La Clairvoyance du père Brown/L’Œil d’Apollon

X

L’ŒIL D’APOLLON

Cette étrange buée étincelante, à la fois confuse et transparente, qui est le secret de la Tamise, se faisait d’un gris de plus en plus brillant, tandis que le soleil montait au zénith de Londres. Deux hommes traversèrent le pont de Westminster. L’un était très grand et l’autre très petit. On aurait pu comparer le premier à l’arrogant clocher du Parlement et le deuxième au dos voûté de l’humble abbaye ; ce dernier portait, en effet, un costume ecclésiastique. Le grand homme — ou plutôt l’homme grand — n’était autre que M. Hercule Flambeau, détective privé ; il se rendait à ses nouveaux bureaux, situés à l’étage d’une maison nouvellement bâtie, en face de l’entrée de l’abbaye. Le petit homme n’était autre que le révérend J. Brown, attaché à l’église Saint-François-Xavier, à Camberwell. Il avait quitté le lit de mort de l’un de ses paroissiens et venait visiter les nouveaux bureaux de son ami.

L’édifice avait un caractère américain. C’était un skyscraper de respectable altitude, muni de tout un attirail bien astiqué de téléphones et d’ascenseurs. Il était à peine terminé et son personnel n’était pas au complet. Trois locataires seulement étaient entrés. L’appartement immédiatement au-dessus de celui de Flambeau, ainsi que l’appartement immédiatement en dessous, étaient occupés, mais les deux étages supérieurs et les trois étages inférieurs étaient encore vides. Dès le premier coup d’œil, l’attention était attirée par un objet extraordinaire, placé au sommet de cette tour d’appartements. Cet objet brillait, parmi les dernières planches de l’échafaudage, immédiatement au-dessus des bureaux de Flambeau. C’était l’image énorme et dorée d’un œil humain, entourée de rayons d’or, et occupant, à elle seule, autant d’espace que deux ou trois fenêtres de l’édifice.

— Qu’est-ce que cela peut bien être ? dit le Père Brown en s’arrêtant.

— Oh ! une nouvelle religion, dit Flambeau en souriant, une de ces nouvelles religions qui vous absolvent de vos péchés en déclarant que vous n’en avez jamais commis. Quelque chose dans le genre de la « Science chrétienne », je pense. Le fait est qu’un bonhomme qui se fait appeler Kalon (je ne sais quel est son nom, sauf que ce ne peut être celui-là) a loué l’appartement au-dessus du mien. J’ai deux dames dactylographes en dessous de moi, et ce fougueux charlatan au-dessus. Il s’est improvisé « nouveau prêtre d’Apollon » et il adore le soleil.

— Qu’il prenne garde, dit le Père Brown. Le soleil fut le plus cruel des dieux. Mais que signifie cet œil monstrueux ?

— Pour autant que j’y comprenne quelque chose, répondit Flambeau, ils prétendent qu’un homme peut endurer les pires épreuves, pourvu que son esprit soit à l’abri de toute faiblesse. Leurs deux grands symboles sont le soleil et l’œil ouvert. Car ils déclarent que, si un homme était vraiment bien portant, il pourrait regarder le soleil.

— Si un homme était vraiment bien portant, dit le Père Brown, il aurait autre chose à faire.

— C’est tout ce que je puis te dire concernant cette nouvelle religion, continua Flambeau avec insouciance. Elle a naturellement la prétention de guérir toutes les maladies physiques.

— Peut-elle guérir la pire maladie spirituelle ? demanda le Père Brown curieusement.

— Et quelle est la pire maladie spirituelle ? demanda Flambeau en souriant.

— Celle qui consiste à croire qu’on se porte trop bien, répondit son ami.

Flambeau manifestait plus d’intérêt pour l’humble petit bureau de l’étage inférieur que pour le temple flamboyant qui se trouvait au-dessus de chez lui. Dans sa lucidité de Méridional, il ne pouvait concevoir que deux attitudes d’esprit, celle du catholique et celle de l’athée, et il se souciait très peu des nouvelles religions, en dépit de leur blancheur et de leur éclat. Mais il se souciait beaucoup de ses semblables, surtout lorsqu’ils — ou elles — étaient d’un aspect agréable. Les dames de l’étage inférieur n’étaient d’ailleurs pas banales. Le bureau était tenu par deux sœurs, toutes deux brunes et minces. L’une d’elles était de haute taille et avait une physionomie frappante. Elle avait un profil ardent et aquilin ; c’était une de ces femmes dont on ne peut évoquer l’image que de profil, comme celle d’une arme au tranchant acéré. Elle semblait fendre son chemin à travers la vie. Ses yeux avaient un éclat extraordinaire, mais c’était plutôt l’éclat de l’acier que celui du diamant. Sa taille droite et élancée était un peu trop raide pour paraître gracieuse. Sa jeune sœur semblait son ombre rapetissée ; elle était plus vague, plus pâle, plus insignifiante. Toutes deux étaient sévèrement vêtues de noir et portaient des manchettes et des petits cols masculins. Il y a des milliers de dames de ce genre, aussi laconiques et aussi affairées, dans les bureaux de Londres, mais l’intérêt que présentaient celles-ci gisait plus dans leur situation réelle que dans leur situation apparente.

