La Campagne avec Thucydide/Chapitre IV

Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 111-125).

CHAPITRE IV

L’IMPÉRIALISME

Les nécessités de la politique athénienne sont résumées dans une phrase du discours d’Alcibiade que j’ai déjà citée en partie, une de ces phrases cruciales comme Sorel, pour faire tourner lumineusement sur elles tout un pan de l’histoire, en isole volontiers d’un discours de Danton ou d’un rapport de Cambon. « Avec de puissants adversaires il ne s’agit pas seulement de repousser leurs attaques, mais de les prévenir. Nous ne sommes pas libres de modérer à notre gré notre volonté de commander, mais force nous est, une fois arrivés au point où nous visions, de menacer les uns, d’en imposer aux autres, car nous serions en danger d’être dominés si nous-mêmes ne dominions pas. Et vous ne sauriez considérer le repos du même œil que les autres, à moins de vous gouverner par les mêmes idées. » (VI, 18).

Voilà le mouvement élémentaire, l’essence et la nécessité permanente de toute politique impérialiste. Quand les armées de la Révolution envahissent la Hollande ou la Suisse, quand celles de Guillaume II entrent en Belgique, quand l’Angleterre s’installe durablement en Égypte et en Perse, elles réalisent le plan marqué par cette épure. Au commencement d’une politique impérialiste est l’action ; à son commencement, en son cours, et si elle n’est pas à sa fin, c’est que cette politique ne comporte pas de fin dernière et qu’elle est emportée jusqu’à la catastrophe dans un continuel mouvement. Athènes ayant choisi la destinée thalassocratique, sa loi est celle d’une thalassocratie traînée sur l’espace illimité de la mer. C’est une volonté de puissance qui a dû accepter la fatalité de ne pouvoir se régler librement, ni graduer son développement avec discipline. Certes ces forces de discipline ne sont pas données naturellement dans l’homme, pas plus dans un individu que dans un pays. L’individu les acquiert pourtant par un effort, par la philosophie, par la religion. Et cela, quoique plus rare, n’est pas sans exemple chez les peuples. Rome sous les Empereurs a mesuré et limité volontairement son extension. La monarchie française, au temps de Vergennes, était arrivée à la même sagesse. Et Sparte, laissée à elle-même, ne s’en serait certainement pas départie.

Il est fatal que l’établissement d’un empire maritime entraîne les Athéniens dans une guerre perpétuelle. Depuis le moment où Thémistocle les a lancés sur cette voie, les Athéniens sont constamment en guerre, — contre les Perses, — contre leurs alliés, — contre les Péloponésiens « qu’ils rencontrent dans tous leurs différends ». Ils mènent d’abord de front ces trois luttes, puis, comme il est naturel, ils sacrifient la lutte contre le Barbare, en attendant le moment où ils iront, comme les autres, solliciter son alliance contre leurs ennemis grecs.

Cette ubiquité, cette présence et cette nécessité universelle de la guerre, ne sauraient que croître en créant des haines qui les alimentent et les justifient. Haines intestines avec les Ioniens, qui supportent mal d’être traités durement par des Grecs de même race et se souviennent avec amertume qu’à l’origine tous les alliés étaient égaux. Haines de race et d’influence avec les Lacédémoniens, Doriens orgueilleux « qui regardaient les Athéniens comme appartenant à une race étrangère ». Haines commerciales avec les Corinthiens.

Évidemment on peut discerner dans la formation de l’empire athénien un ordre, celui qui est indiqué par la direction générale du commerce. La ligne vitale de l’empire est celle d’où dépend le ravitaillement d’Athènes, le grand central Pirée-Amphipolis dans lequel Lacédémone donnera les deux formidables coups d’Amphipolis et de Décélie. Il semble naturel que cet intérêt prime les autres. Mais le caractère le plus frappant de la guerre, c’est l’universalité du champ de bataille, l’insistance athénienne à multiplier partout des théâtres de lutte, Grèce occidentale, Acarnanie, Thrace, îles. La guerre de Sicile, qui paraît mobiliser toutes les forces d’Athènes, ne l’empêche pas de soutenir la guerre ailleurs. Pareillement, l’expédition d’Égypte avait été comme une première épreuve de l’expédition de Sicile, menée avec une grosse perte en même temps que la guerre contre Corinthe, les Éginètes, les Péloponésiens, celle de Thessalie, et au moment où Athènes occupant temporairement la Béotie, cherchait vainement à constituer sous son hégémonie une Grèce du Nord qui balançât le Péloponèse lacédémonien. Ce sont bien les Athéniens dont parlent les Corinthiens à Sparte, « faits pour ne jamais être en repos et n’y jamais laisser les autres ».

