La Campagne avec Thucydide/Chapitre III

Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 79-110).

CHAPITRE III

LA MER

Si on se réfère aux racines homériques, la guerre du Péloponèse est à la fois une Iliade et une Odyssée. Une Iliade par son duel d’Athènes et de Sparte, une Odyssée par sa figure maritime. Et c’est, à la réflexion, ce dernier aspect qui domine, qui lui donne sa plus saisissante analogie avec la guerre de 1914. Elle pose en pleine lumière, avec tous ses traits décisifs, la question de la mer.

Au temps des guerres médiques, la guerre continentale avait été terminée, les questions continentales liquidées, du jour où les Perses avaient été repoussés plus loin que de la Grèce même, au-delà du Bosphore. Lacédémone qui avait pris la tête de cette guerre pensait mettre le point final, déposer le harnais. Il n’en était pas de même de la guerre maritime menée par les Athéniens. Celle-ci ne pouvait que se nourrir d’elle-même, l’activité d’une marine n’ayant pas plus de limites que l’élément sur lequel elle navigue, et qu’engendrer une thalassocratie toujours en quête de tributaires, de comptoirs, de colonies nouvelles. L’inquiétude féconde d’Athènes, l’ardeur perpétuelle à entreprendre, le τί νέον ; de l’action pareil au τί νέον ; de la pensée, sont liés à cette destinée maritime.

Athènes, dans la grande guerre médique, avait eu précisément la fortune de posséder son Ulysse, Thémistocle. Ni Richelieu, ni Pitt, ni Bismarck n’ont joué dans la destinée politique d’un peuple un rôle plus décisif que cet homme. « Le premier il osa dire qu’il fallait se consacrer à la mer ». Il avait achevé Athènes par le Pirée. « Il croyait le Pirée plus important que la ville haute, et souvent il conseillait aux Athéniens, s’ils venaient à être forcés sur terre, de descendre au port sur leurs vaisseaux pour s’y défendre contre tous » (I, 93). Il avait été le créateur de la flotte athénienne, de cette ville de bois qui lorsque Xerxès entra en Grèce sauva Athènes, fut Athènes. Il avait vaincu à Salamine par la πολυτροπία du Laertiade. Il avait relevé en trompant Lacédémone les murailles d’Athènes, constitué en quelques années d’esprit, de labeur, de bonheur foudroyant un empire maritime, et fait de toute la mer Égée la ruche ardente et bleue de l’abeille attique. Puis, comme il était inévitable, il s’était trouvé en butte à la jalousie des dieux. L’historien pouvait conter en pur artiste homérique cette fuite de Thémistocle poursuivi par les envoyés d’Athènes et de Sparte comme Ulysse par la colère de Neptune, et ces scènes dramatiques, le foyer d’Admète, la barque de pêche, le banni qui à Suse demanda au grand roi de reconnaître les bienfaits que tient du vainqueur de Salamine la maison royale de Perse, et cette fin mélancolique de satrape comblé qui a reçu pour son pain et son vin des villes entières d’Orient, mais qui souhaite seulement qu’après sa mort un corps contre lequel l’envie ne s’acharnera plus puisse reposer sur le rivage d’oliviers, de pierre nue et de mer retentissante où naquirent à sa vivante parole les magasins et les murailles du Pirée. Destinée si pleine, si puissamment composée par le génie épique immanent de la Grèce, que Napoléon, en se rendant sur le Bellérophon, s’en est enveloppé comme d’une image inégalée, ainsi qu’il versait sur le roi de Rome l’antique larme du nom d’Astyanax.

C’est un exemple de mutation brusque, analogue si on veut à ceux de la Russie au xviiie siècle et du Japon au xixe. Évidemment des historiens se trouvent toujours pour montrer que ces mutations brusques ne sont qu’apparentes, mais n’exagérons ni dans un sens ni dans l’autre. Quand nous-mêmes changeons, pouvons-nous dire si notre changement est une mutation brusque ou une évolution naturelle ? et puisque les deux raisonnements nous paraissent, lorsqu’il s’agit de nous-mêmes, aussi vraisemblables, que sera-ce lorsqu’il s’agira de faits aussi complexes que ceux de l’histoire ! Mais enfin c’est un fait que la puissance athénienne jaillit tout d’un coup après Mycale, pousse sur le sol, chaud encore de l’incendie, d’une façon aussi miraculeuse que l’olivier sacré.

Dès l’époque de Thémistocle, dès sa rivalité avec Aristide, cette politique maritime et conquérante d’Athènes est liée à la démocratie. Elle a pour elle tous les thètes qui servent sur les vaisseaux, y trafiquent, y ont une solde. Elle a contre elle beaucoup des propriétaires grands et petits, attachés à la constitution de la Grèce en cités, favorables à l’entente avec Sparte et à l’équilibre hellénique.

Ainsi, unie à la démocratie, elle l’est à la richesse mobilière, et, fatalement, à la ploutocratie. L’argent coule abondamment à Athènes, argent des tributaires qui devient argent public, argent des mines, argent du commerce. Avec l’argent, on a tout, le matériel d’abord, les hommes ensuite. Les vaisseaux sont montés en partie par des matelots étrangers. « La puissance des Athéniens est mercenaire bien plus que nationale ». Le jour où la puissance rivale aura à sa disposition les trésors de Tissapherne et de Pharnabaze, on se débauchera ses marins à coup de statères ou de dariques, comme on se débauche ses soldats dans l’Italie de Sforza ou l’Allemagne de Wallenstein.

Démocratie ou ploutocratie paraissent de mauvaises conditions pour s’embarquer dans une guerre décisive, mais les nécessités de la marine viennent juste à point tempérer ce que l’une et l’autre présenteraient de dangereux. La marine a deux exigences, l’une et l’autre peu démocratiques, mais auxquelles doit se soumettre, si elle veut être, une démocratie maritime : c’est la continuité d’efforts et l’unité de commandement.

Périclès, dans le discours que lui prête Thucydide, formule la loi d’après laquelle une marine ne s’improvise pas, se développe dans une durée, exige une tradition serrée et tendue : « Vous-mêmes qui vous êtes appliqués à la science navale depuis les guerres médiques, ne l’avez pas encore amenée à sa perfection… La marine est affaire de pratique, comme le reste ; elle n’admet pas d’être traitée accessoirement et par occasion, mais bien plutôt c’est elle qui n’admet aucune occupation accessoire » (I, 142). La marine relève d’Athéna Ergané. Elle implique, du haut en bas, une qualité particulière de labeur professionnel, une soumission naturelle à la compétence du pilote ou du chef, un enchaînement solide de coutumes contrôlées et de perfectionnement.

