La Clairvoyance du père Brown/Les Trois instruments de la mort

XII

LES TROIS INSTRUMENTS DE LA MORT

Par vocation et par instinct, le Père Brown savait mieux que la plupart d’entre nous que tout homme est anobli par la mort. Il ne put pourtant se défendre d’un mouvement de surprise quelque peu profane, lorsqu’on le réveilla, un beau matin, avec la nouvelle que Sir Aaron Armstrong avait été assassiné. L’idée qu’un personnage aussi divertissant, aussi populaire, avait été victime d’une secrète violence, était absurde, presque grotesque. Car Sir Aaron était divertissant, au point d’être comique, et populaire, au point d’être quasi légendaire. C’est comme s’il avait appris que M. Pickwick était mort à Hanwel[1]. Quoique Sir Aaron, en tant que philanthrope, fût contraint d’envisager l’aspect le plus sombre de notre société, il se piquait de le considérer le plus gaiement possible. Ses discours politiques et sociaux étaient des cataractes d’anecdotes et de joyeuses plaisanteries. Il était, au sens littéral du mot, resplendissant de santé ; sa philosophie était exclusivement optimiste ; et lorsqu’il traitait la question de l’alcoolisme (son sujet favori), il le faisait avec cette gaieté inépuisable et presque monotone qui caractérise si souvent le riche abstinent.

L’histoire de sa conversion était familière aux congrégations et aux auditoires les plus puritains : Comment, étant enfant il fut détourné de la théologie écossaise par le whisky écossais, et comment il s’affranchit de l’une et de l’autre pour devenir (selon sa modeste expression) ce qu’il était. Lorsque l’on voyait apparaître, aux innombrables banquets et congrès, qu’il honorait de sa présence, sa longue barbe blanche, sa figure poupine et ses lunettes étincelantes, on avait quelque peine à croire qu’il eût jamais pu être assez morbide pour devenir ivrogne ou calviniste. On sentait que c’était l’homme le plus sérieusement gai qui fût au monde.

Il habitait, dans la banlieue d’Hampstead, une maison haute et étroite, une tour moderne et banale. Le plus étroit de ses côtés dominait le talus escarpé et verdoyant d’une voie ferrée, et était ébranlé par le passage des trains. Comme il l’expliquait lui-même joyeusement, Sir Aaron n’avait pas de nerfs. Mais, si le train avait souvent fait trembler la maison, ce matin-là, les rôles se trouvèrent renversés, et ce fut la maison qui fit trembler le train.

La locomotive ralentit et s’arrêta juste au delà de l’endroit où un angle de la maison pénétrait dans la pente abrupte du talus. Une machine ne peut s’arrêter que lentement, mais la cause vivante de l’arrêt n’en avait pas moins été soudaine. Un homme entièrement vêtu de noir, portant même (on se souvint, dans la suite, de ce détail funèbre) des gants noirs, parut au haut du talus, au-dessus de la machine, et fit tournoyer ses mains noires, comme un moulin à vent. Une telle action, en soi, n’eût pas suffi à arrêter un train, même un train de banlieue. Mais cet homme émettait un cri que l’on qualifia, par la suite, de monstrueux. C’était un de ces cris qui sont horriblement distincts, même lorsqu’on n’entend pas ce que l’on crie : « Au meurtre ! »

Le mécanicien prétend qu’il aurait stoppé, même s’il n’avait entendu que le son terrible du cri, sans en comprendre le sens.

Une fois le train arrêté, on put, d’un coup d’œil superficiel, se rendre compte des principaux éléments de la tragédie. L’homme en noir, sur le talus vert, était Magnus, le domestique de Sir Aaron Armstrong. Dans son optimisme, le baronnet s’était souvent moqué des gants noirs de son morne valet, mais personne ne songeait à s’en moquer en ce moment.