Pauline Stacey, l’aînée des deux sœurs, était, en effet, l’héritière d’un titre de noblesse, d’énormes propriétés et d’une grande fortune. Elle avait passé sa jeunesse à l’ombre des châteaux et des parcs, avant que l’ardeur glaciale de son tempérament, si caractéristique de la femme moderne, ne l’eût contrainte d’adopter un mode d’existence qu’elle considérait comme plus dur et plus noble. Elle n’avait pas, notez bien, abandonné sa fortune ; une abdication aussi romantique, aussi monastique, eût été en contradiction absolue avec ses théories utilitaires. Elle avait conservé son argent pour le consacrer, disait-elle, à des œuvres sociales pratiques. Elle en avait placé une partie dans son entreprise, qui constituait le noyau du modèle emporium de la dactylographie ; elle en avait consacré une autre à fonder diverses ligues et sociétés pour encourager les femmes à se consacrer au même travail. Nul n’aurait pu dire si Joan, son associée, partageait entièrement les aspirations tant soit peu prosaïques de cet idéalisme. Mais elle manifestait, à l’égard de son chef, le fidèle attachement d’un chien ; et sa tendresse, à laquelle se mêlait une note tragique, était plus émouvante que la dure résolution de son aînée. Pauline Stacey ne se souciait guère, en effet, du côté tragique de la vie ; elle niait même, paraît-il, son existence.

La vivacité rigide de son allure et sa froide impatience avaient beaucoup amusé Flambeau, le jour où il avait pris possession de son appartement. Il s’était attardé, dans le hall d’entrée, en attendant le retour du gamin préposé à la manœuvre de l’ascenseur, qui dépose généralement les visiteurs aux divers étages. Mais cette jeune fille, à l’œil de faucon, s’était ouvertement refusée à subir un tel retard. Elle avait affirmé qu’elle pourrait faire marcher l’ascenseur elle-même, et qu’elle ne dépendrait, pour cela, ni d’un gamin, ni d’un homme. Quoique son appartement ne se trouvât qu’au troisième étage, elle réussit, pendant les quelques secondes que dura la montée, à exposer à Flambeau, d’un air détaché, une grande partie des principes fondamentaux de son existence. Elle était une ouvrière moderne et aimait l’industrie moderne. Ses yeux noirs brillèrent d’un éclat de colère abstraite, lorsqu’elle parla de ceux qui méprisent la mécanique et réclament le retour d’une vie plus romantique. Tout le monde, dit-elle, devrait être capable de manier les machines, tout comme elle pouvait manier l’ascenseur. Elle sembla presque blessée que Flambeau prît la peine d’en ouvrir la porte devant elle, et le détective monta chez lui en songeant, non sans quelque regret, au caractère agressif de son indépendance.

Elle était certes d’un tempérament colérique, brusque et pratique ; les mouvements de ses mains fines et élégantes étaient parfois violents et même destructeurs. Un jour que Flambeau était entré dans son bureau, pour quelque travail de copie, il constata qu’elle avait jeté une paire de lunettes, appartenant à sa sœur, au milieu de la chambre et qu’elle l’avait piétinée. Elle s’était abandonnée au courant irrésistible de son éloquence, flétrissant ces « misérables subterfuges médicaux », et la reconnaissance morbide d’une faiblesse imaginaire qu’impliquait le port de lunettes. Elle mit sa sœur au défi d’apporter dorénavant au bureau un appareil aussi artificiel, aussi malsain. Elle demanda si l’on attendait d’elle qu’elle portât des jambes de bois, des faux cheveux, ou des yeux de verre ; et, tandis qu’elle parlait, ses yeux étincelaient comme le terrible cristal.

Flambeau, surpris devant l’explosion d’un tel fanatisme, ne put s’empêcher de demander à Mlle Pauline, avec son esprit logique de Français, pourquoi une paire de lunettes trahissait plus de faiblesse morbide qu’un ascenseur, et pourquoi, si la science peut nous aider dans un cas, elle ne peut nous aider dans l’autre.

— C’est si différent ! répondit Pauline Stacey avec assurance. Les accumulateurs, les moteurs et toutes les choses du même genre sont des symptômes de la force de l’homme — oui, monsieur Flambeau, et aussi de la force de la femme. Nous aurons notre tour dans l’élaboration de ces vastes machines qui dévorent l’espace et défient le temps. C’est une œuvre noble et splendide — c’est vraiment de la science. Mais ces odieux supports, ces bandages que vendent les médecins, ne sont que des insignes de pleutrerie. Les médecins nous mettent des bras et des jambes artificiels, tout comme si nous étions nés esclaves, perclus et malades. Mais je suis née libre, monsieur Flambeau ! Les gens s’imaginent qu’ils ne peuvent se passer de ces choses parce qu’ils ont été élevés dans la peur, au lieu de l’avoir été dans la force et le courage ; c’est ainsi que les bonnes stupides enseignent aux enfants à ne pas regarder le soleil, et ils ne peuvent le faire sans cligner des yeux. Mais pourquoi, parmi les étoiles, en existerait-il une que je ne puisse voir ? Le soleil n’est pas mon maître, et j’ouvrirai mes yeux et je le regarderai, chaque fois qu’il me plaira.