La marine donne également à un haut degré le sens de l’unité de direction. Dans la tempête il y a une discipline spontanée autour du pilote, comme à l’agora une anarchie spontanée autour du démagogue. À Salamine l’homme de la mer, Thémistocle, fait autour de lui, dans le plus grand péril, par son coup d’œil et son audace, l’ordre, l’obéissance. Et la constitution de l’empire athénien, avec le peuple-chef qui commande et les peuples tributaires qui sont commandés, réalise une sorte de monarchie, tandis que la ligue péloponésienne, ennemie des démocrates, mais où les grandes cités délibèrent sur le pied d’égalité, présente par là certaine faiblesse démocratique. Périclès, lorsqu’il développe les grandes lignes de la guerre future, fait remarquer que ce qui manquera au Péloponèse ce sera cette unité de direction et d’efforts ; il rend sensibles cette irrésolution et ces intérêts divergents que les Péloponésiens avaient déjà manifestés à Salamine : « N’ayant pas de conseil unique, les Péloponésiens ne peuvent rien exécuter rapidement. Égaux en suffrage et différents en origine, ils poursuivent chacun leur avantage, d’où l’impossibilité de rien achever… Chacun croit que sa négligence importe peu et qu’un autre se débrouillera à sa place ». (I, 141).

Ainsi la ville de bois, avec les nécessités qu’elle implique, est la cheville ouvrière d’Athènes. Toutes les batailles navales que raconte Thucydide mettent en relief l’habileté professionnelle et le courage obstiné des matelots athéniens. Le système du triérarque responsable, pris parmi les riches, et de l’équipage de thètes, ce mélange d’aristocratie et de démocratie navales, donne d’excellents résultats. Mais le jour où la démocratie l’emporte à bord, où la ville de bois devient une cité politique menée par une agora, tout est perdu. Cela commence après l’expédition de Sicile. Les vieux équipages professionnels qui faisaient la force de la marine athénienne sont morts à leur bord, ou sur l’Asinaros, ou dans les Latomies, ou servent là-bas comme esclaves. Il a fallu improviser un personnel nouveau, moins expérimenté, moins discipliné, plus criard. La logique démocratique brise alors la marine en trois coups. Ce sont d’abord les événements de Samos, où la flotte devient une ville de bois insurgée contre le gouvernement de la ville terrestre. C’est ensuite l’affaire des Arginuses, où le peuple, formé en partie de marins débarqués, en envoyant à la mort les généraux qui ont donné la victoire à Athènes, démoralise le commandement et fait tout pour que cette victoire soit la dernière. C’est enfin la journée d’Ægos-Potamos, où Lysandre n’a qu’à cueillir le fruit qui lui est préparé par l’indiscipline des marins athéniens. À ce moment d’ailleurs les équipages nationaux qui avaient composé l’ancienne marine n’existent plus. Athènes comme Lacédémone recrute les siens, avec son argent ou celui des Perses, dans les marchés de mercenaires. La glorieuse histoire de la ville de bois, qui a été de Salamine aux Arginuses, est définitivement close. Mais l’histoire de Thucydide ne traite que de sa période agissante, de son âge héroïque, de sa lutte puissante pour l’hégémonie de la Grèce et de la mer.

Or, en ce temps, si Athènes est une démocratie tempérée par les nécessités d’une marine, la marine athénienne est à son tour lestée plus qu’entravée par de solides attaches terriennes. Évidemment l’opposition subsistera toujours entre les propriétaires dont Aristophane est le porte parole et les hommes de la mer. C’est précisément ce qui fait la différence entre Athènes et une pure place de commerce comme Corinthe. Les grandes puissances maritimes et coloniales sont celles chez qui la vocation de la mer s’éveille après un temps d’isolement insulaire et d’économie rurale. C’est le cas d’Athènes comme celui de l’Espagne, de l’Angleterre et du Japon. Mais comme l’Espagne, et au contraire de l’Angleterre et du Japon, Athènes n’est pas une île. Comme l’Espagne et surtout comme la France, elle est prise un moment entre une destinée maritime et une destinée continentale ; davantage inclinée vers la première que vers la seconde, elle ne connut pas dans la Béotie une Messénie à conquérir.

Les Corinthiens au contraire tiennent dans le Péloponèse une place analogue à celle des Phéniciens dans l’empire perse, à celle que les Grecs obtinrent en Égypte sous la dynastie saïte, à celle que les Vénitiens et les Hollandais remplirent pour les États continentaux de l’Europe centrale. Un peuple continental a besoin chez les anciens de faire un accord avec un peuple maritime, « soit pour l’exportation de ses denrées, soit pour l’échange des produits que la mer fournit au continent » (I, 120). Les Corinthiens ne sont pas, à proprement parler sinon par une chance précaire, thalassocrates, mais courtiers de mer au service lucratif des continentaux.

Ici se pose un des problèmes les plus curieux de la guerre du Péloponèse. Par l’exposé de Thucydide nous savons à n’en pas douter qu’une des causes principales de cette guerre fut la rivalité commerciale, maritime, coloniale de Corinthe et d’Athènes. Nous le savons par son exposé, c’est-à-dire par les faits qu’il raconte, et aussi par notre interprétation des discours, mais non par son énumération des causes de la guerre, puisque celle-là n’y figure pas. C’est par une série de raisonnements et par la comparaison de cette guerre générale avec les guerres générales modernes que nous sommes amenés à regarder comme réelles et capitales ces causes économiques. Et nous nous comportons alors avec le livre de Thucydide à peu près comme Thucydide lui-même s’est comporté avec le récit homérique de la guerre de Troie. Il a cherché derrière les histoires dramatiques de rivalités personnelles et de conflits ethniques une réalité de puissance matérielle et politique, et il a trouvé que la guerre de Troie était une guerre économique et maritime, la plus forte marine se trouvant placée automatiquement, de leur bon gré ou par force, à la tête des Grecs, et portant la guerre là où l’exigeaient les intérêts d’une thalassocratie. Quand Bérard rattache l’importance de Troie et de la guerre de Troie à sa loi des isthmes, il continue à la lumière de la géographie l’explication de Thucydide. Mais voici que Thucydide, ayant mis en lumière cette cause de la guerre de Troie, ne songe point à donner une cause pareille à la guerre contemporaine qu’il raconte et qu’il a suivie vingt-sept ans dans tout son détail. Serait-ce que cette cause n’existe pas ? Mais on reconnaît aujourd’hui qu’elle nous fournit seule un fil conducteur suivi, qu’elle explique seule la politique athénienne, le transfert de la guerre à des points comme Corcyre, Amphipolis, Syracuse. Alors ?