Il faut tenir compte ici probablement d’un excès d’élan vital, analogue à celui qu’il y eut en France dans les dernières années du xviiie siècle. Songeons qu’il ne se passe que cinquante ans entre le départ de Xerxès et le commencement de la guerre du Péloponèse. C’est pendant ce temps que se constitue avec une activité de flamme l’empire maritime d’Athènes. « Les Lacédémoniens, qui y assistaient, ne s’y opposèrent pas, si ce n’est à des occasions passagères, et ils demeurèrent presque tout le temps dans l’inaction, n’étant guère prompts à entrer en lutte à moins d’y être forcés, et occupés du reste dans des guerres intestines » (I, 118). Entre cette rapidité athénienne et cette lenteur lacédémonienne, la Grèce prend conscience de ses deux pôles, de ses deux essences. Les Lacédémoniens ne s’alarment et ne s’arment que lorsque les progrès de la puissance athénienne viennent ronger et dissoudre, dans le Péloponèse même, le cercle d’alliances dont ils croyaient avoir fait le rempart de la paix.

La logique de l’impérialisme athénien apparaît dès le début avec toutes les pentes qui l’entraîneront là où il se brisa, mais où il aurait pu réussir. Il conserve jusqu’au bout les caractères que lui a reconnus ou que lui a donnés Thémistocle.

La politique de Thémistocle, avant, pendant et après les guerres médiques se ramenait à quelques idées simples. Il s’agissait de faire d’Athènes la grande puissance maritime et commerciale de la Grèce. Or il était inévitable que l’on rencontrât de ce côté l’opposition des autres États grecs, particulièrement de Sparte et de Corinthe. Aucune entente durable n’était possible. Il fallait donc prendre ses dispositions en conséquence. L’histoire de Thémistocle, proposant aux Athéniens de détruire par surprise la flotte des Péloponésiens alors réunie dans une baie, est en soi suspecte, mais elle désigne comme un mythe bien fait la tendance et les nécessités de sa politique. S’il est impossible de s’entendre avec les autres Grecs, il est possible de s’entendre avec la Perse. Celle-ci n’a jamais eu de marine ni de visées maritimes. Elle emploie seulement à son service les populations maritimes tributaires, Phéniciens et Grecs. Salamine, Platées et Mycale ont conservé la liberté aux Grecs d’Europe et l’ont rendue, tout au moins en apparence, aux Grecs d’Asie. Mais la thalassocratie athénienne peut vivre en bons termes avec un empire continental et asiatique, en recevoir et lui rendre des services. Thémistocle, même en pleine bataille de Salamine, pratiqua toujours la politique de la contre-assurance perse. Il la pratiqua dans son intérêt personnel, et aussi dans l’intérêt d’Athènes, sans que l’on puisse dire, et sans que lui-même eût pu dire où il faisait commencer et finir l’un et l’autre. Décidé à stabiliser la situation en Orient par un partage entre les maîtres de la mer et les maîtres de la terre, il semble que l’idée constante de Thémistocle ait été celle d’un grand empire colonial athénien fondé en Occident. Il avait donné à ses deux filles les noms de Sybaris et d’Italia. À Salamine il envisageait l’Italie comme une retraite possible pour les Athéniens. Il avait amorcé cette politique des bonnes relations avec Corcyre, porte de l’Occident, qui amena la guerre du Péloponèse, et c’est auprès des Corcyréens que, poursuivi par les Grecs, il se réfugie en leur rappelant ses services. Mais ces vues restent théoriques, avec Thémistocle et au temps de Périclès, alors que des questions plus urgentes se posent aux Athéniens : continuation de la lutte contre les Perses, lutte contre les alliés révoltés, lutte surtout contre les Péloponésiens que même avant la grande guerre ils « rencontrent dans tous leurs différends ».