— Vos yeux, dit Flambeau, avec un profond salut, éblouiront le soleil.

Il aimait à se montrer galant envers cette sévère beauté, parce que c’était le meilleur moyen de lui faire perdre un peu de son assurance. Mais, en remontant chez lui, il siffla longuement et dit à part lui : « Ainsi, elle est tombée dans les mains de ce sorcier aux yeux d’or, là-haut. » Car, si imparfaites que fussent ses connaissances, concernant la nouvelle religion de Kalon, il savait qu’il conseillait à ses adeptes de fixer le soleil.

Il s’aperçut bientôt que le lien spirituel entre les deux étages, au-dessus et en dessous de lui, se faisait, de jour en jour, plus intime. L’homme qui se faisait appeler Kalon était une merveilleuse créature digne, au point de vue physique, d’être le pontife d’Apollon. Il était presque aussi grand que Flambeau et beaucoup plus séduisant. Il avait une barbe d’or, des yeux bleus perçants et de longs cheveux rejetés en arrière, comme la crinière d’un lion. C’était la bête blonde dont parle Nietzsche, mais cette beauté purement animale était éclairée et adoucie par son intelligence et son raffinement spirituel. Il évoquait, il est vrai, l’image de l’un des grands rois saxons, mais de l’un de ces rois qui furent aussi des saints. Et cela, en dépit de l’incongruité de son milieu, du fait qu’il avait un appartement au haut d’une maison de Victoria Street, que son employé (un banal jeune homme portant un col et des manchettes) se tenait dans son antichambre, entre son bureau et le corridor, que son nom se trouvait gravé sur une plaque de cuivre, devant sa porte, et que le symbole doré de sa foi était suspendu au-dessus de la rue, comme une réclame d’oculiste. Toutes ces vulgarités ne pouvaient dépouiller Kalon de l’étrange fascination qui se dégageait de lui. Malgré tout, lorsqu’on se trouvait en présence de ce charlatan, on se sentait en présence d’un grand homme. Même dans le costume de toile qu’il portait, dans son bureau, comme un vêtement d’atelier, il avait un aspect imposant et formidable. Et lorsqu’il revêtait les draperies blanches et le diadème d’or, dans lesquels il saluait chaque jour le soleil, il paraissait si merveilleux, que le rire des gens, dans la rue, s’arrêtait parfois brusquement sur leurs lèvres. Trois fois par jour, en effet, à l’aube, à midi et au crépuscule, le nouvel adorateur du soleil sortait sur son petit balcon, à la face de tout Westminster, pour débiter quelque litanie à son brillant seigneur. Ce fut précisément lorsque les douze coups de midi vibraient encore dans les tours du Parlement et des églises voisines, que le Père Brown, l’ami de Flambeau, aperçut pour la première fois le prêtre immaculé d’Apollon.

Flambeau, qui avait déjà assisté à ces salutations quotidiennes en l’honneur de Phœbus, s’engouffra sous le porche, sans même regarder si son ami le suivait, mais le Père Brown, soit par intérêt professionnel pour une nouvelle forme de rituel, soit par intérêt personnel pour une nouvelle forme de sottise humaine, s’arrêta net et leva les yeux vers le balcon de l’adorateur du soleil, comme il aurait pu le faire devant un guignol. Le prophète Kalon était déjà debout, vêtu de ses draperies d’argent, les mains levées, et le son de sa voix étrangement pénétrante, répétant sa litanie solaire, parvenait jusqu’en bas, dominant les bruits de la rue. Il était au milieu de sa prière, et son regard restait fixé sur le disque enflammé. Il est peu probable qu’il pût voir personne sur cette terre ; il est certain qu’il ne vit pas un petit prêtre, au visage rond qui, perdu dans la foule, le regardait en clignant des yeux. Telle était peut-être la différence la plus frappante qui distinguait ces deux hommes, si profondément divisés. Le Père Brown ne pouvait rien regarder sans cligner des yeux ; mais le prêtre d’Apollon pouvait fixer l’orbe du soleil de midi sans que sa paupière frémît un instant.

— Ô soleil, cria le prophète, ô étoile trop auguste pour être admise dans le concert des étoiles ! Ô source qui jaillit paisiblement en ce lieu secret que nous appelons espace. Père brillant de toutes les choses brillantes et vivaces, des flammes blanches, des fleurs blanches et des pics blancs. Père dont l’innocence ferait honte aux plus candides et aux plus sereins de tes enfants : pureté primitive, dans la paix de laquelle…

Un bruit, puis une chute, comme l’explosion d’une fusée renversée, suivis d’un cri strident et continu. Cinq hommes se précipitèrent vers la porte de la maison, tandis que trois autres en sortaient, et, pendant un instant, personne ne put se faire entendre. Le sentiment que quelque chose d’horrible venait de se produire remplit la rue de mauvaises nouvelles — d’autant plus mauvaises que personne ne pouvait dire ce que c’était. Deux hommes seulement restèrent immobiles, après cette brusque commotion : le beau prêtre d’Apollon, sur son balcon, et le laid prêtre du Christ, dans la rue, en dessous de lui.