Alors nous sommes simplement en présence d’une des lois ordinaires et nécessaires de l’histoire. De loin, avec le recul du passé, une grande guerre nous apparaît comme nécessaire, et lourde de la même impassible fatalité qu’un accident géologique. C’est une guerre finie, qui a cessé de nous intéresser, que nous ne songeons plus à modifier en idée et que nous acceptons, considérons comme un tout détaché, lointain, achevé. Voilà des conditions favorables pour voir les hommes agis et poussés malgré eux par des causes matérielles, physiques, par celles dont eux-mêmes se doutaient le moins, et qui n’étaient jamais mises en avant. Plus une guerre au contraire est proche de nous, nous intéresse, nous enveloppe, nous retient dans son action survivante et actuelle, et plus nous lui cherchons des motifs humains, psychologiques et moraux. Les expressions de Thucydide (ἀληθεστάτην πρόφασιν, ἀφανεστάτην δὲ λόγῳ) nous montrent qu’il faut déjà un grand effort de détachement, de recul et d’indépendance pour voir la cause principale de la guerre dans la rencontre automatique et fatale de deux puissances, l’une qui s’accroît sans cesse, l’autre qui voit venir vers elle cet accroissement comme une menace. Les causes les plus manifestes, les plus avouées, les plus répétées par l’un des deux partis sont toujours celles qui mettent en lumière les sentiments agressifs et injustes de l’autre. Ce sont celles sur lesquelles s’étendent complaisamment les orateurs dans les discours que leur prête Thucydide, et sur lesquelles ils s’étendaient plus complaisamment encore dans leurs discours réels.

Mais pourquoi Thucydide n’a-t-il pas été jusqu’à cette cause économique, et pourquoi, d’une façon générale, l’explication économique des guerres est-elle une nouveauté qui date de la dernière moitié du xixe siècle ? J’avoue que je n’en saurais donner une explication totale. Sans doute malgré eux les historiens se placent à une sorte de point de vue royal où les besoins économiques sont sous-entendus, où une réalité politique indépendante et qui se suffise à soi-même est comme abstraite et hypostasiée. Voit-on la tragédie politique de Corneille mettant en avant comme motif d’action pour un Nicomède ou un César une question de blé ou de débouché ? L’histoire, qui était aussi un genre noble, gardait quelque chose de cette dignité, et ce n’est sans doute pas une simple coïncidence si elle s’est mise à parler de l’arsenic et des nègres au moment à peu près où le drame romantique les introduisait sur le théâtre. Notons d’ailleurs que bien des pages de l’Essai sur les Mœurs annonçaient ici une transformation de l’histoire, et que c’est vers 1750 que la haute société s’était mise à se passionner pour la question des blés. Il n’en est pas moins vrai qu’il a fallu attendre longtemps pour qu’un Sorel pût donner des guerres générales de l’Empire une explication en partie économique, les concevoir comme une attaque et une défense de la thalassocratie britannique, la lutte à mort d’un système et d’un blocus maritimes contre un système et un blocus continentaux. Mais l’ambition de l’ogre de Corse et le génie infernal de la mercantile Albion apparaissaient de l’un et de l’autre côté comme des causes parfaitement suffisantes, et avec raison, puisque c’était cette eau-de-vie qui remontait le moral des combattants. Aujourd’hui encore on est mal venu dans tous les pays à chercher ailleurs que dans les faits moraux de perversité humaine les causes de ce qui nous affecte dans la guerre et dans la paix. Quand cela sera devenu du vrai passé, ne tiendra profondément personne dans sa chair et son âme, les froides interprétations économiques se lèveront d’elles-mêmes, absorberont tout.

Revenons à Corinthe. Elle a par position la plus ancienne, et, jusqu’à celle d’Athènes la plus florissante des marines grecques. C’est bien l’expansion de cette marine qui, amenant un conflit nécessaire avec celle d’Athènes, engendre le premier prétexte de la guerre. La rivalité d’Athènes et de Corinthe au sujet des bouches de l’Adriatique domine toute la première phase de la guerre du Péloponèse. (Ainsi, de 1840 à 1914, toutes les guerres et les menaces de guerres générales, dans une Europe intéressée tout entière à la mer, naissent originellement de la triple question des trois bouches de la Méditerranée : Constantinople, Suez et le Maroc.) Tout vient ici de la grande expédition entreprise par Corinthe et ses alliés pour fonder une colonie à Épidaure, le futur Dyrrachium, tête de pont des communications entre les terres grecques et les terres italiennes. Ils se trouvent en lutte avec Corcyre, ancienne colonie corinthienne qui a la troisième marine de la Grèce, entend ne pas être absorbée par sa métropole et recherche contre elle l’alliance d’Athènes. La guerre qui embrase le monde entier naît d’une question de bouche maritime. Mais on peut fort bien admettre que cette cause seconde demeure prise dans le grand procès général de la rivalité entre Athènes et Lacédémone, ne pas trop déranger les perspectives d’ensemble de l’étiologie fixée par Thucydide.

Athènes se convertissant entière à une politique maritime, il était naturel et nécessaire que cette politique maritime, comme celle de l’Angleterre, se gouvernât selon quelques rythmes simples. C’est ainsi que, dès le principe, l’Athènes de la guerre du Péloponèse suit les mêmes directions de géographie et d’histoire, de politique et de volonté que l’Athènes des guerres médiques. La conduite que préconise Périclès au début de la guerre est celle que Thémistocle a fait adopter, pour le salut de la Grèce, au moment de l’invasion de Xerxès : laisser l’Attique ouverte à l’ennemi et se confier à la ville maritime. Mais alors la ville maritime n’est plus seulement cette ville aux murailles de bois, la flotte où les Athéniens enfermèrent jadis leur patrie et leurs dieux. Elle comporte avec la flotte tout ce que relie, protège, approvisionne la flotte : les îles tributaires, le Pirée, Athènes, unie au Pirée par les Longs Murs : « Si nous étions insulaires, qu’y aurait-il de plus inexpugnables que nous ? Il faut donc en fait, visant dans nos résolutions le plus possible à cet idéal, que nous abandonnions campagne et maisons pour prendre la seule garde de la mer et de la cité » (I, 143). À peine la guerre a-t-elle commencé qu’au centre de l’histoire grecque et de la Méditerranée orientale, microcosme de l’histoire planétaire et océanique d’aujourd’hui, se posent l’être, l’ambition et les luttes d’une thalassocratie insulaire.

Comme l’a déjà remarqué Thucydide au sujet de l’empire d’Agamemnon (I, 15), îles et flottes s’impliquent. Les îles sont donc nécessairement conquises par les villes grecques pourvues de grandes flottes. Pour garder une île, il suffit d’être maître de la mer, tandis que, pour garder une côte, il faut des forces de terre contre les populations de l’intérieur. C’est l’armée d’Alexandre, et non la flotte d’Athènes, qui donneront définitivement l’Ionie à la Grèce.

Si les flottes servent à conquérir et à tenir les îles, la maîtrise de la mer engage sans cesse à la conquête d’îles nouvelles. Aujourd’hui toutes les grandes îles du globe (sauf celles du Japon) et la plupart des petites appartiennent aux thalassocraties britannique et hollandaise (la presqu’île de l’Inde collée à des chaînes inaccessibles et à des passes surveillées s’est comportée depuis deux siècles comme une île). Aussi les Athéniens finissent-ils par poser ce principe que les îles grecques leur appartiennent de droit. Dans la guerre de Sicile tous les insulaires doriens et ioniens doivent s’armer pour Athènes. Parmi les insulaires voisins du Péloponèse « les Céphaloniens et les Zacynthiens, dit Thucydide, étaient indépendants. Mais comme insulaires il leur fallait accompagner les Athéniens parce que ceux-ci étaient maîtres de la mer » (VII57). Maîtres par conséquent des îles. Les visées sur la grande île de Sicile, drame central de la guerre du Péloponèse, prennent place dans la logique de cette guerre insulaire.