Les premiers passagers qui descendirent du train et enjambèrent la haie enfumée aperçurent, presque au bas de la pente, le corps d’un vieillard enveloppé d’une robe de chambre jaune, avec une doublure rouge vif. Un bout de corde semblait tourné autour de ses jambes, comme emmêlé à la suite d’une lutte. On pouvait à peine distinguer une ou deux taches de sang, mais le corps était courbé ou plutôt brisé dans une attitude qu’aucun être vivant n’eût pu conserver. C’était Sir Aaron Armstrong. Après quelques moments d’égarement, un homme de haute taille, avec une barbe blonde, sortit de la maison. Plusieurs passagers reconnurent en lui le secrétaire du mort, Patrick Royce, jadis bien connu dans les cercles de la bohème et même fameux parmi la bohème artiste. D’une manière moins précise, mais encore plus convaincante, il témoigna autant de désespoir que le domestique. Lorsque enfin la troisième personne de la maison, Alice Armstrong, la fille du mort, sortit, d’un pas hésitant, dans le jardin, le train repartit, sifflant et haletant, chercher de l’aide à la prochaine station.

C’est ainsi que le Père Brown avait été appelé d’urgence sur les lieux, à la demande de Patrick Royce, l’ex-bohème. Royce était irlandais de naissance. Il appartenait à cette classe de catholiques négligents qui ne se souviennent de leur religion que lorsqu’ils se trouvent dans l’embarras. Peut-être ne se serait-on pas empressé à ce point de satisfaire à la demande de Royce, si l’un des détectives officiels, s’occupant de l’affaire, n’avait été un admirateur de l’officieux Flambeau. Il était impossible d’être l’ami de Flambeau sans connaître une foule d’histoires passionnantes concernant le Père Brown. C’est pourquoi, tandis que le jeune détective (répondant au nom de Merton) conduisait le petit prêtre, à travers champs, vers la voie ferrée, leur conversation avait déjà pris un tour quasi confidentiel.

— Pour autant que je sache, avouait Merton, il est impossible d’y voir clair. On ne peut soupçonner personne. Magnus est un solennel vieil imbécile, bien trop sot pour être un assassin. Royce a été le meilleur ami du baronnet depuis des années, et il est évident que la jeune fille adorait son père. Et puis, toute l’affaire est trop absurde. Qui songerait à tuer un joyeux vieux bonhomme tel qu’Armstrong ? Qui souillerait ses mains du sang d’un orateur de banquet ? On assassinerait aussi bien le Père Noël.

— Oui, c’était une joyeuse maison, dit le Père Brown. Tout au moins, tant qu’il y a vécu. Croyez-vous qu’elle le sera encore, maintenant qu’il est mort ?

Merton s’arrêta surpris, et regarda son compagnon avec intérêt :

— Maintenant qu’il est mort ? répéta-t-il.

— Oui, reprit le prêtre, avec insistance, il était gai, c’est vrai. Mais communiquait-il cette gaieté à son entourage ? Franchement, y avait-il quelqu’un de gai dans la maison, sauf lui ?

Une fenêtre s’ouvrit dans l’esprit de Merton, et laissa pénétrer cette étrange et surprenante lueur, à l’aide de laquelle nous voyons, pour la première des fois, des choses que nous connaissons depuis toujours. Il avait souvent visité les Armstrong, à propos de certaines enquêtes que le philanthrope demandait à la police d’entreprendre pour lui. Et, maintenant qu’il y songeait, cet intérieur avait toujours eu sur lui un effet déprimant. Les chambres étaient très hautes d’étage et très froides ; leur décoration avait quelque chose de mesquin et de provincial ; les corridors, où s’engouffrait le vent, étaient éclairés par des globes électriques plus pâles qu’un clair de lune. Et quoique la face empourprée du vieillard et sa barbe d’argent brillassent, comme un feu de joie, dans chaque recoin de l’habitation, elles ne laissaient aucune chaleur derrière elles. Sans doute, ce manque de bien-être fantomal était dû, en partie, à la vitalité même et à l’exubérance du maître qui, suivant ses propres paroles, n’avait besoin ni de poêles ni de lampes, mais portait sa chaleur en lui. Mais, lorsque Merton évoquait l’image des autres habitants de la maison, il était obligé d’admettre qu’eux aussi contrastaient violemment avec le chef de famille. Le morne domestique, avec ses monstrueux gants noirs, était une vision de cauchemar. Royce, le secrétaire, était un fort gaillard, au cou de taureau, vêtu de gris, avec une courte barbe ; mais sa barbe blonde était parsemée de poils du même gris que son veston, et son large front était rayé de rides précoces. Il était jovial, mais c’était une triste, presque une douloureuse jovialité — il avait vaguement l’air d’avoir gâché sa vie. Quant à la fille d’Armstrong, il était presque incroyable que ce fût sa fille, tant elle était pâle et d’aspect sensitif. Elle était gracieuse, mais toute sa personne semblait frémir au moindre souffle, comme le feuillage d’un tremble. Merton s’était souvent demandé si le fracas des trains, qui passaient sous ses fenêtres, n’avait pas contribué à la faner ainsi.

