La Clairvoyance du père Brown/L’Honneur d’Israël Gow

VI

L’HONNEUR D’ISRAËL GOW

Par un soir orageux, vert olive et blanc d’argent, le Père Brown, enveloppé dans un plaid gris, arriva à l’extrémité grise d’une vallée d’Écosse, et contempla l’étrange château de Glengyle. Il bloquait l’étroit vallon, lui donnant l’aspect d’une impasse, et semblait placé au bout du monde. Avec ses toits abrupts et ses tours d’ardoise verte, ce château franco-écossais évoquait, dans l’esprit de l’Anglais, l’image sinistre des chapeaux en forme de clochers dont sont coiffées les sorcières, dans les contes de fées. Les bois de sapins, balancés par le vent, semblaient, à côté des tourelles vertes, d’innombrables nuées de corbeaux. Cette impression de rêve et de morne satanisme n’était pas seulement une illusion produite par le paysage. L’endroit était voilé d’un de ces nuages d’orgueil, de folie et de mystérieuse nostalgie qui pèse plus lourdement sur les grandes maisons écossaises que sur toutes les autres. Car l’Écosse a absorbé une double dose de ce poison qu’on appelle hérédité ; ses aristocrates ne vivent que pour l’orgueil de leur sang, et ses calvinistes pour les peines éternelles.

Le prêtre s’était échappé pour un jour de Glasgow, où le retenaient ses affaires, dans le but de rendre visite à son ami Flambeau, le détective amateur, qui, avec un de ses collègues officiels, poursuivait au château de Glengyle une enquête sur la vie et la mort du comte de Glengyle. Ce mystérieux personnage était le dernier représentant d’une race qui s’était distinguée par son courage, sa folie et sa ruse cruelle, même parmi la sinistre noblesse qui dominait le pays au seizième siècle. Personne n’avait pénétré plus avant dans ce labyrinthe d’ambitions, dans les chambres secrètes de ce palais de mensonges que l’on construisit autour de Marie Stuart.

Un dicton du pays expliquait naïvement la raison et le résultat de leurs machinations :

La sève n’est pas plus chère à l’arbre
Que l’or rouge aux Ogilvies.

Pendant des siècles, le château de Glengyle n’avait pas connu un seul lord présentable. On aurait pu croire que, durant l’ère victorienne, toutes les ressources de leurs excentricités eussent dû être épuisées. Le dernier des Glengyle suivit néanmoins la tradition familiale, en faisant la seule chose qui lui restait à faire : il disparut. Je ne veux pas dire qu’il s’expatria ; selon toute probabilité il resta dans le château. Mais quoique son nom fût inscrit dans le registre de l’église et dans l’almanach de la noblesse, personne ne parvint plus à le voir.

Le seul homme qui était peut-être resté en rapport avec lui était un domestique qui cumulait les fonctions de valet et de jardinier. Il était si sourd, que les esprits pratiques le déclaraient muet, tandis que d’autres, plus pénétrants, le proclamaient idiot. C’était un maigre journalier, à la chevelure rousse, avec une mâchoire et un menton résolus et des yeux bleus, très vagues. Israël Gow était le seul domestique de ce domaine désert. Mais l’énergie avec laquelle il bêchait ses pommes de terre et la régularité avec laquelle il disparaissait dans la cuisine entretenaient les gens dans l’idée qu’il pourvoyait aux besoins de son maître, et que l’étrange comte était caché dans le château. Si l’on avait encore eu quelques doutes à ce sujet, ils eussent été dissipés par Gow, qui ne cessait d’affirmer qu’il n’était pas chez lui. Un matin, le prévôt et le ministre (car les Glengyle étaient presbytériens) furent mandés au château. Ils trouvèrent que le jardinier-valet-cuisinier avait ajouté, à ces nombreuses fonctions, celle d’employé des pompes funèbres, et avait cloué son maître dans son cercueil. On ignorait jusqu’à quel point les recherches avaient été poussées, à ce moment, car aucune enquête légale n’avait été faite avant que Flambeau partît pour le nord, deux ou trois jours plus tôt. À son arrivée, le corps de Lord Glengyle (si c’était bien son corps) reposait déjà, depuis quelque temps, dans le petit cimetière, au sommet de la colline.

