La Campagne avec Thucydide/Chapitre V

Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 126-160).

CHAPITRE V

LES SENTIMENTS ET LES IDÉES

Une guerre générale sert toujours de creuset à une transformation des sentiments et des idées. J’écris ces lignes dans un creuset de ce genre, au plein moment de la chauffe, position peu commode ; il n’est pas facile de définir l’opération avant qu’elle ait pris fin et que le produit ait pris forme. Nous serons placés plus favorablement dans quelques années. Il n’a pas fallu un plus grand recul à Thucydide pour saisir en un bref tableau, exprimer en un schéma où l’on voit, comme dans le Thésée du Parthénon, la place et le mouvement des muscles, la transformation de l’homme intérieur sous la main dure de la guerre. En attendant que l’analyse fasse ressortir du tumulte où nous avons vécu des lignes analogues, mettons-nous à cette école, tirons notre papier et notre crayon et dessinons avec fidélité d’après l’antique.

Le calme, la lucidité de Thucydide viennent en grande partie de ce qu’il se tient au centre de la nature humaine, comme le sculpteur au foyer du mouvement et à la racine intérieure des attitudes. Ce que la pensée humaine, avec son Histoire, acquiert peut-être de plus important, c’est une idée de l’ἀνθρώπινον, l’identification de la pérennité historique et des retours inévitables avec la pérennité humaine et les plis du cœur humain. Hérodote fait tout venir des dieux, tout retourner à eux. L’homme qui s’est élevé trop haut est abattu par leur jalousie. Un Athénien, qui a vu pratiquer l’ostracisme, qui écrit lui-même de l’exil, a reconnu cette jalousie dans le cœur des hommes assez clairement pour ne pas aller, quand il s’agit de Miltiade, de Thémistocle, de Cimon, de Périclès, d’Alcibiade, l’hypostasier chez les dieux.

Thucydide est par là à la fois un contemporain de Démocrite et un contemporain de Socrate, et il formerait presque, si on voulait, le trait d’union entre ces deux natures si violemment divergentes. Non qu’il ait vraisemblablement connu ou estimé l’un ou l’autre : on ne se l’imagine guère s’intéressant à la spéculation philosophique de Démocrite, sinon peut-être aux livres moraux de sa vie de voyages ; et la nature de Socrate (dont il dut se souvenir, si jamais il le connut, à peu près comme le Procurateur de Judée, dans le conte d’Anatole France, se souvient de Jésus) ne pouvait que rester absolument fermée à cet homme précis et posé, dont l’intelligence était toute construite de prévoyance et d’action mesurée. Mais si Thucydide voit le jeu de la nature humaine avec le détachement lucide, la curiosité sèche et lente dont Démocrite considère le jeu des atomes, il n’en est pas moins vrai que, pareil à Socrate, cet Athénien discerne, comme réalité dernière et support de tout, l’homme réel et vivant. Athènes, métropole de la culture classique, par Thucydide comme par Socrate et par les auteurs des frontons du Parthénon, apparaît comme le laboratoire de l’homme.