— Voyez-vous, dit le Père Brown, clignant modestement des yeux, je me demande parfois si une gaieté du genre de celle d’Amstrong est vraiment bien gaie — pour les autres. Vous dites que personne n’aurait pu tuer un si heureux vieillard. Je n’en suis pas certain : ne nos inducas in tentationem. Si jamais je tuais quelqu’un, ajouta-t-il simplement, je suppose que ce serait un optimiste.

— Pourquoi ? cria Merton, amusé. Croyez-vous que les hommes n’aiment pas la gaieté ?

— Ils aiment souvent à rire, mais je ne crois pas qu’ils aiment à sourire constamment. Une gaieté sans humour doit, à la longue, devenir insupportable.

Ils marchèrent, quelque temps, en silence, le long du talus herbeux, près de la voie ferrée. Lorsqu’ils parvinrent enfin dans l’ombre de la haute maison d’Armstrong, le Père Brown dit soudain, comme si, loin de présenter une nouvelle idée, il tentait plutôt de se débarrasser d’une pensée gênante :

— Il est bien vrai que l’alcool n’est, en soi-même, ni bon, ni mauvais. Mais je ne peux m’empêcher de croire parfois que des gens comme Amstrong auraient besoin, de temps à autre, de prendre un verre de vin, ne fût-ce que pour les attrister un peu.

Le supérieur de Merton, un vieux détective répondant au nom de Gilder, attendait le coroner sur le talus vert en causant avec Patrick Royce, dont les larges épaules et la tête hérissée dominaient l’assemblée. Ceci était d’autant plus remarquable que Royce se tenait d’habitude le dos voûté, et semblait accomplir ses légers devoirs de secrétaire avec l’allure humble et puissante d’un buffle traînant une charrette à bras.

Il leva la tête avec plaisir, à la vue du prêtre, et l’entraîna quelques pas à l’écart. Dans l’entretemps Merton abordait le vieux détective avec respect, mais non sans témoigner une certaine impatience.

— Eh bien, monsieur Gilder, avez-vous éclairci davantage le mystère ?

— Il n’y a pas de mystère, répondit Gilder, en suivant d’un œil rêveur un vol de corneilles.

— Il y en a un pour moi, en tout cas, dit Merton en souriant.

— C’est tout simple, mon garçon, observa l’autre en caressant sa barbe grise, taillée en pointe. Trois minutes après que vous êtes parti chercher le prêtre de M. Royce, toute l’affaire s’est éclaircie. Vous n’avez pas oublié ce domestique au teint mal cuit et aux gants noirs qui arrêta le train ?

— Je le reconnaîtrais n’importe où. Je ne sais pourquoi, il me donnait la chair de poule.

— Eh bien, le train n’était pas plus tôt reparti, que l’homme disparut. Il faut un certain toupet, ne pensez-vous pas, pour s’échapper par le même train qui va chercher la police ?

— Vous êtes certain, je suppose, qu’il a vraiment tué son maître.

— Oui, mon garçon, j’en suis certain, répondit Gilder sèchement, pour l’excellente raison qu’il a emporté avec lui la bagatelle de 500.000 francs en papier, qui se trouvaient dans le pupitre de son maître. La seule chose qui soit encore difficile à expliquer, c’est la manière dont il a pu le tuer. Le crâne semble brisé à l’aide d’une arme redoutable, et nous n’en trouvons de trace nulle part. D’autre part, le meurtrier n’aurait pu emporter qu’une arme trop petite pour attirer l’attention.

— Peut-être l’arme était-elle trop grande pour attirer l’attention, dit le prêtre avec un rire étouffé.

Gilder se retourna, en entendant cette observation extraordinaire, et demanda sévèrement à Brown ce qu’il voulait dire.

