La Clairvoyance du père Brown/La Mauvaise forme

VII

LA MAUVAISE FORME

La plupart des grandes artères qui aboutissent au nord de Londres se prolongent dans la campagne, comme des fantômes de rues maigres et incomplètes. Des vides de plus en plus considérables séparent les maisons qui conservent pourtant leur alignement. Ici, se trouve un groupe de boutiques suivi par un enclos ; plus loin, un public-house renommé, puis un jardin d’horticulteur, ou un potager ; plus loin encore, une grande maison particulière ; puis un autre champ, une autre taverne, et ainsi de suite. Si vous parcourez l’une de ces rues, vous passerez devant une maison qui attirera sans doute votre attention, sans que vous puissiez vraisemblablement vous expliquer pourquoi. C’est une large bâtisse, peu élevée, courant parallèlement à la rue, peinte en blanc et vert pâle avec une vérandah, des persiennes et un porche surmonté d’une singulière coupole, en forme de parapluie. C’est, en fait, une vieille maison, très anglaise et très suburbaine, comme on en trouve encore à Clapham. Elle semble néanmoins avoir été surtout construite pour les chaleurs. Lorsque l’on considère sa façade blanche et ses persiennes, on songe vaguement à des pugarees et même à des palmiers. Je ne puis pénétrer la cause de cette impression ; peut-être est-ce parce qu’elle fut construite par un Anglo-Indien.

Si vous passiez devant cette maison, vous ne pourriez, comme je l’ai dit, en détacher le regard. Vous sentiriez qu’elle cache un mystère. Et vous n’auriez pas tort, comme la suite le montrera. Car voici l’histoire, l’histoire des étranges événements qui s’y déroulèrent, à l’époque de la Pentecôte, en 18…

Si vous aviez passé devant l’habitation en question, le jeudi avant la Pentecôte, vers quatre heures et demie, dans l’après-midi, vous eussiez vu s’ouvrir la porte d’entrée. Le Père Brown, prêtre de la petite église de Saint-Mungo, en sortit, fumant une pipe, en compagnie d’un de ses amis, un Français de haute taille, du nom de Flambeau, fumant une mince cigarette. Vous auriez pu remarquer autre chose encore, lorsque s’ouvrit la porte d’entrée de la maison verte et blanche. Celle-ci présente certaines particularités qu’il me faut décrire, avant d’aller plus loin, non seulement pour que le lecteur puisse comprendre le drame qui s’y déroula, mais aussi pour qu’il puisse se représenter ce que révéla cette porte, lorsqu’elle s’ouvrit.

La maison était construite en forme de T, mais d’un T avec une très longue barre transversale et une très courte queue longitudinale. La barre transversale était représentée par le corps de bâtiment qui courait parallèlement à la rue, avec la porte d’entrée au milieu. Il avait deux étages de haut et renfermait toutes les chambres importantes. La courte queue, qui était projetée vers le jardin, juste en face de la porte d’entrée, n’avait qu’un étage et ne renfermait que deux longues chambres communiquant, l’une avec l’autre. La première de ces chambres était le bureau où le célèbre M. Quinton écrivait ses fantastiques poèmes et romans orientaux. La deuxième était une vaste serre remplie de fleurs tropicales, d’une beauté rare et presque monstrueuse, et baignée, par un après-midi tel que celui-ci, par un soleil rutilant. Lorsque la porte d’entrée s’ouvrait, plus d’un passant était contraint de s’arrêter émerveillé, car il apercevait, au bout d’une perspective de riches appartements, quelque chose qui ressemblait, en tout point, à une scène de féerie : des nuages violets, des soleils d’or et des étoiles pourpres brillant d’un éclat violent, et restant pourtant transparents et lointains.

Le poète Léonard Quinton avait arrangé lui-même cet effet ; et il est douteux qu’il soit jamais parvenu à exprimer aussi complètement sa personnalité dans ses vers. Sa nature se baignait, en effet, dans la couleur, elle s’en abreuvait ; elle s’adonnait à cette passion aux dépens de la forme — et même des convenances. C’est cet instinct qui avait orienté son art vers l’art et l’imagerie de l’Orient, vers ces énigmatiques tapis et ces éblouissantes broderies dans lesquelles toutes les couleurs semblent former un harmonieux chaos, dépourvu de sens et d’enseignement. Il s’était efforcé, sinon avec un véritable succès artistique, du moins avec une indéniable imagination, de faire passer, dans ses épopées et ses romans d’amour, cette débauche de couleur, toujours violente et parfois cruelle. L’or fauve et le cuivre écarlate du ciel tropical brûlaient dans ses œuvres. On y voyait des héros couronnés de mitres, hautes comme douze turbans, chevauchant des éléphants peints en violet et en vert paon, — des joyaux gigantesques que cent nègres ne pouvaient parvenir à soulever, et qui brûlaient d’un feu antique et mystérieux.

En somme (pour parler le langage du sens commun), il pratiquait beaucoup les paradis orientaux, qui semblent pires que la plupart de nos enfers d’Occident, les monarques orientaux, que nous appellerions plus volontiers des maniaques, et les joyaux orientaux qu’un joaillier de Bond Street (en admettant que les cent nègres, pliant sous le faix, fussent parvenus à les introduire dans sa boutique) pourrait ne pas considérer comme véritables. Si morbide qu’il fût, Quinton avait du génie ; mais sa morbidité s’accusait encore plus dans sa vie que dans son œuvre. Son caractère était faible et irascible, et sa santé avait beaucoup souffert de certaines expériences orientales où l’opium avait joué son rôle. Sa femme, que sa beauté n’empêchait pas de travailler et même de se surmener pour lui, souffrait de le voir s’adonner à l’opium ; mais elle souffrait encore davantage de devoir accueillir chez elle un ermite hindou, vêtu de robes blanches et jaunes, que son mari s’obstinait à garder auprès de lui, durant des mois, pour guider son âme, comme un autre Virgile, à travers le dédale des paradis et des enfers orientaux.