Tandis que le Père Brown traversait le jardin obscur et arrivait au pied du château, les nuages s’épaissirent et l’air devint humide et orageux. Se découpant sur la dernière bande laissée au ciel par un soleil d’or vert, il aperçut une silhouette noire ; l’homme était coiffé d’un chapeau en tuyau de poêle et portait sur l’épaule une lourde bêche. Cette apparition suggérait assez curieusement un fossoyeur. Mais, lorsque Brown se souvint du domestique sourd, elle lui parut toute naturelle. Il connaissait un peu la nature du paysan écossais ; il savait que sa « respectabilité » pouvait l’induire à revêtir ses vêtements noirs, pour assister à une enquête officielle ; il savait aussi qu’il était trop économe pour perdre, pour cela, une heure de travail. Le mouvement de surprise que fit l’homme, lorsque le prêtre passa près de lui, et le regard soupçonneux dont il le suivit, étaient également en accord avec le caractère défiant et jaloux de sa race.

Flambeau en personne ouvrit la grande porte. Il était accompagné par un homme mince, aux cheveux gris fer, qui tenait en main quelques papiers. C’était l’inspecteur Craven, de Scotland Yard. Le hall d’entrée était dépouillé de son mobilier ; seuls les visages pâles et sardoniques d’un ou deux cruels Ogilvies apparaissaient, coiffés de leurs perruques sombres, sur les toiles noircies.

En pénétrant dans la chambre principale, le Père Brown s’aperçut que les détectives s’étaient assis, à l’extrémité d’une longue table de chêne, devant un volumineux dossier, une bouteille de whisky et une boîte de cigares. Tout le reste de la table était couvert d’objets variés, disposés par groupes distincts, objets dont la présence semblait absolument inexplicable. Il y avait d’abord un petit tas de fragments de verre brillants. Puis un tas plus élevé de poussière brune. Plus loin, une simple canne de bois.

— Vous semblez avoir réuni ici une sorte de musée géologique, dit-il, en s’asseyant et en désignant d’un mouvement de tête la poussière brune et les fragments de cristal.

— Ce n’est pas un musée géologique, répliqua Flambeau, c’est plutôt un musée psychologique.

— Oh, pour l’amour de Dieu, s’écria le policier en riant, n’employons pas de si grands mots.

— Ne savez-vous pas ce que signifie le mot « psychologie », demanda Flambeau avec une cordiale surprise. C’est le synonyme de toquade.

— Je ne comprends toujours pas, repartit le détective.

— Je veux dire, reprit Flambeau d’un ton décidé, que nous n’avons découvert qu’une seule chose concernant Lord Glengyle : c’est qu’il était fou.

La silhouette noire de Gow, avec son chapeau haut de forme et sa bêche, passa devant la fenêtre. Le Père Brown la suivit passivement des yeux et répondit :

— Cet homme devait avoir quelque chose de bizarre. Sans cela, il ne se serait pas enterré vivant ici — ou ne se serait pas empressé de s’y faire enterrer mort. Mais pourquoi croyez-vous qu’il ait été fou ?

— Lisez plutôt, dit Flambeau, la liste des objets que M. Craven a trouvés dans la maison.

— Nous devons avoir une bougie, dit Craven brusquement, un orage approche et il fait trop sombre pour lire.

— Avez-vous trouvé des bougies parmi vos curiosités ? demanda Brown en souriant.

Le visage de Flambeau prit une expression sérieuse et il leva ses yeux sombres sur son ami.

— C’est là ce qui est curieux, dit-il. Nous avons trouvé vingt-cinq bougies, mais pas un seul chandelier.

L’obscurité tombait rapidement et le vent s’élevait au dehors. Brown s’approcha de la table où, parmi d’autres débris, se trouvait un paquet de bougies. Il se baissa, en passant, au-dessus d’un tas de poussière brune, et un brusque éternuement rompit le silence.

— Tiens ! dit-il, du tabac à priser !

Il prit une des bougies, l’alluma soigneusement et la ficha dans le goulot de la bouteille de whisky. L’air du soir, pénétrant par les fissures de la fenêtre, fît vaciller la haute flamme comme un drapeau. Tout autour du château, on pouvait entendre mugir l’immense forêt de sapins, comme une mer noire autour d’un récif.

— Je vais vous lire l’inventaire, commença Craven, jetant les yeux sur l’un des papiers, l’inventaire des objets dépareillés et équivoques que nous avons recueillis ici. Nous avons trouvé le château dans un état d’abandon et de dénuement presque complet. Une ou deux chambres, pourtant, avaient été habitées simplement, mais avec propreté par quelqu’un, qui n’était pas le domestique Gow. Voici la liste :

Primo : Un grand nombre de pierres précieuses, presque toutes des diamants, dépouillés de toute monture. Il est naturel que les Ogilvies possèdent des joyaux de famille, mais ces pierres sont précisément de celles que l’on enchâsse dans certains bijoux, dans certains ornements. Les Ogilvies semblent les avoir portées dans leurs poches, comme de la menue monnaie.