La conquête ou la domination des grandes îles était pour la thalassocratie athénienne une nécessité aussi vitale que l’avait été jadis pour les Spartiates la conquête de la Messénie. Et pour deux raisons : parce que les îles appartiennent de droit à la puissance maîtresse de la mer, parce que ces îles étaient elles-mêmes le siège de marines rivales.

Il y a pourtant une exception curieuse. La Crète a été, aux temps préhomériques, la tête de la grande thalassocratie minoenne ; elle a étendu sur la mer Égée la paix de Minos, elle a mis en relations la Grèce avec l’Égypte et l’Orient. À l’époque de la guerre du Péloponèse, il y a longtemps qu’elle a disparu de l’histoire : c’est une sorte d’Achaïe maritime partagée en cités paisibles qui gardent intacte la vieille discipline dorienne, et qui fourniront à Platon une bonne partie des traits politiques qu’il oppose à ceux de l’État gonflé d’humeurs. Jadis autel central des navigations d’Orient, elle est devenue comme notre Massif Central un môle qui sépare et qui fait s’écouler à part deux écheveaux divergents de routes. La dorisation du pays, son manque de ressources, son intérieur âpre et d’accès difficile, la rareté des relations avec l’Égypte après la conquête perse, en détournèrent sans doute les Athéniens : si l’expédition qu’ils envoyèrent au secours d’Inaros avait réussi, peut-être leur eût-il paru intéressant de prendre pied dans la grande île.

La première grande île que conquiert Athènes, l’Irlande de cette thalassocratie, est naturellement Égine. Mais ce ne fut sans doute pas un hasard si la guerre du Péloponèse trouva sa cause occasionnelle dans les affaires de Corcyre. Corcyre à une marine grecque ouvre la porte de l’Occident, comme la Crète ouvrait la porte de l’Égypte, comme Chypre ouvrira la porte de l’Asie. L’île d’Alcinoüs tenait déjà cette place, ainsi que l’a montré Bérard, au temps de la thalassocratie phénicienne : d’où son importance dans le périple sidonien qui a servi de base à l’Odyssée, Lorsqu’elle devient l’ennemie de Corinthe et passe dans l’alliance d’Athènes, elle rompt définitivement le peu qui pouvait rester d’équilibre entre les deux grandes marines de la Grèce, celle des Athéniens et celle des Corinthiens, elle ouvre à Athènes la route de l’Adriatique et de l’Italie. L’expédition de Sicile n’aurait pu avoir lieu si les Athéniens n’avaient eu à Corcyre une place d’armes et un lieu de rassemblement pour préparer la conquête de la grande île. Et cette conquête devait devenir naturellement l’idée fixe de leur impérialisme maritime.

Lorsque les Athéniens décident de faire la guerre de Corcyre, premier acte de la guerre du Péloponèse, ils se résolvent difficilement, et se déjugent de l’une à l’autre de deux assemblées successives. Il est fâcheux que Thucydide, qui nous donne les discours des Corinthiens et celui des Corcyréens, ne juge pas utile de faire connaître ceux qui furent tenus dans les deux assemblées d’Athènes. Il indique pourtant les deux raisons essentielles qui parurent décisives au parti de la guerre. D’abord « on sentait bien que l’on aurait la guerre avec le Péloponèse : aussi ne voulait-on pas abandonner aux Corinthiens une ville qui possédait une si forte marine. » Ensuite « Corcyre paraissait située favorablement sur la route de l’Italie et de la Sicile » (I, 44). Déjà les Corcyréens, quand ils sollicitaient l’alliance athénienne avaient fait valoir cette raison. « Corcyre, disaient-ils, vous permettra de couper les communications des Péloponésiens avec l’Italie et la Sicile et d’assurer les vôtres » (I, 36).

Mais une troisième raison, exposée dans le discours des Corcyréens, dut sans doute agir fortement sur les politiques de la mer. Elle n’est autre que le principe britannique du two powers standard. « Il y a en Grèce trois marines qui comptent : la nôtre, la vôtre et celle des Corinthiens. Si vous permettez à ces deux dernières de n’en faire qu’une et aux Corinthiens de nous absorber, vous aurez à combattre les Corinthiens et les Corcyréens réunis ». C’est une réflexion sur ce sujet qui amènera l’Angleterre à ces deux maximes : entretenir toujours les divisions entre les deux plus fortes puissances maritimes, avoir toujours une flotte égale aux deux plus fortes flottes réunies[1].

Ce n’est pas seulement la guerre à outrance d’Athènes et de ses alliées contre Sparte et sa ligue, qui est en germe dans la décision de l’assemblée athénienne, c’est la déviation nécessaire de cette guerre en un impérialisme occidental, en l’expédition sicilienne. L’expédition de Corcyre, qui dut avoir contre elle les conservateurs héritiers de l’esprit de Cimon, comme Nicias, fut amorcée par le même parti et les mêmes arguments que le sera celle de Sicile lorsqu’Alcibiade continuera son oncle Périclès. Et, probablement comme lors de la guerre de Sicile, les partisans de la paix entrèrent dans l’aventure votée malgré eux, afin de la mener avec le plus de prudence : un des commandants de la flotte est en effet Lacédémonios, fils de Cimon.

L’expédition de Sicile, poignardée dans le dos par Alcibiade, son principal instigateur, et conduite par Nicias à la catastrophe la plus tragique, a été condamnée par l’histoire comme la campagne de Napoléon en Russie, et Thucydide, parce qu’elle a échoué, l’impute surtout aux ambitions et aux propos inconsidérés de quelques-uns. Pourtant le dessein de la guerre paraît beaucoup plus raisonnable que ne le fut sa conduite. Les raisons que font valoir les députés d’Égeste et leurs partisans sont assez considérables. Les Syracusains menacent d’établir leur hégémonie sur toute la Sicile. Ils ont une marine puissante, devenue la troisième du monde grec quand celle de Corcyre s’est abîmée dans la révolution. Ils sont Doriens, colonie de Corinthe, très attachée à sa métropole. Si la Sicile unie se fût jointe à Corinthe et à Lacédémone, cette ligue eût formé la thalassocratie la plus redoutable pour Athènes. Aussi Athènes ne pouvait-elle se désintéresser de la Sicile. Les Égestains avaient raison lorsqu’ils disaient « qu’il est sage de soutenir contre les Syracusains les alliés qui les combattent encore en Sicile » (VI6). Une fois résolu d’intervenir en Sicile il fallait le faire, comme le montra Nicias, avec une expédition puissante, hors de proportion avec toutes celles qui avaient jusqu’ici quitté un port grec. On ne peut lui comparer que celles de Cyrus, de Cambyse, de Xerxès. Le Syracusain Hermocrate en fait la remarque dans son discours : « Rarement ont réussi ces grandes expéditions grecques ou barbares, opérant à d’énormes distances de leur pays » (VI33). Et il en donne les raisons : elles font l’union parmi les ennemis et perdent ainsi le bénéfice de leur nombre ; elles peuvent subsister difficilement sur un sol étranger.

