La Cité de Dieu (Augustin)/Livre II/Chapitre XX

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 38).
CHAPITRE XX.
DE L’ESPÈCE DE FÉLICITÉ ET DU GENRE DE VIE QUI PLAIRAIENT LE PLUS AUX ENNEMIS DE LA RELIGION CHRÉTIENNE.

Mais qu’importe aux adorateurs de ces méprisables divinités, aux ardents imitateurs de leurs crimes et de leurs débauches, que la république soit vicieuse et corrompue ? Qu’elle demeure debout, disent-ils ; que l’abondance y règne ; qu’elle soit victorieuse, pleine de gloire, ou mieux encore, tranquille au sein de la paix ; que nous fait tout le reste ? Ce qui nous importe, c’est que chacun accroisse tous les jours ses richesses pour suffire à ses profusions continuelles et s’assujétir les faibles. Que les pauvres fassent la cour aux riches pour avoir de quoi vivre, et pour jouir d’une oisiveté tranquille à l’ombre de leur protection ; que les riches fassent des pauvres les instruments de leur vanité et de leur fastueux patronage. Que les peuples saluent de leurs applaudissements, non les tuteurs de leurs intérêts, mais les pourvoyeurs de leurs plaisirs ; que rien de pénible ne soit commandé, rien d’impur défendu ; que les rois s’inquiètent de trouver dans leurs sujets, non la vertu, mais la docilité ; que les sujets obéissent aux rois, non comme aux directeurs de leurs mœurs, mais comme aux arbitres de leur fortune et aux intendants de leurs voluptés, ressentant pour eux, à la place d’un respect sincère, une crainte servile ; que les lois veillent plutôt à conserver à chacun sa vigne que son innocence ; que l’on n’appelle en justice que ceux qui entreprennent sur le bien ou sur la vie d’autrui, et qu’au reste il soit permis de faire librement tout ce qu’on veut des siens ou avec les siens, ou avec tous ceux qui veulent y consentir ; que les prostituées abondent dans les rues pour quiconque désire en jouir, surtout pour ceux qui n’ont pas le moyen d’entretenir une concubine ; partout de vastes et magnifiques maisons, des festins somptueux, où chacun, pourvu qu’il le veuille ou qu’il le puisse, trouve jour et nuit le jeu, le vin, le vomitoire, la volupté ; qu’on entende partout le bruit de la danse ; que le théâtre frémisse des transports d’une joie dissolue et des émotions qu’excitent les plaisirs les plus honteux et les plus cruels. Qu’il soit déclaré ennemi public celui qui osera blâmer ce genre de félicité ; et si quelqu’un veut y mettre obstacle, qu’on ne l’écoute pas, que le peuple l’arrache de sa place et le supprime du nombre des vivants ; que ceux-là seuls soient regardés comme de vrais dieux qui ont procuré au peuple ce bonheur et qui le lui conservent ; qu’on les adore suivant leurs désirs ; qu’ils exigent les jeux qui leur plaisent et les reçoivent de leurs adorateurs ou avec eux ; qu’ils fassent seulement que ni la guerre, ni la peste, ni aucune autre calamité, ne troublent un état si prospère ! Est-ce là, je le demande à tout homme en possession de sa raison, est-ce là l’empire romain ? ou plutôt, n’est-ce pas la maison de Sardanapale, de ce prince livré aux voluptés, qui fit écrire sur son tombeau qu’il ne lui restait plus après la mort que ce que les plaisirs avaient déjà consumé de lui pendant sa vie ? Si nos adversaires avaient un roi comme celui-là, complaisant pour toute débauche et désarmé contre tout excès, ils lui consacreraient, je n’en doute pas, et de plus grand cœur que les anciens Romains à Romulus, un temple et un flamine.