Enfin la haute taille de Flambeau apparut sur le seuil, et son énergie titanique domina la foule. Hurlant de toutes ses forces, comme une sirène de navire, il cria à quelqu’un et à tout le monde de chercher un chirurgien. Lorsqu’il rentra dans le hall encombré par la foule, son ami, le Père Brown, se faufila humblement derrière lui. Tandis qu’il se baissait pour se frayer un passage, il pouvait encore entendre la superbe cadence de la voix du prêtre solaire continuant à invoquer le dieu bienheureux, protecteur des sources et des fleurs.

Le Père Brown rejoignit Flambeau et une demi-douzaine d’autres hommes à l’endroit où l’ascenseur descend généralement. Mais l’ascenseur n’était pas descendu. Quelque chose d’autre était descendu, quelque chose qui aurait dû descendre par l’ascenseur.

Depuis quelques minutes, Flambeau regardait le corps sanglant de cette belle femme qui niait l’existence de la tragédie. Il n’avait jamais douté que ce fût Pauline Stacey et, quoiqu’il eût envoyé chercher un médecin, il ne doutait pas non plus qu’elle fût morte.

Il ne pouvait plus se rendre compte exactement si elle lui avait inspiré de la sympathie ou de l’antipathie, tant elle attirait et repoussait à la fois l’affection. Mais elle avait occupé une certaine place dans sa vie, et l’intolérable sentiment de certains détails lui plantait au cœur le poignard d’un deuil. Il se souvenait de son joli visage, de ses discours prétentieux, avec cette mystérieuse netteté qui ajoute tant à l’amertume de la mort. En un instant, comme la foudre tombant d’un ciel serein, comme un aérolithe surgissant de l’infini, ce beau corps orgueilleux avait été précipité dans le puits de l’ascenseur pour venir s’écraser au fond. Était-ce un suicide ? De la part de cette insolente optimiste, cela semblait impossible. Était-ce un meurtre ? Mais qui aurait pu commettre le crime dans ces appartements déserts ? Dans un flot de paroles rauques, qu’il voulait rendre impérieuses, mais qui s’étranglèrent dans sa gorge, il demanda où se trouvait l’individu répondant au nom de Kalon. Une voix lente, calme et pleine l’assura que, depuis un quart d’heure, Kalon se trouvait sur son balcon, adorant son dieu. Lorsque Flambeau sentit la main du Père Brown dans la sienne, il tourna vers lui son visage sombre et dit brusquement :

— S’il a été là-haut, tout ce temps, qui peut donc l’avoir fait ?

— Peut-être, répondit l’autre, ferions-nous mieux de monter voir nous-mêmes. Nous avons une demi-heure devant nous, avant que la police n’arrive.

Confiant le corps de l’héritière aux chirurgiens, Flambeau gravit l’escalier, pénétra dans le bureau des dactylographes et, le trouvant désert, entra dans le sien. Puis il vint à la rencontre de son ami, le visage changé et pâli.

— Sa sœur, dit-il avec une gravité hostile, sa sœur semble être allée se promener.

Le Père Brown hocha la tête.

— Ou elle est peut-être montée au bureau de cet homme solaire, dit-il. À ta place j’irais vérifier ce point, puis nous causerons de tout cela dans ton bureau. Non, ajouta-t-il brusquement, comme se souvenant de quelque chose, quand pourrai-je me corriger de ma bêtise ? Dans leur bureau, en bas, naturellement.

Flambeau, surpris, suivit le conseil du petit prêtre. Celui-ci descendit dans l’appartement désert des Stacey, où il s’installa sur une chaise de cuir rouge, à l’entrée, d’où il pouvait voir les paliers et l’escalier. Là, il attendit ; mais il n’attendit pas longtemps. Quelques minutes après, trois personnes descendaient l’escalier. La première était Joan Stacey, la sœur de la défunte. Elle s’était évidemment rendue en haut, dans le temple provisoire d’Apollon. La deuxième était le prêtre d’Apollon lui-même, qui, sa litanie achevée, apparaissait dans toute sa splendeur, balayant de sa robe les escaliers déserts. Dans ses draperies blanches, avec sa barbe et ses cheveux divisés au milieu par une raie, il avait quelque chose du Christ de Doré quittant le prétoire. La troisième personne était Flambeau, le front soucieux et l’air perplexe.

Miss Joan Stacey, les traits tirés et la chevelure prématurément grise aux tempes, marcha droit à son bureau, et rassembla vivement ses papiers en les tapant légèrement sur la table. Cette action si simple rendit à chacun le sens de la réalité. Si Miss Joan Stacey était coupable, elle n’avait pas perdu son sang-froid. Le Père Brown la fixa un certain temps, avec un sourire bizarre, puis, sans détourner les yeux, il s’adressa à Kalon.

— Prophète, dit-il, je serais heureux si vous vouliez me renseigner sur votre religion.

— Je serai heureux de le faire, répondit Kalon, en inclinant sa tête couronnée, mais je ne suis pas certain de vous comprendre.

