La Clairvoyance du père Brown/L’Épée brisée

XI

L’ÉPÉE BRISÉE

La forêt tendait vers un ciel sombre, d’un bleu vert d’ardoise, ses mille bras gris, ses millions de doigts d’argent. Les étoiles étaient froides et brillantes comme des éclats de glace. Toute la campagne — dont les bois épais étaient, de loin en loin, parsemés de fermes — était raidie par une cruelle gelée. Les espaces noirs, entre les troncs, semblaient les cavernes insondables d’un impitoyable enfer scandinave, d’un enfer de froid infini. Il n’était pas jusqu’à la tour carrée de l’église qui ne parût septentrionale, au point de sembler païenne — comme une tour barbare, perdue parmi les rochers de l’Islande. Ce n’était pas une nuit que l’on eût choisie pour explorer un cimetière. Mais peut-être ce cimetière valait-il la peine qu’on l’explorât.

Il surgissait brusquement du désert cendré de la forêt, comme une sorte de bosse de gazon vert, que la lumière des étoiles faisait paraître gris. La plupart des tombes étaient sur la pente, et le sentier qui conduisait à l’église était aussi escarpé qu’un escalier. Au sommet de la colline, au seul endroit où le cimetière était nivelé, se dressait le monument qui l’avait rendu célèbre. Il contrastait singulièrement avec les humbles tombes qui l’entouraient. C’était l’œuvre de l’un des plus grands sculpteurs de l’Europe, dont la réputation était pourtant éclipsée par celle de l’homme à la mémoire duquel il avait dressé cette statue. On distinguait, à la lumière des étoiles qui caressait le bronze de ses légers pinceaux argentés, l’image massive d’un soldat couché. Ses fortes mains étaient jointes dans une prière éternelle, et sa lourde tête reposait sur un fusil. Son visage vénérable était encadré par une barbe — ou plutôt par des favoris, suivant l’ancienne mode mise en honneur par le colonel Newcome[1]. L’uniforme, suggéré par quelques traits essentiels, était celui d’un soldat moderne. À sa droite gisait une épée, dont la pointe était brisée ; à sa gauche, gisait une Bible. Durant les brûlants après-midi d’été, une foule d’Américains et de provinciaux lettrés venaient, en chars à bancs, admirer ce sépulcre. Même à cette époque de l’année, cette église et ce cimetière, isolés au centre de cette vaste forêt, avaient un aspect silencieux et désolé. Au milieu de cette gelée nocturne, en plein hiver, le tombeau ne semblait avoir d’autre compagnie que celle des étoiles. Pourtant, dans le silence des bois raides de froid, une grille grinça sur ses gonds, et deux hommes, vêtus de noir, gravirent le sentier conduisant à la tombe.

La lumière était si faible que l’on ne pouvait rien distinguer de ces deux personnages, en dehors de la couleur de leurs vêtements, sauf que l’un était d’une taille énorme, tandis que l’autre (sans doute par contraste) paraissait extrêmement petit. Lorsqu’ils atteignirent le monument du célèbre guerrier, ils s’arrêtèrent quelques minutes pour le regarder. Il n’y avait aucun être humain, peut-être aucun être vivant, à deux kilomètres à la ronde, et quelque esprit morbide aurait même pu se demander si ces intrus étaient bien de ce monde. En tous cas, les premiers mots qu’ils échangèrent eussent paru pour le moins bizarres. Après un court silence, le petit homme dit à l’autre :

— Où le sage cachera-t-il un caillou ?

Et le géant répondit à voix basse :

— Sur la grève.

Le petit homme approuva de la tête, puis, après un nouveau silence, ajouta :

— Où le sage cachera-t-il une feuille ?

Et l’autre répondit :

— Dans la forêt.

Il y eut une autre pause, et le plus grand des deux ajouta :

— Est-ce à dire que tu connaisses quelqu’un qui, pour cacher un vrai diamant, se soit un jour couvert de strass[2] ?

— Non, non, répondit son compagnon en riant, laissons dormir le passé.

Il battit de la semelle, pendant un instant, et dit :

— Ce n’est pas du tout à cela que je pensais ; je pensais à quelque chose d’autre, à quelque chose de curieux. As-tu une allumette ?

Le géant fouilla dans sa poche et bientôt une flamme dora le socle du monument. On pouvait y lire, gravés en noir, ces mots que tant d’Américains avaient respectueusement épelés : « À la Mémoire du général Sir Arthur Saint-Clare, Héros et Martyr, qui Toujours vainquit ses Ennemis et Toujours les Épargna, et qui Fut enfin Traîtreusement massacré par Eux. Que Dieu, en qui il avait Foi, le Récompense et le Venge ».

L’allumette brûla les doigts du géant, noircit et tomba. Il allait en frotter une autre, lorsque son petit compagnon l’arrêta :

— Cela suffit, mon vieux Flambeau ; j’ai vu ce que je voulais voir. Ou plutôt, je n’ai pas vu ce que je ne désirais pas voir. Et maintenant nous avons deux kilomètres à faire, le long de la route, pour gagner l’auberge la plus proche, où je tâcherai de tout t’expliquer. Car Dieu sait que l’on ne peut oser conter une telle histoire sans un bon feu et un bon pot de bière.

Ils redescendirent le sentier escarpé, refermèrent derrière eux la grille rouillée, et partirent d’un bon pas, à travers la forêt, frappant du pied la route gelée. Ce ne fut qu’après cinq minutes que le petit homme reprit :

— Oui, le sage cache un caillou sur la grève. Mais que fera-t-il s’il n’y a pas de grève ? Es-tu au courant de cette affaire Saint-Clare ?

