La Campagne avec Thucydide/Chapitre II

Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 49-78).

CHAPITRE II

L’HISTOIRE

L’histoire, telle que la propose l’exemple de Thucydide, unit et fait servir l’un à l’autre deux caractères qui, semble-t-il, s’excluent : la plus grande exactitude matérielle et la plus grande généralité. D’ailleurs, quand on croit qu’elles s’excluent, c’est qu’on ne pense pas à l’art, qui les implique au contraire toutes deux et emploie rigoureusement l’une à la perfection de l’autre. Dans les arts plastiques, l’homme n’est typique que s’il est vrai. Cherchez le vrai à l’exclusion absolue du type, vous avez le Musée Grévin ; cherchez le type à l’exclusion du vrai, vous avez l’académisme. Le beau est une combinaison de ces deux éléments comme l’eau et l’air sont une combinaison de deux gaz.

L’histoire de Thucydide tient sa place éminente dans les monuments de la beauté grecque : elle n’échappe pas aux lois de la beauté, elle les confirme au contraire et les expose lisibles sur son visage sérieux. La dernière chose d’ailleurs à laquelle il pensait était bien, comme Pascal lorsqu’il écrivait ses fragments, la beauté. Mais elle résultait nécessairement de sa double recherche du vrai et du type. Et le type lui-même résultait nécessairement de la façon dont il cherchait le vrai. Il y a entre ces termes un certain ordre irréversible, un mouvement qui constitue la ligne vivante de l’histoire. L’historien n’arrive pas plus au beau et au type, s’il les cherche avant tout et pour eux-mêmes, que l’homme, — selon l’observation banale — n’arrive au bonheur s’il cherche expressément le bonheur. Il ne saurait y avoir pour lui d’autre directive consciente et méthodique que la recherche du vrai.

Néanmoins, dans le principe même et la texture continue de l’histoire tels que les ont conçus après Thucydide tous les anciens, on discerne, comme les cotylédons dans la graine, l’idée de deux vérités, l’une plus orientée vers le fait, l’autre plus orientée vers le type, — deux ordres de l’histoire comme il y a deux ordres de l’architecture, et l’histoire de Thucydide formant comme l’Acropole d’Athènes la perfection de cette beauté sexuée. La première chez Thucydide s’exprime par les récits, et la seconde par les discours.

Le récit sobre, musclé, où chaque phrase porte un fait, repose sur une attention et un travail prodigieux. D’Hérodote à Thucydide la vraie critique historique est née. On se représente volontiers Hérodote après ses voyages écrivant son histoire à Delphes, centre de la sagesse grecque, et à Athènes, centre du mouvement grec, arrondissant en charmant langage les récits artistes, ingénieux et bien composés qu’on lui apporte, ainsi que Froissart à la cour de Richard II et de Gaston Phébus. Thucydide est plus difficile. Comme Bacon pour mettre la nature à la question, il a dû se faire un art d’interroger les témoins.

Le tableau de la vie intérieure d’Athènes dans les premières années de la guerre, alors qu’il y vivait comme un des hommes considérables de la République, et ce même tableau à l’époque de l’expédition de Sicile, alors qu’il le recomposait du dehors avec les renseignements qu’il colligeait, ne diffèrent nullement en vraisemblance, en intensité, en profondeur. On sent que dès le début il a, comme il le laisse entendre, lié partie avec cette guerre, connu que sa destinée lui était consubstantielle.

Le récit de Thucydide nous donne l’idée parfaite de ce qu’on pourrait appeler la vérité narrative, c’est-à-dire de ce qu’on obtient de pur dès qu’on a éliminé le pathétique, le plaidoyer, l’oratoire, le dramatique. Je pense en ce moment aux plus beaux récits de l’histoire, à ceux qui laissent dans le souvenir la plus ineffaçable empreinte : le bûcher de Crésus dans Hérodote, la mort de Pompée dans Plutarque, l’arrivée d’Agrippine à Brindes dans Tacite, la mort du grand Dauphin dans Saint-Simon, les Cent jours dans les Mémoires d’Outre-tombe, la chute de Jacques II dans Macaulay, le 9 Thermidor dans Michelet, ce sont des tableaux admirablement composés et mouvementés, mais on sent dans leur mouvement et dans leur texture que le travail de l’auteur leur est incorporé. Cette grande histoire décorative et tragique procède d’un goût moitié oriental et moitié grec, moitié poétique et moitié historique. Le père de l’histoire est aussi et surtout le père de l’art historique, et sa narration a fait école plus que celle de Thucydide. Mais quand on passe de cette narration et de celles qui en procèdent aux récits de Thucydide, il semble qu’on passe d’une fleurissante et féminine chair d’Orient à la chair musclée, lisse et dorée de soleil, sans graisse et sans sueur, d’un jeune lutteur olympique. On se sent placé au centre du nu, à l’antipode exact de cette philosophie des habits, que construisent dans leur Nord le Germain Teufelsdrœck et l’Écossais Carlyle. Si nous parlons style, la phrase de Thucydide n’est pas nue à la manière de la phrase aisée d’Hérodote ou de la phrase limpide de Xénophon. Elle est nue puissamment, à la façon de ces marbres du ve siècle dont notre œil sent le poids de muscles et d’entrailles, nue comme eux avec son chargement intérieur de faits, d’idées, d’antithèses, d’ellipses et de ruptures, cette diagonale qui à six lignes de distance fait répondre la saillie d’un genou au mouvement d’une épaule, nue aussi par cette exclusion des images, cette absence de métaphores, non seulement dans les phrases, mais dans les mots, cette abstraction qui ne fait qu’un avec l’action comme la couleur dorée de midi ne fait qu’un avec la vibration de la lumière. Les batailles de l’expédition de Sicile, la bataille d’Amphipolis (V, 10), la bataille de Mantinée (V, 70), tracées avec la précision d’un peintre hollandais, ramassent dans le plus court espace un mouvement vivant, une sorte de schème dynamique réel donné pour l’éternité. Au VIIIe livre le récit compliqué, jamais embrouillé, des affaires de Samos et des intrigues qui s’y entrecroisent rappelle le mouvement clair et subtil de la Chartreuse de Parme. Une seule fois peut-être le récit a pris une forme oratoire, a revêtu ce qu’on pourrait appeler la grande tenue de l’histoire : c’est lorsque l’expédition de Sicile quitte le Pirée. À ce point culminant du tableau, à ce moment décisif où le plateau plus léger des destinées d’Athènes va s’abaisser irrévocablement, l’historien atteint sans effort son ton le plus grave et le plus large, laisse apparaître sa puissance dans une détente rapide de la discipline qui la ramasse et la contracte.