Secundo : Une grande quantité de tabac à priser, non pas dans une corne ou dans une blague, mais disposé en tas sur les cheminées, sur le buffet, sur le piano, partout, comme si le vieillard avait voulu s’épargner la peine de puiser dans sa poche ou de soulever un couvercle.

Tertio : Çà et là, dans la maison, des petits tas de minuscules objets métalliques, des ressorts d’acier et des roues minuscules. Comme si l’on avait éventré une foule de jouets mécaniques.

Quarto : Des bougies que l’on est contraint de fixer dans le goulot des bouteilles, faute de tout autre objet convenable.

Notez, je vous prie, combien tout ceci déroute nos prévisions. Nous nous étions préparés à aborder le nœud même de cette affaire. Nous avions vu, dès le premier coup d’œil, que la raison du comte devait être troublée. Nous sommes venus ici pour découvrir s’il a réellement vécu dans cette maison, s’il y est bien mort, si cet épouvantail aux cheveux roux, qui collabora si activement à son enterrement, collabora également à sa mort. Vous pouvez vous livrer, à ce sujet, aux pires suppositions, vous pouvez proposer, à ce problème, les solutions les plus sinistres, les plus mélodramatiques. Imaginez, par exemple, que le domestique tua son maître, ou que le maître n’est pas vraiment mort, ou que le maître se déguise sous les traits de son domestique, ou encore que le domestique est enterré à la place de son maître. Vous pouvez inventer autant de tragédies à la Wilkie Collins que votre imagination pourra vous en inspirer, et vous n’aurez pas expliqué pourquoi les bougies n’ont pas de chandelier, ou pourquoi un gentleman de bonne famille se plaît à répandre du tabac sur son piano. Nous pouvons nous représenter le nœud même de l’histoire ; ce sont des incidents qui restent mystérieux. Il est impossible à l’esprit humain, si souple soit-il, de découvrir un lien quelconque entre du tabac à priser, des diamants, des bougies et des rouages de montre.

— Je crois avoir découvert ce lien, dit le prêtre. Ce Glengyle détestait la Révolution française. Il avait une manie pour l’ancien régime, et s’efforçait de revivre la vie de famille des derniers Bourbons. Il accumulait du tabac à priser, parce que c’était le grand luxe du dix-huitième siècle, des bougies, parce que c’était le luminaire du dix-huitième siècle, de menues ferrailles, parce que Louis XVI s’adonnait à la serrurerie, des diamants, à cause du fameux collier de Marie-Antoinette.

Les deux autres le regardaient, en ouvrant de grands yeux :

— Quelle idée extraordinaire ! cria Flambeau. Croyez-vous réellement que ce soit vrai ?

— Je suis, au contraire, persuadé que c’est faux, répondit le Père Brown. Seulement, vous venez de dire que personne ne pourrait découvrir un rapport entre du tabac, des diamants, les fragments d’une mécanique et des bougies. Je vous en ai donné un au hasard. Je suis convaincu que la vérité gît ailleurs.

Il s’arrêta un instant pour écouter le vent gémir dans les tourelles du château. Puis, il ajouta :

— Le dernier des Glengyle était un voleur. Il menait une seconde vie, celle d’un audacieux cambrioleur. Il n’avait pas de chandeliers, parce qu’il n’employait que des bouts de bougie dans sa lanterne sourde. Il faisait du tabac à priser l’usage que les pires criminels français font du poivre : il en jetait des poignées à la figure de ses ennemis. Mais la meilleure preuve de ce que j’avance gît dans la présence simultanée des diamants et des petites roues d’acier. Plus aucun doute ne peut subsister, chez vous, je suppose ? Les diamants et les rouages d’acier sont, en effet, les seuls instruments à l’aide desquels on puisse couper une vitre.

La branche d’un sapin, secouée par le vent, vint frapper violemment la fenêtre, derrière les détectives, comme pour parodier le cambrioleur. Mais ils ne se retournèrent pas. Leurs yeux restaient fixés sur le Père Brown.

— Les diamants et les rouages, répéta Craven pensivement. Sont-ce là les seules données qui vous font croire à cette explication ?