— Je ne connais aucun général anglais, Père Brown, répondit l’autre en riant, quoique je connaisse quelques policiers anglais. Tout ce que je sais c’est que tu m’as fait faire une longue promenade pour visiter tous les monuments de ce gaillard. On dirait qu’il a été enterré dans six endroits différents. J’ai vu un mémorial élevé en l’honneur du général Saint-Clare dans l’abbaye de Westminster. J’ai vu la statue équestre du général Saint-Clare sur les quais de la Tamise. J’ai vu un médaillon du général Saint-Clare dans la rue où il est né, et un autre dans la rue où il a vécu. Et maintenant tu m’entraînes, le soir, devant son cercueil, dans un cimetière de village. Je commence à en avoir assez de cette glorieuse célébrité, d’autant plus que j’ignore absolument qui elle était. Que cherches-tu dans ces cryptes et parmi ces effigies ?

— Je ne cherche qu’un mot, dit le Père Brown. Un mot qui ne s’y trouve pas.

— Eh bien, demanda Flambeau ; vas-tu enfin t’expliquer ?

— Je dois diviser mon histoire en deux parties, remarqua le prêtre. Il y a d’abord ce que tout le monde sait ; puis, il y a ce que je sais. Ce que tout le monde sait est simple et tient en peu de mots. Mais cela ne tient pas debout.

— Ça va bien, dit Flambeau gaiement. Commençons par le mauvais bout. Commençons par ce que tout le monde sait, par ce qui est faux.

— Si ce n’est tout à fait faux, c’est du moins fort incomplet, continua Brown ; car, en fait, tout ce que le public connaît de l’affaire se réduit à ceci : Arthur Saint-Clare était un grand général anglais qui remporta maintes victoires. Après plusieurs campagnes en Afrique et dans l’Inde, où il se montra aussi prudent que hardi, il se trouva à la tête des troupes dirigées contre le Brésil, lorsque le grand patriote brésilien Olivier lança son ultimatum. On sait qu’au cours de cette lutte, Saint-Clare, à la tête d’une petite troupe, attaqua Olivier, à la tête d’une nombreuse armée, et fut fait prisonnier après une résistance héroïque. On sait aussi qu’après avoir été fait prisonnier, et au scandale du monde civilisé, Saint-Clare fut pendu à l’arbre le plus proche. On le trouva là, après que les Brésiliens eurent battu en retraite, son épée brisée attachée autour du cou.

— Et cette tradition populaire est fausse ? demanda Flambeau.

— Non, répondit son ami, elle est exacte, jusqu’à un certain point.

— Ce point me semble assez concluant, dit Flambeau ; mais, si cette tradition est exacte, où donc gît le mystère ?

Après qu’ils eurent passé devant plusieurs centaines d’arbres gris, d’aspect fantômal, le petit prêtre se mordit pensivement le doigt et répondit :

— Le mystère est un mystère de psychologie. Ou, pour mieux dire, c’est le mystère de deux psychologies. Dans cette campagne brésilienne, deux des hommes les plus fameux de l’histoire moderne agirent à l’encontre de leur caractère. Olivier et Saint-Clare étaient tous deux — ne l’oublions pas — des héros à l’ancienne mode. Il n’y a aucun doute à avoir à ce point de vue ; c’était comme le combat d’Hector contre Achille. Mais que dirions-nous d’une lutte dans laquelle Achille se serait montré timide et Hector félon ?

— Continue, dit l’autre impatiemment, tandis que Brown se mordait de nouveau le doigt.

— Sir Arthur Saint-Clare était un soldat de l’ancien type religieux — du type qui nous sauva lors de la révolte des cipayes. Il faisait passer le devoir avant la bravoure, et, malgré son grand courage personnel, était considéré comme un chef particulièrement prudent, que tout gaspillage inutile de vies humaines avait le don de révolter. Pourtant, dans ce dernier engagement, il tenta un effort qui, aux yeux même d’un enfant, eût paru absurde. Il n’est pas besoin d’être grand stratégiste pour voir que cette entreprise était folle ; de même qu’il n’est pas nécessaire d’être grand stratégiste pour se garer d’une automobile. Tel est le premier mystère. Où le général anglais avait-il la tête ? La seconde énigme est celle-ci : Où le général brésilien avait-il le cœur ? On peut considérer le président Olivier comme un utopiste ou un fléau public, mais ses pires ennemis reconnurent toujours qu’il était magnanime comme un chevalier errant. Tous les autres prisonniers qu’il fit, sur le champ de bataille, furent ou bien relâchés, ou bien comblés de présents. Des hommes qui lui avaient nui gravement sortirent de son camp profondément touchés par la douceur et la simplicité de son caractère. Pourquoi devait-il se venger aussi cruellement, une seule fois dans toute sa carrière, et cela précisément contre un homme qui n’avait pu lui faire de tort ? Voilà tout le problème. L’un des hommes les plus sages qui fût agit comme un idiot, sans aucune raison apparente. L’un des hommes les meilleurs qui fût agit comme un démon, sans aucune raison apparente. Voilà tout le mystère, en deux phrases, et je te laisse le soin de le résoudre, mon garçon.

— C’est un soin que je ne prendrai pas, dit l’autre. C’est ton affaire, et je te mets en demeure de t’exécuter.

— Soit, reprit le Père Brown. Il ne serait pas juste de parler de la tradition populaire, comme j’en ai parlé, sans ajouter que deux faits nouveaux se sont produits depuis. Je ne puis dire qu’ils ont jeté un nouveau jour sur les événements, car personne ne peut en découvrir le sens. Mais ils ont, si je puis dire, projeté sur eux une nouvelle ombre ; ils en ont orienté l’obscurité dans une nouvelle direction. Le premier de ces faits est le suivant. Le médecin de famille des Saint-Clare se brouilla avec eux, et publia une série d’articles violents, dans lesquels il soutenait que le général défunt était affligé d’une folie religieuse. Mais, pour autant qu’on examinât ses arguments, cette allégation revenait à dire qu’il était simplement religieux.