— Voici pourquoi, dit le Père Brown avec une franchise hésitante : on nous enseigne que, si un homme possède de mauvais principes, il doit être en partie responsable. Mais, malgré cela, il faut distinguer entre l’individu qui calomnie la pureté de sa conscience et l’individu dont la conscience est réellement obscurcie par ses sophismes. Pensez-vous, par exemple, qu’il y ait quelque chose de mal à commettre un meurtre ?

— Est-ce un réquisitoire ? demanda Kalon, avec le plus grand calme.

— Non, répondit Brown, avec la même amabilité. C’est un plaidoyer.

Dans le silence solennel qui suivit ces paroles, le prophète d’Apollon se leva. Et ce fut vraiment comme si le soleil même se levait. Il remplit à ce point la chambre de sa lumière et de sa vie, que l’on sentait qu’il eût aussi bien pu remplir la plaine de Salisbury. Sa figure drapée semblait décorer toute la chambre de draperies classiques ; son geste épique ouvrait, au travers des murs, de grandioses perspectives. Si bien que la petite silhouette sombre de l’ecclésiastique moderne apparaissait, à ses côtés, comme une erreur, une incongruité, une tache noire et ronde souillant la splendeur de l’Hellas.

— Nous nous rencontrons enfin, Caïphe, dit le prophète. Votre Église et la mienne sont les seules réalités de ce monde. J’adore le soleil, et vous l’ombre qui le voile ; vous êtes le prêtre du dieu mourant et moi du dieu vivant. Vos soupçons et vos calomnies sont bien dignes de votre froc et de votre foi. Toute votre Église n’est qu’une police ténébreuse. Vous n’êtes que des espions et des détectives cherchant, par la trahison et la torture, à arracher aux hommes la confession de leurs fautes. Vous voulez convaincre l’humanité de ses crimes ; je veux la convaincre de son innocence. Vous voulez la convaincre de ses péchés ; je veux la convaincre de ses vertus.

Prêcheur de l’évangile du mal, encore un mot, avant que je ne dissipe à jamais le cauchemar de vos mensonges. Vous ne pouvez comprendre, même vaguement, combien peu je me soucie du jugement que vous voulez porter contre moi. Je ne crains pas davantage ce que vous appelez déshonneur et l’horreur de vos exécutions, qu’un homme ne redoute l’image d’un ogre, dans un livre d’enfant. Vous dites que vous m’offrez de plaider ma cause. Je m’inquiète si peu du mirage de cette vie que je vous offrirai de dresser mon propre réquisitoire. Il n’y a qu’un fait que l’on puisse invoquer contre moi dans cette affaire, et je l’invoquerai moi-même. La femme qui vient de mourir était mon amie et ma fiancée, non pas selon les rites que vos petites chapelles appellent légitimes, mais selon une loi plus pure et plus sévère que vous ne comprendrez jamais. Elle et moi vivions dans un monde différent du vôtre ; nous foulions du pied des palais de cristal, tandis que vous rampiez à travers des couloirs et des tunnels de briques. Je sais bien que les policiers, théologiens ou laïcs, s’imaginent toujours que là où l’amour a passé, la haine doit être proche ; voilà le premier argument de votre acte d’accusation. Mais le deuxième argument a plus de valeur encore ; je vous le livre pour ce qu’il vaut. Non seulement il est vrai que Pauline m’aimait, mais il est encore vrai que, ce matin même, quelques instants avant sa mort, elle écrivit, à cette table, un testament par lequel elle me léguait, comme représentant de ma nouvelle Église, une somme de dix millions. Voyons, où sont les menottes ? Croyez-vous que je m’inquiète de ce que vous ferez de moi ? Si l’on me met en prison, ce sera comme si je l’attendais dans une gare par où elle doit passer. Si l’on me suspend au gibet, ce sera comme si j’allais vers elle dans un chariot.

Il parlait avec l’autorité troublante d’un orateur. Flambeau et Joan Stacey le contemplaient avec stupeur et admiration. Le visage du Père Brown ne semblait exprimer qu’un extrême chagrin ; il restait les yeux fixés sur le sol, une ride de souffrance au milieu du front. Le prophète du soleil s’appuya avec aisance contre la cheminée et reprit :

— Je viens de vous exposer, en quelques mots, tout le réquisitoire que l’on pourrait dresser contre moi ; le seul réquisitoire possible. En moins de mots encore je soufflerai sur ce château de cartes, de manière à en disperser jusqu’au dernier souvenir. Si l’on me demande si j’ai commis ce crime, je ne puis répondre que cette seule phrase : Je n’aurais pas pu le commettre. Pauline est tombée de cet étage à midi cinq. Une centaine de personnes, appelées en témoignage, diront que je me trouvais sur le balcon de mon appartement, depuis le moment où midi commença de sonner jusqu’à midi et quart — à l’heure que je choisis régulièrement pour mes prières publiques. Mon employé (un respectable jeune homme de Clapham, qui n’a d’autres rapports avec moi que des rapports d’affaires) est prêt à jurer qu’il est resté dans l’antichambre de mon bureau toute la matinée, et qu’il n’a constaté aucune communication suspecte. Il jurera que je suis entré chez moi au moins dix minutes avant l’heure, quinze minutes avant que l’on ait eu aucun soupçon de l’accident, et que je n’ai pas quitté le balcon de mon bureau pendant tout ce temps. Personne ne posséda jamais un plus parfait alibi ; je pourrais invoquer le témoignage de la moitié de Westminster. Je crois que vous ferez bien de remporter vos menottes. La cause est entendue.