C’est de cet intérieur artistique que sortaient le Père Brown et son ami, non sans quelque soulagement, si l’on peut en juger par l’expression de leur visage. Flambeau avait fait la connaissance de Quinton, à Paris, à l’époque orageuse de sa vie d’étudiant, et était venu passer un dimanche avec lui. Même en faisant abstraction des modifications profondes produites en lui par sa récente conversion, Flambeau n’avait que peu de sympathie pour le poète. Un gentleman, selon lui, eût dû choisir un autre moyen de se damner qu’en s’asphyxiant à l’opium et en écrivant des vers érotiques sur des feuilles de vélin. Comme les deux amis s’arrêtaient devant la porte, avant de faire un tour de jardin, la grille s’ouvrit violemment et un jeune homme, le chapeau melon planté sur la nuque, vint trébucher sur les marches. Il avait la physionomie d’un noceur, portait une éclatante cravate rouge nouée de travers, comme s’il avait dormi dans ses habits, et était armé d’une canne de jonc qu’il brandissait à tout propos.

— Je dois, dit-il hors d’haleine, je dois voir Quinton. Je dois le voir. Est-il sorti ?

M. Quinton est chez lui, je crois, dit le Père Brown en secouant sa pipe, mais je ne sais pas si vous pouvez le voir. Le docteur est près de lui, pour le moment.

Le jeune homme, qui semblait légèrement ivre, se précipita dans le hall et, au même instant, le docteur sortit du bureau de Quinton, fermant la porte derrière lui, et mettant ses gants.

— Voir M. Quinton ? dit-il froidement. Non, je crains que ce soit impossible. Vous ne pouvez le voir sous aucun prétexte. Personne ne peut le voir ; je viens de lui donner un soporifique.

— Oui, mais écoute, mon vieux, dit le jeune homme à la cravate rouge en s’efforçant de retenir affectueusement le docteur par les parements de son habit, écoute, je suis dans le pétrin, je t’assure. Laisse-moi…

— C’est inutile, monsieur Atkinson, dit le médecin en le forçant à battre en retraite. Lorsque vous pourrez changer l’effet d’un médicament, je changerai ma décision. Pas avant.

Et, prenant son chapeau, il sortit à son tour, dans le jardin ensoleillé. C’était un petit homme jovial, avec un cou de taureau et une courte moustache, d’aspect banal, mais donnant l’impression de connaître son affaire.

Le jeune homme au chapeau melon, dont le dernier argument, dans une discussion, semblait consister à se cramponner aux vêtements de son interlocuteur, resta devant la porte aussi étourdi que si on venait de l’expulser violemment, et suivit silencieusement des yeux les trois hommes qui s’éloignaient dans le jardin.

— Je viens de faire un joli mensonge, remarqua le médecin en riant. En fait, ce pauvre Quinton ne prend son soporifique que dans une demi-heure. Mais je ne vais pas le laisser ennuyer par ce petit vaurien, qui vient seulement pour lui emprunter de l’argent qu’il ne lui rendrait pas, même s’il le pouvait. C’est une petite arsouille, quoiqu’il soit le frère de Mme Quinton, l’une des femmes les plus admirables que je connaisse.

— Oui, dit le Père Brown, c’est une bonne femme.

— Je vous proposerai donc de nous promener dans le jardin jusqu’à ce que nous soyons débarrassés de cet individu, continua le docteur, puis j’irai auprès de Quinton pour lui donner son médicament. Atkinson ne pourra pas entrer : j’ai fermé la porte.

— Dans ce cas, docteur Harris, dit Flambeau, nous pouvons aussi bien faire le tour, en passant derrière la maison. Il n’y a pas de porte de ce côté, mais cela vaut la peine d’être vu, même de l’extérieur.

— Oui, et je pourrai jeter un coup d’œil en passant sur mon malade, dit en riant le docteur, car il aime à se tenir couché sur un divan, tout au fond de la serre, parmi ces poinsettias rouge sang. Cela me donnerait le frisson. Mais que faites-vous là ?

Le Père Brown s’était arrêté pour ramasser, dans l’herbe haute où il se trouvait presque entièrement caché, un curieux couteau oriental recourbé, dont le manche était orné d’exquises incrustations de pierre et de métal.

— Qu’est-ce cela ? dit le Père Brown, en dissimulant à peine sa répulsion.

— C’est à Quinton, je suppose, dit le docteur Harris négligemment ; il a toute sorte de bric-à-brac chinois dans sa maison. Ou peut-être ce couteau appartient-il à cet Hindou pacifique qu’il traîne partout après lui, comme un chien en laisse.

— Quel Hindou ? demanda le Père Brown, les yeux toujours fixés sur le poignard.

— Oh ! un sorcier, dit le docteur légèrement, un charlatan, naturellement.

— Vous ne croyez pas à la magie ? demanda le Père Brown, sans lever les yeux.

— À la magie ? Allons donc ! dit le médecin.

— Il est très beau, remarqua le prêtre d’une voix basse et rêveuse ; les couleurs en sont très belles, mais il a une mauvaise forme.

— Pourquoi ? demanda Flambeau surpris.

— Pour tout. Cette forme est abstraitement mauvaise. L’art de l’Orient ne vous a-t-il jamais donné cette impression ? Les couleurs sont enivrantes, délicieuses, mais les formes sont viles et perverses — intentionnellement viles et perverses. J’ai vu des choses abominables sur des tapis turcs.