Ainsi un homme cherchant uniquement le vrai et le trouvant intégralement, le reste lui est donné par surcroît. C’est par l’intensité même de sa réaction contre l’Iliade que la Guerre du Péloponèse nous paraît équilibrer l’Iliade. Alors qu’Hérodote s’engage avec joie, vieil Ionien à la robe traînante, à la cigale d’or, dans le grand chemin homérique, Thucydide, comme Platon, mais pour d’autres raisons que lui, méprise les poètes habitués à amplifier et à embellir (I, 10). Il sait isoler dans Homère les matériaux qui peuvent être utilisés par l’histoire. Évidemment il croit à l’existence d’Homère et à la guerre de Troie, et il n’a pas tort : nous savons que Troie fut prise et brûlée antérieurement au siècle homérique, et nous ne pensons plus que l’Iliade se soit faite toute seule, ou ait été trouvée dans le chou populaire comme nous le chantaient mère l’Oye ou père Loup (je veux dire Auguste Wolf). Mais dans la discussion critique que Thucydide fait des données homériques, tout se passe comme si le siège de Troie était un épisode secondaire. La présence des Grecs en Ionie est avant tout une dispersion ; « la nécessité de se procurer des vivres les contraignit à cultiver les terres et à courir le pays ». L’histoire aujourd’hui suit la direction indiquée par Thucydide : cette dispersion en laquelle consiste précisément la colonisation ionienne, elle l’étend dans l’espace en constatant une colonisation sporadique qui va jusqu’à Chypre, et dans la durée en la répartissant sur plus d’un siècle. De même il nous conduit à penser (I, 12) que le retour des Grecs ainsi que leur départ est surtout une étiquette mise sur les migrations du monde hellénique.

Il y a ainsi une opposition harmonieuse entre la vérité historique telle qu’elle résulte de Thucydide et la vérité esthétique telle que la comprend un poète. L’historien disperse comme le poète concentre. Le génie d’Homère, comme on l’a dit cent fois, consiste à avoir choisi dans l’histoire du siège de Troie un épisode type, la colère d’Achille, ou plutôt la querelle d’Achille et d’Agamemnon, à s’être servi de cet épisode type pour exprimer tout l’intérêt dramatique du siège de Troie et de son histoire de dix ans, tout le cycle de sentiments qui peuvent animer sous le regard de dieux vivants une humanité virile et guerrière. À l’extrémité de cette direction on trouve la tragédie classique et ses trois unités. L’interprétation historique des données homériques consiste chez Thucydide à détendre dans l’espace et à diluer dans la durée ce tableau concentré, à en conserver les éléments qui intéressent toute la guerre de Troie, à conserver de la guerre de Troie ceux qui intéressent les côtes grecques d’Asie Mineure et les migrations de peuples, de cette histoire des siècles anciens ce qui intéresse l’histoire totale de la Grèce dont il va conter un épisode nouveau, et, à la limite de cette histoire grecque et de cet épisode, ce qui doit intéresser éternellement l’histoire humaine, le κτῆμα ἐς ἀεί.

Le sujet de l’Iliade est une discorde intérieure embranchée sur un conflit de peuples. La guerre troyenne est complétée par la guerre d’Agamemnon et d’Achille, mais en réalité cette guerre et cette querelle, expression du même homme passionné, bouillonnement du même θυμός, puisent leur vie aux mêmes racines. Comme la mort de Patrocle et la déférence d’Agamemnon apaisent pour un temps la querelle d’Achille et du roi des rois, la mort d’Hector et la soumission de Priam apaisent pour un temps la querelle d’Achille et de Troie. Une seule réalité : les passions de la nature humaine, et, ces passions une fois posées, posées aussi les deux formes intérieure et extérieure de la guerre, nourries l’une de l’autre et balancées l’une par l’autre, et commençant et se terminant sur le même thème. La guerre du Péloponèse est construite sur les mêmes rythmes et prise sous une figure analogue dans l’art de Thucydide. Le vieux procès hellénique, le conflit de la Grèce et de l’Orient, tel que l’ont connu Homère et Hérodote, est arrêté par un conflit intérieur, le duel d’Athènes et de Sparte. Dans Athènes la lutte contre Sparte est enrayée, la victoire compromise et empêchée par la lutte des partis, la bataille entre la démocratie impérialiste et inconstante et l’oligarchie pacifique et tortueuse. La colère d’Achille, qui amène Hector la flamme à la main sur les vaisseaux des Grecs, se retrouve, avec des causes et des effets et une nature pareils, dans la trahison d’Alcibiade, principe de la ruine d’Athènes. Ce n’est point là un hasard, mais bien les moments divers d’une même nature hellénique qui s’explicite dans la poésie et l’histoire sous des figures analogues. Comme les veines du marbre ébauchent dans la matière la forme de la statue, la « chose de toujours » est esquissée dans cette réalité pérenne, dans cette cité spirituelle dont Homère a bâti les temples et que l’histoire peuple de ses maisons, de ses marchés, de ses foules.

La réalité a fourni à Thucydide exactement le cas privilégié que le génie poétique avait su extraire de la guerre troyenne. De là sa joie d’intelligence devant la grandeur, l’importance et la signification de sa guerre, à laquelle il semble que toute l’histoire grecque aboutisse ; et si, comme le dit Mallarmé, tout existait pour aboutir au livre, la guerre n’aurait été que l’intermédiaire nécessaire entre l’histoire et le livre de Thucydide. Si l’histoire d’Hérodote est pleine de l’inspiration delphique, celle de Thucydide paraît écrite dans l’idée d’Olympie. Il semble que le stade d’Olympie lui-même prépare tout à cette lutte suprême des deux athlètes frottés d’huile, Athènes et Lacédémone. Et plus tard l’auteur des Parallèles comprendra de même l’histoire des Grecs et celle des Romains comme des jeux dans un stade idéal pour la perfection du type humain. « Je voyais, dit Thucydide, les deux nations au faîte de leur puissance, et le reste des Grecs prenant parti pour l’un ou l’autre ou en formant le projet ». Tout se dispose ainsi pour une lice où la Destinée organise à Thucydide une place de spectateur privilégié. Cette lice est d’ailleurs une figure de la racine élémentaire du génie grec : l’opposition ou l’harmonie, la lutte ou l’accord de deux éléments, de deux modes, le dorien et l’ionien, qui font la vie d’Athènes, la vie de la Grèce, la vie du classicisme gréco-romain. L’histoire les dépose bruts, élémentaires et frais dans Thucydide, lorsque la poussière de la lutte retombe et laisse apparaître les puissances idéales de cette lutte, Lacédémone fournissant avec Brasidas cette statue du héros qui sera répétée avec quelques variantes dans Callicratidas, Agésilas, Épaminondas, et qui passera par Xénophon et Plutarque dans les musées des types humains, Athènes donnant le belvédère d’intelligence d’où est pensée la nature héroïque et politique.

