La Cité de Dieu (Augustin)/Livre II/Chapitre XIX

La Cité de Dieu
Texte établi par RaulxL. Guérin & Cie (Œuvres complètes de Saint Augustin, tome XIIIp. 37-38).
CHAPITRE XIX.
DE LA CORRUPTION OÙ ÉTAIT TOMBÉE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE AVANT QUE LE CHRIST VÎNT ABOLIR LE CULTE DES DIEUX.

Voilà donc comment la république romaine, « changeant peu à peu, de belle et vertueuse qu’elle était, devint laide et corrompue ». Et ce n’est pas moi qui le dis le premier ; leurs auteurs, dont nous l’avons appris pour notre argent, l’ont dit longtemps avant l’avénement du Christ. Voilà comment depuis la ruine de Carthage, « les antiques mœurs, au lieu de s’altérer insensiblement, s’écoulèrent comme un torrent : tant le luxe et la cupidité avaient corrompu la jeunesse ! » Où sont les préceptes donnés au peuple romain par ses dieux contre le luxe et la cupidité ? et plût au ciel qu’ils se fussent contentés de se taire sur la chasteté et la modestie, au lieu d’exiger des pratiques indécentes et honteuses auxquelles ils donnaient une autorité pernicieuse par leur fausse divinité ! Qu’on lise nos Écritures, on y verra cette multitude de préceptes sublimes et divins contre l’avarice et l’impureté, partout répandus dans les Prophètes, dit le saint Évangile, dans les Actes et les Épîtres des Apôtres, et qui font éclater à l’oreille des peuples assemblés non pas le vain bruit des disputes philosophiques, mais le tonnerre des divins oracles roulant dans les nuées du ciel. Les païens n’ont garde d’imputer à leurs dieux le luxe, la cupidité, les mœurs cruelles et dissolues qui avaient si profondément corrompu la république avant la venue de Jésus-Christ ; et ils osent reprocher à la religion chrétienne toutes les afflictions que leur orgueil et leurs débauches attirent aujourd’hui sur elle. Et pourtant, si les rois et les peuples, si tous les princes et les juges de la terre, si les jeunes hommes et les jeunes filles, les vieillards et les enfants, tous les âges, tous les sexes, sans oublier ceux à qui s’adresse saint Jean-Baptiste[1], publicains et soldats, avaient soin d’écouter et d’observer les préceptes de la vie chrétienne, la république serait ici-bas éclatante de prospérité et s’élèverait sans effort au comble de la félicité promise dans le royaume éternel ; mais l’un écoute et l’autre méprise, et comme il s’en trouve plus qui préfèrent la douceur mortelle des vices à l’amertume salutaire des vertus[2], il faut bien que les serviteurs de Jésus-Christ, quelle que soit leur condition, rois, princes, juges, soldats, provinciaux, riches et pauvres, libres ou esclaves de l’un ou de l’autre sexe, supportent cette république terrestre, fût-elle avilie, fût-elle au dernier degré de la corruption, pour mériter par leur patience un rang glorieux dans la sainte et auguste cour des anges, dans cette république céleste où la volonté de Dieu est l’unique loi.

  1. Luc iii, 12.
  2. Saint Augustin paraît ici faire allusion au passage célèbre d’Hésiode sur les deux voies contraires du vice et de la vertu. Voyez les Œuvres et les Jours, vers 285 et seq. — Comp. Xénophon, dans les Mémorables, livre ii, ch. 2, § 21, où se trouve la fable de Prodicus.