— Mon Dieu ! cria Flambeau, en éclatant de rire.

— Ce sont des lettres, des symboles d’une langue que j’ignore ; mais je sais qu’ils expriment des paroles néfastes, continua le prêtre, baissant toujours davantage la voix. Les lignes en sont consciemment mauvaises, comme des serpents qui se tordraient pour fuir.

— De quoi, de par tous les diables, voulez-vous parler ? s’écria le docteur en riant.

Flambeau lui répondit à mi-voix :

— Le Père a quelquefois de ces accès de mysticisme, mais je vous préviens que je ne l’ai jamais vu dans cet état, à moins que quelque mal ne soit tout proche.

— Oh, zut ! dit l’homme de science.

— Mais regardez donc, cria le Père Brown, en tenant le couteau recourbé à bout de bras, comme si c’était un serpent. Ne voyez-vous pas que la forme en est mauvaise ? Ne voyez-vous pas qu’il ne peut avoir aucun but simple et franc ? Il ne pointe pas comme une lance. Il ne fauche pas comme une faux. Il n’a pas l’air d’une arme. Il a l’air d’un instrument de torture.

— Puisque vous ne semblez pas l’aimer, dit le jovial Harris, nous ferons mieux de le restituer à son propriétaire. Ne sommes-nous pas encore arrivés au bout de cette maudite serre ? Cette maison a sans doute aussi une mauvaise forme ?

— Vous ne me comprenez pas, dit le Père Brown, en secouant la tête. La forme de cette maison est bizarre ; elle est même risible. Mais elle n’a rien de mauvais.

Tout en parlant, ils avaient atteint la rotonde, à l’extrémité de la serre. Aucune porte, aucune fenêtre ne donnait accès à l’intérieur de ce côté. Mais les vitres étaient transparentes, et le soleil, à son déclin, donnait encore suffisamment de clarté pour qu’ils pussent distinguer, parmi les fleurs ardentes, la silhouette délicate du poète. Vêtu d’un veston de velours brun, il était couché languissamment sur le sofa et semblait s’être assoupi en lisant. Il était maigre et pâle, avec de longs cheveux bruns et un collier de barbe qui, par un singulier paradoxe, lui donnait l’air efféminé. Ses traits étaient familiers aux trois visiteurs, mais, même s’il n’en avait pas été ainsi, il est peu probable qu’ils eussent regardé Quinton, à cet instant. Leurs yeux, en effet, s’étaient fixés sur un autre objet.

Planté au milieu du chemin, à l’extrémité même de la serre, se dressait un homme de haute taille, drapé dans une robe blanche, dont les plis immaculés tombaient jusqu’à ses pieds. Son crâne chauve, son visage et son cou bruns brillaient comme du bronze dans le soleil couchant. Il regardait le dormeur, à travers la vitre, et se tenait aussi immobile qu’une montagne.

— Qui est là ? dit le Père Brown, en faisant un pas en arrière, la respiration sifflante.

— Oh ! ce n’est que ce charlatan d’Hindou, grommela Harris ; mais je ne sais ce qu’il peut bien faire là.

— Cela flaire l’hypnotisme, dit Flambeau en mordant sa moustache noire.

— Pourquoi les gens qui n’y connaissent rien mettent-ils toujours tout sur le dos de l’hypnotisme ? s’écria le docteur. Cela ressemble beaucoup plus à une tentative de cambriolage.

— En tout cas, nous allons lui parler, dit Flambeau, qui était porté à l’action.

En deux enjambées il rejoignit l’Hindou et, sa haute taille dominant même celle de l’Oriental, il lui dit avec une calme impudence :

— Bonsoir, monsieur. Vous cherchez quelque chose ?

Très lentement, comme un grand bateau tournant pour entrer dans le port, la face jaune tourna sur elle-même, et apparut enfin au-dessus de l’épaule blanche. Ils furent surpris de constater que les paupières jaunes étaient closes, comme dans le sommeil.

— Merci, dit la face en excellent anglais, je ne cherche rien.

Puis, ouvrant à demi les paupières, de manière à faire voir entre elles, une raie d’un éclat opalescent, elle dit encore :

— Je ne cherche rien.

Enfin, ouvrant les yeux tout grands, l’homme répéta, une troisième fois, avec un regard inquiétant : « Je ne cherche rien », et disparut dans l’obscurité qui envahissait rapidement le jardin.

— Le Chrétien est plus modeste, murmura le Père Brown ; il cherche quelque chose.

— Qu’est-ce qu’il pouvait bien faire là ? demanda Flambeau, en baissant la voix et en fronçant les sourcils.

— J’aurai à te parler tout à l’heure, lui répondit le prêtre.

Le soleil n’avait pas encore disparu, mais c’était le soleil rouge du soir ; et le feuillage des arbres et des buissons du jardin se faisait de plus en plus noir. Ils contournèrent l’extrémité de la serre et marchèrent en silence, de l’autre côté de la maison, pour regagner la porte d’entrée. Durant ce trajet, il leur sembla qu’ils éveillaient quelque chose, comme un oiseau surpris, dans le renfoncement, à l’angle que le bureau faisait avec le principal corps de bâtiment. Et, pour la deuxième fois, ils virent la forme blanche du fakir glisser dans l’ombre vers la porte d’entrée. À leur grande surprise, ils constatèrent qu’il n’était pas seul. Ils furent contraints de se ressaisir et de dissimuler leur surprise en apercevant Mme Quinton. Avec sa lourde chevelure dorée et son visage pâle, au menton carré, elle marchait vers eux, l’air grave, mais pleine de courtoisie.

— Bonsoir, docteur Harris.