Là est le premier aboutissement, la première fleur cristallisée de la vérité historique : la vérité de l’homme. Il n’arrive que très rarement à Thucydide de porter un jugement : les appréciations, les épithètes de son livre tiendraient en une demi-page, et pourtant ses protagonistes, Périclès, Cléon, Nicias, Alcibiade, Démosthène, Archidamas et Brasidas, dessinés au simple trait comme par un maître des vases à figures rouges, demeurent réels, vivants, posés comme chez un romancier par les faits, par la narration elle-même. Évidemment, il ne faut pas demander à ce dessin au trait le relief d’un Tacite ou d’un Saint-Simon. Ce relief, en nous détournant de la narration, en nous appesantissant sur un individu, romprait l’un des équilibres intérieurs qui font le ton de Thucydide.

La connaissance des hommes demeurant assez politique pour se fondre avec la texture du récit et ne comportant pas par conséquent la saillie de ces « portraits », qui sont le triomphe de notre xviie siècle et de nos historiens modernes, la connaissance des causes restera assez vivante et assez humaine pour s’unir avec les pensées et les paroles des hommes au moment où ils prennent les décisions qui ont donné son cours à l’histoire. De là les discours dont Hérodote ne fait qu’un emploi accidentel et que Thucydide le premier (peut-être sous l’influence de son maître Antiphon) attache à l’histoire comme une de ses pièces essentielles.

Les discours, aujourd’hui, ne nous paraissent plus cadrer avec l’histoire, parce qu’ils ne sont pas vrais. Et Thucydide nous prévient qu’aucun de ceux qu’il publie ne constitue une reproduction exacte. Il s’en est tenu au vraisemblable, en se rapprochant du vrai le plus possible, mais ce plus possible ne va peut-être pas très loin. En tout cas, si nous voulons doser exactement cette vérité, nous restons en plein mystère. Quelle trace écrite, précise laissaient les discours prononcés à la tribune aux harangues, du temps de Thucydide ? On ne sait. Il semble difficile d’admettre que lorsque Périclès ou Alcibiade étaient à la tribune, dans une circonstance grave, il ne se trouvât personne pour écrire au moins l’essentiel de leurs propos. Et pourtant ni les textes, ni même leur résumé, n’étaient conservés dans les archives de l’État, et ces archives, assez légères, se réduisaient dans les cités grecques à des documents diplomatiques et à des comptes financiers.

Peut-être touchons-nous là un des faits cruciaux de la culture grecque. Les Grecs ont agi sur l’humanité par leurs livres, et même la Grèce, à partir d’Alexandrie, n’a existé pleinement et authentiquement que pour l’homme des livres. Il y a une Grèce idéale qui a pour Acropole, depuis les Ptolémées, la Bibliothèque et le Musée. D’autre part, quand, en nous traînant sur ces deux béquilles de la Bibliothèque et du Musée, nous essayons d’atteindre le centre vivant de la Grèce à sa grande époque, nous voyons en elle tout le contraire d’une civilisation écrite. Les civilisations écrites nous les trouvons dans les Empires orientaux, et surtout dans l’Égypte, cette plaque tournante du monde ancien, et il est nécessaire que nous les y trouvions : l’unité d’un empire étendu ne peut se faire que par une bureaucratie, une écriture, une place grandissante attribuée à l’homme de l’administration, au scribe, à côté et bientôt au-dessus de l’homme de la conquête, du chef militaire. Dès qu’elle est conquise par lui l’Égypte conquiert son vainqueur, perse, grec, romain, en lui donnant l’idée du scribe. Les « yeux » et les « oreilles » de Darius, les archivistes d’Alexandrie, les scrinia d’Auguste et de Tibère, les mektoubdjï turcs descendent également de ce scribe accroupi, admirable vivant qui, placé aujourd’hui au milieu d’une salle du Louvre, s’établit idéalement, comme son noyau ou son armature, au centre de l’État ancien ou moderne. En même temps que le pouvoir temporel, le pouvoir spirituel vit dans cette catégorie de l’écrit, du mektoub. Chez l’Égyptien, le Juif, le Perse, le Musulman, la vie religieuse supérieure consiste à apprendre par cœur de l’écriture. La division mahométane des religions en religion du vrai livre, qu’il faut adopter, religions à livre, juive et chrétienne, qu’il faut tolérer, religions sans livres qu’il faut exterminer, répond bien à la pensée profonde de l’Orient.

Or la Grèce est par excellence la civilisation sans livres. Elle n’aboutit jamais à l’écrit que contrainte et forcée, et avec une mauvaise conscience. L’exemple de son livre fondamental, les poèmes homériques, est caractéristique. On ne croit plus guère aujourd’hui qu’Homère ait ignoré l’écriture, et l’on sourit un peu de cet argument qui paraissait naguère décisif, que ni l’Iliade ni l’Odyssée n’en font mention. C’est que l’écriture paraissait à un État, à un public et à un poète d’alors, chose négligeable et sans éclat. Autant il était beau de montrer un aède comme Démodocus dans la splendeur de sa fonction, débitant devant les princes en s’accompagnant sur la lyre des poèmes magnifiques, autant il eût semblé ridicule de le mettre au jour avec le souffleur docile qu’eût été un rouleau de papyrus. Aujourd’hui encore le poète « chante », il n’écrit pas. L’écriture pour elle-même est toujours restée indifférente aux Grecs, ils n’y ont vu qu’un signe. Rien de pareil chez eux à cette science de l’écriture qui fait le fond de la civilisation des Chinois et qui est au principe de leur peinture. Jamais ils n’ont été tentés par la beauté lapidaire, spacieuse et durable des hiéroglyphes égyptiens, n’ont essayé d’en faire passer quelque chose dans leurs inscriptions, gribouillis qu’écrasent de si haut les belles inscriptions romaines. Ils ont emprunté leur écriture aux marchands phéniciens, quelque chose de simplifié, de rapide, de commercial, employé à la notation du moment. L’art du beau livre, la calligraphie, n’apparaissent en Orient et en Occident qu’avec le livre sacré. Évangile ou Coran. L’art des Arabes consistera surtout en cela, les Grecs ont mis de l’art dans tout, excepté dans cela.