Ces attaques, en tout cas, ne portèrent pas.

Tout le monde savait depuis longtemps que la vie de Saint-Clare avait été, à diverses reprises, marquée par ces excentricités qui caractérisent la piété puritaine. Le second incident suscita plus d’émoi. Dans les rangs de l’infortuné régiment qui livra le téméraire engagement de la Rivière Noire, se trouvait un certain capitaine Keith, qui était, à cette époque, fiancé à la fille de Saint-Clare et qui l’épousa par la suite. Il avait été au nombre des prisonniers capturés par Olivier et, comme tous les autres — sauf son général — semble avoir été généreusement traité et promptement libéré. Vingt ans après, cet homme, alors le lieutenant-colonel Keith, publia une sorte d’autobiographie intitulée : Un Officier anglais en Birmanie et au Brésil. À l’endroit où les lecteurs recherchèrent avidement des détails circonstanciés concernant le désastre de l’expédition de Saint-Clare, ils purent lire ce passage : « Partout ailleurs, dans ce livre, j’ai narré les événements exactement comme ils se produisirent, car je n’ai pas renoncé à cette conviction démodée que la gloire de l’Angleterre est assez ancienne pour prendre soin d’elle-même. Je ferai pourtant une exception concernant cette défaite de la Rivière Noire ; les raisons que j’ai d’agir ainsi, quoique personnelles, sont impérieuses et honorables. J’ajouterai pourtant ceci, pour rendre justice à la mémoire de deux hommes distingués. Le général Saint-Clare a été accusé d’incapacité, à cette occasion ; je puis du moins certifier que cet engagement, s’il était bien compris, serait considéré comme l’un des plus brillants et des plus clairvoyants de sa carrière militaire. D’après la même tradition, le président Olivier fut accusé d’une cruelle injustice. Je crois devoir rendre cet hommage à l’honneur d’un ennemi, en disant ici qu’il manifesta, dans ces circonstances, une bienveillance plus généreuse encore que de coutume. Pour m’exprimer familièrement, je puis assurer mes compatriotes que Saint-Clare ne fut pas aussi sot, ni Olivier aussi brutal qu’ils peuvent le paraître. C’est tout ce que j’ai à dire et rien au monde ne pourra m’induire à y ajouter un mot. »

Une grosse lune gelée était apparue, comme une boule de neige brillante, derrière le réseau des branches ; et c’est à sa lueur que le narrateur avait pu suppléer à son défaut de mémoire, en citant le texte du capitaine Keith d’après un bout de papier imprimé. Lorsqu’il le replia, pour le remettre en poche, Flambeau jeta les bras au ciel, dans un geste bien français.

— Attends un peu, attends un peu, cria-t-il avec agitation. Je crois que je puis deviner du coup.

Il continua son chemin, en respirant bruyamment, sa tête noire et son cou de taureau penchés en avant, comme s’il voulait établir un record de marche. Le petit prêtre, amusé et curieux, avait quelque peine à le suivre en trottant derrière lui. Devant eux, les arbres s’écartaient légèrement à droite et à gauche et la route descendait dans une claire vallée, baignée par la lune, avant de s’enfoncer de nouveau sous bois, comme un lapin dans son terrier. L’entrée de la forêt, au loin, semblait petite et ronde, comme l’orifice d’un tunnel de chemin de fer. Mais elle n’était pas à plus de cent mètres et s’ouvrait, béante, comme une caverne, lorsque Flambeau reprit la parole.

— J’ai trouvé, cria-t-il enfin, en se frappant la cuisse de sa main puissante. Il m’a suffi de quatre minutes de réflexion pour reconstituer toute ton histoire.

— À la bonne heure, approuva son ami. Conte-la-moi.

Flambeau leva la tête, mais baissa la voix.

— Le général Sir Arthur Saint-Clare, dit-il, appartenait à une famille où la folie était héréditaire, et il voulait, avant tout, cacher ce secret à sa fille et, si possible, à son futur gendre. À tort ou à raison, il crut sentir le moment fatal approcher, et résolut de se suicider. Un suicide ordinaire eût pourtant propagé l’idée même qu’il redoutait. À l’issue de la campagne, des nuages de plus en plus épais obscurcirent sa raison, et enfin, dans un mouvement de folie, il sacrifia son devoir d’homme public à son devoir d’homme privé. Il se précipita témérairement dans la mêlée, dans l’espoir de périr dès les premiers coups. Lorsqu’il constata qu’il n’avait réussi qu’à se faire prendre et à ruiner sa réputation de soldat, la bombe, qui se trouvait scellée dans son cerveau, éclata. Il brisa son épée et se pendit.

Flambeau regarda le mur gris de la forêt qui s’étendait devant lui, dans lequel la route creusait une brèche noire, comme l’ouverture d’un tombeau. Peut-être quelque objet menaçant, sur le chemin, vint-il renforcer la vision tragique qu’il venait d’avoir si nettement, car il frissonna.

— Quelle horrible histoire ! dit-il.

— Elle est horrible, répéta le prêtre, la tête inclinée, mais elle n’est pas exacte.

Puis il rejeta sa tête en arrière avec une sorte de désespoir et cria :

— Oh, s’il avait pu en être ainsi !

Flambeau se détourna et le regarda, surpris.

— Ton histoire est propre, dit le Père Brown, profondément ému. C’est une histoire aussi touchante, aussi pure, aussi blanche que la lune que voilà. La folie et le désespoir sont relativement candides. Il y a pis que cela, Flambeau.