— Je n’y crois pas, répondit le prêtre placidement ; mais vous me disiez tantôt que personne ne pourrait découvrir de rapport entre ces quatre objets. La véritable explication est naturellement beaucoup plus banale : Glengyle avait découvert, ou croyait avoir découvert, un trésor dans son domaine. Quelqu’un l’avait leurré, à l’aide des brillants, en lui disant qu’ils avaient été trouvés dans une caverne voisine. Les petites roues ont servi à tailler ces diamants. Glengyle dut poursuivre ses recherches très modestement, en y associant quelques bergers ou quelques montagnards du pays. Le tabac à priser est le grand luxe de ces bergers, la seule chose à l’aide de laquelle on puisse acheter leur silence. Ils n’employaient pas de chandeliers parce qu’ils n’en avaient pas besoin ; ils tenaient leurs bougies en main, au cours de leurs explorations.

— Est-ce tout ? demanda Flambeau, après un long silence. N’avons-nous tant réfléchi que pour aboutir à cette stupide solution ?

— Oh non, répondit le Père Brown.

Et, tandis que le vent lançait, au loin, dans les sapins, une huée moqueuse, il reprit impassible :

— Je n’ai suggéré cela que parce que vous prétendiez qu’il était impossible de rattacher du tabac à un mouvement d’horloge et des bougies à des pierres brillantes. Dix philosophies, plus fausses les unes que les autres, peuvent s’adapter au même univers ; dix théories, plus fausses les unes que les autres, s’adaptent au château de Glengyle. Ce qu’il nous faut, c’est la véritable explication du château et de l’univers. La liste est-elle épuisée ?

Craven éclata de rire et Flambeau se leva, en souriant, et marcha le long de la table.

Quinto, sexto, septimo, etc…, dit-il. C’est certainement plus varié qu’instructif. Une curieuse collection, non de crayons, mais de mines de plomb. Une canne de jonc banale, dont l’extrémité est plus ou moins fendue. Cela pourrait être l’instrument du meurtre ; mais il n’y a pas eu de meurtre. Il ne reste plus que quelques vieux missels et quelques images de piété que les Ogilvies conservaient, je suppose, depuis le moyen âge, l’esprit de famille étant plus fort, chez eux, que le puritanisme. Nous ne les avons placées dans le musée que parce qu’elles ont été curieusement défigurées.

La tempête impétueuse poussa, en cet instant, au-dessus de Glengyle, un amoncellement terrible de nuages, et la longue chambre fut plongée dans l’obscurité. Le Père Brown examina, une à une, les enluminures de l’un des missels. Il parla avant que l’obscurité ne se fût dispersée, mais c’était la voix d’un autre homme.

— Monsieur Craven, dit-il, comme s’il avait tout d’un coup dix ans de moins, vous avez, n’est-ce pas, un mandat légal pour examiner ce tombeau ? Le plus tôt serait le mieux. Il faut que nous allions au fond de cette horrible affaire. Si j’étais vous, je commencerais dès maintenant.

— Maintenant ? répondit le détective surpris, et pourquoi maintenant ?

— Parce que c’est sérieux, répondit Brown ; il ne s’agit plus ici d’un peu de tabac répandu et de quelques cailloux. Ces choses peuvent être là pour cent raisons différentes. Mais je ne connais qu’une raison de faire ceci, et cette raison a ses racines à l’origine même du monde. Ces images de piété ne sont pas simplement salies ou déchirées ou couvertes de griffonnages, ce qui pourrait être fait par désœuvrement ou par bigoterie, par des enfants ou des protestants. Elles ont été traitées très soigneusement — très bizarrement. Chaque fois que, dans ces vieilles enluminures, le nom de Dieu revient, avec ses lettres ornementées, on l’a laborieusement découpé : La seule chose que l’on ait également enlevée est l’auréole, autour de la tête de l’Enfant Jésus. C’est pourquoi je vous dis : armons-nous de ce mandat, d’une bêche et d’une hache, et allons au plus tôt forcer ce cercueil.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda le policier.

— Cela veut dire, répondit le petit prêtre, et sa voix s’éleva au milieu du fracas de la tempête, cela veut dire que le grand diable de l’univers peut, en ce moment, être assis sur la plus haute tour de ce château, grand comme cent éléphants et rugissant comme l’Apocalypse. Il y a de la magie noire au fond de cette affaire.

— De la magie noire, répéta Flambeau, d’une voix basse (car il était trop éclairé pour ne pas comprendre ce mot), mais que veulent dire alors ces autres objets ?

— Oh ! quelque chose d’odieux, je suppose, reprit Brown avec impatience. Comment le saurais-je ? Comment pourrais-je deviner tous les sortilèges auxquels on se livre là-bas ? Peut-être peut-on infliger la torture à l’aide d’un jonc et de tabac. Peut-être certains fous mangent-ils de la cire et des limailles d’acier. Peut-être peut-on brasser certains philtres à l’aide de mines de plomb ? Notre plus court chemin vers ce mystère va droit à la montagne et au cimetière.