Elle ne dit rien d’autre.

— Bonsoir, madame Quinton, répondit cordialement le petit docteur. Je vais précisément donner son calmant à votre mari.

— Oui, dit-elle d’une voix claire. Je crois qu’il est temps.

Elle leur sourit et disparut dans la maison.

— Cette femme est surmenée, dit le Père Brown. Des femmes comme cela font leur devoir, pendant vingt ans, et puis commettent quelque action terrible.

Le petit docteur le regarda, pour la première fois, avec intérêt.

— Avez-vous jamais étudié la médecine ? demanda-t-il.

— Vous ne pouvez soigner le corps sans vous soucier de l’esprit, répondit le prêtre ; nous ne pouvons soigner l’esprit, sans nous soucier du corps.

— Allons, dit le docteur, je vais lui administrer sa drogue.

Ils avaient tourné le coin de la façade et s’approchaient de la porte. Lorsqu’ils l’eurent atteinte, ils virent, pour la troisième fois, l’homme à la robe blanche. Il venait si directement vers eux qu’il semblait impossible qu’il ne sortît pas du bureau, situé en face. Ils savaient pourtant que la porte en était fermée.

Le Père Brown et Flambeau remarquèrent, sans en parler, cette inquiétante contradiction, mais le docteur Harris n’était pas homme à gaspiller son énergie sur de si mystérieux problèmes. Il laissa passer devant lui l’omniprésent Asiatique et pénétra vivement dans le hall. Il y trouva quelqu’un qu’il avait déjà oublié. L’absurde Atkinson n’avait pas quitté la place ; il fredonnait une chanson et promenait sa canne à pommeau sur les objets environnants. Le visage du docteur eut une brusque contraction de dégoût, puis assuma une expression décidée.

— Je devrai refermer la porte, ou ce rat se glissera derrière moi, murmura-t-il à l’oreille de son compagnon. Mais je ressortirai dans deux minutes.

Il ouvrit rapidement la porte et la referma derrière lui, juste à temps pour parer une attaque du jeune homme au chapeau melon, qui, furieux, se laissa tomber sur une chaise. Flambeau se plongea dans l’examen d’une enluminure persane, pendue au mur, tandis que le Père Brown continuait à fixer la porte des yeux, l’air vague et comme étourdi. Quatre minutes après, la porte se rouvrit. Atkinson fut plus vif, cette fois. Il bondit en avant, tint la porte ouverte un instant, et cria :

— Eh ! Quinton, je voudrais…

De l’autre extrémité du bureau, la voix claire de Quinton lui répondit, bâillant à demi, dans un éclat de rire lassé :

— Oh ! je sais ce que tu veux. Tiens, et laisse-moi la paix. J’écris une chanson sur des paons bleus.

Une pièce d’or tomba dans le hall, et Atkinson, se baissant, l’attrapa avec une extrême dextérité.

— Enfin, voilà qui est fini, dit le docteur, et, fermant violemment la porte, il passa dans le jardin.

— Ce pauvre Léonard pourra enfin prendre un peu de repos, ajouta-t-il, s’adressant au Père Brown ; il restera enfermé là tout seul, pendant une heure ou deux.

— Oui, répondit le prêtre. Sa voix semblait bien gaie quand nous l’avons quitté.

Il regarda gravement autour de lui et vit la silhouette débraillée d’Atkinson, faisant sauter la pièce d’or dans sa poche, et derrière, dans le crépuscule violet, celle de l’Hindou, assis tout droit sur un talus de la pelouse, le visage tourné vers le soleil couchant. Puis il dit brusquement :

— Où est Mme Quinton ?

— Elle est montée à sa chambre, dit le médecin, c’est son ombre, là, sur le store.

Le Père Brown leva les yeux et examina, en fronçant les sourcils, la silhouette qui se découpait dans le cadre de la fenêtre éclairée.

— Oui, dit-il, c’est bien son ombre.

Il fit quelques pas et se laissa tomber sur un banc. Flambeau s’assit à ses côtés, mais le docteur appartenait à cette classe d’hommes énergiques qui passent leur vie debout. Il s’éloigna, en fumant, dans le crépuscule, et les deux amis restèrent seuls.

— Qu’avez-vous, mon Père ? demanda Flambeau.

Le Père Brown resta silencieux et immobile pendant un instant, puis il dit :

— On ne peut, sans être impie, être superstitieux. Mais il y a quelque chose dans l’air de cette maison… Je crois que c’est cet Hindou — jusqu’à un certain point.

Il se tut brusquement et observa la silhouette lointaine de l’Hindou qui était resté dans la même attitude rigide, comme en prière. Il semblait, à première vue, immobile, mais, en l’observant plus attentivement, le Père Brown s’aperçut qu’il se balançait très légèrement, suivant un mouvement rythmique, semblable à celui qui agitait les sommets sombres des arbres. Une brise légère glissait, en effet, le long des allées obscures du jardin, poussant devant elle quelques feuilles mortes.

Le paysage s’obscurcissait rapidement, comme à l’approche d’un orage, mais le prêtre et son compagnon pouvaient encore distinguer la silhouette d’Atkinson, le dos appuyé contre un arbre, l’air indifférent. Mme Quinton n’avait pas quitté la fenêtre. Le docteur se promenait vers l’extrémité de la serre ; le bout de son cigare errait de ce côté comme un feu follet. Et le fakir avait conservé son attitude rigide et continuait à osciller légèrement, tandis que les arbres, au-dessus de sa tête, s’inclinaient en hurlant, secoués par le vent. L’orage ne pouvait plus être loin.

