La Cité de Dieu (Augustin)/Livre III/Chapitre XVIII

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 61-62).
CHAPITRE XVIII
DES MALHEURS ARRIVÉS AUX ROMAINS PENDANT LA PREMIÈRE GUERRE PUNIQUE SANS QU’ILS AIENT PU OBTENIR L’ASSISTANCE DES DIEUX.

Et durant les guerres puniques, lorsque la victoire demeura si longtemps en balance, dans cette lutte où deux peuples belliqueux déployaient toute leur énergie, combien de petits États détruits, combien de villes dévastées, de provinces mises au pillage, d’armées défaites, de flottes submergées, de sang répandu ! Si nous voulions raconter ou seulement rappeler tous ces désastres, nous referions l’histoire de Rome. Ce fut alors que les esprits effrayés eurent recours à des remèdes vains et ridicules. Sur la foi des livres sibyllins, on recommença les jeux séculaires, dont l’usage s’était perdu en des temps plus heureux. Les pontifes rétablirent aussi les jeux consacrés aux dieux infernaux, que la prospérité avait également fait négliger. Aussi bien je crois qu’en ce temps-là la joie devait être grande aux enfers, d’y voir arriver tant de monde, et il faut convenir que les guerres furieuses et les sanglantes animosités des hommes fournissaient alors aux démons de beaux spectacles et de riches festins. Mais ce qu’il y eut de plus déplorable dans cette première guerre punique, ce fut cette défaite des Romains dont nous avons parlé dans les deux livres précédents et où fut pris Régulus ; grand homme auquel il ne manqua, pour mettre fin à la guerre, après avoir vaincu les Carthaginois, que de résister à un désir immodéré de gloire, qui lui fit imposer des conditions trop dures à un peuple déjà épuisé. Si la captivité imprévue de cet homme héroïque, si l’indignité de sa servitude, si sa fidélité à garder son serment, si sa mort cruelle et inhumaine ne forcent point les dieux à rougir, il faut dire qu’ils sont d’airain comme leurs statues et n’ont point de sang dans les veines.

Au reste, durant ce temps, les calamités ne manquèrent pas à Rome au dedans de ses murailles. Un débordement extraordinaire du Tibre ruina presque toutes les parties basses de la ville ; plusieurs maisons furent renversées tout d’abord par la violence du fleuve, et les autres tombèrent ensuite à cause du long séjour des eaux. Ce déluge fut suivi d’un incendie plus terrible encore ; le feu, qui commença par les plus hauts édifices du Forum, n’épargna même pas son propre sanctuaire, le temple de Vesta, où des vierges choisies pour cet honneur, ou plutôt pour ce supplice, étaient chargées d’alimenter sa vie perpétuellement. Mais alors il ne se contentait pas de vivre, il sévissait, et les vestales épouvantées ne pouvaient sauver de l’embrasement cette divinité fatale qui avait déjà fait périr trois villes[1] où elle était adorée. Alors le pontife Métellus, sans s’inquiéter de son propre salut, se jeta à travers les flammes et parvint à en tirer l’idole, étant lui-même à demi brûlé, car le feu ne sut pas le reconnaître. Étrange divinité, qui n’a seulement pas la force de s’enfuir, de sorte qu’un homme se montre plus capable de courir au secours d’une déesse que la déesse ne l’est d’aller au sien. Aussi bien si ces dieux ne savaient pas se défendre eux-mêmes du feu, comment en auraient-ils garanti la ville placée sous leur protection ? et en effet il parut bien qu’ils n’y pouvaient rien du tout. Nous ne parlerions pas ainsi à nos adversaires, s’ils disaient que leurs idoles sont les symboles des biens éternels et non les gages des biens terrestres, et qu’ainsi, quand ces symboles viennent à périr, comme toutes les choses visibles et corporelles, l’objet du culte subsiste et le dommage matériel peut toujours être réparé ; mais, par un aveuglement déplorable, on s’imagine que des idoles passagères peuvent assurer à une ville une félicité éternelle, et quand nous prouvons à nos adversaires que le maintien même des idoles n’a pu les garantir d’aucune calamité, ils rougissent de confesser une erreur qu’ils sont incapables de soutenir.

  1. Troie, Lavinie et Albe.