Ses compagnons lui avaient obéi, avant de s’en rendre compte. Un coup de vent, dans le jardin, faillit les jeter par terre. Ils le suivirent pourtant comme des automates. Craven avait une hache en main et son mandat en poche ; Flambeau portait la lourde bêche de l’étrange jardinier ; et le Père Brown ne s’était pas dessaisi du livre doré dont on avait arraché le nom de Dieu.

Le sentier tortueux qui montait au cimetière leur eût semblé court en toute autre circonstance ; la violence du vent le leur fit paraître long. Aussi loin que le regard pouvait porter, toujours plus loin, au fur et à mesure qu’ils s’élevaient sur la colline, s’étendait la mer infinie des sapins couchés par la tempête. Et ce mouvement universel semblait aussi vain qu’il était immense, aussi vain que si l’ouragan avait grondé sur une planète déserte et sans objet. À travers la futaie infinie de la forêt gris bleu, chantait d’une voix perçante cette antique nostalgie qui subsiste au cœur des choses païennes. On eût pu croire que les voix qui s’échappaient, de dessous ces frondaisons impénétrables, étaient les cris de dieux perdus, de dieux qui s’étaient égarés dans ces forêts insensées, et qui ne pourront plus jamais retrouver le chemin du ciel.

— Voyez-vous, dit le Père Brown, d’une voix basse, avant que l’Écosse n’existât comme telle, ses habitants étaient de drôles de gens. Ils sont encore curieux maintenant. Mais je pense qu’à une époque préhistorique, ils durent adorer les démons. C’est sans doute pour cela, qu’ils se jetèrent dans le puritanisme.

— Mon ami, dit Flambeau, en se retournant sur lui avec fureur, que signifie ce tabac à priser ?

— Mon ami, repartit Brown avec le plus grand sérieux, toute vraie religion est matérialiste. Et le culte du diable peut être une véritable religion.

Ils avaient atteint la calotte herbue qui couronnait la colline, l’une des seules places dénudées, au milieu du rugissement et du fracas causés par la forêt de sapins. Une frêle clôture de bois et de fils de fer, secouée par le vent, leur indiquait la limite du cimetière. Lorsque Craven eut gagné le coin où se trouvait la tombe et lorsque Flambeau y eut planté sa bêche, tous deux se trouvèrent aussi peu rassurés que la clôture. Au pied de la tombe croissaient de hauts chardons fanés, d’un gris d’argent. Une ou deux fois, le vent, brisant une de leurs boules de duvet, en éparpilla les semences autour d’eux. Craven ne put réprimer un mouvement de crainte, comme si une flèche venait de l’effleurer.

Flambeau enfonça le fer de sa bêche dans l’herbe sifflante, puis dans l’argile humide. Mais il s’arrêta bientôt, et s’appuya dessus, comme sur un bâton.

— Vas-y, dit le prêtre très doucement, nous tâchons seulement de découvrir la vérité. Que crains-tu ?

— Je crains de la découvrir, répondit Flambeau.

Le policier rompit brusquement le silence et, d’un ton qu’il s’efforçait vainement de rendre jovial et détaché, il cria :

— Je me demande pourquoi il s’est caché ainsi. Quelque chose de dégoûtant, je suppose. Était-ce un lépreux ?

— Pis que cela, dit Flambeau.

— Et que pouvez-vous imaginer de pire qu’un lépreux ?

— Je ne peux pas me l’imaginer.

Flambeau se mit à bêcher avec une énergie farouche. Mais la tempête avait repoussé bien loin les lourds nuages, qui s’accrochaient aux montagnes comme de la fumée, et révélé des champs de lumière grise, faiblement éclairés par les étoiles, avant qu’il eût dégagé du trou la forme d’un grossier cercueil de bois et qu’il fût parvenu à le hisser sur le sol. Craven s’approcha, armé de sa hache ; un chardon l’effleura et il hésita. S’armant de décision, il frappa le couvercle avec la même énergie que Flambeau avait mise à creuser la fosse. Il l’arracha, et le contenu du cercueil apparut, sous la lumière grise des étoiles.

— Des os, dit Craven. Puis il ajouta : Mais c’est un homme — comme s’il avait prévu tout autre chose.

— Est-il… demanda Flambeau d’une voix incertaine, est-il normal ?