Le détective regarda, avec égarement, la lune que son ami venait d’évoquer. Et, à cet instant même, une branche d’arbre recourbée vint se dessiner sur le disque brillant comme la corne d’un démon.

— Père, Père ! cria-t-il, en levant les bras et en pressant encore le pas, crois-tu que cela ait pu être pire encore ?

— Bien pire, dit Brown, comme un morne écho.

Et ils plongèrent dans le sombre cloître de la forêt, dont les colonnes couraient de chaque côté de la route, comme une vague tapisserie, comme ces sombres corridors que l’on parcourt en rêve.

Lorsqu’ils furent arrivés au cœur même du bois et qu’ils se sentirent environnés d’un feuillage invisible, le prêtre reprit :

— Où le sage cache-t-il une feuille ? Dans la forêt. Mais que fait-il, s’il n’y a pas de forêt ?

— Eh bien ! dit Flambeau, avec irritation, que fait-il ?

— Il fait pousser une forêt pour l’y cacher, répondit l’autre d’une voix sourde. Un terrible péché.

— Voyons, cria son ami avec impatience, car le bois sombre et ce sombre récit commençaient à lui donner sur les nerfs, vas-tu, oui ou non, me conter cette histoire ? Quel autre témoignage possèdes-tu ?

— Il y a trois autres fragments de témoignage que j’ai dénichés dans les coins et les recoins de l’affaire. Je suivrai, pour te les donner, l’ordre logique, de préférence à l’ordre chronologique. Avant tout, la source à laquelle nous puisons le récit de la bataille est fournie par les dépêches d’Olivier lui-même. Elles sont parfaitement claires. Il s’était retranché, avec deux ou trois régiments, sur les hauteurs qui commandent la vallée de la Rivière Noire, sur la rive opposée de laquelle se trouvait une zone marécageuse. Au delà, le sol s’élevait doucement. C’est là que se trouvait le premier avant-poste anglais, soutenu par d’autres, situés assez loin sur ses derrières. Les troupes anglaises, dans l’ensemble, étaient de beaucoup supérieures ; mais ce régiment s’était suffisamment détaché du gros de l’armée pour qu’Olivier ait eu l’idée de traverser la vallée pour tenter de l’en séparer, Au coucher du soleil, celui-ci s’était pourtant décidé à conserver ses positions qui étaient très fortes. À l’aube, le lendemain, il fut stupéfait de voir que cette poignée de soldats, sans aucun appui de l’arrière-garde, avaient traversé la rivière les uns sur un pont, vers la droite, les autres à l’aide d’un gué, en amont, pour se masser sur la rive marécageuse, en dessous de ses positions.

Il était déjà inconcevable qu’une troupe aussi faible tentât d’attaquer celles-ci ; mais Olivier constata un fait encore plus extraordinaire. Au lieu de s’efforcer immédiatement de s’établir sur un sol plus ferme, ce régiment insensé, qui venait, par une charge folle, de mettre la rivière derrière lui, ne bougea plus, mais resta là, collé dans la boue, comme des mouches dans de la mélasse. Inutile de dire que les Brésiliens creusèrent de grands vides dans les rangs des Anglais, qui ne purent répondre que par une vive fusillade qui se ralentit bientôt. Pourtant, ils ne rompirent pas les rangs, et le récit laconique d’Olivier se termine par un hommage d’admiration au courage mystique dont firent preuve ces imbéciles. « Nos lignes s’avancèrent enfin, dit-il, et les repoussèrent dans la rivière. Le général Saint-Clare fut fait prisonnier, ainsi que plusieurs de ses officiers. Le colonel et le major étaient tous deux morts en combattant. Je ne puis m’empêcher de dire que l’histoire a, sans doute, présenté peu de spectacles aussi impressionnants que la résistance désespérée qu’offrit cet extraordinaire régiment. Les officiers blessés ramassaient les fusils des soldats morts, pour faire le coup de feu. Le général lui-même resta jusqu’au bout, à cheval, tête nue, brandissant son épée brisée. » Quant à ce qui survint par la suite à Saint-Clare, Olivier est aussi muet que le capitaine Keith.

— Bon, grogna Flambeau, et ton second témoignage ?

— Il m’a fallu un certain temps pour l’obtenir, mais il ne me faudra pas longtemps pour le dire. J’ai trouvé, après de longues recherches, dans un hospice du Lincolnshire, un vieux soldat qui, non seulement fut blessé à la bataille de la Rivière Noire, mais qui était à genoux aux côtés du colonel de son régiment, lorsque celui-ci mourut. C’était un certain colonel Clancy, un grand taureau d’Irlandais. Il semble être mort presque autant de rage que de ses blessures. Il n’était, en tout cas, pas responsable de cette attaque ridicule qui devait lui avoir été imposée par le général. Ses derniers mots, si je dois en croire mon témoin, furent : « Et voilà ce vieil âne maudit, avec le bout de son épée brisée. Je voudrais que ce soit sa tête. » Tu observeras que tout le monde semble avoir remarqué ce détail de l’épée brisée, quoique la plupart des gens le considèrent avec plus de respect que ne le fit le colonel Clancy. Abordons maintenant mon troisième témoignage.

Le chemin à travers bois commençait à monter, et le Père Brown s’arrêta un instant pour reprendre haleine. Puis il continua du même ton incolore :

— Il y a un mois ou deux, mourut, en Angleterre, un certain fonctionnaire brésilien, qui, s’étant brouillé avec Olivier, avait été contraint de quitter le pays. Il était bien connu ici et sur le continent ; c’était un Espagnol du nom d’Espado, un vieux dandy, au teint jaune, avec un nez crochu. Je le connaissais et, pour diverses raisons, j’obtins l’autorisation d’examiner les documents qu’il avait laissés. C’était un catholique naturellement et j’avais assisté à ses derniers moments. Il ne possédait rien qui pût éclairer quelque coin de la sombre affaire Saint-Clare, si ce n’est cinq ou six vulgaires cahiers d’écolier, renfermant le journal d’un soldat anglais. Je ne puis que supposer que les Brésiliens le trouvèrent sur l’un des morts. Quoi qu’il en soit, ce journal s’arrêtait brusquement la veille de la bataille.

