La Campagne avec Thucydide/Notes de 1922

Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 261-262).

NOTES DE 1922

1. C’est là une nécessité historique. Mais les nécessités historiques appartiennent au même ordre que les nécessités psychologiques et morales. La liberté humaine s’essaye contre elles, recule leur domaine et finit parfois par les vaincre. À l’heure actuelle (1922), et au lendemain de la grande guerre, il semble que la thalassocratie britannique recule devant la terrible logique intérieure qui l’oblige à s’étendre jusqu’à la distension et à l’éclatement ; on dirait qu’elle se cherche une ossature morale qui lui permette de retourner le mot d’Alcibiade et de dire : « Nous devons être libres de modérer à notre gré notre volonté de commander, de limiter notre plan d’extension. » La conférence de Washington peut marquer une date importante dans l’histoire du monde ; la limitation des armements peut être suivie d’une sorte de doctrine de Monroë planétaire, c’est-à-dire de l’interdiction faite à toute puissance grande ou petite d’étendre désormais son domaine terrestre. L’Angleterre n’en souffrirait guère, étant le beatus possidens. La France encore moins, étant pourvue d’un morceau de planète qui suint largement à sa population stationnaire, et ce pacte international lui fournirait la meilleure garantie contre la revanche allemande. Le Japon ou l’Italie le considéreraient peut-être comme injuste, et n’y souscriraient pas sans peine. Les États-Unis y verraient surtout le bénéfice de la porte ouverte en Chine. Mais, d’une façon générale, on ne peut, semble-t-il, concevoir l’abolition des guerres que sur ce principe, sur une immobilisation définitive de la planète dans sa distribution politique actuelle. Cela s’imagine difficilement. La paix du continent américain lui-même est-elle immuable ? N’est-elle pas un accident heureux dû aux larges ressources de la colonisation intérieure ? Et cependant, quel que soit le poids inévitable des deteriora qu’implique le mot d’Alcibiade, voyons toujours les meliora, et imaginons les propos qu’après son discours eût pu lui tenir Socrate. Retenons aussi, comme un élément utile, que l’intérêt politique et mercantile des deux États anglo-saxons coïncide avec cette clôture humanitaire du Livre d’or, et double allègrement leur conscience chrétienne.

2. Inévitable est excessif. Il n’y a d’inévitable que les nécessités physiques. L’historien doit se mettre en garde contre un automatisme de l’intelligence qui lui fait croire que ce qui est arrivé ne pouvait pas ne pas arriver. Et ici l’idée fausse se double d’une idée dangereuse. Croire que la guerre d’hier était inévitable, c’est être amené à penser que celles de demain le seront aussi, le sont dès aujourd’hui. Maintenant que nous commençons à connaître en détail l’histoire de la dernière semaine de paix en 1914, à entrer dans la conscience des personnages qui furent alors les maîtres de l’heure, nous nous rendons compte de ce qu’aurait pu produire, chez l’un seulement d’une demi-douzaine d’entre eux, la conscience claire du péril et la volonté lucide de l’éviter.

3. Il y aurait lieu peut-être ici à des atténuations. En écrivant ces lignes, je pensais que le dessein de la guerre avait été formé par l’empereur Guillaume et l’archiduc François-Ferdinand. Cette hypothèse, communément acceptée en France pendant la guerre, reste problématique. Dans cette semaine tragique, tous les souverains (Autriche, Allemagne, Russie, Angleterre) nous apparaissent comme des faibles d’esprit, comme des apprentis sorciers, débordés par les événements.