— Selon toute apparence, dit le policier, d’un ton rauque, en se penchant sur le squelette.

Un grand frisson secoua le corps gigantesque de Flambeau.

— Et maintenant que j’y songe, cria-t-il, pourquoi, au nom de toutes les folies, ne serait-il pas normal ? Qu’est-ce qui s’empare de nous dans ces froides, dans ces maudites montagnes ? Ce doit être cette noire, cette absurde monotonie, toutes ces forêts, et surtout une sorte d’horreur de l’inconscient. C’est comme le rêve d’un athée. Des sapins, et encore des sapins, des milliers de sapins.

— Mon Dieu ! cria l’homme, près du cercueil, mais il n’a pas de tête !

Tandis que ses compagnons restaient rigides, le prêtre, pour la première fois, fit paraître son inquiétude et sa surprise.

— Pas de tête ! répéta-t il. Pas de tête ? comme s’il s’était attendu à quelque autre difformité.

Les folles visions d’un enfant sans tête qui serait né à Glengyle, d’un jeune homme sans tête, se cachant dans le château, d’un homme sans tête arpentant ces salles antiques et ce superbe jardin, défilèrent dans leur esprit, comme un panorama. Mais, même en cet instant critique, cette explication ne prit pas racine en eux, et leur sembla absurde. Ils restaient là, comme des animaux épuisés, écoutant bêtement mugir la forêt et hurler le ciel. La pensée leur parut une chose énorme qui avait brusquement échappé à leur étreinte.

— Il y a trois hommes qui ont perdu la tête, autour de ce tombeau, dit le Père Brown.

Le pâle détective londonien ouvrit la bouche pour parler, et resta bouche bée, comme un idiot, tandis qu’un cri prolongé déchirait le ciel. Puis il regarda la hache qu’il tenait en main, comme s’il s’agissait d’un objet étranger, et la laissa tomber.

— Mon Père, dit Flambeau, de cette voix sourde et enfantine qu’il avait dans de rares occasions, mon Père, qu’allons-nous faire ?

La réponse de son ami fut aussi concise, aussi rapide qu’un coup de fusil.

— Dormir ! cria le Père Brown. Dormir ! Nous sommes au bout du chemin. Savez-vous ce que c’est que dormir ? Savez-vous que tout homme qui dort croit en Dieu ? C’est un sacrement, car c’est un acte de foi et une nourriture. Et nous ne pouvons nous passer de sacrement, fût-il naturel. Quelque chose vient de tomber sur nous, qui tombe rarement sur les hommes ; c’est peut-être la chose la plus terrible qui puisse tomber sur eux.

Craven referma la bouche pour demander :

— Que voulez-vous dire ? Il répondit, le visage tourné vers le château :

— Nous avons trouvé la vérité ; et la vérité est absurde.

Il redescendit le sentier d’un pas précipité et téméraire, et, dès qu’ils eurent regagné le château, il se jeta sur son lit comme un chien épuisé se laisse choir dans sa niche.

Malgré l’éloge mystique qu’il avait fait du sommeil, le Père Brown se leva, le lendemain, plus tôt que les autres, hormis le silencieux jardinier. Ses compagnons le trouvèrent, fumant une grosse pipe, et surveillant le travail taciturne de cet expert dans le potager. Dès l’aube, la tempête s’était fondue en une averse torrentielle, et la matinée était d’une fraîcheur exceptionnelle. Le jardinier semblait même avoir causé avec le prêtre, mais, à la vue des détectives, il planta sa bêche, d’un air bougon, dans un parterre et, après avoir fait une vague allusion à son déjeuner, passa entre deux rangées de choux et alla s’enfermer dans la cuisine.

— C’est un homme précieux, dit le Père Brown. Il bêche ses pommes de terre à la perfection. Pourtant, ajouta-t-il avec une charitable indifférence, il a ses défauts ; qui de nous n’en a pas ? Il n’a pas bêché ce carré régulièrement. Là, par exemple, et il frappa du pied un certain point. Cette pomme de terre me rend vraiment perplexe.

— Et pourquoi ? demanda Craven, amusé par la nouvelle marotte du petit homme.

— Elle me préoccupe, répondit-il, parce qu’elle a préoccupé le vieux Gow lui-même. Il a planté sa bêche partout, méthodiquement, sauf ici. Il doit y avoir là une bien grosse pomme de terre.

Flambeau saisit la bêche et creusa impétueusement. Il souleva, sous une motte de terre, quelque chose qui ne ressemblait pas à un tubercule, mais qui semblait plutôt un monstrueux champignon. L’objet rendit, sous la bêche, un son sec, tourna sur lui-même, comme une balle, et leur sourit de toutes ses dents.