Mais le compte rendu de la dernière journée de la vie de ce malheureux valait certes la peine d’être lu. Je l’ai ici sur moi ; mais il fait trop noir pour le lire. Je t’en donnerai un résumé. La première partie du récit est remplie de plaisanteries adressées sans doute par les hommes à un certain personnage qu’ils appellent le Vautour. Il ne me semble pas que cet individu, quel qu’il ait été, fût un des leurs ou même un Anglais ; il n’est pas non plus désigné comme un ennemi. Il doit avoir été une sorte d’intermédiaire, de non-combattant, peut-être un guide ou un journaliste. Il s’est enfermé pour parler au colonel Clancy ; mais il s’entretient plus fréquemment avec le major. Ce major occupe une place importante dans le journal du soldat. Il y paraît comme un homme maigre, aux cheveux bruns, répondant au nom de Murray, un Irlandais du Nord et un puritain. Le contraste entre l’austérité de ce protestant d’Ulster et la jovialité du colonel Clancy y est l’objet d’innombrables plaisanteries. On y trouve aussi certaines remarques relatives aux vêtements de couleurs voyantes portés par le Vautour.

Mais tous ces bavardages cessent brusquement comme au son de la trompette. Derrière le camp anglais, et presque parallèlement à la rivière, courait une des rares grand’routes de la région. À l’Ouest, cette route se recourbait pour descendre dans la vallée, qu’elle traversait sur le pont mentionné plus haut. À l’Est, elle s’éloignait vers les landes désertes. C’est dans cette direction que, deux milles plus loin, se trouvait campée l’arrière-garde anglaise. Et c’est dans cette direction que le soldat entendit, ce soir-là, le bruit d’un corps de cavalerie légère lancé au grand trot, dans lequel il reconnut, avec étonnement, le général et son état-major. Il montait le grand cheval blanc que vous avez vu si souvent reproduit dans les journaux illustrés et sur les murs de l’Academy. La réception que lui firent les troupes fut des plus chaleureuses, mais il ne sembla pas vouloir perdre un seul instant en vaines cérémonies. Sautant de cheval, il se mêla immédiatement au groupe d’officiers qui l’attendaient, et entama avec eux une conversation animée, sur un ton confidentiel. Ce qui frappa surtout l’auteur du journal, c’est la manière dont il s’adressait de préférence au major Murray. Mais une telle préférence ne doit pas nous surprendre. Les deux hommes devaient ressentir de la sympathie l’un pour l’autre ; ils lisaient tous deux leur Bible ; ils appartenaient l’un et l’autre à l’ancien type du soldat religieux. Quoi qu’il en soit, il est évident que, lorsque le général remonta en selle, il parlait encore sérieusement avec Murray. Tandis que son cheval descendait la route vers la rivière, le puritain irlandais marchait à ses côtés. Les soldats virent les deux officiers disparaître derrière un bouquet d’arbres, au tournant de la route. Le colonel regagna sa tente et les hommes leur piquet, mais l’auteur du journal s’attarda quelques minutes et assista à un spectacle surprenant.

Le grand cheval blanc, qui avait descendu tranquillement la route, du pas qu’il avait pris au cours de maintes processions, revint, au grand galop, vers le camp, dans une course folle. Le soldat crut d’abord qu’il s’était emballé, mais il s’aperçut bientôt que le général, excellent cavalier, le poussait de tous ses forces. Cheval et cavalier arrivèrent sur lui comme un tourbillon, puis le général, arrêtant brusquement son coursier tremblant, tourna vers lui un visage empourpré et appela le colonel avec une voix semblable à la trompette du jugement dernier.

Je conçois que les événements de cette épouvantable catastrophe ont dû tomber les uns sur les autres, dans l’esprit des soldats, comme les murs d’une maison qui s’écroule. Étourdis, comme dans un rêve, ils tombèrent littéralement en formation, et apprirent qu’on allait attaquer immédiatement les positions de l’ennemi, de l’autre côté de la vallée. Le général et le major, disait-on, avaient trouvé quelque chose du côté du pont et on avait juste le temps de livrer une bataille décisive. Le major était allé appeler la réserve, cantonnée plus loin sur la route, mais il était douteux que, même si ces troupes partaient immédiatement, elles pussent arriver à temps. Ils avaient à traverser la rivière, cette nuit même, et à s’emparer des hauteurs, le lendemain. C’est au départ même de cette marche nocturne et romantique que s’arrête brusquement le journal du soldat.

Le Père Brown était passé devant, car le chemin s’était rétréci et était devenu de plus en plus escarpé et sinueux. La voix du prêtre parvenait à Flambeau sortant de l’obscurité, au-dessus de lui.

— Il n’y a qu’un petit détail significatif à ajouter. Lorsque le général harangua ses soldats, au début de cette charge héroïque, il tira à demi son épée du fourreau. Puis, comme honteux de s’être livré à ce geste mélodramatique, il la rengaina vivement. Encore l’épée, vois-tu ?

Une faible lueur apparut à travers le réseau des branches, au-dessus d’eux, projetant le fantôme d’un filet sous leurs pieds. Ils montaient de nouveau vers la vague lumière d’une éclaircie. Flambeau sentait poindre la vérité, autour de lui, mais il ne parvenait pas encore à la formuler. Il répondit, l’esprit vague :

— Eh bien, qu’y a-t-il de particulier à cette épée ? Les officiers en portent généralement, n’est-ce pas ?