Les Athéniens, comme l’a prévu Thémistocle, après avoir conduit toutes ces guerres ensemble, sont amenés à sacrifier la moins utile, celle contre le Barbare. En même temps l’Occident apparaît davantage comme un champ nécessaire d’expansion pour l’activité athénienne, et le système du golfe de Corinthe, d’Étolie, de Corcyre, de Grande Grèce et de Sicile équilibre celui d’Eubée, d’Amphipolis et de Thrace.

Cette politique est liée comme du temps de Thémistocle au gouvernement démocratique, et suit automatiquement la révolution de 462, la chute de l’Aréopage et de Cimon, la faillite de l’entente avec Lacédémone, la victoire d’Éphialte et de Périclès, l’accession au pouvoir de la classe nouvelle, celle des thètes, les vainqueurs de l’Eurymédon, (qui allaient prendre jusqu’au désastre de Sicile la place décorative et politique tenue autrefois par les Marathonomaques), l’occupation de Naupacte en 460, celle de la Mégaride l’année suivante, l’écrasement des Éginètes et la conquête de l’île en 457. À cette activité en Grèce se joint celle qu’Athènes déploie en Égypte, qui aboutit à une catastrophe et qui a les mêmes contre-coups que plus tard la ruine de l’armée de Sicile. La Béotie et Mégare sont perdues, on manque de perdre l’Eubée, l’invasion de Plistoanax fait courir à l’Attique le plus grand danger, et la politique de Périclès subit jusqu’à la guerre du Péloponèse un temps d’arrêt, employé à la consolidation de l’empire, aux constructions de l’Acropole, à l’accumulation des ressources pour la grande guerre inévitable.

Ainsi, à Athènes comme dans la France de la Révolution, quoique pour des motifs différents, il faut reconnaître une origine de la politique impérialiste dans l’état démocratique. L’aristocratie foncière voit la guerre avec peine : ses domaines sont ruinés par les dévastations lacédémoniennes, et les triérarchies pèsent lourdement sur elle. Ceux du peuple souffrent généralement beaucoup moins. Ils ont le vivre à peu près assuré par les tribunaux rétribués, quand ils sont à Athènes, ou bien s’enrichissent au dehors en trafiquant, en bataillant, en naviguant. Mais surtout l’aristocratie a des traditions pacifistes, et nombreuses sont à Athènes comme à Sparte les têtes politiques et modérées qui ne demanderaient qu’une entente et un équilibre entre les deux cités. Cela c’est le repos, et le repos, la démocratie, menée par des chefs aristocratiques, les Alcméonides, qui comme César et Mirabeau savent ne pouvoir dominer leur caste qu’en en sortant pour s’appuyer sur le peuple, ne le veut pas. Les rivaux des Alcméonides, tels que Nicias, qui ont la maladie de la popularité, les suivent en gémissant, et pour se consoler songent qu’en aidant à faire la moitié du mal possible, ils réussissent à empêcher qu’on fasse l’autre moitié. Thucydide, qui appartenait à la famille de Cimon, était probablement, avant son exil, de ces modérés. Il n’en laisse rien paraître dans son histoire. Si la guerre a causé la ruine d’Athènes, l’exil lui a permis d’écrire en un chef-d’œuvre l’histoire de cette guerre et de mener une vie de pensée intense et réfléchie. Tout se compense ; il faut envisager la guerre comme un événement inévitable, et qui, quels qu’aient été les efforts des uns et des autres pour en modifier le cours, fut : il n’est plus temps, il n’y a plus de temps, et tout s’incline, comme les lignes du Parthénon, vers le point aérien du κτῆμα ἐς ἀεί, utilise comme le temple cette inclinaison en animation et en solidité.