— Le comte de Glengyle, dit Brown tristement, en regardant gravement le crâne.

Après un moment de réflexion, il prit la bêche des mains de Flambeau.

— Nous devons le cacher, dit-il, et il ensevelit le crâne à la même place. Puis il inclina son petit corps et son énorme tête sur le manche de la bêche, et cacha son front dans ses mains, comme les hommes font à l’église.

Tous les coins du ciel s’éclairaient de bleu et d’argent. Les oiseaux s’appelaient dans les buissons du jardin ; ils chantaient si haut qu’on eût dit que les buissons eux-mêmes parlaient. Mais les trois hommes restaient silencieux.

— Je donne ma langue au chien, dit enfin Flambeau violemment. Mon cerveau ne peut s’adapter à ce pays-ci, voilà tout. Du tabac à priser, des livres de prière abîmés, et l’intérieur de boîtes à musique, comment voulez-vous…

Brown releva son front contracté et frappa sur le manche de la bêche, avec une intolérance extraordinaire chez lui.

— Oh ! tut, tut, tut ! cria-t-il… tout cela est simple comme bonjour. J’ai compris le tabac, l’horlogerie et le reste, dès que j’ai ouvert les yeux, ce matin. Et, depuis lors, j’ai fait parler le vieux Gow, le jardinier, qui n’est pas si sourd ni si bête qu’il veut le paraître. Il n’y a rien de mal dans tous ces objets dépouillés. Je me suis trompé, au sujet du livre de messe ; il n’y a rien de mal là non plus. Mais c’est ceci qui me tourmente : On ne viole pas innocemment un tombeau, on ne vole pas innocemment un crâne. Il doit encore y avoir de la magie noire là-dessous. Cela ne s’accorde pas avec l’explication du tabac et des bougies.

Et il se mit à marcher, fumant avec humeur.

— Mon ami, dit Flambeau ironiquement, vous devez me ménager et vous souvenir que j’ai été un criminel jadis. Je possédais ce grand avantage de pouvoir toujours inventer l’intrigue moi-même et de la remettre en action, dès que cela me plaisait. Mon impatience française ne supporte pas les lenteurs et les délais que m’inflige ce travail de détective. Toute ma vie, que mon but ait été bon ou mauvais, j’ai toujours agi à l’instant. Je me suis toujours battu en duel, dès le lendemain. J’ai toujours payé comptant. Je n’ai même jamais remis une visite au dentiste…

La pipe du Père Brown lui tomba de la bouche et se brisa en trois fragments, sur le gravier du chemin. Ses yeux roulèrent dans leurs orbites, comme ceux d’un idiot.

— Seigneur, quelle poire je suis, ne cessait-il de répéter. Seigneur, quelle poire !

Enfin, il éclata de rire, comme un homme ivre.

— Le dentiste ! cria-t-il. Six heures dans l’abîme spirituel, et simplement parce que je n’ai jamais songé au dentiste ! Une idée si simple, si belle, si sereine ! Mes amis, nous avons passé la nuit en enfer ; mais le soleil s’est levé, les oiseaux chantent et l’image radieuse du dentiste console le monde.

— J’aurai la clef de ceci, cria Flambeau en s’avançant vers le prêtre, même si je dois employer pour cela toutes les tortures de l’inquisition.

Le Père Brown réprima, à en juger par ses mouvements désordonnés, une violente envie de danser sur la pelouse baignée de soleil, et cria d’une voix lamentable, comme un enfant :

— Oh ! laissez-moi un peu faire la bête. Vous ne savez pas combien j’ai été malheureux. Et je suis certain maintenant que cette affaire ne masque rien de grave. Rien qu’une légère manie, peut-être. Qui pourrait trouver à redire à cela ?

Il tourna sur lui-même, puis fit face à ses compagnons.

— Ceci n’est pas l’histoire d’un crime, dit-il gravement, c’est plutôt l’histoire d’une étrange et tortueuse honnêteté. Nous avons peut-être affaire au seul homme qui n’ait jamais pris plus que son dû. C’est l’étude d’un type gouverné par cette sauvage logique qui a été la religion de sa race.