Cette lecture éternelle est sans doute la plus actuelle qui puisse nous retenir aujourd’hui. Le passage de Thucydide sur la transformation des idées morales au cours de la guerre péloponésienne s’applique à la vie que nous avons vécue dans la grande guerre et que nous vivons dans la paix précaire qui la suit. Il s’applique pareillement à toutes les époques de guerre générale, au xvie siècle et au temps de la Révolution. C’est un diagnostic de médecin, et, en cas pareil, la nature humaine fera toujours les mêmes maladies. Nul n’y échappe. Celui qui écrit ces lignes les reconnaît en lui aussi bien qu’en ses contemporains. Thucydide ne dit point de cette épidémie morale ce qu’il dit de l’épidémie de peste, qu’il peut en parler comme un homme qui en fut lui-même atteint, mais il serait étrangement contraire à toute vraisemblance qu’il en fût resté indemne. Il n’a pas toujours regardé les événements et les hommes de son œil purement lumineux d’historien, et de l’ombre de son platane, à Skapté-Hylé. Il ne serait d’ailleurs pas raisonnable de tirer de Thucydide une leçon de pur pessimisme et de ne voir dans la nature humaine que l’éternelle pâture de telles maladies. Leur connaissance n’est pas stérile et leur description nous permet de nous prémunir contre elles. Nous pouvons le faire de deux manières qui ne se contredisent pas ; l’une individuelle : nous donner par l’exercice de la pensée une âme robuste sur laquelle ces maladies ne mordent pas facilement ; l’autre sociale : plus difficile, créer une hygiène générale qui les empêche de se répandre ou qui limite leurs ravages. Si le livre de Thucydide n’eût pu absolument servir ni à l’un ni à l’autre de ces remèdes, il ne l’en eût pas moins écrit, poussé par les seuls besoins et les seules lois de l’intelligence artiste, et nous eussions pu répéter aujourd’hui à son sujet la phrase de Condorcet : « Le marin qu’une juste observation de la longitude préserve du naufrage doit la vie à des calculs qui furent faits deux mille ans auparavant par des hommes qu’animait une pure curiosité de l’esprit. » Mais Thucydide ne pense pas exécuter une description stérile, il prétend que ses écrits « donnent une connaissance claire du passé, et aussi de l’avenir dans la mesure où les lois de la nature humaine y ramènent les figures du passé » (I, 22).

Un instinct conscient d’artiste lui a fait placer à la suite du récit des massacres de Corcyre le tableau de la transformation des idées et des mœurs telle qu’elle s’accomplit par le développement de la durée vivante et de l’être même d’une grande guerre. C’est de Corcyre que naît l’embrassement général comme il est né en 1914 des Balkans. Corcyre s’effondre la première dans son propre brasier, image insulaire, complète et réduite, de celui ou s’abîmera la Grèce épuisée : la troisième puissance maritime de la Grèce avant la guerre, sa prospérité commerciale disparaît avec le massacre de l’aristocratie commerçante par la plèbe maritime qu’appuient les Athéniens, et elle devient une barque passive à la remorque d’Athènes. Elle écrit en ces lettres de feu et de sang la destinée de la Grèce, comme les Balkans ont peut-être écrit d’avance la destinée d’une Europe balkanisée.

« De là, pour les États, une foule de calamités, celles mêmes qui se produiront et qui dureront tant que la nature humaine subsistera (ἕως ἄν ἡ αὐτὴ φύσις ἀνθρώπων ᾖ) : calamités qui peuvent d’ailleurs être aggravées ou tempérées selon les circonstances. Durant la paix et quand tout va bien, États et particuliers ont un meilleur esprit, n’étant pas sous le joug de nécessités inéluctables ; mais la guerre, qui détruit le bien-être de chaque jour, est un maître violent, et conforme aux événements qu’elle provoque les passions de la multitude…

« On changea pour les adopter à cette façon d’agir le sens ordinaire des mots. L’audace irraisonnée passa pour courage à soutenir ses amis ; la circonspection réfléchie pour une lâcheté déguisée ; la modération pour le prétexte qu’allègue la mollesse ; l’intelligence qui tient compte de tout pour une indécision que l’on porte en tout. » (III82).