C’est précisément dans ces deux sens et pour obvier à ces deux dangers que l’expédition est préparée avec la plus intelligente prudence par Alcibiade et par Nicias. Alcibiade veille à l’un et Nicias à l’autre. Écoutons dans Thucydide les paroles du premier : « La nombreuse population des cités siciliennes est composée d’éléments très mêlés : changements et révolutions politiques y naissent facilement. Nul ne regarde la patrie comme un bien domestique, ne se soucie de prévoir des armes pour la défense de son corps, ni des règlements pour celle du territoire » (VI17). Le περὶ τὸ σῶμα ὅπλοις ἐξἠρτυται doit être évoqué comme une image précise et des plus importantes pour un Grec. Jusqu’à la guerre du Péloponèse, en effet, la force défensive, tant morale que physique, d’une cité, est constituée par le nombre et la qualité des citoyens adultes, équipés à leurs frais avec armes solides et lourdes, tant défensives qu’offensives, et qu’on appelle hoplites. L’hoplite, soldat citoyen et propriétaire, armé pour la protection de l’État et de ses biens, l’hoplite qui a brisé en bataille rangée les archers et la cavalerie des Perses, l’hoplite forme le vrai mur de la cité. Il est particulièrement propre à la défense de la plaine agricole dont cette cité tire sa subsistance, et dont le ravage, objet principal de l’ennemi, amène, si on ne peut se ravitailler par le dehors, le plus grand péril de famine. La constitution et la discipline lacédémoniennes ont pour but unique de créer le parfait hoplite, comme toute une culture avait pour objet au moyen âge de former le chevalier. Évidemment la guerre du Péloponèse consacre, tant au point de vue politique qu’au point de vue militaire, la décadence de l’hoplite, et cette chute du mur annonce la chute de la cité. Le désastre des hoplites athéniens en Étoile et des hoplites lacédémoniens à Sphactérie, la nécessité où est Brasidas de partir en Thrace avec de simples ilotes armés comme hoplites, la campagne même de Sicile, où l’armement des hoplites athéniens fut presque toujours pour eux (à l’assaut des Épipoles comme dans la désastreuse retraite) une cause d’infériorité, préparent des idées militaires nouvelles, celles d’Iphicrate, d’Épaminondas, de Philippe, en même temps que la cité s’ouvre et s’effrite devant les idées politiques nouvelles. Pour les raisons mêmes que dit Alcibiade, cette classe d’hoplites manquait en partie en Sicile, et on pouvait à cette époque en conclure (ce qui ne se trouva d’ailleurs point juste) que c’était pour les Siciliens une cause de faiblesse.

Mais la cause la plus importante de la faiblesse des Siciliens, Athènes devait certainement la découvrir dans les dissensions qui ravageaient les villes de la Sicile bien plus encore que celles de la Grèce propre. Ces dissensions, il fallait quelqu’un dont le talent spécial pût les provoquer, les utiliser, empêcher l’union toujours facile dans un pays qui avait connu l’autorité des tyrans. Alcibiade, génie de souplesse et d’intrigue, est qualifié pour prévenir cette union, éveiller et employer les discordes. Et tant qu’il resta en Sicile, sa diplomatie réussit. Malheureusement l’armée et ses chefs demeuraient liés aux caprices d’une assemblée plus incohérente et plus absurde en ses mauvais jours que Xerxès lorsqu’il faisait fouetter la mer. Avec l’ordre de ramener Alcibiade la Paralienne emporta la fortune d’Athènes.

De son côté Nicias, bien qu’il eût préféré qu’Athènes ne s’engageât point dans cette aventure, prépare avec le plus grand soin tout le détail matériel et militaire de l’expédition, tel qu’il en présente dans son second discours l’inventaire aux Athéniens. La difficulté essentielle lui paraît celle-ci : la Sicile, pays d’une richesse inépuisable qui se suffit complètement à lui-même contient pour se défendre tous les avantages d’un continent ; pour en venir à bout il faut que l’expédition puisse se suffire pareillement, qu’elle possède tous ses approvisionnements au moins pour les quatre mois d’hiver pendant lesquels la navigation est suspendue. L’audace avec laquelle Athènes mobilise, alors et au moment où elle envoie le renfort de Démosthène, toutes les ressources de la République et joue sur ce grand coup de dés toute sa fortune, ne peut s’expliquer que par l’inéluctable nécessité d’aller jusqu’au bout des problèmes qu’impose la domination de la mer. L’habitude du commerce, du risque, du quitte ou double chez une puissance maritime porte facilement un tel peuple à ces grandes décisions que l’histoire juge d’après leur réussite. C’est dans l’enivrement de son rush économique et maritime que l’Allemagne s’est résolue au grand coup de dés où elle a perdu.

On a été souvent frappé de la place que tient, immédiatement avant le récit de l’expédition de Sicile, le dialogue des Athéniens et des Méliens. Ce simple rapport abstrait de position paraît plus saisissant, pour exprimer la Némésis de l’histoire, qu’un apologue d’Hérodote ou un discours de Socrate. Il ne semble pas pourtant que l’idée morale, le mythe de Némésis, si naturel en ces époques tragiques puisqu’en notre guerre on s’y reportait invinciblement, ait signifié ici quelque chose pour l’intelligence sèche, lumineuse, aiguë de Thucydide. Dans ce dialogue unique, qui est, comme schéma idéal, aux discours de l’histoire ce que ces discours eux-mêmes sont au récit des événements, les Athéniens ramassent, en des formules dont le poids et le marbre n’ont jamais été retrouvés, la doctrine de la force, la nécessité pour le puissant d’aller jusqu’au bout de son intérêt. Frédéric II et le Comité de Salut Public nous en rendront, dans la claire langue analytique du xviiie siècle, quelque chose, et ne justifieront pas autrement l’invasion l’un de la Saxe, l’autre des Pays-Bas. La différence est que nos modernes ont passé par le vestiaire de Teufelsdroeck et par la philosophie des habits, sont enveloppés et grimés par l’Anti-Machiavel et par les Droits de l’homme. Ni les principes de la belle nudité antique, ni l’art de Thucydide ne permettraient que les Athéniens parlassent aux Méliens avec ce contraste bizarre d’un langage vrai et d’un faux-nez. Les Athéniens exposent simplement aux Méliens qu’ils ont besoin de leur alliance, qu’étant les plus forts ils l’exigent et n’admettent pas leur neutralité : les Méliens, colonie de Lacédémone, ne voulant pas prendre part à la guerre contre leurs fondateurs, sont assiégés, les hommes massacrés, les femmes et les enfants réduits en esclavage. Cela se passe en l’hiver de la seizième année de la guerre, et c’est le même hiver que les Athéniens forment le projet de l’expédition de Sicile.