Il y a un texte célèbre du Phèdre sur lequel on voit pivoter tout cet ordre d’idées. La répugnance du Grec pour une civilisation du livre s’y exprime en plein.

Platon y reproche à l’écriture exactement ce que M. Bergson reproche au langage, dont les Idées sont une hypostase. Et le langage visuel, ligoté par l’écriture, auquel notre pensée du platonisme est aujourd’hui incorporée, ne ressemble pas à ce langage fluide, auditif, qu’il déposa à regret sur la cire de ses tablettes, et qui sentait la pensée comme le miel de ruche sent les fleurs. Platon, dont le sens est ici d’une merveilleuse finesse, flaire l’ennemi dans la direction d’où en effet il viendra. Le platonisme tel que nous le comprenons aujourd’hui, tel que l’exorcise M. Bergson lorsqu’il déclare que nous naissons tous platoniciens, c’est-à-dire philosophes d’une philosophie marquée par le péché originel de la spatialité, c’est bien ce platonisme immobilisé, momifié, lié par les bandelettes de Thot : quel autre nom donner à celui de Zeller ou à l’extraordinaire Ideenlehre de Natorp ? Mais en ramenant vers sa direction contraire, vers la parole inécrite le dialogue socratique, peut-être le verrions-nous renaître à la vie de porteur de flamme, et le platonisme lui-même éclairé de sa lumière vivante.

On conçoit dès lors comme naturel que les Grecs, bien que la gloire de l’orateur fût chez eux la plus enviée, se soient peu souciés de noter par écrit les discours prononcés dans leurs assemblées. L’essentiel du discours était son action, et l’orateur n’avait de raison d’être que par cette action : c’est un des sens du mot de Démosthène sur les trois qualités de l’orateur. Le type du parleur professionnel et spécialisé, aussi florissant dans les États modernes que celui du bureaucrate, était déjà né pourtant dans les villes de Sicile, mais le mépris que l’on professe pour lui à Lacédémone est partagé en somme jusqu’à Thucydide par les Athéniens de bon goût. La reproduction tachygraphique exacte des discours ne peut apparaître, comme à l’époque de Démosthène, que dans un milieu où les parleurs professionnels constituent une corporation considérée, et où leur parole toute nue est recueillie en son détail comme de la graine d’oracle. En France, pour un vieux parlementaire, le régime de l’inquisition, des oubliettes et des paysans qui battaient aux grenouilles n’est rien à côté de celui qui, sous le scélérat du Deux Décembre, réduisait à un résumé de quelques lignes dans le Moniteur les discours prononcés au Corps Législatif. La souveraineté des parlementaires s’épanouit dans l’affichage comme celle des militaires dans l’éclat des revues ou celle du clergé dans la pompe des processions. Mais les Grecs, à leur grande époque, estimaient que lorsque la parole a fait son effet de parole, elle a rempli tout son rôle et qu’il n’y a plus rien à lui demander. Tout changera au ive siècle, au temps de Démosthène, d’Eschine, de Lycurgue. L’influence d’Isocrate, maître du discours écrit, précurseur de l’hellénisme cosmopolite et livresque, aura passé par là.

Si l’idéal de Thucydide avait été de publier autant que possible les discours dans leur texte exact, rien ne lui était plus facile. Il nous dit qu’il s’est mis au travail dès le début de la guerre, comptant bien qu’il abordait un sujet qui surpasserait en intérêt celui d’Hérodote. S’il avait tenu à posséder les discours réels il les aurait fait noter par un assistant qu’il eût payé : c’eût été le moindre des frais que dût lui coûter son histoire, et peut-être après tout avait-il en effet quelques documents de ce genre, analogues à ceux sur lesquels Xénophon écrivit les Mémorables, qui ne sont sûrement pas imaginés par lui. Mais cette besogne de critique et de grammairien est étrangère à l’Athènes de cette époque. Voici, je crois, quel est l’ordre d’idées où se meut naturellement Thucydide. Le grand inconvénient de l’écriture c’est, comme le dit Platon, qu’elle est irrévocable, qu’elle n’admet plus les modifications, l’assouplissement, la végétation de la vie, qu’elle arrête la pensée comme la mort en un visage définitif. Elle comporte donc un germe de fausseté, puisqu’elle immobilise le vivant et que la vie c’est la mobilité. Un discours sténographié, c’est-à-dire dépouillé de son action, de son magnétisme, de l’auditoire qui l’inspire et qu’il inspire, de son mouvement, n’est pas plus reproduit au vrai qu’un homme ou un cheval qui courent ne sont reproduits au vrai par une photographie instantanée : ceux-ci ne sont reproduits au vrai que par un artifice propre à une certaine technique de l’expression, sculpture ou peinture, et il existe, pour reproduire au vrai un discours, une technique analogue, contemporaine de la grande sculpture attique, et qui apparaît à la fois avec des caractères semblables dans ces trois fruits sur la même branche que sont les discours de Thucydide, les entretiens socratiques, et la tragédie athénienne.

Le mot de Thucydide : « J’ai écrit ces discours à la manière dont il me semblait que leurs auteurs auraient parlé pour dire ce qui était le plus à propos » (I, 22), conviendrait aussi bien aux dialogues de Platon et à la tragédie de Sophocle. Mais plus précisément, de même que la sculpture a pour objet de réaliser l’idée claire ou plutôt l’idée lumineuse du corps humain, la tragédie, le dialogue et le discours réalisent avec leurs moyens propres, en la même lumière, la première l’idée de la destinée humaine, le second l’idée de la recherche philosophique, et le dernier l’idée de cause historique. Et tous trois sont amenés à employer les mêmes procédés qui comportent deux temps : abstraire cette idée, et la faire vivre par des hommes.