Le tableau continue, pressé, abstrait, antithétique, avec des oppositions à la Gorgias, avec le souci grave et tendu de rendre visible par la densité du style le tragique des révolutions morales et les tournants du cœur humain. Il se résume en un mot : l’effondrement des cadres moraux et sociaux sous les puissances d’une guerre totale. Dans une société ancienne, où se sont opérés les tassements et la consolidation naturelle du temps, tous ces cadres se tiennent, et leur opposition de surface a moins d’importance que la solidité de leur charpente intérieure. La société qui réunit dans une cité un parti à un parti, dans un organisme maritime une colonie à sa métropole, dans une Grèce ou une Europe une cité à une cité ou une puissance à une puissance, et enfin dans cet ensemble qu’est aujourd’hui le globe terrestre ceinturé de communications et d’échanges un État à un État, une race à une race, un continent à un continent, cette société, ces sociétés ne se comportent pas autrement que la société la plus élémentaire, celle d’une famille, ou, plus élémentaire encore, celle de l’homme et de la femme unis pour passer ensemble la dernière moitié d’une vie humaine. Les chutes du Niagara tombent par les mêmes lois qu’une goutte de pluie. Quelles que soient dans une famille la profondeur des dissentiments et l’âpreté des querelles, cette famille est une réalité naturelle qui implique des liens naturels et qui venge toute rupture définitive par une sanction naturelle. L’intelligence substantielle et vraie se confond alors ici avec une indulgence et une bonne volonté raisonnées. Comme notre optique individuelle, notre tempérament individuel, nos passions individuelles vont d’un poids presque irrésistible à l’encontre de cette indulgence, de cette intelligence, de ce sens des ensembles et des sociétés, on reconnaît également ces lois naturelles trop tard, alors que gisent aux pieds de l’homme ou de la femme par leur faute, les fragments d’une vie malheureuse ou brisée. Mais s’il est parfois trop tard pour agir, ou pour le retenir d’agir, il n’est jamais trop tard pour comprendre, et l’intelligence contient peut-être tous les esprits épurés de l’action. M. Bourget a écrit sur cette loi intérieure de la famille son récit du Justicier. Et le Justicier nous invite par son rythme profond, sinon par la volonté de l’auteur, à propager jusqu’à l’ensemble de la société humaine, comme les cercles concentriques sur l’eau, la leçon qu’il implique.

Et pourtant n’oublions pas que nous ne tenons là qu’une partie de la vérité. Nous ne vivons pas dans un univers simple, mais probablement dans un pluralistic universe à la William James ; toute poussée logique qui prétend suivre indéfiniment une même piste conduit à une impasse, mais une pensée libre se sent à chaque instant à un carrefour. Si la société élémentaire est une dualité, le dualisme est impliqué dans toute société, un dualisme d’autant plus irréductible, une fissure d’autant plus béante que cette société est plus complexe. Et cette fissure ressemble à une matrice, la guerre engendre la vie. Il y a aussi un rapport profond de société entre deux ennemis, dans l’instant où ils sont ennemis et dans l’acte qui les fait ennemis. Le lien est peut-être plus fort entre Dalila et Samson qu’entre Éva et le poète de la Maison du Berger. Que serait la Lorraine de M. Barrès sans ce qu’il appelle « les magnifiques luttes rhénanes » ? Que serait l’Espagne sans la reconquête sur les Maures, le Français sans la bataille contre l’Anglais ou le Germain, l’Anglais sans sa guerre avec le continent, l’Allemand sans sa double bataille avec les Latins et les Slaves ? Et si la France, ce sont les Deux France dont M. Seippel a fait l’ingénieuse psychologie, l’Angleterre n’est-ce pas les deux Angleterre, l’Allemagne les deux Allemagne et la Russie les deux Russie, et la Suisse de M. Seippel les deux Suisse ? La vraie nature de ces cristaux nous reste inconnue tant que nous n’avons pas discerné leur plan de clivage. Au fronton occidental du Parthénon les Athéniens voyaient vraiment le centre essentiel, la cellule-mère de leur cité : cette violente rupture, cette dissonance superbe qui occupe le centre du fronton et sa plus grande dimension, Poséidon rejeté en arrière par l’impétuosité à la fois de la dispute avec Athéna et du coup formidable de son trident, Athéna qui se recule pour descendre de son char avec le don de l’olivier. Nous n’en avons conservé que le torse de Poséidon et ne connaissons l’ensemble que par le dessin dit de Carrey, mais ce dessin suffit pour nous rendre présente l’idée du sculpteur, l’idée même d’Athènes : au centre du triangle, ce vide occupé par une aura surnaturelle, par l’antagonisme des deux divinités attiques, par ce dualisme et cette lutte fondamentaux, auxquels Rome avait donné une forme plus matérielle et plus lourde en les symbolisant dans le fratricide de Romulus.

