La Cité de Dieu (Augustin)/Livre III/Chapitre XVII

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 59-61).
CHAPITRE XVII.
DES MAUX QUE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE EUT À SOUFFRIR APRÈS LES COMMENCEMENTS DU POUVOIR CONSULAIRE, SANS QUE LES DIEUX SE MISSENT EN DEVOIR DE LA SECOURIR.

Quand la crainte de l’étranger vint à s’apaiser, quand la guerre, sans être interrompue, pesa d’un poids moins lourd sur la république, ce fut alors que le temps de la justice et de la modération atteignit son terme, pour faire place à celui que Salluste décrit en ce peu de mots : « Les patriciens se mirent à traiter les gens du peuple en esclaves, condamnant celui-ci à mort, et celui-là aux verges, comme avaient fait les rois, chassant le petit propriétaire de son champ et imposant à celui qui n’avait rien la plus dure tyrannie. Accablé de ces vexations, écrasé surtout par l’usure, le bas peuple, sur qui des guerres continuelles faisaient peser, avec le service militaire, les plus lourds impôts, prit les armes et se retira sur le mont Sacré et sur l’Aventin ; ce fut ainsi qu’il obtint ses tribuns et d’autres prérogatives. Mais la lutte et les discordes ne furent entièrement éteintes qu’à la seconde guerre punique ». Mais à quoi bon arrêter mes lecteurs et m’arrêter moi-même au détail de tant de maux ? Salluste ne nous a-t-il pas appris en peu de paroles combien, durant cette longue suite d’années qui se sont écoulées jusqu’à la seconde guerre punique, Rome a été malheureuse, tourmentée au dehors par des guerres, agitée au dedans par des séditions ? Les victoires qu’elle a remportées dans cet intervalle ne lui ont point donné de joies solides ; elles n’ont été que de vaines consolations pour ses infortunes, et des amorces trompeuses à des esprits inquiets qu’elles engageaient de plus en plus dans des malheurs inutiles. Que les bons et sages Romains ne s’offensent point de notre langage ; et comment s’en offenseraient-ils, puisque nous ne disons rien de plus fort que leurs propres auteurs, qui nous laissent loin derrière eux par l’éclat de leurs tableaux composés à loisir, et dont les ouvrages sont la lecture habituelle des Romains et de leurs enfants ? A ceux qui viendraient à s’irriter contre moi, je demanderais comment donc ils me traiteraient, si je disais ce qu’on lit dans Salluste : « Les querelles, les séditions s’élevèrent et enfin les guerres civiles, tandis qu’un petit nombre d’hommes puissants, qui tenaient la plupart des autres dans leur dépendance, affectaient la domination sous le spécieux prétexte du bien du peuple et du sénat ; et l’on appelait bons citoyens, non ceux qui servaient les intérêts de la république (car tous étaient également corrompus), mais ceux qui par leur richesse et leur crédit maintenaient l’état présent des choses[1] ». Si donc ces historiens ont cru qu’il leur était permis de rapporter les désordres de leur patrie, à laquelle ils donnent d’ailleurs tant de louanges, faute de connaître cette autre patrie plus véritable qui sera composée de citoyens immortels, que ne devons-nous point faire, nous qui pouvons parler avec d’autant plus de liberté que notre espérance en Dieu est meilleure et plus certaine, et que nos adversaires imputent plus injustement à Jésus-Christ les maux qui affligent maintenant le monde, afin d’éloigner les personnes faibles et ignorantes de la seule cité où l’on puisse vivre éternellement heureux ? Au reste, nous ne racontons pas de leurs dieux plus d’horreurs que ne font leurs écrivains les plus vantés et les plus répandus ; c’est dans ces écrivains mêmes que nous puisons nos témoignages, et encore ne pouvons-nous pas tout dire, ni dire les choses comme eux.

Où étaient donc ces dieux que l’on croit qui peuvent servir pour la chétive et trompeuse félicité de ce monde, lorsque les Romains, dont ils se faisaient adorer par leurs prestiges et leurs impostures, souffraient de si grandes calamités ? où étaient-ils, quand Valérius fut tué en défendant le Capitole incendié par une troupe d’esclaves et de bannis ? Il fut plus aisé à ce consul de secourir le temple qu’à cette armée de dieux et à leur roi très-grand et très-excellent, Jupiter, de venir au secours de leur libérateur. Où étaient-ils, quand Rome, fatiguée de tant de séditions et qui attendait dans un état assez calme le retour des députés qu’elle avait envoyés à Athènes pour en emprunter des lois, fut désolée par une famine et par une peste épouvantables ? Où étaient-ils, quand le peuple, affligé de nouveau par la disette, créa pour la première fois un préfet des vivres ; et quand Spurius Mélius, pour avoir distribué du blé au peuple affamé, fut accusé par ce préfet devant le vieux dictateur Quintius d’affecter la royauté et tué par Servilius, général de la cavalerie, au milieu du plus effroyable tumulte qui ait jamais alarmé la république ? Où étaient-ils, quand Rome, envahie par une terrible peste, après avoir employé tous les moyens de salut et imploré longtemps en vain le secours des dieux, s’avisa enfin de leur dresser des lits dans les temples, chose qui n’avait jamais été faite jusqu’alors, et qui fit donner le nom de Lectisternes[2] à ces cérémonies sacrées ou plutôt sacrilèges ? Où étaient-ils, quand les armées romaines, épuisées par leurs défaites dans une guerre de dix ans contre les Véiens, allaient succomber sans l’assistance de Camille, condamné depuis par son ingrate patrie ? Où étaient-ils, quand les Gaulois prirent Rome, la pillèrent, la brûlèrent, la mirent à sac ? Où étaient-ils, quand une furieuse peste la ravagea et enleva ce généreux Camille, vainqueur des Véiens et des Gaulois ? Ce fut durant cette peste qu’on introduisit à Rome les jeux de théâtre, autre peste plus fatale, non pour les corps, mais pour les âmes. Où étaient-ils, quand un autre fléau se déclara dans la cité, je veux parler de ces empoisonnements imputés aux dames romaines des plus illustres familles[3], et qui révélèrent dans les mœurs un désordre pire que tous les fléaux ? Et quand l’armée romaine, assiégée par les Samnites avec ses deux consuls, aux Fourches-Caudines, fut obligée de subir des conditions honteuses et de passer sous le joug, après avoir donné en otage six cents chevaliers ? Et quand, au milieu des horreurs de la peste, la foudre vint tomber sur le camp des Romains ? Et quand Rome, affligée d’une autre peste non moins effroyable, fut contrainte de faire venir d’Épidaure Esculape à titre de médecin, faute de pouvoir réclamer les soins de Jupiter, qui depuis longtemps toutefois faisait sa demeure au Capitole, mais qui, ayant eu une jeunesse fort dissipée, n’avait probablement pas trouvé le temps d’apprendre la médecine ? Et quand les Laconiens, les Brutiens, les Samnites et les Toscans, ligués avec les Gaulois Sénonais contre Rome, firent d’abord mourir ses ambassadeurs, mirent ensuite son armée en déroute et taillèrent en pièces treize mille hommes, avec le préteur et sept tribuns militaires ? Et quand enfin le peuple, après de longues et fâcheuses séditions, s’étant retiré sur le mont Aventin, on fut obligé d’avoir recours à une magistrature instituée pour les périls extrêmes et de nommer dictateur Hortensius, qui ramena le peuple à Rome et mourut dans l’exercice de ses fonctions : chose singulière, qui ne s’était pas encore vue et qui constitua un grief d’autant plus grave contre les dieux, que le médecin Esculape était alors présent dans la cité ?