Mais, afin que ne subsiste aucun souffle de cet idiot soupçon, je vous dirai tout ce que vous devriez connaître. Je crois savoir comment ma malheureuse amie a péri. Vous pouvez, si vous voulez, me blâmer pour cela, ou critiquer ma foi et ma philosophie, mais vous ne pouvez pas me condamner. C’est un fait bien connu de tous ceux qui étudient les vérités sublimes, que certains adeptes, ou illuminati, ont acquis la faculté de lévitation — c’est-à-dire qu’ils peuvent rester suspendus dans le vide. Ce n’est là qu’un aspect de cette domination exercée sur la matière qui est l’élément le plus important de notre sagesse occulte. Cette pauvre Pauline était douée d’un tempérament impulsif et ambitieux. Je pense, pour parler franc, qu’elle se croyait plus avancée dans la connaissance de ces mystères qu’elle ne l’était en réalité. Et elle m’a souvent dit, tandis que nous descendions ensemble par l’ascenseur, que, si notre volonté était assez forte, nous pourrions nous laisser tomber sur le sol avec la légèreté d’une plume. Je suis solennellement convaincu que, dans un moment d’extase, elle tenta d’accomplir ce miracle. Sa volonté ou sa foi ont dû lui manquer, au moment critique ; et la loi inférieure de la matière s’est vengée cruellement sur elle. Voilà toute l’histoire, messieurs, très navrante et, selon vous sans doute, très présomptueuse et coupable, mais certainement pas criminelle. Je ne puis donc publiquement en être rendu responsable. Dans le style laconique des bureaux de police, vous ferez mieux de l’appeler un suicide. Ce sera toujours, pour moi, un échec héroïque subi pour l’amour de la science et la lente conquête du ciel.

C’était la première fois que Flambeau voyait le Père Brown vaincu. Ses yeux n’avaient pas quitté le sol, et son front restait contracté, comme s’il avait eu honte de sa situation. Il était impossible, après avoir entendu les paroles ailées du prophète, de s’affranchir de l’impression que ce maussade professionnel de la méfiance était confondu par une nature plus noble et plus pure que la sienne, débordante de franchise et de santé. Brown dit enfin, clignant des yeux comme s’il ressentait une douleur physique :

— Eh bien, s’il en est ainsi, monsieur, vous n’avez plus qu’à prendre possession du testament, avant de vous en aller. Je me demande où cette pauvre demoiselle l’a laissé.

— Il doit être là-bas, sur son bureau, devant la porte, je pense, dit Kalon, avec cette massive candeur d’allure qui écartait de lui tout soupçon. Elle m’a dit qu’elle l’écrirait ce matin, et elle était en train d’écrire, lorsque je suis monté dans mon appartement par l’ascenseur.

— Sa porte était-elle ouverte ? demanda le prêtre, un œil fixé sur le coin de la natte qui recouvrait le plancher.

— Oui, répondit Kalon tranquillement.

— Ah ! on ne l’a pas refermée depuis, dit Brown, de nouveau absorbé par l’examen de la natte.

— Il y a un papier ici, dit la sombre demoiselle Joan, d’une voix bizarre. Elle s’était approchée du bureau de sa sœur et s’était emparée d’un papier bleu. Son sourire ironique s’accordait mal avec l’ensemble de la scène, et Flambeau la regarda, non sans quelque défiance.

Le prophète Kalon évita de toucher au papier, avec ce royal désintéressement qu’il n’avait cessé de manifester jusqu’alors. Mais Flambeau s’en saisit et le lut avec stupeur. La première phrase était bien la formule ordinaire d’un testament, mais, après les mots : « Je donne et lègue tout ce que je possède », l’écriture s’interrompait brusquement et quelques traits indéchiffrables tenaient lieu du nom du légataire. Flambeau tendit ce testament truqué à son ami qui, après l’avoir parcouru silencieusement des yeux, le passa à son tour au prêtre du soleil.

L’instant d’après, ce pontife en longues draperies traversait la chambre en deux enjambées et dominait de sa haute taille Joan Stacey.

— Quel mauvais tour m’avez-vous joué là ? cria-t-il, les yeux hors de la tête. Ce n’est pas tout ce que Pauline a écrit.

Ils furent surpris de l’entendre parler d’une voix toute différente, la voix perçante d’un Yankee. Toute sa majesté, tout son beau langage, lui étaient tombés des épaules, comme un manteau.

— C’est, en tous cas, tout ce que j’ai trouvé sur son bureau, dit Joan, en lui tenant tête avec le même sourire ironique.

Tout d’un coup, l’homme se répandit en violents blasphèmes, en une cataracte de mots vengeurs. Il y avait quelque chose d’horrible à lui voir jeter ainsi le masque ; c’était presque comme s’il avait jeté son visage.