Quand cet Hindou nous a adressé la parole, continua le Père Brown, j’ai eu une sorte de vision, une vision de lui-même et du monde dans lequel il vit. Et pourtant il ne fit que répéter trois fois la même chose. Lorsqu’il dit, pour la première fois : « Je ne cherche rien », cela voulait dire simplement qu’il était impénétrable, que l’Asie ne livre pas ses secrets. Puis il répéta : « Je ne cherche rien », et je compris qu’il se suffisait à lui-même, comme un cosmos, qu’il n’avait besoin d’aucun Dieu et ne reconnaissait aucun péché. Lorsqu’il répéta, pour la troisième fois : « Je ne cherche rien », ses yeux flambèrent. Et je compris qu’il entendait dire littéralement ce qu’il disait, que le néant était son désir et son foyer, qu’il avait soif de néant comme de vin, que seul l’anéantissement, la destruction…

Deux gouttes de pluie tombèrent, et, sans savoir pourquoi, Flambeau sursauta comme si elles l’avaient brûlé. Au même instant, le docteur, là-bas, à l’extrémité de la serre, se mit à courir vers eux en criant quelque chose qu’ils ne comprirent pas.

Lorsqu’il arriva sur eux, comme une bombe, Atkinson se trouvait non loin de la porte d’entrée. Le docteur le saisit convulsivement par le collet de son habit.

— Misérable, cria-t-il, que lui avez-vous fait ?

Le prêtre avait sauté debout et avait pris le ton de commandement d’un soldat.

— Pas de bataille ! dit-il froidement, nous sommes assez nombreux ici pour arrêter n’importe qui. Qu’y a-t-il, docteur ?

Le médecin pâlit.

— Quinton n’est pas bien, dit-il. Je l’ai aperçu à travers les vitres et je n’aime pas la manière dont il est couché. En tout cas, ce n’est pas ainsi qu’il était, lorsque je l’ai quitté.

— Allons le voir, dit le Père Brown d’une voix brève. Vous pouvez relâcher M. Atkinson. Je ne l’ai pas quitté des yeux depuis que nous avons entendu la voix de Quinton.

— Je resterai ici pour le garder à vue, dit Flambeau. Entrez vite.

Le docteur et le prêtre se précipitèrent vers le bureau, ouvrirent la porte et firent irruption dans la chambre. Ils faillirent tomber sur la grande table d’acajou, où le poète avait coutume d’écrire, car la chambre n’était éclairée que par la faible lueur d’un foyer ouvert qu’on entretenait près du malade. Au milieu de cette table, se trouvait une feuille de papier qu’on avait évidemment laissée là à dessein. Le docteur s’en saisit, la parcourut des yeux et la tendit au Père Brown, en criant : « Mon Dieu ! lisez donc. » Puis il plongea dans la serre où les fleurs dangereuses des tropiques semblaient retenir un dernier reflet du soleil couchant.

Le Père Brown relut trois fois les mots tracés sur le papier. Il ne s’y trouvait qu’une phrase : « Je me suis frappé moi-même, et pourtant je meurs assassiné ! » de l’écriture inimitable, pour ne pas dire illisible, de Léonard Quinton.

Puis le prêtre, sans se dessaisir du papier, se dirigea vers la serre, où il rencontra son ami dont le visage semblait exprimer l’énergie du désespoir.

— C’en est fait, dit Harris.

Dans le merveilleux décor artificiel des cactus et des azalées, ils trouvèrent Léonard Quinton, poète et romancier. Sa tête avait glissé, parmi les coussins du sofa, et ses longues boucles rousses balayaient le sol. Dans son flanc gauche se trouvait enfoncé le bizarre poignard qu’ils avaient ramassé dans le jardin, et sa main inerte en tenait encore le manche.

Au dehors, l’orage avait éclaté subitement et le jardin et les vitres étaient obscurcis par la pluie. L’attention du Père Brown semblait beaucoup plus attirée par le papier que par le cadavre. Il le considéra de tout près, comme s’il avait voulu le déchiffrer dans la pénombre. Puis il l’éleva contre le jour et, au même instant, un éclair si brillant l’enveloppa que le papier en parut noir.

Puis l’obscurité tomba, avec un puissant roulement de tonnerre. Après le dernier coup, la voix du Père Brown s’éleva dans l’ombre :

— Docteur, dit-il, la forme de ce papier est mauvaise.

— Que voulez-vous dire ? demanda Harris, en fronçant les sourcils.

— Il n’est pas carré, répondit Brown. Il a un coin coupé. Qu’est-ce que cela signifie ?

— Et comment voulez-vous que je le sache ? gronda le docteur. Où porterons-nous ce malheureux ? Il n’y a plus rien à faire.

— Non, répondit le prêtre, nous devons le laisser où il est et prévenir la police.

Mais il continua d’examiner le papier.

Comme ils rentraient dans le bureau, Brown s’arrêta devant la table et y remarqua une paire de ciseaux de toilette.

— Ah, dit-il avec une sorte de soulagement, voilà l’instrument dont il s’est servi. Et pourtant… Et son front se contracta.

— Oh, cessez donc de vous occuper de ce bout de papier, dit le docteur impatiemment. C’était une de ses manies. Il avait des centaines de feuilles semblables. Il coupait tout son papier ainsi.

Et il indiqua du doigt un tas de papier blanc placé sur une petite table. Le Père Brown en prit une feuille. Elle avait la même forme irrégulière.

— C’est bien cela, dit-il. Et voici les coins qu’il avait coupés.

À la grande indignation de son compagnon, il se mit à les compter.

— C’est juste, remarqua-t-il, en souriant comme pour réclamer son indulgence. Il y a vingt-trois feuilles et vingt-deux coins coupés. Et, comme je vois que vous êtes impatient, nous allons rejoindre les autres.

