La Cité de Dieu (Augustin)/Livre III/Chapitre XVI

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 58-59).
CHAPITRE XVI.
DE ROME SOUS SES PREMIERS CONSULS, DONT L’UN EXILA L’AUTRE ET FUT TUÉ LUI-MÊME PAR UN ENNEMI QU’IL AVAIT BLESSÉ, APRÈS S’ÊTRE SOUILLÉ DES PLUS HORRIBLES PARRICIDES.

Ajoutons à cette époque celle où Salluste assure que Rome se gouverna avec justice et modération, et qui dura tant qu’elle eut à redouter le rétablissement de Tarquin et les armes des Étrusques. En effet, la situation de Rome fut très-critique au moment où les Étrusques se liguèrent avec le roi déchu. Et c’est ce qui fait dire à Salluste que si la république fut alors gouvernée avec justice et modération, la crainte des ennemis y contribua plus que l’amour du bien. Dans ce temps si court, combien fut désastreuse l’année où les premiers consuls furent créés après l’expulsion des rois ! Ils n’achevèrent pas seulement le temps de leur magistrature, puisque Junius Brutus força son collègue Tarquin Collatin à se démettre de sa charge et à sortir de Rome, et que lui-même fut tué à peu de temps de là dans un combat où il s’enferra avec l’un des fils de Tarquin[1], après avoir fait mourir ses propres enfants et les frères de sa femme comme coupables d’intelligence avec l’ancien roi. Virgile ne peut se défendre de détester cette action, tout en lui donnant des éloges. À peine a-t-il dit :

« Voilà ce père, qui, pour sauver la sainte liberté romaine, envoie au supplice ses enfants convaincus de trahison »,

qu’il s’écrie aussitôt :

« Infortuné, quelque jugement que porte sur toi l’avenir ! »

C’est-à-dire, malheureux père en dépit des louanges de la postérité. Et, comme pour le consoler, il ajoute :

« Mais l’amour de la patrie et une immense passion de gloire triomphent de ton cœur[2] ».

Cette destinée de Brutus, meurtrier de ses enfants, tué par le fils de Tarquin qu’il vient de frapper à mort, ne pouvant survivre au fils et voyant le père lui survivre, ne semble-t-elle pas venger l’innocence de son collègue Collatin, citoyen vertueux, qui, après l’expulsion de Tarquin, fut traité aussi durement que le tyran lui-même ? Remarquez en effet que Brutus était, lui aussi, à ce qu’on assure, parent de Tarquin ; seulement il n’en portait pas le nom comme Collatin. On devait donc l’obliger à quitter son nom, mais non pas sa patrie ; il se fût appelé Lucius Collatin, et la perte d’un mot ne l’eût touché que très-faiblement ; mais ce n’était pas le compte de Brutus, qui voulait lui porter un coup plus sensible en privant l’État de son premier consul et la patrie d’un bon citoyen. Fera-t-on cette fois encore un titre d’honneur à Brutus d’une action aussi révoltante et aussi inutile à la république ? Dira-t-on que :

« L’amour de la patrie et une immense passion de gloire ont triomphé de son cœur ? »

Après qu’on eut chassé Tarquin le Superbe, Tarquin Collatin, mari de Lucrèce, fut créé consul avec Brutus. Combien le peuple romain se montra équitable, en regardant au nom d’un tel citoyen moins qu’à ses mœurs, et combien, au contraire, Brutus fut injuste, en ôtant à son collègue sa charge et sa patrie, quand il pouvait se borner à lui ôter son nom, si ce nom le choquait ! Voilà les crimes, voilà les malheurs de Rome au temps même qu’elle était gouvernée avec quelque justice et quelque modération. Lucrétius, qui avait été subrogé en la place de Brutus, mourut aussi avant la fin de l’année. Ainsi, Publius Valérius, qui avait succédé à Collatin, et Marcus Horatius, qui avait pris la place de Lucrétius, achevèrent cette année funeste et lugubre qui compta cinq consuls : triste inauguration de la puissance consulaire !

  1. Arons. (Voyez Tite-Live, lib. II, cap. 2-8.)
  2. Enéide, livre vi, vers 820-823.