— Voyez-moi ça ! cria-t-il avec un vulgaire accent américain, lorsqu’il eut épuisé le répertoire de ses jurons. Je suis peut-être un aventurier, mais vous êtes une criminelle. Oui, messieurs, voilà l’affaire expliquée, et sans lévitation. La pauvre fille écrivait ce testament en ma faveur ; sa maudite sœur entre ici, lui arrache la plume des mains, la pousse vers le puits et la jette dedans avant qu’elle ait pu l’achever. Oh ! là là ! Il nous faudra, après tout, employer les menottes.

— Comme vous l’avez très bien fait remarquer, répliqua Joan avec un calme mortel, votre employé est un respectable jeune homme, qui ne se parjurerait pas à la légère. Il pourrait témoigner, devant n’importe quels juges, que j’étais dans votre bureau, occupée à mettre en ordre un travail de dactylographie, cinq minutes avant et cinq minutes après la chute de ma sœur. M. Flambeau dira qu’il m’a trouvée là.

Il y eut un nouveau silence.

— Mais alors, cria Flambeau, Pauline était seule lorsqu’elle est tombée, et elle s’est bien suicidée.

— Elle était seule lorsqu’elle est tombée, dit le Père Brown, mais elle ne s’est pas suicidée.

— Comment est-elle morte alors ? demanda Flambeau impatiemment.

— Elle a été assassinée.

— Mais elle était toute seule, objecta le détective.

— Elle était toute seule lorsqu’on l’a assassinée, répondit le prêtre.

Tous les regards se tournèrent vers lui, mais il demeura assis dans la même attitude misérable, la même ride au front, comme si une honte et une peine anonyme l’oppressaient ; sa voix restait triste et incolore.

— Ce que je demande, moi, cria Kalon avec un juron, c’est quand la police viendra arrêter cette sœur sauvage et sanguinaire. Elle a tué sa chair, elle a versé son sang, elle m’a pris dix millions qui m’appartenaient déjà aussi entièrement que…

— Voyons, prophète, interrompit Flambeau avec mépris, n’oubliez pas que tout ce monde n’est qu’un mirage.

Le hiérophante du dieu-soleil fit un effort pour se hausser de nouveau sur son piédestal.

— Ce n’est pas tant l’argent, cria-t-il, quoiqu’il eût suffi à lancer notre cause dans le monde entier. C’est aussi la volonté de mon amie. Pour Pauline tout ceci était sacré. Aux yeux de Pauline…

Le Père Brown sauta debout si brusquement que sa chaise tomba par terre, derrière lui. Il était pâle comme un mort, et cependant il semblait brûler d’espoir ; ses yeux étincelaient.

— C’est cela ! cria-t-il d’une voix claire. C’est ainsi qu’il faut commencer : « Aux yeux de Pauline… »

Le gigantesque prophète battit en retraite devant le petit prêtre, l’air égaré.

— Que voulez-vous dire ? Comment osez-vous… répéta-t-il.

— Aux yeux de Pauline, reprit le prêtre, le regard de plus en plus brillant. Continuez, pour l’amour de Dieu, continuez. Les crimes les plus vils qu’inspira jamais l’enfer, sont allégés lorsqu’on les confesse ; je vous conjure de vous confesser. Continuez, continuez. « Aux yeux de Pauline… »

— Laissez-moi, démon, tonna Kalon, luttant comme un géant garrotté. Qui êtes-vous, maudit espion, pour tisser vos toiles d’araignée autour de moi et m’épier, et me guetter ? Laissez-moi partir.

— Dois-je l’arrêter ? demanda Flambeau en sautant vers la porte que Kalon avait déjà ouverte.

— Non, laisse-le passer, dit le Père Brown, avec un étrange et profond soupir qui semblait monter des profondeurs de l’univers. Laisse passer Caïn, car il appartient à Dieu.

La chambre resta plongée dans le silence, après que le prophète l’eut quittée. Ce fut, pour la nature fougueuse de Flambeau, une longue agonie de perplexité. Miss Joan Stacey continuait très froidement à ranger ses papiers, sur son bureau.

— Mon Père, dit enfin Flambeau, c’est par devoir, bien plus que par curiosité, que je dois m’efforcer de découvrir l’auteur de ce crime.

— Quel crime ? demanda le Père Brown.

— Celui dont nous nous occupons, naturellement, répliqua impatiemment son ami.

— Nous nous occupons de deux crimes, dit Brown, deux crimes d’une nature très différente et accomplis par deux criminels différents.

Miss Joan Stacey, après avoir rassemblé et classé ses papiers, ferma son tiroir à clef. Le Père Brown continua, sans s’inquiéter davantage d’elle qu’elle ne s’inquiétait de lui :

— Les deux criminels exploitèrent la même faiblesse de caractère d’une personne, dans le but de s’emparer de sa fortune. L’auteur du crime le plus grave fut dépouillé du fruit de son action par l’auteur du crime le moins grave. Et c’est ce dernier qui a l’argent.

— Oh, ne me fais pas une conférence, gémit Flambeau, dis-moi tout, en quelques mots.

— Je puis le faire en un seul, répondit son ami.

Miss Joan Stacey planta son chapeau noir sur sa tête, devant un petit miroir, d’un air absorbé, en fronçant les sourcils, et, tandis que les deux amis continuaient leur conversation, prit, sans se presser, son sac-à-main et son parapluie, et quitta la chambre.