Thucydide ne croit nullement à une Némésis : à plus forte raison, habitué plus que personne à employer des mots pourvus d’une signification, ne trouverait-il pas le terme de justice immanente. La destruction de Mélos et l’expédition de Sicile sont simplement pris dans une même logique réaliste et historique, un enchaînement de nécessités qui se résument en une loi, la loi de la mer. Le dialogue, exempt de tout verbiage et vrai d’une vérité pure, nous place en plein dans cette loi comme un dialogue de Platon nous met dans celles de l’intelligence et du discours.

Toute la ligne de la situation et du dialogue tient dans cette phrase : « Les Méliens, colonie de Lacédémone, refusaient de se reconnaître ainsi que l’étaient les habitants des autres îles sujets d’Athènes » (V, 84). L’être de la thalassocratie athénienne se confond avec le contrôle ou la domination des îles. Périclès appelait Égine une chassie dans l’œil du Pirée, et sa position rendit dès le début de l’empire athénien sa conquête nécessaire, mais toute île indépendante dans la mer Égée et ailleurs devait être pareillement une chassie pour la γλαυκῶπις attique. En aucun temps les maîtres de la mer ne peuvent, dans le cas d’une guerre générale, admettre la neutralité d’une position maritime importante : les Anglais à Copenhague en 1808, les Alliés en Grèce en 1916 ont été conduits à cette logique de la guerre maritime. La puissance continentale se charge d’ailleurs toujours de leur fournir sur terre des précédents qui leur enlèvent tout scrupule : Napoléon en Hollande et en Allemagne et les Allemands en Belgique traînaient leur voie aux Anglais en Danemark et aux Alliés en Grèce. Pareillement, avant que la Mélos dorienne fût arrachée de la Grèce maritime, Platées, sorte de Mélos continental inverse, avait subi le même sort de la part des Lacédémoniens et de leurs alliés.

L’expédition de Mélos et celle de Sicile suivent donc la même ligne maritime et insulaire, se succèdent en raison comme elles se succèdent dans le temps. L’une est facile et l’autre difficile, les gagnants de l’une sont les perdants de l’autre, les sentiments de pitié humaine que tout homme mêle invinciblement à l’histoire vont également à toutes les victimes, et, devant ces tragédies aussi graduées et aussi poignantes que celles du théâtre, jouent encore les sentiments antiques, la terreur et la pitié. Mais l’abstraction historique ne retient de ce mélange humain que ce qui intéresse son objet, que la suite claire et nue de ses faits et de ses lois.

Et cette suite claire et nue parvient à des essences qui dépassent la tragédie. Toutes les puissances maritimes qui ont fait la grande Athènes se retrouvent en Sicile, silencieusement convoquées, pour sa ruine. Non par une Némésis décorative, mais par un enchaînement naturel qui eût satisfait l’intelligence d’un Démocrite. Nicias, dans son adjuration pathétique à ses marins qu’enferme la rade de Syracuse, leur rappelle qu’ils vont livrer la dernière bataille d’Athènes : si la flotte est vaincue, l’armée enfermée en Sicile n’est plus qu’une bête prise au piège : « Songez, chacun dans votre cœur et tous d’une seule âme, qu’il y a avec vous, sur vos vaisseaux, toute l’armée des Athéniens, et toute leur flotte, et ce qui reste de l’État, et le grand nom d’Athènes. » (VII64). C’est exactement dans ces termes que Thémistocle avant Salamine pouvait parler aux Athéniens. La chance de la plus grande gloire et la chance du plus grand désastre étaient donnés également dans la nature d’une puissance maritime, dans la destinée de cette ville de bois à laquelle Athènes, au moment culminant de ses deux grandes guerres, celle d’Hérodote et celle de Thucydide, se trouvait réduite. Ce n’est point Mélos, mais Pylos que Thucydide se rappelle à ce sujet. Il remarque qu’après la perte de la bataille la situation des Athéniens en Sicile était exactement celle où ils avaient mis les Lacédémoniens dans l’île de Sphactérie. Là encore un destin artiste a tout disposé pour grouper plus clairement autour des îles la vie et les guerres d’une thalassocratie.

Si l’Odyssée est dessinée d’après un périple ou plutôt un guide général des navigations phéniciennes, il est naturel que nous y retrouvions cette même place dévolue aux îles, l’île de Calypso et celle des Lotophages, la Sicile, la Sardaigne, Corcyre, et l’analogie conduisant le poète grec à rattacher cette épopée des îles occidentales à la dernière, vers l’Occident, des îles orientales, la pierreuse Ithaque. Devant le port des Phéaciens un îlot rocheux est le vaisseau pétrifié d’Ulysse : il y a un certain lointain de généralisation à la fois poétique et historique où les vaisseaux et les îles se confondent dans les mêmes lignes idéalisées et vraies, jusqu’à ne plus faire qu’une racine nue de l’être maritime et de la puissance navale.

L’épopée odysséenne n’est pas seulement le poème des îles, mais, comme le fait remarquer Bérard, le poème des bouches et des détroits. C’est là que sont localisés ses grands épisodes. Comme la politique navale anglaise autour de Gibraltar, de Suez, de Singapour, la vigilance de la thalassocratie athénienne se porte sur les lieux de passage, les pertuis. De là l’importance des affaires de Corcyre, de là la création d’un théâtre permanent de la guerre autour de Naupacte et en Étolie, c’est-à-dire à l’entrée du golfe de Corinthe que les Athéniens veulent fermer aux Péloponésiens. De là l’occupation malheureuse d’Héraclée par les Lacédémoniens, sur la route de mer qui menait les Athéniens en Thrace. En Sicile Charybde et Scylla sont occupées l’une par les Syracusains, l’autre par les Athéniens ; les deux flottes ennemies sont l’une à Messine, l’autre à Rhegion, ces deux villes riveraines du détroit, un Tarascon et un Beaucaire qui doivent nécessairement se haïr. Les nécessités de la navigation et du commerce ancien lient intimement à cette question capitale des détroits celle des isthmes, et Bérard s’appuie précisément sur l’occupation de Décélie pour justifier sa loi des isthmes qui explique tant de choses dans l’histoire maritime ancienne.

Notons que, dans la lecture de Thucydide, nous sommes toujours embarrassés par la même difficulté. Tout nous paraît de façon indiscutable rentrer dans les cadres d’une explication commerciale, économique, maritime : les détroits, les isthmes, les îles, les flottes font l’armature évidente de ces cadres. Mais dès que nous voulons passer au détail et savoir exactement dans quelle mesure la maîtrise et la liberté de la mer étaient pour les belligérants une question de vie et de mort, Thucydide ne nous apporte plus que des renseignements insuffisants ou nuls, auxquels les hypothèses des historiens modernes ne mettent pas une rallonge suffisante.