L’idée de la destinée tragique, c’est-à-dire la mise face à face, en pleine clarté, de l’homme et des puissances dont il dépend, est offerte aux Grecs par leur histoire légendaire. Les récits touchant les familles divines, héroïques ou royales fournissent un schéma, un motif musical, et l’œuvre du poète tragique consiste à donner à ce schéma, à ce motif une durée réelle, marquée et mesurée par des rythmes, constituée par la vie sous le masque dionysiaque de personnages de chair et d’os : de la scène, ces personnages se relient par le plan incliné du chœur à la foule qui les écoute, à l’humanité qui les encadre et les délègue. Le récit épique, l’épopée homérique animaient dans leur tableau cette même idée de la destinée : mais la tragédie attique naît de l’effort pour la sortir de cette gangue, pour la réaliser sous forme de personnes, pour mener à bien, parallèlement à la sculpture, l’œuvre propre de la vie hellénique, la création intégrale de l’homme.

De l’exposé philosophique au dialogue, le pas est le même que de l’épopée à la tragédie. L’exposé présente l’idée de la recherche philosophique, de la découverte du vrai dans son être et son résultat, et non dans son devenir et son progrès, sa durée et sa vie. Le dialogue donne au contraire à cette idée toute la nature humaine, l’incorpore à des hommes, à un protagoniste surtout, Socrate, autour duquel elle succède et se meut comme l’action tragique.

L’idée de cause naturelle est poussée, du temps de Thucydide, à sa haute et pleine conscience par le génie de Démocrite à qui les philosophes et les médecins d’Ionie ont ouvert la voie ; mais Thucydide, le premier à notre connaissance, l’applique aux faits de l’histoire. Pour trouver un exposé didactique de causes naturelles historiques, il faudra attendre jusqu’à Polybe. L’exposé chez Thucydide est réduit à son minimum. Les causes des événements c’est la nature humaine, τὸ ανθρώπειον, et cette nature Thucydide, comme le poète tragique et comme l’auteur de dialogues, l’incorpore à des hommes, la met en scène dans sa durée vivante et l’acte même de son humanité : de là les discours.

Dès lors le discours n’apparaît nullement comme un genre faux. Dans les cités grecques où le pouvoir appartenait à l’assemblée du peuple, les causes directes des événements, de la guerre elle-même et des modalités de la guerre, ce sont les décisions des assemblées. Ces assemblées se décident par des passions qu’éclairent des motifs, par des motifs qui soutiennent des passions. Ces passions sont épousées, gouvernées, ces motifs sont exposés, par des orateurs, dont la fonction est de classer et d’éclairer ce que chacun dans l’assemblée pourrait sentir ou penser obscurément. Le rôle des orateurs en face de la foule est analogue au rôle du chœur tragique ; ils sont chargés devant les événements politiques, comme le chœur devant les événements tragiques, d’exprimer la pensée passionnée, réfléchie ou juste de la foule. Seulement cette pensée, au lieu de se résoudre comme sur le théâtre en terreur et en pitié, se prolonge en action. L’orateur monté sur sa tribune voit ou est censé voir plus haut que la foule. Mais à son tour l’historien, pour qui l’assemblée a un recul, l’événement un passé, la décision un fruit, voit plus haut et plus loin que l’orateur. Son optique n’est pas la même, ne peut pas être la même. L’orateur provoque à l’action, l’historien veut exprimer les causes de cette action. L’orateur anime les passions pour faire agir ; l’historien, qui voit l’action dans le passé, non dans l’avenir, ne peut que traverser cette action pour remonter aux passions et à l’intelligence, c’est-à-dire à la connaissance et au groupement des causes. Il attachera dès lors au discours de l’orateur son maximum de causalité, d’explication, de lumière, il se servira de l’orateur pour parler à son lecteur. Il tiendra compte que l’orateur est entré dans l’histoire. Il verra derrière la foule de l’assemblée qui l’écoute une autre foule, amenée, elle, par l’historien lui-même, et qui est la foule des lecteurs, de ceux qui veulent comprendre, apercevoir sous l’accidentel le permanent et l’humain. Le discours de l’orateur en passant à l’histoire s’incorpore à un ordre nouveau, prend place dans une durée historique ; parole mobile qui ne devait pas être fixée par l’écriture, il continue, comme la parole de Socrate dans le dialogue platonicien, à marcher jusqu’à l’historien qui l’arrête, et dans ce trajet il a vécu, développé ses puissances, achevé son mouvement. Il ne saurait à ce moment de la durée paraître le même qu’à un moment précédent.

Je songe ici surtout à certains discours essentiels de Thucydide, aux trois discours de Périclès avant et pendant la guerre, au discours de Nicias avant l’expédition de Sicile. Il est évident que, dans une mesure légère et subtile, Thucydide incorpore à ces discours sa propre connaissance de l’issue de ces guerres. Périclès et Nicias mettent précisément les Athéniens en garde contre ce qui s’est réalisé en effet, et il est à croire que, s’ils tombent si juste, c’est qu’ils parlent par la bouche d’un prophète du passé qui est l’auteur.

Soit, dira-t-on. Mais le parti eût été plus franc si Thucydide, n’attribuant à ses personnages rien qu’ils n’eussent expressément dit, avait pris à son compte toutes ces vues de causalité historique, s’était constitué lui-même, et non l’orateur, délégué de la postérité. C’est en suivant ce chemin qu’on arrive à faire dire au roi Édouard III : Et maintenant partons pour la guerre de Cent Ans ! — Est-ce sûr ?

Précisément parce que nos historiens modernes prêtent en style impersonnel, dans une sorte de discours indirect, librement, des pensées à leurs personnages et des causes aux événements, ils le font avec une indépendance, une imagination, des probabilités hasardeuses, extrêmement éloignées de la prudence à laquelle Thucydide se croit tenu lorsqu’il prétend prêter à chacun le langage le mieux accordé aux circonstances où il se trouve placé. L’obligation de faire parler son personnage, de le faire vivre dans les limites de la vraisemblance constitue un frein rigide et utile, assure un moyen terme entre ces deux nécessités contradictoires : ne prendre comme motif déterminant la conduite d’un personnage que ce qui était connu effectivement par lui, incorporer aux motifs de sa décision ce que nous savons de l’issue de l’événement. Nous savons que Bismarck a voulu après Sadowa ménager l’Autriche et dans toute sa carrière garder l’entente avec la Russie. Un Thucydide moderne, en se tenant le plus près possible des paroles authentiques, composerait aujourd’hui deux discours pour appuyer et expliquer ces deux lignes de conduite, s’attacherait à n’y garder que l’essentiel des raisons qui ont pu conduire Bismarck, et son but serait triple : donner par ces paroles mêmes une idée vivante et réelle de Bismarck, ne rien lui prêter qu’il n’ait pensé ou pu évidemment penser, imprimer à cet ensemble de raisons un mouvement qui le fasse descendre vers l’avenir que Bismarck ne connaissait pas et qui est pour nous du passé. Aucun autre procédé ne permettrait aussi économiquement et aussi puissamment que le discours la concentration, l’équilibre et l’harmonie de ces trois éléments.