— La vérité tient dans un mot, dit le Père Brown : Pauline Stacey était aveugle.

— Aveugle ! répéta Flambeau, en se dressant lentement de toute sa hauteur.

— Le mal était dans la famille, continua le prêtre. Sa sœur aurait porté des verres si Pauline le lui avait permis ; mais elle avait l’idée que l’on ne devait pas encourager ces maladies en leur cédant. Elle ne voulait pas admettre que sa vue se voilait ; ou bien elle tâchait de vaincre son mal par la seule force de la volonté. Plus elle la forçait, plus naturellement sa vue s’affaiblissait. Mais le pire effort était encore à venir. Il vint sous la forme de ce précieux prophète qui lui apprit à fixer, à l’œil nu, le disque du soleil. Cela s’appelait accueillir Apollon. Oh, si ces néo-païens consentaient à être simplement de vieux païens, ils en deviendraient plus sages ! Les anciens païens savaient que le culte brutal de la nature doit avoir un aspect cruel. Ils savaient que l’œil d’Apollon peut brûler et aveugler.

Il y eut un temps d’arrêt et le prêtre continua d’une voix douce qui se brisait sur certains mots :

— Que ce diable l’ait aveuglée intentionnellement ou non, il n’est pas douteux qu’il se servit de cette faiblesse pour la tuer. La simplicité même de son crime est écœurante. Vous savez qu’ils montaient et descendaient dans l’ascenseur, sans aucune aide. Vous savez aussi que l’ascenseur glisse doucement, dans le silence le plus parfait. Kalon hissa l’ascenseur jusqu’à l’étage occupé par la jeune fille et il la vit écrire lentement, comme écrivent ceux dont la vue faiblit, le testament qu’elle lui avait promis. Il lui cria joyeusement qu’il tenait l’ascenseur à sa disposition et qu’elle n’avait qu’à venir le rejoindre dès qu’elle serait prête. Puis il pressa le bouton et fila sans bruit à l’étage supérieur, traversa son bureau et sortit sur le balcon. Il priait, en toute sécurité, devant la rue bondée de monde, lorsque la pauvre fille, ayant achevé son travail, courut légèrement vers l’endroit où l’ascenseur et son amant devaient l’attendre et marcha…

— Assez ! cria Flambeau.

— Il aurait dû gagner dix millions en pressant sur ce bouton, continua le prêtre du ton incolore avec lequel il parlait de telles horreurs. Mais son truc rata. Il rata parce qu’il y avait quelqu’un d’autre qui désirait obtenir cette fortune et qui connaissait la secrète faiblesse de la vue de Pauline. Il y a un détail, concernant ce testament, que personne, je pense, ne remarqua : Quoiqu’il fût inachevé et non signé, l’autre Miss Stacey et sans doute sa servante l’avaient déjà signé comme témoins. Joan le signa d’abord, disant que Pauline pourrait le rédiger plus tard, avec ce mépris des formes légales qui caractérise tant de femmes. Joan désirait donc que Pauline signât le document, sans que les témoins fussent présents. Pourquoi ? Je me suis souvenu de l’infirmité de Pauline, et je suis convaincu que, si Joan s’arrangea pour que Pauline signât dans la solitude, c’est qu’elle voulait qu’elle ne signât pas du tout.

Des gens comme les Stacey emploient toujours des plumes-réservoirs ; mais c’était plus qu’une affaire de goût, chez Pauline. Par habitude et à force de volonté et de mémoire, elle pouvait encore écrire presque aussi bien que si elle y avait vu ; mais elle ne pouvait savoir lorsque sa plume devait être remplie. C’est pourquoi toutes ses plumes étaient soigneusement remplies par sa sœur, toutes, sauf celle dont elle se servit aujourd’hui. Celle-ci fut au contraire soigneusement vidée. Les dernières gouttes d’encre tracèrent les premières lignes, puis la plume tarit complètement. Et le prophète perdit dix millions et commit en vain l’un des meurtres les plus odieux et les plus splendides de l’histoire.

Flambeau alla vers la porte et entendit les pas de policiers montant l’escalier. Puis il se retourna et dit :

— Tu dois avoir suivi tout cela de bien près pour avoir pu attribuer le crime à Kalon en moins de dix minutes.

Le Père. Brown esquissa un mouvement de surprise.

— Oh ! à lui, dit-il. Non ; j’ai eu quelque peine à découvrir le rôle joué par Mlle Joan et par sa plume-réservoir. Mais je savais que Kalon était coupable avant de pénétrer dans la maison.

— Quelle bonne blague ! cria Flambeau.

— C’est très sérieux, répondit le prêtre. Je te répète que je savais qu’il l’avait fait, avant même de savoir ce qu’il avait fait.

— Mais comment ?

— Ces stoïques païens, dit Brown, d’un air pensif, pèchent toujours par un excès d’énergie. On entendit le bruit d’une chute et un grand cri dans la rue, et le prêtre d’Apollon ne bougea pas et ne se détourna pas. Je ne savais pas moi-même ce que ce pouvait être. Mais je savais qu’il s’y attendait.