Il faut pourtant faire une exception pour Athènes. Il est certain que l’Attique en est au ve siècle au même point que l’Angleterre d’aujourd’hui : elle ne produit qu’un tiers au plus de ses subsistances, et dépend, pour les deux autres tiers, de ses importations. La question du blé est donc la question vitale d’Athènes. Elle dispose d’une flotte aussi nombreuse qu’elle peut souhaiter. La matière d’échange est abondante : ce sont le vin et l’huile de l’Attique, vendus très cher dans toute la Méditerranée, et surtout l’argent des mines du Laurium, auquel se joint l’or de Thrace. L’abondance de blé étranger détermine en Attique ce surplus de population, grâce auquel Athènes répare tant bien que mal les brèches de la peste, de la guerre d’Archidamos, de l’expédition de Sicile. Cette importance du commerce du blé pour leur empire doit avoir amené les Athéniens à rechercher avant tout le contrôle des grands pays à blé. Il y en a quatre autour de la Grèce : l’Égypte, le Pont, la Thrace et la Sicile. De là la grande et désastreuse expédition d’Égypte, celle de Sicile, l’importance attribuée à la Thrace, puis au Bosphore, dans la conduite de la guerre contre Athènes, par la politique de Lacédémone.

Mais si Athènes ne peut vivre sans une abondante importation de blé, en est-il de même du reste de la Grèce, et en particulier du Péloponèse ? La question est importante : car, si ces pays ont besoin eux aussi des blés du dehors, l’expédition de Sicile prend un caractère de nécessité plus marqué qu’on ne l’imaginait. Ayant déjà le contrôle des blés du Nord, il s’agirait pour les Athéniens de couper pour leurs ennemis du Péloponèse la richesse capitale que conduisent dans leurs ports les vaisseaux de Corinthe, à savoir le blé de la Sicile et sans doute aussi de l’Italie méridionale. Dès lors le Péloponèse affamé aurait dû capituler. Telle est la thèse que soutient entre autres Grundy dans son livre nourri et attachant sur Thucydides and the history of his age.

Aucun pays grec, pense-t-il, sauf la Thessalie, ne peut suffire à sa nourriture. Tous sont obligés de vivre en ajoutant à leur récolte insuffisante le produit de l’échange de leur vin, de leur huile et de leur industrie contre les blés du dehors. Dès lors, pour ruiner une ville, il suffit de la bloquer et de dévaster, au moment de la récolte ses champs, ses vignes et ses olivettes. C’est la destinée de la malheureuse Mégare, type de la ville affamée par ses ennemis. On peut donc croire légitimement que le blocus maritime et le ravage des terres, poussés rigoureusement, suffiront pour venir complètement à bout d’un ennemi. De là, au début de la guerre, la confiance des Athéniens dans le premier et des Lacédémoniens dans le second de ces moyens, l’espoir, des deux côtés, d’une guerre décisive, et, à mesure que la guerre s’allongeait dans le temps, l’extension, dans l’espace, de la périphérie où il fallait aller frapper pour tarir à l’ennemi les sources de son ravitaillement.

Évidemment ce doit être là une de nos idées directrices dans notre connaissance de la guerre du Péloponèse, bien que Thucydide, pour des raisons que nous avons cherchées, ne la formule pas de façon explicite. Mais il ne faut pas faire de cette idée directrice un système absolu. En particulier il est fort possible que le Péloponèse ait pu se suffire à peu près à lui-même, surtout si l’on tient compte des fissures inévitables de tout blocus (il y en avait bien à celui de Sphactérie), et trouver indéfiniment les ressources nécessaires. L’affirmation contraire des historiens économistes modernes est fondée surtout sur des considérations empruntées à l’économie agricole de la Grèce actuelle. Mais cela a pu changer beaucoup, et un texte formel, de Thucydide ou d’un autre, ferait bien mieux notre affaire. Or ce texte manque. Tout ce qu’il nous dit c’est que le Péloponèse importait du blé de Sicile, et que l’espoir de couper ces arrivages fut une des causes de l’expédition athénienne (III, 86). Mais ce blé sicilien était-il indispensable à Lacédémone ? Il est difficile de croire que les riches plaines de Laconie et de Messénie n’aient pas pu nourrir leur population peu dense, et que les deux litres de farine, les deux quarts de vin et la portion de viande qui constituaient la ration de l’hoplite lacédémonien aient jamais pu manquer. On peut d’ailleurs croire qu’il y a eu dans beaucoup de cités belligérantes ou neutres, surtout les années de mauvaise récolte, des problèmes de ravitaillement et de rationnement assez délicats. On sait d’autre part qu’une grave crise économique sévit après la guerre dans le Péloponèse et en fait, sur certains points, un marché de mercenaires. Dans l’ensemble, nous sommes obligés de lire péniblement et mal, sur l’économique, quelques bribes hypothétiques et mutilées, entre les lignes denses, nombreuses et claires du politique.

Nous ne savons donc pas dans quelle mesure exacte la guerre du Péloponèse est une guerre économique, mais nous savons qu’elle tend de plus en plus, par son poids et sa logique, à devenir une guerre maritime et à finir par n’être plus que cela. Une guerre maritime, en ce sens surtout qu’elle met aux prises, comme nos deux guerres modernes, napoléonienne et germanique, le continent et la mer, et, selon la formule anglaise, l’éléphant et la baleine, cette figure facétieuse de nos luttes cosmiques.

Il n’y eut dans cette guerre que deux batailles décisives, deux batailles navales, Syracuse et Ægos-Potamos. Les Lacédémoniens, sans devenir jamais eux-mêmes des marins, commandèrent les marines de leurs alliés, et les subsides des Perses, joints à leur trésor public, leur donnèrent des vaisseaux et des équipages qui finalement balancèrent ceux de leurs ennemis. La victoire de Lysandre fut faite de sa suprématie maritime. La guerre du Péloponèse n’en conserva pas moins ce caractère fondamental d’une lutte de la terre et de la mer. La colère des Lacédémoniens se prend à tous les peuples maritimes, à tous les hommes de mer, à moins bien entendu qu’il ne s’agisse de leurs alliés. Ils massacrent les équipages des navires, tant neutres qu’athéniens, comme si tout ce qui est marin leur paraissait contraire à ce génie nu de la cité dont Lacédémone se fait gloire de conserver et de proposer en exemple l’épure parfaite. Comme la guerre de 1914 l’a mieux montré encore, les marines neutres, lorsqu’elles ne sont pas assez puissantes pour constituer une rivalité dangereuse, deviennent par position des annexes de la marine maîtresse, sont considérées par la puissance continentale comme des alliées de son ennemie. Les marines neutres ne peuvent en effet faire du commerce qu’avec celle-ci, lorsqu’elle est assez forte pour maintenir le blocus de l’État continental adverse. C’est, dans la mesure où le permettait l’état des marines antiques, la situation d’Athènes et du Péloponèse, puisque la flotte athénienne peut ravager à son gré les côtes péloponésiennes, institue des blocus locaux par ses stations de Naupacte et de Pylos, encercle même Corinthe par les stations de Salamine et de Minoa. Il est dès lors naturel que l’État continental, qui ne voit dans les marines neutres qu’un renfort pour ses ennemis, les détruise ou les empêche de naviguer s’il le peut. De là cette guerre aux neutres faite par les Lacédémoniens, pareille à ces autres guerres aux neutres que furent la guerre sous-marine des Allemands et le blocus continental de Napoléon, système pareil de ruine pour les marines réputées solidaires de la marine ennemie.