Les discours marquent chez Thucydide les causes vivantes des événements historiques, les causes éprouvées par une sensibilité, animées par une passion, incorporées à la parole et à l’action d’un homme qui modèle une foule résistante ou docile. Mais au-dessus de ces discours prononcés par les personnages de l’histoire il y a un discours général dans lequel ils sont pris, qu’aucun d’eux ne peut tenir et que tient l’historien lui-même : c’est celui qui développe l’ensemble de la guerre, celui où les causes ne sont plus incorporées à des personnages, à des passions, à des discours, mais dégagées et formulées au-dessus des individus et des cités, comme des lois de la nature humaine. Là paraît à l’état géométrique et pur ce schéma de la causalité historique, aussi neuf chez Thucydide que le schéma mathématique chez Pythagore, le schéma métaphysique chez Parménide, le schéma physique chez Démocrite.

Et, dans la mesure où le mot schéma a un sens quand il s’agit du dessein poétique, que le schéma de la poésie dans Homère. Précisément la façon dont Thucydide (I, 9) comprend les causes de la guerre de Troie nous apporte un exemple du schéma historique opposé à la genèse poétique. La guerre du Péloponèse a posé entre les cités grecques, et au sommet de l’histoire grecque, le problème de l’hégémonie. C’est à la lumière de sa guérie que Thucydide considère la guerre de Troie, comme à la lumière de 1914 nous voyons plus clair dans les guerres de la Révolution, de Louis XIV, de Charles-Quint, et le problème principal lui paraît celui-ci : les Grecs devant Troie étant commandés par le roi de Mycènes, Mycènes devait être en Grèce la puissance prépondérante. Quelles étaient les causes de cette prépondérance ?

Thucydide ne veut pas que nous la révoquions en doute sous prétexte qu’on ne trouve rien de grand dans la Mycènes abandonnée de son époque. Si Lacédémone et Athènes, dit-il, subissaient le même sort, la postérité qui les jugerait sur leurs ruines croirait la puissance de Lacédémone bien inférieure et celle d’Athènes supérieure du double à ce qu’elles sont réellement. La puissance réelle d’une cité (δυνάμεις) ne correspond pas à son apparence (ὄψεις). L’hégémonie de Mycènes était donc possible. Était-elle réelle ?

L’historien rejette comme une raison poétique la légende des serments que Tyndare, avant de donner sa fille au frère d’Agamemnon, fait prêter à tous les prétendants. Il cherche la réalité derrière ces apparences : la réalité est qu’on ne se fait obéir que si on est le plus fort, et le roi de Mycènes a commandé à la Grèce parce qu’il disposait des deux ressources en lesquelles la guerre du Péloponèse montre clairement l’essentiel de la force, à savoir de l’argent et une flotte, la puissance financière et la puissance maritime. D’après les traditions les plus vraisemblables la puissance des Pélopides leur vint des trésors apportés d’Asie en des pays pauvres (ἐς ανθρώπους ἀπόρους). D’autre part des textes d’Homère désignent Agamemnon comme un prince possédant une marine puissante. Il fournit des vaisseaux aux Arcadiens, et il règne sur des îles nombreuses. Or on ne règne pas sur des îles nombreuses si on n’a pas de marine. La puissance qui se trouvait alors à la tête de la coalition hellénique était donc la plus riche en or et en vaisseaux. Ainsi l’Empire Athénien a deux principes : les mines du Laurium et du Pangée, la force maritime créée par Thémistocle. Lacédémone ne le vaincra pour un temps que par les trésors des Perses et en constituant une confédération de peuples maritimes. La loi formulée implicitement par Thucydide à propos de la guerre de Troie et de la guerre du Péloponèse gouverne aussi exactement les guerres modernes. La tête d’une coalition est constituée nécessairement par la plus grande puissance financière et maritime, même si elle n’est pas la plus grande puissance politique : la petite Hollande est à la tête des coalitions européennes contre Louis XIV, l’Angleterre à la tête des coalitions contre la France en 1793 et l’Allemagne de 1914. Thucydide a vu le même κτῆμα ἐς ἀεί que l’Américain Mahan.

Si une coalition se forme ce sera donc autour de la plus grande puissance financière et maritime ou contre elle. Mais quand une coalition se formera-t-elle ? Et le problème est important, puisque coalition signifie menace ou réalité de guerre générale. Le livre de Thucydide, étiologie et psychologie d’une guerre générale, demeure aussi actuel que tous ceux d’aujourd’hui.

Thucydide a compris que la guerre de Péloponèse (et 1914 répète 431) était née automatiquement de la mise en présence et de la rivalité de deux systèmes d’alliances, et que les causes profondes, les vraies racines de cette guerre ne s’étudiaient qu’avec la genèse de ces deux systèmes.

Les peuples s’allient par crainte d’un danger ; le danger fédérateur qui a fait sortir les cités grecques de leur isolement et de leurs haines locales c’est le grand roi. Avant les guerres médiques, « les Grecs ne se groupaient pas sous le commandement des grandes cités, ni ne se réunissaient d’eux-mêmes pour des expéditions communes » (I, 15). Les guerres médiques donnent donc au monde grec le sentiment de sa solidarité d’intérêts contre les Barbares, et, après la victoire, cette solidarité doit subsister pour défendre au moins les Ioniens et les îles libérées contre les Perses. De là la nécessité d’alliances. « Lorsque les Grecs, par leur union, eurent repoussé le Barbare, ils ne tardèrent pas à se diviser entre Athènes et Lacédémone, tant ceux qui avaient été délivrés du joug du Roi que ceux qui avaient combattu ensemble, car ces deux cités avaient paru puissantes entre toutes, l’une sur terre, l’autre par ses vaisseaux. Pendant quelque temps elles marchèrent d’accord, puis elles se brouillèrent et entrèrent en lutte, soutenues par leurs alliés » (I, 18).