— Qui préviendra sa femme ? demanda Harris. Voulez-vous vous en charger, pendant que j’enverrai un domestique prévenir la police ?

— Comme vous voudrez, dit le Père Brown, avec indifférence, et il sortit dans le hall.

Ici aussi il se trouva en présence d’un drame, ou plutôt d’une tragi-comédie. Flambeau était campé dans une attitude agressive dont il avait depuis longtemps perdu l’habitude, tandis que les bottes en l’air, sa canne et son chapeau melon projetés au loin, l’aimable Atkinson gigotait sur le sentier au bas du perron. Ce jeune homme s’était enfin lassé de l’attention quasi paternelle que lui témoignait Flambeau, et avait tenté de lui faire mordre la poussière. C’était là un jeu dangereux, car son abdication n’avait pas altéré les remarquables facultés de l’ex-roi des apaches.

Flambeau était sur le point de bondir sur son ennemi, afin de s’assurer de nouveau de lui, lorsque le prêtre lui frappa familièrement sur l’épaule.

— Réconcilie-toi avec M. Atkinson, mon ami, dit-il. Faites-vous mutuellement des excuses et souhaitez-vous une bonne nuit. Nous ne devons pas le retenir plus longtemps.

Et, tandis qu’Atkinson se relevait, avec quelque hésitation, pour ramasser su canne et son chapeau et se diriger vers la grille, le Père Brown dit d’un ton plus sérieux :

— Où est cet Hindou ?

Tous trois (car le médecin les avait rejoints) se tournèrent instinctivement vers cette partie de la pelouse, sous les arbres secoués par le vent dont les troncs violets rayaient la pénombre, où ils avaient vu, pour la dernière fois, l’homme brun répéter, en se balançant, ses étranges prières. L’Hindou avait disparu.

— Que le diable l’emporte, cria le docteur furieux, en frappant du pied. Je suis sûr maintenant que c’est ce moricaud qui a fait le coup.

— Je pensais que vous ne croyiez pas à la magie, dit tranquillement le Père Brown.

— Je n’y croyais pas, dit le docteur, en roulant des yeux. Tout ce que je sais, c’est que je détestais ce diable jaune, quand je pensais que ce n’était qu’un faux sorcier. Et que je le détesterai davantage encore, quand j’aurai appris que c’en était un vrai.

— Sa fuite, après tout, a peu d’importance, dit Flambeau. Car nous n’aurions pu faire valoir aucune preuve contre lui. Il est peu probable qu’un officier de police anglais attache la moindre importance à une histoire de suicide imposé à la victime par des pratiques de sorcellerie ou d’autosuggestion.

Dans l’entretemps, le Père Brown était rentré dans la maison pour annoncer à la veuve la mort de son mari.

Lorsqu’il en ressortit, il était grave et pâle, mais personne ne sut jamais ce qui se passa durant cette entrevue, même lorsque le mystère fut complètement éclairci.

Flambeau, qui causait tranquillement avec le médecin, fut surpris de voir son ami reparaître si rapidement à son côté ; mais Brown, sans s’inquiéter de lui, prit le docteur à part.

— Vous avez envoyé chercher la police, n’est-ce pas ? demanda-t-il.

— Oui, répondit Harris, ils doivent être ici dans dix minutes.

— Voulez-vous me rendre un service ? dit avec calme le prêtre. Le fait est que je collectionne ces curieuses histoires qui contiennent souvent, comme dans le cas, par exemple, de notre ami hindou, des éléments que l’on ne peut décemment consigner dans un rapport de police. Je voudrais que vous m’écriviez un rapport sur cette affaire, pour mon usage personnel. Votre profession réclame une haute intelligence, dit-il en fixant le docteur de ses yeux graves. Il me semble, à certains moments, que vous connaissez certains détails que vous n’avez pas cru bon de révéler. Ma profession est confidentielle, tout comme la vôtre, et je considérerai tout ce que vous m’écrirez comme strictement entre nous. Mais n’omettez rien.

Le médecin qui l’avait écouté rêveusement, la tête légèrement inclinée, regarda le prêtre bien en face, pendant un instant.

— Soit, dit-il, et, rentrant dans le bureau, il referma la porte derrière lui.

— Flambeau, dit le Père Brown, il y a un banc, là, sous la vérandah, où nous pourrions fumer à l’abri de la pluie. Tu es le seul ami que j’aie au monde, et j’ai besoin de causer avec toi, ou peut-être de me taire avec toi.

Ils s’installèrent confortablement sur le banc. Contre son habitude, le Père Brown accepta un bon cigare et le fuma consciencieusement et silencieusement, tandis que la pluie sifflait en cinglant le toit.

— Mon ami, dit-il enfin, c’est une affaire bien bizarre, bien bizarre.

— Je crois bien, dit Flambeau, en dissimulant à peine un frisson.

— Tu l’appelles bizarre, et je l’appelle bizarre, et pourtant nous entendons par là deux choses totalement différentes. L’esprit moderne confond constamment ces deux idées : le mystère qui dérive du caractère merveilleux d’un objet et le mystère qui dérive de son caractère compliqué. C’est une des difficultés qu’il éprouve en présence des miracles. Un miracle est surprenant, mais il n’en est pas moins simple pour cela. Il ne peut être que simple puisque c’est un miracle. C’est la manifestation directe de la puissance de Dieu (ou du diable), au lieu d’être une manifestation indirecte de cette puissance par l’intermédiaire de la volonté naturelle ou humaine. Cette affaire est mystérieuse, pour toi, parce qu’elle est miraculeuse, parce que c’est quelque sorcellerie machinée par un méchant Hindou. Comprends-moi bien. Je ne veux pas dire qu’il n’y ait là aucune action spirituelle ou diabolique. Le ciel et l’enfer savent seuls par suite de quelles influences ces tentations étranges s’emparent de la vie humaine. Mais, pour le moment, je me borne à dire ceci : Si c’est, comme tu le penses, de la magie, c’est merveilleux, mais ce n’est plus mystérieux — ce n’est plus compliqué. L’essence d’un miracle est mystérieuse, mais son aspect est simple. Or l’aspect de cette affaire-ci est tout le contraire.