Tant de guerres éclatèrent alors de toutes parts que, faute de soldats, on fut obligé d’enrôler les prolétaires, c’est-à-dire ceux qui, trop pauvres pour porter les armes, ne servaient qu’à donner des enfants à la république. Les Tarentins appelèrent à leur secours contre les Romains Pyrrhus, roi d’Épire, alors si fameux. Ce fut à ce roi qu’Apollon, consulté par lui sur le succès de son entreprise, répondit assez agréablement par un oracle si ambigu que le dieu, quoi qu’il arrivât, ne pouvait manquer d’avoir été bon prophète. Cet oracle, en effet, signifiait également que Pyrrhus vaincrait les Romains ou qu’il en serait vaincu[4], de sorte qu’Apollon n’avait qu’à attendre l’événement en sécurité. Quel horrible carnage n’y eut-il point alors dans l’une et l’autre armée ? Pyrrhus toutefois demeura vainqueur, et il aurait pu dès lors expliquer à son avantage la réponse d’Apollon, si, peu de temps après, dans un autre combat, les Romains n’avaient eu le dessus. À tant de massacres succéda une étrange maladie qui enlevait les femmes enceintes avant le moment de leur délivrance. Esculape, sans doute, s’excusait alors sur ce qu’il était médecin et non sage-femme. Le mal s’étendait même au bétail, qui périssait en si grand nombre qu’il semblait que la race allait s’en éteindre. Que dirai-je de cet hiver mémorable où le froid fut si rigoureux que les neiges demeurèrent prodigieusement hautes dans les rues de Rome l’espace de quinze jours et que le Tibre fut glacé ? si cela était arrivé de notre temps, que ne diraient point nos adversaires contre les chrétiens ? Parlerai-je encore de cette peste mémorable qui emporta tant de monde, et qui, prenant d’une année à l’autre plus d’intensité, sans que la présence d’Esculape servît de rien, obligea d’avoir recours aux livres sibyllins, espèces d’oracles pour lesquels, suivant Cicéron, dans ses livres sur la divination[5], on s’en rapporte aux conjectures de ceux qui les interprètent comme ils peuvent ou comme ils veulent ? Les interprètes dirent donc alors que la peste venait de ce que plusieurs particuliers occupaient des lieux sacrés, réponse qui vint fort à propos pour sauver Esculape du reproche d’impéritie honteuse ou de négligence. Or, comment ne s’était-il trouvé personne qui s’opposât à l’occupation de ces lieux sacrés, sinon parce que tous étaient également las de s’adresser si longtemps et sans fruit à cette foule de divinités ? Ainsi ces lieux étaient peu à peu abandonnés par ceux qui les fréquentaient, afin qu’au moins, devenus vacants, ils pussent servir à l’usage des hommes. Les édifices mêmes qu’on rendit alors à leur destination pour arrêter la peste, furent encore depuis négligés et usurpés par les particuliers, sans quoi on ne louerait pas tant Varron de sa grande érudition pour avoir, dans ses recherches sur les édifices sacrés, exhumé tant de monuments inconnus. C’est qu’en effet on se servait alors de ce moyen plutôt pour procurer aux dieux une excuse spécieuse qu’à la peste un remède efficace.

  1. Ce passage a été emprunté sans nul doute par saint Augustin à la grande histoire de Salluste, et probablement au livre i. (Voyez plus haut le ch. 18 du livre ii.)
  2. Lectisternium, de lectus, lit, et sterno, étendre, dresser.
  3. Suivant Tite-Live (livre viii, ch. 18), il y eut 178 matrones condamnées pour crime d’empoisonnement, parmi lesquelles les deux patriciennes Cornelia et Sergia.
  4. Saint Augustin cite l’oracle en ces termes : Dico te, Pyrrhe, Romanos vincere posse.
  5. Livre ii, ch. 54.