Épure géométrique et loi constante : les choses ne peuvent se passer autrement, de par le jeu des passions humaines. Les forces de coalition contre un ennemi survivent à la défaite de l’ennemi et nourrissent au sein même de cette coalition deux coalitions rivales : c’est l’heure alors de Tissapherne et de Talleyrand.

La coalition s’étant formée autour de la plus grande puissance financière et maritime, il arrive que, dès que le but a été atteint, dans cette coalition deux sentiments s’établissent, deux passions jouent : chez cette plus grande puissance, la conscience d’un droit à l’hégémonie, droit fondé sur sa force et sur les services rendus ; chez les autres puissances la défiance soupçonneuse de cette hégémonie, contre laquelle elles tendent à se grouper autour de la plus grande puissance militaire et continentale.

Ainsi la cause essentielle de la guerre c’est la volonté d’hégémonie liée à la plus grande puissance financière et maritime, et qui lui est imposée par son être même, et que ses forces morales sont impuissantes à arrêter. Il n’y a peut-être pas dans le livre de Thucydide de mot qui porte un plus grand poids de vérité historique et qui ouvre une plus grande profondeur de κτῆμα ἐς ἀεί ici que celui qu’il met dans la bouche d’Alcibiade partant pour l’expédition de Sicile : « Nous ne sommes pas libres de modérer à notre gré notre volonté de commander ». C’est le cas de toute puissance essentiellement maritime. L’occupation des Indes a obligé l’Angleterre à s’installer au Cap, puis à Chypre, puis en Égypte, puis en Perse, demain peut-être à Constantinople et à Revel.

Il y a là une sorte d’ἀνάγκη politique qui remplace l’ἀνάγκη théologique d’Hérodote. La guerre est inévitable parce que l’agrandissement continuel de la plus grande puissance maritime est inévitable, parce que la défiance de cet agrandissement et la barrière mise, au moment qui lui semble le plus favorable, par le plus grand état militaire, sont inévitables. On touche les éléments d’Euclide de l’histoire[1].

Telles sont les causes de la guerre. Elles sont données dans une nature humaine, dans une nature politique, dans une nature géographique, c’est-à-dire qu’elles dépassent infiniment telle cause locale et momentanée que l’on est toujours, selon l’idée ou la passion qui nous anime, tenté d’isoler. Mais l’art historique consiste précisément à discerner dans cet organisme de causes, dans cette nature, les membres et les figures que sont les motifs, les responsabilités, les prétextes. Et aujourd’hui l’art de Thucydide peut servir d’école : l’historien de la grande guerre ne le méditera jamais assez, à l’exemple d’Ingres qui dans ses dernières années nourrissait encore en copiant des dessins de Holbein la perfection de son métier.

« Je crois que le véritable motif, et aussi le moins avoué, ce fut l’accroissement de la puissance des Athéniens et la crainte qu’elle inspirait aux Lacédémoniens, les forçant ainsi d’entrer en guerre (ἀναγκάσαι ἐς τὸ πολεμεῖν) : je vais indiquer en outre les prétextes qui furent allégués de part et d’autre pour rompre les traités et passer à l’état de guerre. » (I, 23).

C’est la cause la moins avouée, celle qu’aucun des deux partis ne mettra en avant, puisque, ne faisant pas éclater en évidence l’injustice du parti adverse, elle ne rend rien à la rhétorique des jugements. Mais tous les plans de la causalité sont ménagés avec l’essentiel de leurs rapports dans cette seule phrase synthétique. L’accroissement de la puissance d’Athènes, c’est la volonté d’hégémonie inhérente à l’être d’une puissance maritime. Thucydide ne dit nullement que les Lacédémoniens voulussent cette hégémonie pour eux. Ils croient, eux et leurs alliés, principalement Corinthe, faire une guerre défensive inévitable, et précisément parce qu’ils jugent cette guerre défensive inévitable, ils en choisissent le moment et paraissent dès lors les agresseurs. Ce sont eux qui rompent le traité, déjà tiraillé et distendu par les Athéniens depuis que les affaires de Corcyre et de Potidée avaient commencé. Ils voyaient les Athéniens, tout au moins dans un avenir imminent a commander à la plus grande partie de la Grèce ». (I, 8). Ayant laissé se former l’empire athénien jusqu’au moment où il est devenu une menace pour l’indépendance de toutes les cités « ils se décidèrent à réunir toutes les forces pour l’abattre, si possible » (I, 118).

Dès lors le problème de la responsabilité d’une telle guerre ne se pose pas, ou du moins constitue une coupe arbitraire sur un problème plus général et plus vrai. Ce sont les Lacédémoniens qui ont déclaré la guerre, mais les Athéniens auraient aussi bien pu la déclarer sans que les rapports essentiels reconnus par l’histoire eussent été changés. Les Corcyréens parlent aux Athéniens exactement comme les Corinthiens et les partisans de la guerre parlent aux Lacédémoniens. « Notre affaire à nous, c’est de prendre les devants, nous en offrant et vous en acceptant de nous allier, et de prévenir l’attaque de nos ennemis, plutôt que d’avoir à le repousser » (I, 33). Il y a donc un état de guerre générale virtuelle, où la Grèce vit depuis cinquante ans, état créé par l’extension continuelle de la thalassocratie athénienne et par la formation d’une ligue rivale entre les cités de terre et de mer qui redoutent cette extension ; cette guerre en puissance passe à l’acte offensif du fait de la ligue défensive.

Dans la conception d’Hérodote la cause des grandes guerres était l’ὕβρις humaine. Il transportait dans l’histoire l’idée tragique. Crésus, Cambyse, Xerxès, Pausanias sont conçus par lui comme Œdipe roi par Sophocle : ce sont des puissants ivres de leur bonheur, confiants dans leur chance et qui s’écroulent sous les coups de la destinée. Ainsi, disait Héraclite, le soleil ne transgressera pas ses limites, sinon l’Érynnis l’y ramènerait. L’histoire ourdie par les dieux comme une trame de théâtre met en scène de façon dramatique la suite de ces grands exemples ; la légende suit l’histoire comme une histoire de l’histoire, comme une sœur cadette intelligente et artiste, et l’historien pour entrer dans le cœur de son récit doit se faire une âme imprégnée de sagesse et porteuse du laurier d’Apollon. Le délégué d’Hérodote, le chef de ce chœur des sages qui assistent, pour la contempler, la raconter et la juger, à cette tragédie, c’est Solon d’Athènes à la cour de Crésus. Thucydide continue Hérodote exactement comme l’Essai sur les Mœurs continue le Discours sur l’Histoire universelle. Cette ὕβρις qu’Hérodote élève sur une scène royale pour la faire foudroyer par les dieux, le réalisme et le sang-froid de Thucydide la voient incorporée à l’ordinaire de l’homme et aux nécessités politiques des États. Elle est donnée comme leur puissance de guerre à te thalassocratie athénienne et à la ligue péloponésienne. Elle porte un nom précis : c’est la nature propre de l’homme, l’ἀνθρώπειον. La nature humaine, avec la majoration qu’elle reçoit de la vie politique, voilà la cause suprême derrière laquelle il n’y a plus rien à chercher, pas plus que derrière les atomes de Démocrite.