L’orage, qui s’était apaisé un instant, reprit de plus belle, et l’air vibra, comme par l’effet d’un lointain coup de tonnerre. Le Père Brown secoua la cendre de son cigare et poursuivit :

— Cette affaire a un caractère pervers, contourné et complexe, qui n’appartient pas aux coups directs portés par le ciel ou par l’enfer. Comme on peut suivre la trace sinueuse d’une limace, j’y suis la trace sinueuse d’un homme.

Un éclair éblouissant ouvrit brusquement son œil énorme, le ciel se referma sur lui comme une paupière, et le prêtre reprit :

— De toutes ces choses tortueuses, la plus tortueuse de toutes est la forme de ce morceau de papier. Elle m’est encore plus suspecte que celle du poignard qui tua Quinton.

— Tu parles du papier sur lequel il a confessé son suicide ? dit Flambeau.

— Je parle du papier sur lequel Quinton a écrit : « Je me suis frappé moi-même ; et pourtant je meurs assassiné ». La forme de ce papier, mon ami, était mauvaise ; je n’ai jamais rencontré une forme aussi mauvaise dans ce monde pervers.

— Il n’y avait qu’un coin coupé, dit Flambeau, et il paraît que Quinton taillait tout son papier ainsi.

— Il était coupé d’une manière bien bizarre, d’une manière qui répugne à mon goût et à mon imagination. Vois-tu, Flambeau, ce Quinton — que Dieu ait son âme ! — était peut-être une canaille, à certains points de vue, mais c’était un artiste, par le crayon comme par la plume. Quoique son écriture fût difficile à lire, elle possédait quelque chose de noble, de hardi. Je ne puis prouver ce que je dis ; je ne puis rien prouver. Mais j’ai la conviction qu’il n’aurait jamais pu couper ce piètre bout de papier. S’il avait voulu, pour une raison ou pour une autre, tailler son papier — pour le faire rentrer dans une couverture, pour en faire un cahier, que sais-je ? — il aurait donné un tout autre coup de ciseau. Te souviens-tu de cette forme ? C’était une forme mesquine, une forme mauvaise. Comme ceci. T’en souviens-tu ?

Et il agita l’extrémité de son cigare dans l’ombre, devant lui, traçant si rapidement une série de carrés irréguliers, que Flambeau crut y voir d’ardents hiéroglyphes — de ces hiéroglyphes dont son ami lui avait parlé, qui sont indéchiffrables et n’en ont pas moins une signification néfaste.

— Mais, dit-il, tandis que le prêtre remettait son cigare en bouche et se renversait dans son siège, les yeux au plafond, à supposer que quelqu’un d’autre ait employé ces ciseaux, pourquoi aurait-il, en coupant des bouts de papier, forcé Quinton à se suicider ?

Le Père Brown, toujours renversé dans son siège, les yeux toujours au plafond, prit son cigare en main et dit :

— Quinton ne s’est pas suicidé.

Flambeau sursauta.

— Que le diable m’emporte, cria-t-il, pourquoi alors a-t-il avoué l’avoir fait ?

Le prêtre se pencha en avant, les coudes appuyés sur les genoux, les yeux baissés, et dit d’une voix basse et distincte :

— Il ne l’a jamais avoué.

Flambeau laissa tomber son cigare.

— Tu veux dire, murmura-t-il, que c’est un faux ?

— Non, répondit le Père Brown, c’est bien l’écriture de Quinton.

— Oh ! tu vois bien, dit Flambeau irrité. Quinton a écrit : « Je me suis frappé moi-même », de sa main, sur un simple morceau de papier…

— D’une mauvaise forme, ajouta l’autre, avec calme.

— Au diable sa forme ! cria Flambeau. Que vient-elle faire là-dedans ?

— Il y avait vingt-trois feuilles taillées, conclut Brown imperturbablement, et je n’ai retrouvé que vingt-deux coins. Il faut donc que l’un de ces coins ait été détruit, sans doute celui de la feuille en question. Cela ne te dit rien ?

Le visage de Flambeau s’éclaira et il dit :

— Il y avait quelque chose d’écrit par Quinton, d’autres mots tels que : « On vous dira que je me suis frappé moi-même », ou « ne croyez pas que… »

— Tu brûles, comme disent les enfants, repartit son ami. Mais le coin mesure à peine un demi-centimètre ; il n’y avait pas place, même pour un mot. Peux-tu songer à quelque chose d’à peine plus grand qu’une virgule, que cette créature diabolique dût faire disparaître comme le témoignage de son crime ?

— Je ne puis songer à rien, dit enfin Flambeau.

— Et si c’étaient des guillemets ? dit le prêtre en jetant son cigare qui rougit l’ombre, au loin, comme une étoile filante.

L’autre resta confondu et le Père Brown reprit, comme s’il en revenait à l’origine de l’affaire :

— Léonard Quinton était un romancier, et écrivait un roman oriental traitant de sorcellerie et d’hypnotisme. Il…

À ce moment, la porte s’ouvrit brusquement derrière eux et le docteur sortit, coiffé de son chapeau. Il mit une longue enveloppe entre les mains du prêtre.