Il est naturel que les partisans de la paix soient toujours accusés par les démocrates de laconiser. Le défaitisme fut aristocratique à Athènes, comme au temps de la Révolution et de la « faction des anciennes limites ». Nous l’avons vu en France démagogique pendant la grande guerre. Ainsi va le monde. Il était en tout cas à Athènes terrien et anti-maritime. Lorsque, pendant la guerre de Corinthe, les Athéniens construisent les Longs-Murs et que les Lacédémoniens sont campés en Béotie, ceux-ci sont sollicités d’y rester « par quelques citoyens d’Athènes, qui espéraient mettre fin à la démocratie et à la construction des Longs-Murs. » (I, 107). Les Longs-Murs c’est la thalassocratie, c’est la soudure en un seul être de la flotte, du Pirée et d’Athènes, et c’est par là même la démocratie. Ces citoyens prévoient que les Longs-Murs retrancheront Athènes dans une île, où la démocratie sera maîtresse, où Lacédémone ne pourra plus les aider. Leur situation rappelle celle des catholiques anglais, maudissant l’insularité qui ne permettait pas à Philippe II et à Louis XIV de les soutenir. Et, avec toutes les différences qu’il faut se garder d’oublier, la thalassocratie athénienne s’éclaire et s’échauffe, comme la puissance maritime anglaise sous Cromwell, d’une explosion démocratique. Ne cherchons d’ailleurs pas ici de loi trop générale, et rappelons qu’il n’y avait d’autre part pas de démocratie dans la domination maritime de Carthage, de Venise, de l’Angleterre au xviiie et au xixe siècle. Pourtant certains rapports des deux partis athéniens se retrouvent assez analogues dans la Hollande de 1672.

Mais le parti démocratique de la Hollande c’est la démocratie sans le Démos. Il se groupe autour d’un chef, le stathouder, comme les marins dans la tempête autour du pilote. Les Athéniens, en un moment tragique, peuvent agir de même, trouver en Périclès leur Guillaume d’Orange : leur politique n’en reste pas moins une politique démocratique, qui se fait à coups de résolutions soudaines, par les orateurs, dans la mobilité d’une foule impulsive et de caprices changeants. Le discours d’Archidamos dénonce dans la politique de Sparte le défaut inverse, l’immobilité traditionnelle et mécanique qui mène à la torpeur, engage dans un péril qu’on reconnaît trop tard : le même d’ailleurs que signalera Démosthène dans son discours de l’athlète, lorsque qu’Athènes sera devenue, selon l’expression de Démade, une vieille en pantoufles au coin de son feu.

Pour combattre cet impérialisme maritime, Lacédémone est obligée bon gré mal gré de le suivre sur son élément, sur tous ses éléments, et d’en appliquer les méthodes. Les Mityléniens, dans le discours où ils sollicitent l’alliance de Sparte, résument en une phrase lapidaire cette nécessité de l’action lacédémonienne telle que la comprendront Brasidas et Lysandre : « Ce n’est pas en Attique que sera la vraie guerre, ainsi qu’on le croit, mais bien dans les pays qui fournissent à l’Attique ses ressources » (III, 13). Pendant que les Athéniens pensaient étendre leur empire et augmenter leur force de résistance en accroissant le nombre de leurs tributaires, les Lacédémoniens devaient s’efforcer de couper les racines de la puissance financière et maritime de leurs ennemis en les atteignant sur les terres éloignées où elles cherchaient leur nourriture. De là une guerre générale sur terre et sur mer qui devait s’étendre, comme celles de Napoléon et de 1914, sur un espace de plus en plus étendu, — une guerre exhaustive qui, malgré la raison de ceux qui voyaient les deux partis courir également à leur ruine, et, après le vaincu sous sa défaite, le vainqueur s’ensevelir sous sa victoire, ne pouvait se terminer que par la chute de l’une ou de l’autre tête.