— On n’en parle guère, dans la guerre moderne, dit l’autre avec indifférence. Mais, dans cette affaire, on rencontre cette épée partout.

— Quelle importance cela a-t-il ? grogna Flambeau. C’est un vulgaire accident démesurément grossi. L’épée du bonhomme s’est brisée dans sa dernière bataille. Tout le monde pouvait deviner que les journaux se seraient emparés de ce détail comme ils l’ont fait. Sur toutes ces tombes, sur tous ces monuments, on représente cette épée brisée. J’espère que tu ne m’as pas entraîné dans cette expédition polaire uniquement parce que deux hommes, cultivant le détail pittoresque, ont vu l’épée brisée de Saint-Clare.

— Non, cria Brown avec une voix aussi brève qu’un coup de revolver ; mais qui a vu son épée intacte ?

— Que veux-tu dire ? cria son compagnon, en s’arrêtant sous les étoiles.

Ils venaient de sortir des grilles grises du bois.

— Qui a vu son épée intacte ? répéta le Père Brown, avec entêtement. Pas l’auteur du journal, en tout cas. Le général la rengaina juste à temps.

Flambeau regarda autour de lui, dans le clair de lune, comme un homme, brusquement aveuglé, pourrait regarder en plein jour. Et son ami continua, en s’animant pour la première fois :

— Je ne puis le prouver, Flambeau, même après avoir examiné tous ces monuments. Mais j’en suis certain. Permets-moi d’ajouter un fait encore plus insignifiant qui couronne l’édifice. Par une étrange coïncidence, le colonel tomba l’un des premiers. Il tomba longtemps avant que les troupes n’en vinssent aux prises. Mais il vit l’épée brisée de Saint-Clare. Pourquoi était-elle brisée ? Comment s’était-elle brisée ? Mon ami, elle l’était avant la bataille.

— Oh ! cria Flambeau dans une sorte de raillerie éperdue, et où se trouve l’autre morceau, s’il te plaît ?

— Je puis te répondre, dit vivement le prêtre. Elle est dans le coin nord-est du cimetière de la cathédrale protestante de Belfast.

— Vraiment ? Y as-tu été voir ?

— Cela m’est impossible, reprit Brown, avec un sincère regret. La tombe est couverte par un grand monument de marbre blanc, un monument élevé à la mémoire de l’héroïque major Murray, qui tomba en combattant glorieusement à la fameuse bataille de la Rivière Noire.

Flambeau sembla soudain galvanisé :

— C’est-à-dire, dit-il d’une voix rauque, que le général Saint-Clare haïssait Murray et l’assassina sur le champ de bataille afin que…

— Tu es encore rempli de pensées pures et bienveillantes. Ce fut pis que cela.

— J’y renonce, ma réserve d’hypothèses néfastes est épuisée.

Le prêtre sembla hésiter quelque temps ; il dit enfin :

— Où un sage cache-t-il une feuille ? Dans la forêt.

L’autre ne répondit pas.

— S’il n’y avait pas de forêt, il en créerait une. Et s’il voulait cacher une feuille morte, il créerait une forêt morte.

Toujours pas de réponse. Le prêtre ajouta avec plus de douceur encore et de calme :

— Et s’il avait à cacher un cadavre, il créerait un champ de cadavres pour égarer les recherches.

Flambeau bondit en avant, en frappant le sol du pied, comme si son impatience voulait dévorer l’espace aussi bien que le temps. Mais Brown continua, comme s’il n’avait pas été interrompu :

— Sir Arthur Saint-Clare, comme je te l’ai déjà dit, lisait sa Bible. C’est là ce qui le perdit. Quand les hommes comprendront-ils qu’il est parfaitement inutile qu’ils lisent leur Bible, s’ils ne lisent pas aussi la Bible des autres ? Un imprimeur lit la Bible, et y trouve des fautes d’impression. Un Mormon lit la Bible et y trouve la polygamie ; un scientiste chrétien lit la Bible et y trouve que nous n’avons ni bras ni jambes. Saint-Clare était un vieux soldat anglo-indien ; il était aussi protestant. Représente-toi ce que cela peut signifier, et, pour l’amour de Dieu, vois les choses en face. Cela peut indiquer un homme d’une grande puissance physique, vivant sous un soleil tropical, au milieu d’une société orientale, et s’imbibant, sans choix ni guide, de l’atmosphère d’un livre oriental. Il préférait naturellement le vieux testament au nouveau. Et il trouva, tout aussi naturellement, dans le vieux testament, tout ce qu’il pouvait désirer — la luxure, la tyrannie, la trahison. Oh, je veux bien croire qu’il fut honnête, selon l’expression courante. Mais à quoi sert à un homme d’être honnête, s’il adore ce qui ne l’est pas ?

Dans chacune des régions tropicales et secrètes où se rendait cet homme, il entretenait un harem, torturait des témoins, amassait des trésors mal acquis. Mais il eût prétendu, sans baisser le regard, qu’il faisait tout cela pour la gloire du Seigneur. J’exprimerai suffisamment mon idée sur ce point, en demandant quel Seigneur ? Quoi qu’il en soit, une fois qu’on s’est engagé sur cette voie, on passe, par une porte de l’enfer après l’autre, dans des cercles de plus en plus étroits. C’est là la pire critique que l’on puisse faire du crime. Loin d’élargir, de développer la personnalité, il la rend plus étroite, plus mesquine. Saint-Clare se débattit bientôt dans les filets des maîtres chanteurs et dans les difficultés financières. À l’époque de la bataille de la Rivière Noire, il était tombé, de monde en monde, en cet endroit que Dante place au fin fond de l’univers.