Ce vieux dicton, se rapportant à la maison de Glengyle

La sève n’est pas plus chère à l’arbre
Que l’or rouge aux Ogilvies.

est vrai au sens littéral comme au sens métaphorique. Il ne veut pas dire seulement que les Glengyle recherchaient la richesse, mais aussi qu’ils accumulaient littéralement de l’or. Ils possédaient une énorme collection d’ornements et d’ustensiles de ce métal. C’étaient, en fait, des avares, dont la manie avait pris cette forme particulière. Si vous tenez compte de ce fait, la présence de tous les objets que nous avons trouvés dans le château s’explique. Des diamants sans les bagues d’or qu’ils ornaient, des bougies sans leurs chandeliers d’or, du tabac extrait de tabatières d’or, des mines de plomb sans leurs crayons d’or, une canne sans son pommeau d’or, des mouvements d’horlogerie sans horloge — ou plutôt sans montre d’or. Et, si insensé que cela puisse paraître, les auréoles et les lettres enluminées ne furent enlevées des vieux missels que parce qu’elles étaient dorées.

Au fur et à mesure que l’absurde vérité se faisait jour, le jardin semblait s’éclairer, et l’herbe grise brillait davantage sous le soleil. Flambeau alluma une cigarette, tandis que son ami continuait :

— Elles furent enlevées, dit le Père Brown, enlevées, non pas volées. Des voleurs eussent fait disparaître ces indices. Ils eussent pris le tabac avec les tabatières, la mine de plomb avec les crayons. Nous avons affaire à un homme dont les scrupules peuvent être étranges, mais qui n’en a pas moins des scrupules. J’ai trouvé ce remarquable moraliste, ce matin, dans son potager et il m’a conté toute l’histoire. Feu Archibald Ogilvie fut peut-être le meilleur homme qui soit né à Glengyle. Mais sa vertu l’aigrit et le rendit misanthrope. Il s’affligea tellement de la malhonnêteté de ses ancêtres qu’il finit par croire que l’humanité entière leur ressemblait. Il se méfiait spécialement de la philanthropie et des dons gratuits d’argent, et il jura que, s’il rencontrait un homme qui ne prît que son dû, il lui léguerait tout l’or de Glengyle. Après avoir lancé ce défi à l’humanité, il s’enferma ici, sans songer le moins du monde qu’elle pût le relever. Un soir, un gamin du village voisin, sourd et l’air hébété, lui apporta un télégramme tardif, et Glengyle, pour lui jouer un tour, lui donna un farthing de cuivre tout neuf. Du moins, il crut avoir fait ainsi, mais, lorsqu’il compta son argent, il retrouva le farthing, mais s’aperçut qu’une pièce d’or de vingt shillings avait disparu. Cet accident fut pour lui un nouveau prétexte d’amères railleries. En tout cas, le garçon manifesterait la vile concupiscence de son espèce. Ou bien, il disparaîtrait comme un voleur avec l’argent, ou bien il le rapporterait vertueusement, dans l’espoir d’une bonne récompense. Au milieu de la nuit, Lord Glengyle fut brusquement réveillé par l’idiot qui l’obligea à lui ouvrir la porte, car il vivait seul. Le gamin lui rapportait non pas la pièce de vingt shillings, mais exactement dix-neuf shillings, onze pence et trois farthings.

L’invraisemblable exactitude de cette action embrasa le cerveau du maniaque. Il jura que, comme Diogène, il avait longtemps cherché un honnête homme, et avait fini par en trouver un. Il fit un nouveau testament que j’ai vu. Il retint le scrupuleux jeune homme dans son château abandonné et en fit son seul serviteur et — d’une curieuse manière — son principal héritier. Cette étrange créature, si peu qu’elle pût comprendre, s’assimila parfaitement les deux idées fixes de son maître : d’abord que la plus scrupuleuse honnêteté importait avant tout, ensuite qu’il devait hériter de l’or des Glengyle. Jusque-là, tout s’explique. Il a dépouillé la maison de tout l’or qui s’y trouvait et ne s’est pas approprié un atome qui ne fût en or, pas même un grain de tabac. Il détacha les feuilles d’or des vieilles enluminures, prenant grand soin de laisser le reste intact. J’avais compris tout cela, mais je ne pouvais comprendre la présence de ce crâne. Cette tête humaine enterrée parmi les pommes de terre m’inquiétait sérieusement. Elle m’avait rempli d’angoisse, lorsque Flambeau me donna le mot de l’énigme.

Tout va bien. Il replacera le crâne dans le cercueil lorsqu’il aura extrait l’or de ses dents.

Lorsque Flambeau gravit la colline, un peu plus tard, il vit, en effet, cet être étrange, ce vertueux avare, bêchant la tombe violée. Son plaid, soulevé par le vent, flottait autour de son cou, et son chapeau haut de forme couronnait sa tête solennelle.