Et de là aussi ce caractère symétrique qui apparaît dès la première année de la guerre, comme les mouvements des joueurs dans les deux camps d’un jeu de barres. Aux incursions des Péloponésiens dans le territoire de l’Attique, répondent les incursions maritimes des Athéniens sur les côtes du Péloponèse. À l’occupation de Pylos par les Athéniens répond celle d’Amphipolis, puis de Décélie, par les Lacédémoniens. À peu près vers la même époque où les Athéniens s’engagent dans les affaires de Sicile pour couper aux Péloponésiens leur principale source de puissance éventuelle, les Lacédémoniens se mettent à fonder une colonie au point le plus inquiétant pour Athènes, Héraclée en Trachinie. C’était, aux pieds des grandes forêts de l’Œta, une belle place pour un chantier naval, proche de la Doride leur mère patrie, et au point où la tradition plaçait le berceau d’Hercule, héros de leur race. De là on menaçait à la fois l’Eubée et la Thrace. Entre Héraclée et les Thermopyles ils établissent de vastes chantiers maritimes. Mais la colonie ne réussit pas. Elle est compromise par la maladresse et la brutalité des gouverneurs spartiates, et finalement ruinée par les Thessaliens. Les guerres d’Espagne et de Russie sous Napoléon, les expéditions des Dardanelles, de Salonique, de Mésopotamie, sont produites et conduites par une logique analogue. Les motifs pour lesquels Bonaparte fait l’expédition d’Égypte ressemblent assez à ceux qui amènent Brasidas à Amphipolis : il s’agit d’installer comme un coin qui la fasse éclater une force militaire dans les œuvres vives d’une thalassocratie.

La fondation d’Héraclée, l’occupation d’Amphipolis et de Décélie, toutes trois sur la grande voie du ravitaillement athénien, ont pour but d’empêcher les Athéniens d’importer du blé, du bois, des peaux. Chez les Athéniens, l’expédition de Sicile est déterminée par des motifs analogues. Lorsqu’ils sont requis par les Léontins de les secourir contre Syracuse et les villes doriennes, alliées de Lacédémone, ils les accueillent favorablement « pour empêcher le blé de Sicile d’aller dans le Péloponése et pour essayer de placer sous leur contrôle les affaires de l’île » (III, 86). La première raison d’abord, mais la seconde en est la suite nécessaire. La thalassocratie athénienne exige l’occupation des bouches, et le blocus maritime de l’ennemi. Les Athéniens établissent une flotte à Rhegion comme ils en ont à Naupacte, à Salamine, à Minoa. Comme la station navale de Naupacte implique la campagne de Démosthène en Étolie, comme celle de Salamine se conçoit mal sans la possession d’Égine, comme celle de Minoa ne va pas sans l’ambition de conquérir Mégare, le poste de Rhegion, sur la pente du même impérialisme, glisse d’un coup à l’occupation de la Sicile entière. Cette année, pourtant, une terrible recrudescence de peste éclate, le sixième des Athéniens périt du fléau. Mais l’intensité de vie, la volonté de puissance, la poussée d’impérialisme sont telles qu’Athènes s’attache à la fortune comme Cynégire à la galère perse, se crampronne avec les dents quand les mains sont coupées.

Et Cynégire vient ici à propos. Il semble que d’Orient en Occident la vague d’impérialisme soit simplement la vague perse qui se continue chez les vainqueurs de Salamine, l’analogue d’un pli relayé dans un mouvement de terrain. Les orateurs siciliens insistent sur le rapport entre l’expédition de Xerxès et celle d’Alcibiade et de Nicias. D’ailleurs les ambitions d’Athènes font sur la Sicile le même effet que l’invasion des Perses avait fait sur la Grèce propre. C’est en prévision de la guerre inévitable que les villes grecques de la Sicile se réconcilient et que se tient le congrès de Cela où Hermocrate se fait le protagoniste de l’union sacrée. Que la Sicile soit fermée aux Grecs de la Grèce propre, comme la Grèce des guerres médiques est fermée aux Barbares ! « À l’avenir n’appelons plus ni alliés ni médiateurs. » Demeurons « habitants d’une même contrée, entourés par une même mer, et portant le nom commun de Siciliens ». (IV, 58.)