— Que veux-tu dire ? demanda Flambeau.

— Je veux dire ceci, répliqua le prêtre, en indiquant du doigt une flaque recouverte de glace qui brillait sous la lune… Te souviens-tu de ceux que Dante plonge dans le dernier cercle de glace ?

— Les traîtres, dit Flambeau en frissonnant.

Contemplant le paysage monstrueux, au milieu duquel il se trouvait, avec ses arbres aux silhouettes moqueuses et presque obscènes, il était près de s’imaginer qu’il était lui-même Dante, et que le petit ami, dont le filet de voix coulait à ses côtés, était un autre Virgile, le conduisant à travers une région de péchés éternels.

La voix poursuivit :

— Comme tu le sais, Olivier était trop chevaleresque pour permettre l’organisation d’un service d’espionnage. La chose pourtant fut faite, comme beaucoup d’autres, derrière son dos. Mon vieil ami Espado s’en chargea ; le prétentieux personnage, aux vêtements voyants, auquel son nez crochu avait valu le nom de Vautour, n’était autre que lui. Se posant comme une sorte de philanthrope, il se faufila dans l’armée anglaise, et mit enfin le doigt sur le seul homme corrompu qui s’y trouvât — le général. Saint-Clare avait cruellement besoin d’argent, de beaucoup d’argent. Le médecin de la famille menaçait de faire ces extraordinaires révélations dont la publication fut, plus tard, interrompue : des histoires monstrueuses et préhistoriques dans une maison de Park Lane, des crimes commis par un Anglais et par un évangéliste qui fleuraient le sacrifice humain et la traite des esclaves. Il avait également besoin d’argent pour doter sa fille, car il lui était aussi indispensable de paraître riche que de l’être. Il coupa le dernier fil, fournit des renseignements au Brésil, et fut abondamment subsidié par l’ennemi. Mais un autre homme avait appris à connaître Espado le Vautour. D’une manière ou d’une autre le jeune major d’Ulster avait eu vent de la hideuse vérité. Tandis qu’ils descendaient lentement la route vers le pont, Murray mettait son général en demeure de démissionner sur-le-champ, en le menaçant du conseil de guerre. Le général temporisa jusqu’à ce qu’ils eussent atteint un groupe d’arbres tropicaux près du pont, et là, près de la rivière chantante et des palmiers baignés de soleil (car je vois d’ici le tableau), il tira son épée et la plongea dans le corps du major.

La route glacée avait atteint le sommet de la colline et, dans la gelée coupante, les buissons noirs prenaient des formes cruelles. Pourtant Flambeau crut voir, au delà de la crête, le rebord d’une auréole qui n’était produite ni par la lune, ni par les étoiles, mais par un feu, tel qu’en font les hommes. Il ne la quitta pas des yeux, tandis que son ami achevait son récit.

— Saint-Clare était un chien d’enfer, mais c’était un chien de race. Jamais il ne fut plus clairvoyant et plus fort que lorsqu’il eut étendu le corps du pauvre Murray à ses pieds. Jamais, dans tous ses triomphes, le grand homme ne se montra si grand que sur le seuil de cette défaite tant décriée. Il regarda froidement son arme, pour en faire disparaître toute trace de sang, et vit que la pointe qu’il avait plantée entre les épaules de son ennemi s’était brisée dans le corps de celui-ci. Il vit, avec le plus grand flegme, comme à travers les fenêtres de son club, tout ce qui devait en résulter. Il vit qu’on retrouverait le cadavre suspect, qu’on en extrairait la pointe d’épée accusatrice, que l’on songerait à l’épée brisée — ou plutôt à l’absence mystérieuse de cette épée. Il avait tué son ennemi, mais il ne l’avait pas réduit au silence. Son esprit impérieux s’insurgea contre une telle menace. Il lui restait une suprême ressource. Il pouvait dissimuler le cadavre. Il pouvait le cacher sous une montagne d’autres cadavres. Vingt minutes après, huit cents soldats anglais marchaient à la mort.

La lueur qui brillait, derrière le sombre bois d’hiver, se fit plus riche et plus chaude, et Flambeau pressa le pas pour l’atteindre. Le Père Brown aussi se hâta, mais il semblait entièrement absorbé par son récit.

— L’intrépidité de cette petite troupe et le génie de son chef étaient tels que, si elle s’était jetée immédiatement à l’assaut de la colline, sa folle attaque aurait pu, malgré tout, réussir. Mais le mauvais esprit, qui jouait avec ces mille hommes, comme avec des pions, en avait décidé autrement. Ils durent rester dans le marais, près du pont, assez longtemps pour que la vue d’un cadavre anglais n’attirât plus l’attention dans ces parages. Alors devait se jouer la grande scène finale ; le guerrier sacré, aux cheveux d’argent, rendrait son épée au vainqueur pour épargner la vie de ses hommes. Oh ! c’était bien organisé, pour une improvisation. Mais je crois (je ne suis pas certain) que, tandis qu’ils restaient collés, là, dans la boue sanglante, quelqu’un douta, quelqu’un devina.

Brown se tut un instant, puis reprit :

— Il y a une voix inconnue qui me dit que l’homme qui devina était l’amoureux… l’homme qui épousa, plus tard, la fille du vieillard.

— Mais comment expliques-tu l’attitude d’Olivier et la pendaison ? demanda Flambeau.

— En partie par générosité, en partie par intérêt, Olivier n’encombrait jamais sa marche de captifs. Il relâchait presque toujours tout le monde. Et il relâcha tout le monde, cette fois aussi.

— Tout le monde, sauf le général.

— Tout le monde.

Flambeau fronça ses sourcils noirs :

— Je ne comprends pas bien, dit-il.