— C’est une sotte manière de m’exprimer, j’en conviens, dit le Père Brown, en s’excusant. Cela ressemble à un conte de fées. Ce pauvre Armstrong a été tué à l’aide d’une massue de géant, d’une énorme massue verte, trop grande pour être visible et que nous appelons la terre. Il est venu se briser sur le talus même où nous nous trouvons.

— Comment ? demanda vivement le détective.

Le Père Brown tourna son visage lunaire vers la façade étroite de la maison et cligna des yeux désespérément. En suivant la direction de son regard, les policiers virent qu’au sommet de la maison, dont les fenêtres de derrière restaient en général fermées, la croisée d’une mansarde était restée ouverte.

— Ne voyez-vous pas ? expliqua-t-il gauchement, indiquant la fenêtre du doigt comme un enfant, il a été jeté de là-haut ?

Gilder examina la fenêtre en fronçant les sourcils, puis il dit :

— C’est certainement possible. Mais je ne vois pas pourquoi vous en êtes si certain.

Brown ouvrit tout grands ses gros yeux gris :

— Il y a, dit-il, un bout de corde autour des jambes du mort. Ne voyez-vous pas cet autre bout de corde là-haut, accroché au coin de la fenêtre ?

À cette hauteur, il ne semblait pas plus épais qu’un cheveu, mais le vieux limier ne s’en déclara pas moins satisfait.

— Vous avez raison, monsieur, dit-il, vous avez gagné la partie.

Tandis qu’il parlait, un train spécial avec une seule voiture s’engagea sur la courbe de la voie ferrée, à leur gauche, et, après s’être arrêté, déversa sur le talus un autre groupe de policiers, au milieu desquels apparut le visage penaud de Magnus, le domestique fugitif.

— Pardieu, ils l’ont arrêté, cria Gilder et il marcha à leur rencontre avec vivacité.

— Avez-vous l’argent ? cria-t-il à l’homme qui marchait en tête.

L’homme le regarda avec une curieuse expression et dit :

— Non. Puis il ajouta : Du moins, pas ici.

— Où est l’inspecteur, s’il vous plaît ? demanda Magnus.

Dès qu’il eut parlé, tout le monde comprit comment sa voix avait pu arrêter un train. Il avait une expression lugubre, des cheveux noirs aplatis sur le crâne, un visage incolore, et quelque chose d’asiatique dans la coupe horizontale de sa bouche et de ses yeux bridés. On ignorait d’ailleurs sa race et son nom. Sir Aaron l’avait « sauvé », alors qu’il était garçon de restaurant à Londres ; on disait même qu’il cumulait avec cet emploi une profession infâme. Sa voix était aussi vivante que son visage était morne. Soit pour être certain d’être compris dans une langue qui ne lui était pas familière, soit par déférence pour son maître (qui était un peu sourd), la voix de Magnus avait acquis une sonorité particulièrement perçante, et tout le groupe sursauta lorsqu’il ouvrit la bouche.

— J’avais prévu que cela arriverait, dit-il très haut, avec une audacieuse assurance. Mon pauvre vieux maître se moquait de mes vêtements noirs, mais j’ai toujours dit que je serais prêt pour l’enterrer.

Et il leva légèrement ses deux mains gantées de noir.

— Sergent, dit l’inspecteur Gilder, regardant avec colère ces mains noires, ne mettez-vous pas les menottes à ce gaillard ? Il me paraît plutôt dangereux.

— C’est que, monsieur, dit le sergent avec le même regard étonné, je ne sais pas si nous pouvons le faire.

— Que voulez-vous dire ? demanda l’autre brusquement. Ne l’avez-vous pas arrêté ?

Une grimace méprisante élargit la fente de la bouche du domestique, et le sifflet d’un train, non loin de là, sembla accentuer encore son sarcasme.

— Nous l’avons arrêté, répondit gravement le sergent, au moment où il sortait du poste de police d’Highgate, où il avait déposé toute la fortune de son maître entre les mains de l’inspecteur Robinson.

Gilder stupéfait regarda Magnus.

— Pourquoi avez-vous fait cela ? lui demanda-t-il.

— Pour la mettre à l’abri de l’assassin, naturellement, répondit l’autre avec calme.