Cette nature, le Voltaire de l’Essai la mettra en scène pour la railler, pour tirer en elle des fils de marionnettes, découpant d’ailleurs ses marionnettes avec un sens étonnamment limpide du schématisme historique. Thucydide regarde les passions, l’aveuglement, le fanatisme, comme il a regardé la peste, en homme qui en fut atteint lui-même et qui l’a observée pour qu’on la connût mieux, ou comme une suite inévitable de la qualité d’homme et de la le politique, et qu’il est plus sain de comprendre lucidement que de juger précipitamment. La seule marque que l’on a maîtrisé les passions, c’est parler d’elles sans passion.

L’histoire d’Hérodote repose sur ce principe que la vertu est, pour les États comme pour les individus, une force et une sauvegarde. Pour les États comme pour les individus il importe de se concilier la faveur des dieux. Les prêtres de Delphes, patrons de l’historien et administrateurs de cette faveur divine, fournissent à Hérodote les exemples et les anecdotes à l’appui. Crésus a comblé de présents l’oracle d’Apollon. Quand il perd son royaume et sa liberté, il se plaint vivement de l’ingratitude du dieu. Mais l’oracle lui explique que la Lydie aurait dû succomber depuis longtemps, et que c’est précisément en considération de ses présents et de sa piété qu’Apollon a retardé sa chute jusqu’à l’extrême limite. Tel Ulysse, en récompense du bon vin qu’il a fait boire au Cyclope, ne sera mangé que le plus tard possible, — le dernier. À l’époque de Thucydide ces idées sont en faillite, la Pythie, qui a une politique personnelle, est discréditée. Le succès et la chute des cités, vus de près et non plus à travers le voile de pourpre qui transfigurait en tragédie la destinée des monarchies orientales, apparaît sans rapport avec la faveur que doivent les dieux à la piété et à la vertu. Une des raisons qui ont fait choisir Nicias comme chef de l’expédition de Sicile, c’est sa scrupuleuse piété, le grand nombre de devins que sa richesse lui permet d’entretenir, la bienveillance manifeste par laquelle les dieux l’ont jusqu’ici récompensé. Il est vrai qu’on lui adjoint Alcibiade, qui se moquait des dieux et ne manquait point d’ὕβρις. Comme la bonne femme de Montaigne, c’était brûler une chandelle à Saint Michel et une à son serpent. Le malheur de Nicias en Sicile marque l’effondrement de cette conception. Des raisons comme celles que fournit Apollon à Crésus eussent été mal venues. Thucydide appelle simplement Nicias « celui des Grecs de nos jours qui par la réunion de ses vertus méritait le moins cet excès d’infortune » (VII, 86).

Thucydide, comme son temps et plus fortement que lui, a donc pu se convaincre que la paix avec les dieux n’est pas, ainsi que le pensaient tant Hérodote que l’ancienne génération athénienne, une force politique. La Sparte de Lysandre arrivera à la même conviction. Les idées d’Aristide et des vieux Diacriens, celles pour lesquelles vit et meurt Socrate, sont déclassées. Thucydide nous apparaît bien comme un fils de la thalassocratie athénienne par son réalisme et en somme son chrématisme secs. Écoutons-le dans les premières pages de son histoire, où, obligé d’expliquer par des interprétations personnelles une antiquité mal connue, il laisse mieux apparaître ses sentiments propres. Avant Minos, l’état normal de la Grèce est la piraterie sur mer et le brigandage sur terre ; tout le monde vit armé chez les Barbares. Mais plus tard l’ordre naît et les cités environnées de remparts peuvent s’installer sur le bord de la mer. Cet établissement de l’ordre tient pour Thucydide en une phrase : « L’intérêt engagea les faibles à se soumettre aux forts, et les plus puissants par leurs richesses assujettirent les petites cités » (I, 4). Deux causes cyclopéennes, deux puissances brutales établissent le bienfait de l’ordre : la force matérielle et la richesse. La thalassocratie athénienne, héritière de celle de Minos, trouve sa paix et sa guerre, son être et sa ruine, sa vie en somme, dans leur double poursuite.

Thucydide les connut l’une et l’autre, et sans doute les aima l’une et l’autre. Général d’Athènes et maître des mines d’or, conscient de sa claire intelligence, il pensa peut-être un moment, comme Alcibiade mais mieux que lui, les posséder et les mener de front. La fortune clairvoyante distingua les deux destinées, lui enleva la force et lui laissa la richesse. L’histoire, la connaissance des causes, l’idée lumineuse et vivante de la guerre où il n’agissait plus, lui tinrent lieu de ce qu’il perdait. Mais par son opulente fortune, par les revenus que lui apporte l’exploitation de ses mines, il demeure lié à l’Athènes maritime, marchande, inquiète d’expansion, à laquelle s’était déjà attaché, hôte de l’Attique et colon de Thurii, l’ancien Hérodote. L’histoire ne saurait naître comme la philosophie, dans la pensée pure de Thalès, l’austérité de Pythagore et la pauvreté allègre de Socrate. Si éloignée de la commune humanité ce serait pour elle le meilleur moyen d’enfanter des chimères. La destinée qui fait et mûrit les hommes montre également la perfection de son art dans la manière dont elle attache Thucydide à son temps et à sa cité et dans le coup de main dont elle sait l’en détacher. Il est assis comme Macaulay sur toute la force et la richesse d’une thalassocratie, mais il n’en est pas le captif et le serviteur. Les mêmes lois du Criton, qui maintiennent Socrate dans sa prison comme dans le couloir de pierre avant l’investissement de la lumière éternelle, ont déraciné Thucydide (et des lois pareilles déracinent Hérodote, Xénophon, Polybe), l’ont délié sur la route libre et les voies royales de l’intelligence.


  1. Voir, à la fin du volume, la note 1.