La possibilité pour les maîtres de la mer d’exercer le blocus maritime appelle naturellement chez la puissance prépondérante sur terre la tentation et la tentative d’un blocus continental. Le cas ne s’est point réalisé en 1914 puisque les puissances bloquées par mer étaient également encerclées par terre. Mais, comme Napoléon, Lacédémone est conduite à employer le procédé d’un blocus continental contre la puissance maritime d’Athènes. Cette idée se réalise en trois étapes.

Au début de la guerre elle prend sa figure la plus simple de bataille, attaque et riposte sans manœuvre. Les Lacédémoniens sont maîtres de la terre et les Athéniens de la mer. Chaque année les Lacédémoniens viennent s’installer en Attique et la ravager. Chaque année, en la bonne saison de la navigation, la flotte athénienne fait le tour du Péloponèse et en dévaste les côtes. Cette guerre de razzia, analogue à celle des tribus nomades aux sédentaires, peut durer indéfiniment sans résultat, au contraire de ce qu’on pensait d’abord des deux côtés.

Un blocus permanent prenant pour objet un point vital de la puissance ennemie représentera un progrès de manœuvre. C’est ce que comprend, la septième année de la guerre, la meilleure tête militaire qu’eussent alors les Athéniens, Démosthène. Il a jeté son choix sur Pylos, pays inhabité, rade naturelle de la Messénie à quatre cents stades de Sparte, où l’on pouvait établir des Messéniens, faire une seconde Naupacte, et où le bois et les pierres abondaient. L’idée de Démosthène est, chez un ennemi de Sparte maître de la mer, exactement la même que celle d’Épaminondas lorsqu’il rebâtit la ville de l’Ithôme, restaure au flanc de l’ennemi cette Pologne grecque qu’est la Messénie. Démosthène a contre lui l’opinion générale de la flotte, qui, comme il est naturel, préfère continuer à naviguer, aller à Corcyre. Il faut le hasard de vents contraires, qui retiennent les navires à Pylos, pour que, désireux d’occuper les équipages, les généraux laissent à tout hasard mettre en pratique l’idée de Démosthène. Quand la place, naturellement forte, est à peu près en état, la flotte repart, et Démosthène, qui tient à son œuvre, reste là avec ses vaisseaux. Les Lacédémoniens alarmés conduisent à Pylos un grand armement de terre et de mer, et tout y tourne contre eux : non seulement la position reste inexpugnable, mais leurs hoplites, abandonnés et capturés dans Sphactérie, vont jusqu’à la paix de Nicias peser lourdement sur leurs plans de guerre.

Dans cette bataille navale nul ne s’était signalé par de plus grands exploits que Brasidas ; il y perdit son bouclier, qui figura dans le trophée des Athéniens, mais ceux-ci allaient payer cher cette pièce d’équipement. Il prit sa revanche en traversant toute la Grèce au pas de course pour aller installer en Thrace, d’où les Athéniens tiraient une grande partie de leurs ressources, une Pylos continentale. La prise d’Amphipolis place les Lacédémoniens en l’un des centres nerveux de la chaîne athénienne, coupe aux Athéniens une partie de leur ravitaillement en bois de construction, en peaux, en blés.

Mais le véritable blocus continental d’Athènes, dans la mesure du possible, n’est établi que lorsque les Lacédémoniens se décident, sur le conseil d’Alcibiade, à l’occupation permanente de Décélie. Non seulement Athènes perd son territoire agricole, plus de vingt mille esclaves déserteurs, mais surtout la route terrestre de l’Eubée lui est fermée, les transports ne s’effectuent plus que par le cap Sunium, à grand temps et à grand frais, la route continentale de l’isthme étant, pour une marine antique qui redoutait les longs parcours, la suite nécessaire de la route maritime par le golfe Maliaque et l’Euripe.

Entre le blocus continental des Lacédémoniens et celui de Napoléon, il y a évidemment de grandes différences. Le premier se fait par places, le second par plan d’ensemble et fermeture générale. Le premier vise surtout à empêcher les importations de l’ennemi, le second ne peut pas toucher aux importations de l’Angleterre, et cherche à la faire périr de pléthore en l’empêchant d’exporter. Mais tous deux représentent deux idées qui s’imposent dans une lutte contre une puissance maritime, tous deux (de même que le resserrement du blocus allié et le contre-blocus des sous-marins allemands), n’ont pris corps que lorsque, toute une première partie de la guerre s’étant écoulée sans résultat décisif, il eût apparu qu’on ne pourrait vaincre qu’en tarissant le commerce d’où l’ennemi tirait les moyens de son inépuisable résistance. Enfin tous deux ou plutôt tous trois (si nous leur assimilons le contre-blocus sous-marin), en somme, échouent : la mer triomphe, ou n’est vaincue que par la mer. Ce n’est pas le blocus de Décélie qui livre Athènes à Lysandre, c’est la création d’une flotte plus forte que la flotte d’Athènes et la bataille navale d’Ægos-Potamos. Le blocus continental et le contre-blocus sous-marin provoquent évidemment une crise chez l’ennemi, mais une crise que l’ennemi surmonte : obligées de s’attaquer au commerce des neutres, les puissances qui les emploient se créent par là de nouveaux adversaires, Napoléon s’effondre par l’Espagne et la Russie, l’Allemagne par les États-Unis. Ainsi, la loi qui veut que la victoire finale appartienne au maître de la mer n’a pas souffert jusqu’ici d’exception.

La première, la guerre du Péloponèse a montré dans le trident de Neptune le sceptre du monde, ici le monde grec, microcosme de la planète et bas-relief où figurent idéalisés tous ses rapports géographiques. Mais la guerre du Péloponèse n’est pas seulement une guerre, elle est plus qu’une guerre, elle est un livre, celui-ci.

Voici, sur l’Athènes marine, le fronton du Parthénon, où, dans la dispute éternelle du trident et de l’olivier, Neptune lui-même vainqueur de la guerre est surpassé par Minerve. Une guerre, comme toute grande chose humaine, lève une fleur, et la fleur de marbre ici cristallisée au-dessus du sang des peuples qui se haïssent pour l’or et se massacrent pour la domination, c’est la chose thucydidéenne de toujours, l’ordre de rapports abstraits dans lequel l’histoire, contractant sa chair lumineuse d’Idée et passant comme la Tyndaride aux portes troyennes, suscite sur les hommes qui souffrirent par elle la figure d’une justice vraie, cette justice de l’esprit qui dépouille tout le vêtement local et social pour ne faire qu’un avec la justesse de la pensée.


  1. Revoir la note 1.