— Il me semble que l’argent de Sir Aaron était en sûreté entre les mains de sa famille.

La fin de cette phrase fut étouffée par le rugissement du train qui passa tout contre eux, avec un fracas rythmique. Mais, à travers la tempête de bruits à laquelle cette misérable maison était constamment exposée, on entendit chaque syllabe de la réponse de Magnus, sonnant avec la précision d’une cloche :

— Je n’ai aucune raison de me fier à la famille de Sir Aaron.

Tous les hommes présents eurent l’impression qu’une nouvelle personne s’était jointe à leur groupe, et Merton fut à peine surpris, lorsqu’en levant les yeux, il aperçut le pâle visage de la fille d’Armstrong, au-dessus de l’épaule du Père Brown. Elle était encore jeune et jolie, mais ses cheveux étaient d’un brun si terne, si incolore que, dans un certain jour, ils semblaient être devenus gris.

— Faites attention à ce que vous dites, dit Royce rudement, vous allez effrayer Miss Armstrong.

— Je l’espère bien, répondit l’homme à la voix claire.

Tandis que la jeune fille reculait et que tous les assistants restaient surpris, il continua :

— Je suis habitué aux terreurs de Miss Armstrong. Je l’ai vue trembler de temps à autre, depuis des années. Les uns disaient qu’elle tremblait de froid, les autres qu’elle tremblait de peur, mais je sais qu’elle tremblait de haine et de rage — deux démons qui s’en sont donné ce matin. Sans moi, elle serait déjà loin avec son amant et avec tout l’argent. Depuis que mon pauvre maître l’empêcha d’épouser cette crapule d’ivrogne…

— Un instant, dit Gilder sévèrement. Vos antipathies personnelles et vos soupçons n’ont aucun intérêt pour nous. Si vous ne pouvez nous fournir un témoignage circonstancié, vos simples conjectures…

— Oh ! je ne demande pas mieux que de témoigner, interrompit Magnus, de sa voix coupante. Vous devrez me faire comparaître, monsieur l’inspecteur, et je devrai dire la vérité. Et voici la vérité : Un instant après que le corps sanglant du vieillard eut été précipité par la fenêtre, j’entrai dans la mansarde où je trouvai sa fille évanouie sur le plancher, tenant un poignard rouge en main. Permettez-moi de remettre également cette pièce aux autorités compétentes.

Il tira de la basque de son habit un couteau au manche d’os taché de sang, et le tendit poliment au sergent. Puis il fit un pas en arrière et ses yeux bridés disparurent dans la graisse de son sourire chinois.

Merton se sentit presque physiquement écœuré à cette vue. Il dit tout bas à Gilder :

— Il est impossible que vous ajoutiez plus de foi à son témoignage qu’à celui de Miss Armstrong.

Le Père Brown releva brusquement la tête. Le teint en était si frais qu’on eût dit qu’il venait de se laver. Il dit, rayonnant d’innocence :

— Oui, mais Miss Armstong nie-t-elle ce dont on l’accuse ?

La jeune fille poussa un léger cri de surprise. Tout le monde se tourna vers elle. Son corps semblait paralysé ; seul, son visage, encadré de ses ternes cheveux bruns, trahissait une insondable stupeur. On eût dit qu’elle venait d’être capturée au lasso et étroitement ligotée.

— Cet homme, dit Gilder gravement, prétend qu’il vous a trouvée évanouie, ce couteau en main, immédiatement après le meurtre.

— Il dit vrai, dit Alice.

La première chose dont les assistants furent conscients, après cette réponse, fut la présence de Patrick Royce qui, en deux enjambées, avait pénétré au centre du cercle, en prononçant ces singulières paroles :

— Soit, s’il faut que je me rende, j’aurai du moins eu cette satisfaction…

Ses énormes épaules se soulevèrent et, projetant son poing de fer au milieu du visage satisfait du mongolien Magnus, il l’abattit plat par terre dans l’herbe. Deux ou trois policiers s’emparèrent immédiatement de Royce. Mais les autres assistants eurent l’impression que l’univers devenait fou et que le monde s’était transformé en une absurde mascarade.

— Pas de cela, M. Royce, cria Gilder impérieusement. Je vous arrêterai pour coups et blessures.