— Il y a un autre tableau, Flambeau, dit le prêtre, à mi-voix, d’un ton inspiré. Je ne puis le prouver ; mais je puis faire mieux — je puis le voir. Une troupe lève le camp, le matin, au sommet d’une colline dénudée et desséchée. Les uniformes brésiliens sont massés en colonne, pour la marche. Je vois la chemise rouge et la longue barbe noire d’Olivier, flottant au vent. Il tient son chapeau en main, saluant le noble ennemi qu’il vient de mettre en liberté — le simple vétéran anglais, aux cheveux blancs, qui le remercie au nom de ses hommes. Les derniers survivants de sa troupe sont rangés derrière lui, au port d’arme. À côté d’eux se trouvent des provisions et des charrettes pour la retraite.

Les tambours battent aux champs ; les Brésiliens se retirent ; les Anglais restent immobiles comme des statues. Ils restent dans la même attitude jusqu’à ce que la dernière couleur, le dernier son, révélant la présence de l’ennemi, se soient évanouis à l’horizon. Alors, tous ensemble, ils se meuvent comme des morts qui reprendraient vie ; ils tournent leurs cinquante visages vers le général, visages inoubliables…

Flambeau fit un bond :

— Ah, cria-t-il, tu ne veux pas dire que…

— Oui, dit le Père Brown d’une voix profonde et émue. C’est une main anglaise qui passa le nœud coulant autour du cou de Saint-Clare. La même, je pense, qui passa plus tard l’anneau au doigt de sa fille. Ce furent des mains anglaises qui le traînèrent vers l’arbre de honte, les mains des mêmes hommes qui l’avaient adoré, qui l’avaient suivi à la victoire. Et ce furent des âmes anglaises (que Dieu nous pardonne et ait pitié de nous !) qui virent se balancer son corps, sous ce ciel étranger, suspendu au vert gibet d’un palmier, et qui prièrent, dans leur haine, qu’il tombe droit de là en enfer !

Les deux amis avaient atteint la crête de la colline, et se trouvèrent soudain violemment éclairés par la lumière écarlate jaillissant des fenêtres, aux rideaux rouges, d’une auberge anglaise. Elle était située un peu à l’écart de la route, comme pour témoigner, en se reculant devant ses hôtes, de la magnificence de son hospitalité. Ses trois portes étaient large ouvertes, pour accueillir le passant, et, d’où ils se trouvaient, les deux amis pouvaient entendre, à l’intérieur, le bruit des conversations et des rires.

— Je n’ai besoin de rien ajouter, dit le Père Brown. Ils le jugèrent dans le désert et l’exécutèrent. Puis, pour sauver l’honneur de sa fille et de l’Angleterre, ils firent le serment de sceller à jamais du sceau du secret la bourse du traître et l’épée brisée de l’assassin. Peut-être — que Dieu leur soit en aide ! — essayèrent-ils de l’oublier. Essayons de l’oublier aussi. Voici notre auberge.

— De tout mon cœur, dit Flambeau.

Il était sur le point de pénétrer dans le bar bruyant et illuminé, lorsqu’il fit un pas en arrière, et faillit tomber sur la route.

— Regarde, au nom du diable ! cria-t-il, indiquant d’un doigt rigide l’enseigne carrée, suspendue au-dessus de la porte. On y distinguait vaguement la forme d’un pommeau de sabre avec une lame écourtée. En dessous, se trouvait une inscription tracée en mauvais caractères archaïques : À l’épée brisée.

— Ne t’y attendais-tu donc pas ? demanda doucement le Père Brown. C’est le dieu de ce pays ; la moitié des auberges, des parcs et des rues portent son nom ou quelque nom qui se rattache à sa légende.

— J’espérais ne plus jamais voir ce lépreux, dit Flambeau en crachant sur le chemin.

— On le verra toujours en Angleterre, dit le prêtre en baissant les yeux, tant qu’il y aura du bronze et des pierres. Ses statues de marbre exalteront encore l’âme des jeunes garçons fiers et innocents, pendant des siècles. La tombe de son village répandra un parfum de loyauté plus pénétrant que celui des lis. Des milliers d’hommes, qui ne l’ont jamais connu, aimeront comme un père cet homme que les derniers qui l’ont connu ont traité comme du fumier. Il sera honoré comme un saint ; et la vérité ne sera jamais connue, parce que j’ai enfin résolu de me taire. Il est parfois aussi mauvais de révéler un secret que de le garder pour soi. J’ai donc réglé ma conduite d’après les événements. Tous ces journaux ont disparu aujourd’hui. Le mouvement antibrésilien s’est apaisé, et Olivier est honoré partout. Je m’étais dit que, si quelque part, dans quelque inscription tracée sur le métal ou sur le marbre, aussi indestructible que les pyramides, le colonel Clancy, ou le colonel Keith, ou le président Olivier se trouvaient calomniés, alors je parlerais. Si, au contraire, Saint-Clare était simplement glorifié par erreur, je me tairais. Et je me tairai.

Ils plongèrent dans la taverne aux rideaux rouges. L’intérieur n’en était pas seulement confortable, mais même luxueux. Sur la table se trouvait un modèle en argent du tombeau de Saint-Clare, la tête d’argent inclinée, l’épée d’argent brisée. Sur les murs, se trouvaient des gravures en couleur représentant la statue et les chars à bancs que prennent les touristes pour la visiter. Les deux amis s’assirent sur les banquettes bien rembourrées.

— Brr ! il fait froid, dit le Père Brown, que veux-tu prendre, du vin ou de la bière ?

— Du cognac, dit Flambeau.


  1. Voir Thackeray, The Newcome.
  2. Voir les Étoiles Filantes.