— Voilà le document que vous désirez, dit-il. Il est temps que je rentre chez moi. Bonsoir.

— Bonsoir, répéta le Père Brown, tandis que le docteur gagnait vivement la grille. Il avait laissé la porte d’entrée ouverte, de sorte qu’un rai de lumière éclairait la vérandah. À la lueur de cette lumière, le prêtre ouvrit l’enveloppe et lut ce qui suit :

« Mon cher Père BrownVicisti, Galilæe ! Autrement dit, maudits soient vos yeux qui sont trop perçants. Est-il possible qu’il y ait quelque chose de vrai dans tout ce que vous prêchez ?

« Depuis mon enfance, j’ai mis ma foi dans la Nature et dans toutes les fonctions, dans tous les instincts naturels, sans aucune considération pour ce que l’on est convenu d’appeler leur moralité ou leur immoralité. Bien avant que je ne devienne médecin, lorsque je n’étais encore qu’un écolier apprivoisant des souris et des araignées, je croyais que la meilleure chose au monde était d’être un bon animal. Mais, pour l’instant, cette conviction est ébranlée en moi. Je me suis fié à la Nature, mais il me semble que la Nature trahit parfois son homme. Peut-il y avoir quelque chose de vrai dans vos absurdités ? Ma parole, je deviens morbide.

« J’aimais la femme de Quinton. Quel mal y avait-il à cela ? C’était une impulsion de la nature, et n’est-ce pas l’amour qui fait tourner le monde ? Je considérais aussi, en toute sincérité, qu’elle serait plus heureuse avec un animal sain, tel que moi, qu’avec ce cruel petit maniaque. Quel mal y avait-il à cela ? Je ne faisais qu’envisager les faits, en homme de science. Elle aurait été plus heureuse.

« Suivant ma croyance, j’étais libre de tuer Quinton. Sa mort eût été un soulagement pour tout le monde, même pour lui. Mais, en tant que sain animal, je ne prétendais pas me tuer moi-même. Je me décidai donc à ne pas agir, avant d’avoir l’occasion d’agir à coup sûr. Cette occasion se présenta d’elle-même ce matin.

« Je suis entré en tout trois fois dans le bureau de Quinton aujourd’hui. La première fois que je le vis, il ne me parla que d’une lugubre histoire, intitulée la Malédiction d’un Saint, qu’il était en train d’écrire. Il y était question d’un ermite hindou qui forçait un colonel anglais à se tuer, par la seule force de sa volonté. Il me montra les dernières pages et me lut même le dernier paragraphe qui se terminait à peu près ainsi : « Le conquérant du Pundjab, qui n’était plus qu’un squelette jauni mais encore gigantesque, parvint à se dresser sur son coude et murmura, dans un souffle, à l’oreille de son neveu : Je me suis frappé moi-même ; et pourtant je meurs assassiné ! » Par une chance extraordinaire, il se fit que ces derniers mots se trouvaient écrits au sommet d’une nouvelle page. Je quittai la chambre et sortis dans le jardin, enivré à l’idée de cette merveilleuse occasion qui s’offrait à moi.

« Nous nous promenâmes autour de la maison, et deux autres incidents vinrent encore favoriser mes plans. Vos soupçons se portèrent sur un Hindou, et vous trouvâtes un poignard dont cet Hindou aurait très bien pu se servir. J’en profitai pour fourrer ce poignard en poche, et je retournai dans le bureau de Quinton, dont je refermai la porte à clef ; puis, je lui administrai son soporifique. Il ne voulait pas répondre à Atkinson, mais je l’engageai à le faire, parce qu’il me fallait avoir la preuve que Quinton était vivant, au moment où je quittais son bureau pour la deuxième fois. Quinton était couché dans la serre, et je repassai dans le bureau. Je suis assez habile de mes mains et, en moins de deux minutes, j’accomplis tous mes préparatifs. Je jetai tout le reste du roman de Quinton dans le foyer, où il fut consumé. J’observai alors que les guillemets pouvaient me trahir. Je les coupai, et pour faire paraître la chose naturelle, je taillai de même le reste du cahier de papier. Puis je sortis, laissant derrière moi, sur la table, la confession du suicide de Quinton, tandis que son auteur était encore vivant, mais profondément endormi, dans la serre.

« Ma troisième action fut plus audacieuse. Vous pouvez la deviner. Je fis semblant d’avoir vu Quinton mort, et je me précipitai vers la chambre. Je vous retardai à l’aide de ce papier et, grâce à mon habileté de chirurgien, je tuai Quinton, tandis que vous lisiez sa confession. Il était sous l’influence du soporifique. Je plaçai sa main sur le manche du poignard et l’enfonçai dans sa poitrine. La forme du couteau était si singulière que seul un opérateur eût pu calculer l’angle auquel il aurait pu percer le cœur. Je me demande si vous avez noté ce détail.

« Lorsque j’eus fini, un phénomène extraordinaire se produisit. La Nature me trahit. Je me sentis malade. J’éprouvai l’impression d’avoir fait quelque chose de mal. Je crois que mon cerveau se détraque. Je ressens une sorte de joie désespérée à l’idée que j’ai dit la chose à quelqu’un, que je ne serai pas seul à porter ce poids, si je me marie un jour et si j’ai des enfants. Que se passe-t-il en moi ?… Est-ce que je deviens fou, ou bien peut-on éprouver des remords, tout comme si l’on sortait d’un poème de Byron ! Je ne peux plus écrire. — James Erskine Harris. »

Le Père Brown plia soigneusement la lettre et la glissa dans la poche intérieure de son habit. Au même instant, la sonnette de la grille tinta violemment et il vit, sur la route, reluire les imperméables humides de quelques policemen.