— Non, répondit le secrétaire d’une voix qui résonna comme un gong d’airain, vous m’arrêterez pour meurtre.

Gilder jeta un regard alarmé vers l’homme étendu par terre, mais, comme Magnus était déjà assis sur son séant, essuyant quelques gouttes de sang sur un visage relativement intact, il dit brièvement :

— Que voulez-vous dire ?

— Ce que cet homme a dit est exact, expliqua Royce. Miss Armstrong s’est bien évanouie, tenant un couteau en main. Mais elle s’était emparée du couteau non pour attaquer son père, mais pour le défendre.

— Pour le défendre, reprit Gilder gravement, contre qui ?

— Contre moi.

Alice regarda le secrétaire avec une expression complexe et déconcertante. Puis elle dit d’une voix basse :

— Après tout, je suis heureuse de voir que vous avez le courage de vos actions.

— Venez en haut avec moi, dit Patrick Royce d’une voix lasse, et je vous montrerai toute cette maudite affaire.

La mansarde, qui était la chambre du secrétaire (une étroite cellule pour un si grand ermite), portait, en effet, les traces évidentes d’un drame violent. Au milieu de la chambre, gisait un gros revolver, comme si on l’y avait jeté. Plus à gauche, avait roulé une bouteille de whisky, ouverte, mais renfermant encore une certaine quantité d’alcool. Le tapis, qui recouvrait la petite table, gisait par terre, piétiné, et une longue corde, semblable à celle qu’on avait retrouvée sur le cadavre, avait été jetée par-dessus l’appui de la fenêtre. Deux vases brisés gisaient sur la cheminée, et un autre sur le tapis.

— J’étais ivre, dit Royce, et la simplicité de cet aveu, chez cet homme prématurément usé, était pitoyable comme le premier péché d’un enfant.

— Vous connaissez tous mon histoire, continua-t-il d’une voix rauque, tout le monde sait comment elle commença, et elle peut aussi bien finir de la même manière. On me considérait jadis comme un homme intelligent, et j’aurais pu être un homme heureux. Armstrong sauva des tavernes les débris de mon corps et de mon cerveau. Il fut toujours bon pour moi, à sa manière, le pauvre diable ! Seulement il ne voulait pas me permettre d’épouser Alice, et l’on s’accordera pour trouver qu’il avait bien raison. Vous pouvez aisément reconstituer le drame et vous ne me forcerez pas à entrer dans les détails. Voici ma bouteille de whisky à moitié vide, dans ce coin ; voici mon revolver vide de balles, sur le tapis. C’est la corde de ma malle qui fut trouvée sur le cadavre, et c’est de ma fenêtre que le corps tomba. Il n’est pas nécessaire d’avoir recours à des détectives pour déterrer une tragédie d’une simplicité aussi élémentaire. Je me rends, prenez-moi, et pardieu ! cela doit vous suffire.

Sur un signe imperceptible de leur chef, les policiers entourèrent Royce et se préparèrent à l’emmener. Mais leur discrète manœuvre fut plus ou moins entravée par le Père Brown qui s’était installé à quatre pattes sur le tapis, en travers de la porte, comme pour se livrer à quelque prière incongrue. Comme il était totalement indifférent à l’effet qu’il pourrait produire, il resta dans cette singulière posture, présentant l’aspect d’un quadrupède coiffé d’une tête humaine, et leva vers les assistants un visage rond et réjoui.

— Dites donc, dit-il avec bonne humeur, cela ne peut pas se passer ainsi. D’abord, vous me dites que nous ne trouvons aucune arme. Mais maintenant, nous en trouvons trop. Voilà soi-disant le couteau qui poignarda la victime, et la corde qui l’étrangla, et le revolver qui la cribla de balles. Et, après tout, elle s’est cassé le cou en tombant par la fenêtre ! Cela ne va pas. Ce n’est pas économique. Et il secoua la tête au-dessus du sol comme un cheval qui broute.

L’inspecteur Gilder ouvrit la bouche, dans l’intention de lui adresser une verte réprimande, mais, avant qu’il eût pu parler, la grotesque figure, à quatre pattes sur le plancher, reprit avec une extraordinaire volubilité.

