquent tous les démons dans mon cœur. Écoutez-moi, ajouta-t-il après un silence, je sais ce que vous avez fait, je puis du moins en deviner la plus grande partie. Lorsque vous avez quitté votre frère, vous étiez secoué par une indignation, d’ailleurs justifiée. Dans un mouvement de rage, vous vous êtes emparé d’un petit marteau, avec la tentation de le frapper pour lui faire rentrer ses blasphèmes dans la bouche. Vous vous êtes ravisé, vous avez glissé le marteau sous votre habit et vous vous êtes précipité dans l’église. Vous avez prié passionnément dans plus d’un endroit, devant le vitrail angélique, sur la plate-forme au-dessus, et sur une plate-forme encore plus élevée, d’où vous pouviez voir le chapeau oriental du colonel ramper dans la cour comme un scarabée vert. Alors, quelque chose s’est brisé dans votre âme et vous avez laissé tomber la foudre de Dieu.

Wilfred porta faiblement la main à la tête et demanda à voix basse :

— Comment savez-vous que son chapeau ressemblait à un scarabée vert ?

— Oh ! cela, dit l’autre avec l’ombre d’un sourire, c’est une affaire de bon sens. Mais, écoutez-moi. Je dis que je sais tout cela, mais personne d’autre ne le saura. C’est à vous d’agir maintenant. Je n’agirai plus ; je scellerai cet entretien du sceau de la confession. Si vous me demandez pourquoi, j’ai beaucoup de raisons, dont une seule vous concerne. Je vous laisse libre d’agir, parce que vous ne vous êtes pas encore enfoncé profondément dans le crime. Vous ne vous êtes pas efforcé de détourner les soupçons sur le forgeron, ni sur sa femme, lorsque vous auriez aisément pu le faire. Vous vous êtes efforcé de les détourner sur le fou parce que vous saviez qu’il n’en souffrirait pas. C’est mon métier de découvrir ces mouvements de générosité chez les assassins. Et maintenant, descendons au village et allez votre chemin, libre comme le vent, car j’ai dit mon dernier mot.

Ils descendirent l’escalier tournant, en conservant un profond silence, et émergèrent au soleil, à côté de la forge. Wilfred Bohun ouvrit avec précaution le loquet de la grille de bois de la cour et, allant droit à l’inspecteur, dit simplement :

— Je viens me livrer à vous. J’ai tué mon frère.