Aujourd’hui que nous savons ce que sont les fatalités de ces guerres exhaustives, il n’y a plus lieu de regarder l’expédition de Sicile comme une aventure inconsidérée, une chimère engendrée par l’ambition d’Alcibiade, ainsi que Thucydide lui-même tend à nous le faire admettre. Si Athènes pousse son armement à ce point d’intensité, si elle confie, en épuisant d’hommes et d’argent un sol dévasté par la peste, à Alcibiade et à Nicias, puis à Démosthène deux expéditions plus étonnantes, toutes proportions gardées, que celle de Xerxès, c’est qu’elle se voit arrivée comme Napoléon en 1812 et comme l’Allemagne au moment de la guerre avec l’Amérique, à l’un de ces tournants décisifs où il faut tout engager, tout risquer pour tout gagner ou pour tout perdre. Elle se sent et se sait entraînée par la logique de la guerre totale. « Nous ne sommes pas libres de modérer à notre gré notre volonté de commander. » Cette volonté ressemble à un être, c’est une Idée de domination qui tend d’elle-même et malgré tous les obstacles à se réaliser. Le risque était beau. L’expédition de Sicile, menée par Alcibiade, pouvait réussir. Si elle avait réussi l’histoire de la Grèce et de la civilisation humaine eussent été changées. Athènes eût formé pour cinquante ans ou pour un siècle la tête d’un empire maritime qui se fût imposé à la Méditerranée orientale, la carrière de l’expédition des Dix mille, celle d’Agésilas eussent fait place à une conquête effective du monde oriental, et l’hellénisation de l’Égypte et de l’Asie, en avance d’un siècle, eût été conduite avec moins de déchet et de tumulte barbare qu’au temps des diadoques.

Le parti de la guerre est seul installé à même la fortune d’Athènes, seul marche en sentant derrière lui qui le poussent, brise ou tempête, les destinées de la patrie. Les sept années de la paix de Nicias paraissent comme un état impossible et absurde où l’on ne peut demeurer. Cette paix est pourtant faite par les gens les plus raisonnables, accueillie par tous, sauf sans doute par les fournisseurs et les profiteurs, avec les sentiments de Dicéopolis dans la pièce d’Aristophane. À Sparte et à Athènes le parti de la guerre a été en une même bataille décapité de ses deux chefs, Brasidas et Cléon. Les Athéniens sont découragés par leurs échecs de Délion et d’Amphipolis, les Lacédémoniens cherchent toujours à récupérer leurs prisonniers de Sphactérie. La confiance des deux cités va à deux hommes modérés, Nicias à Athènes et le roi Plistoanax à Sparte, les plus capables de négocier sur la base de concessions réciproques une paix juste.

Or eux-mêmes s’aperçoivent que cette paix est impossible, ou tout au moins qu’elle devra demeurer une fiction précaire. La guerre du Péloponèse était née en effet de la question de la mer, et cette question de la mer ne peut être résolue par un traité, mais par la force. C’est la situation de la France et de l’Angleterre à l’époque de la paix d’Amiens. Corinthe ne saurait se rallier à un traité qui laisse intact l’empire maritime d’Athènes. Elle dénie à Lacédémone le droit d’abandonner la mer aux Athéniens. De sorte que, devant les difficultés soulevées par les Péloponésiens qui accusent Sparte de trahir la cause commune, Athènes et Sparte ajoutent au traité de paix dont l’application ne dépend pas d’elles seules un traité d’alliance entre elles. Il semble qu’on en revienne à l’ancienne politique de Cimon. En réalité le parti de la paix a engagé, avec la meilleure volonté du monde, une œuvre impossible. Pendant qu’une partie du Péloponèse se soulève contre Sparte et qu’Argos, qui était jusqu’alors restée neutre cherche, de concert avec Corinthe, à la précipiter de sa suprématie, l’alliance de Sparte et d’Athènes trouve immédiatement, comme la paix de Bonaparte avec l’Angleterre, sa pierre d’achoppement dans les restitutions. Sparte ne cesse la guerre contre Athènes que pour s’engager dans des guerres contre les Péloponésiens, et presque aussitôt les relations entre les deux cités ne sont plus réglées ni par une vraie paix, ni par une vraie alliance, mais par une « fausse paix » qui s’appelle la paix de Nicias, dure près de sept ans, et pendant laquelle on se fait tout le mal possible sans rompre la trêve. Sous ces dehors plâtrés, les Destinées étaient là qui s’agitaient et se préparaient à prendre leur vol, jusqu’à leur achèvement logique, la destruction de l’un au moins des adversaires et plus probablement des deux.