— Il y a ici trois choses impossibles. D’abord ces trous dans le tapis où les six balles se sont perdues. Pourquoi le meurtrier s’est-il amusé à cribler de balles ce tapis ? Un homme ivre s’en prend à la tête de son ennemi, à ses yeux qui le bravent. Il ne se prend pas de querelle avec ses pieds et il ne met pas le siège devant ses pantoufles.

Ensuite, cette corde — et, ayant fini d’examiner le plancher, l’orateur mit les mains en poche, mais continua familièrement à parler à genoux, — dans quel état d’ébriété un homme doit-il être pour attacher d’abord une corde autour du cou de sa victime et pour la fixer ensuite autour de ses jambes ? Enfin, et surtout, cette bouteille de whisky. Vous imaginez-vous un ivrogne, luttant pour s’emparer d’une bouteille de whisky, et qui, après l’avoir conquise, la laisse rouler dans un coin, renversant la moitié par terre et laissant le reste ? C’est bien la dernière chose à laquelle on devrait s’attendre de sa part.

Il se releva gauchement et dit au prétendu meurtrier, sur un ton de profonde contrition :

— J’en suis fort fâché, mon cher monsieur, mais votre histoire ne tient réellement pas debout.

— Monsieur, dit Alice Armstrong à l’oreille du Père Brown, puis-je m’entretenir seule avec vous, pendant un instant ?

Cette demande força le loquace petit prêtre à sortir dans le corridor. La jeune fille l’entraîna dans la chambre voisine et, avant qu’il eût pu ouvrir la bouche, elle lui dit d’un ton incisif :

— Vous êtes un homme très habile, et vous voulez tenter de sauver Patrick, je le sais. Mais c’est inutile. Le fond de tout ceci est sombre et plus vous poursuivrez vos recherches, plus vous trouverez de preuves contre le malheureux que j’aime.

— Pourquoi ? dit Brown, en la regardant fixement.

— Parce que, répondit-elle avec la même fermeté, je l’ai vu de mes yeux commettre le crime.

— Ah ! dit Brown impassible, et qu’a-t-il fait ?

— J’étais dans cette chambre, à côté d’eux. Les deux portes étaient fermées, mais j’entendis, tout à coup, une voix telle que je n’en avais jamais entendue, hurlant : « Damnation ! Damnation ! » plusieurs fois de suite. Puis la maison fut ébranlée par la détonation d’un revolver. Trois autres détonations suivirent, avant que j’eusse pu ouvrir la porte. La chambre était pleine de fumée, mais le revolver fumait dans la main de mon pauvre Patrick, et je le vis, de mes yeux, tirer les derniers coups. Puis il bondit sur mon père qui, terrorisé, se cramponnait à l’appui de la fenêtre, et s’efforça de l’étrangler à l’aide de la corde. Il tenta de fixer le nœud coulant autour du cou de sa victime, mais il glissa jusqu’aux pieds, à la suite des efforts que mon père fit pour se dégager. Une des jambes resta prise et Patrick tira sur la corde comme un fou. Je saisis un couteau et, me précipitant entre eux, je réussis à couper la corde avant de m’évanouir.

— Je vois, dit froidement le Père Brown, avec la même politesse. Merci.

La jeune fille fondit en larmes, succombant sous le poids de ses souvenirs, et le prêtre passa dans la chambre voisine, où il trouva Gilder et Merton seuls avec Patrick Royce, assis sur une chaise, les menottes aux poignets. Il demanda à l’inspecteur, avec docilité :

— Puis-je dire un mot au prisonnier, en votre présence ? Et voulez-vous lui permettre d’enlever, pendant une minute, ces drôles de manchettes ?

— Il est très fort, dit Merton, à voix basse. Pourquoi désirez-vous qu’on les enlève ?

— Je pensais, reprit le prêtre humblement, que je pourrais avoir l’extrême honneur de lui serrer la main.

Les deux détectives le regardèrent surpris, et le Père Brown ajouta, s’adressant au prisonnier :

— Ne voulez-vous pas tout leur dire, monsieur ?

L’homme, sur la chaise, secoua sa tête ébouriffée, et le prêtre se détourna avec un mouvement d’impatience.

— Je m’en chargerai donc, dit-il. J’attache plus de prix aux vies privées qu’aux réputations publiques. Je sauverai le vivant et laisserai les morts prendre soin de leur mort.

Il s’approcha de la fenêtre et regarda au dehors, tandis qu’il parlait.

— Je vous ai dit que, dans cette affaire, il y avait trop d’armes pour une seule mort. Je vous dirai à présent que ce n’étaient pas des armes, et qu’elles ne furent pas employées pour donner la mort. Bien au contraire, toutes ces tragiques pièces à conviction, le nœud coulant, le couteau sanglant, le revolver fumant, furent les instruments d’une curieuse merci. Ils ne furent pas employés pour tuer Sir Aaron, mais pour le sauver.

— Pour le sauver ! répéta Gilder. Et de qui ?

— De lui-même. Il avait la manie du suicide.

— Quoi ? cria Merton d’un air incrédule. Et que faites-vous de la religion de la Gaieté ?

— C’est une religion cruelle, dit le prêtre, en regardant par la fenêtre. — Pourquoi ne pouvait-il pas pleurer un peu, comme ses ancêtres ? Ses idées se raidirent, ses conceptions se refroidirent. Ce masque joyeux cachait l’âme désolée de l’athée. À la fin de sa vie, pour maintenir sa réputation de jovialité, il retomba dans le vice dont il s’était guéri jadis. Mais rien n’est plus pénible que les manifestations de l’alcoolisme chez un abstinent, car il se représente, et il éprouve à son tour, l’état psychologique dont il a si souvent dépeint la torture aux autres. Le mal s’empara prématurément du pauvre Armstrong et, ce matin, dans cette chambre, il était dans un tel état qu’il cria qu’il était en enfer ; sa voix était à ce point changée que sa fille ne la reconnut pas. Il avait l’idée fixe de la mort, et, avec l’obstination d’un fou, il avait réuni autour de lui différents genres de mort, — un nœud coulant, le revolver de son ami et un couteau. Royce entra, par hasard, et agit, rapide comme l’éclair. Il jeta le couteau sur le paillasson derrière lui, arracha le revolver au vieillard et, n’ayant pas le temps de le décharger autrement, le vida en tirant sur le plancher. Mais le fou avait trouvé un quatrième genre de mort et se précipita vers la fenêtre. Son sauveur fit la seule chose qui lui restait à faire dans cette extrémité. Il courut après lui avec la corde et s’efforça de le ligoter. C’est alors que la malheureuse jeune fille entra et que, se méprenant sur les intentions de son ami, elle s’efforça de libérer son père. Elle ne réussit d’abord qu’à blesser les mains de Royce, et c’est de ces blessures que vient tout le sang répandu dans cette affaire. Vous avez sans doute remarqué avec moi qu’il a maculé de sang le visage du domestique, sans le blesser ? Seulement, avant de s’évanouir, la malheureuse femme réussit à couper la corde, et son père sauta de la fenêtre dans l’éternité.

Un long silence suivit ces paroles, à peine interrompu par le son métallique des menottes que Gilder enlevait des mains de Patrick Royce en disant :

— À votre place, monsieur, j’aurais tout avoué. Votre vie et celle de la jeune dame ont plus de valeur que les notices nécrologiques d’Armstrong.

— Au diable ces notices, cria Royce rudement. Ne voyez-vous pas que c’est parce qu’elle ne doit pas savoir ?

— Ne doit pas savoir quoi ? demanda Merton.

— Qu’elle a tué son père, idiot ! hurla le secrétaire. Il serait encore vivant, sans elle. Si elle apprend cela, elle peut en mourir.

— Non, je ne pense pas, répliqua le Père Brown en ramassant son chapeau. Je crois que vous feriez mieux de le lui dire. Les plus fatales erreurs n’empoisonnent pas la vie comme le péché. En tout cas, je pense que vous pouvez être tous deux plus heureux maintenant. Adieu ! je suis attendu à l’école des sourds-muets.

En sortant, il rencontra, sur la pelouse balayée par le vent, un ami de Highgate qui l’arrêta pour lui dire :

— Le coroner vient d’arriver. L’enquête va justement commencer.

— Je dois retourner à l’école des sourds-muets, répondit le Père Brown. Je regrette de ne pouvoir assister à l’enquête.

FIN
  1. Asile d’aliénés, près de Londres.