Jamais ces deux points de vue ne se rejoindront complètement, et, si notre pensée est une cité logique, cette cité participe à ce dualisme nécessaire de toute cité, cette pensée à ce dualisme élémentaire de toute pensée dont les antinomies de Kant découvrent la racine. Tout au plus pouvons-nous croire, en embrassant d’un certain biais les deux idées, que, de même que la vie est l’ensemble des forces qui luttent contre la mort, tout organisme comportant une force centripète et une force centrifuge, ces forces lui demeurant toujours présentes, l’ordre y est fait d’une certaine prépondérance de la première, le progrès d’une certaine prédominance de la seconde. Ce n’est pas encore par là que nous allons bien loin, que nous sortons du carrefour et de notre univers plural.

Tout peuple, toute cité portent en eux la guerre civile comme une maladie en puissance ; il n’est guère d’état de santé qui ne soit peu éloigné des frontières de cette maladie ; souvent on peut se demander si elle ne ressemble pas à celle du génie comme Rousseau, Byron ou Poë, proie d’une lutte intérieure dans une nature déchirée, et qu’on dirait un détour désespéré de la nature qui cherche à atteindre un étage et une hauteur nouvelles. Il y a de cela dans les révolutions. Il y eut de cela en somme dans la guerre du Péloponèse qui accoucha la Grèce à des tragédies aussi puissantes, aussi pathétiques, aussi éternelles que celles qui produisent au soleil du théâtre les familles des Labdacides et des Atrides.

Ces tragédies, nous les regardons aujourd’hui de la hauteur et du recul où nous sommes placés. Hérodote, avec son imagination religieuse et dramatique, savait les voir dans la grande guerre qu’il racontait. La pensée lucide et sérieuse de Thucydide ne conçoit pas l’histoire sous cet aspect. Il se refuse à l’idéaliser. Il l’a suivie de trop près, reconnue trop mêlée aux basses passions ; il a assisté à sa naissance quand elle était couverte des choses glaireuses et sanglantes dans lesquelles l’enfant paraît à la lumière et que les événements de Corcyre l’aident à symboliser.

Thucydide a vu et raconté la guerre civile de la Grèce, réfractée et multipliée dans chaque cité par la guerre civile des partis et dans les familles mêmes par la guerre qui dresse l’une contre l’autre deux générations. Les guerres médiques, la solidarité créée par l’invasion du barbare, avaient fait de la Grèce entière une même cité. Autour de Dodone, d’Olympie et de Delphes, elle se connaissait depuis des siècles habitée par les mêmes dieux, les mêmes hommes, et bruissant de la même langue. Devant la menace de Xerxès elle s’était sentie ensemble exposée au danger. Mais à l’heure même de Salamine, entre Thémistocle et Eurybiade, le divorce de la ville de bois et de la ville de maisons, germe de la guerre du Péloponèse, s’affirmait déjà comme un motif secondaire que ne peut réussir à couvrir le motif principal, et qui, devenu principal, s’efforcera à son tour de le couvrir.

Si ce tableau des passions excitées dans les cœurs par une guerre générale, véritable pivot moral de l’histoire de Thucydide, est placé à la suite des massacres de Corcyre, c’est donc peut-être que, par un instinct d’artiste et d’historien, le fils d’Oloros a vu dans ces massacres, dans cette histoire de luttes atroces, une sorte d’ouverture où se retrouvent, non pas idéalisés, mais ramenés à leur poids et à leur brutalité naturels tous les événements de la guerre qu’il raconte. Les voyages d’Ulysse s’étaient fermés sur Corcyre comme sur le moment de détente et de repos où une destinée orageuse s’apaise : l’île d’Alcinoüs l’avait recueilli, habillé, parfumé par les mains de Nausicaa et de ses belles servantes, afin que ses dix ans d’aventures et de labeurs ne fussent plus qu’un long et nombreux récit, par une nuit tiède, à la table d’un roi bienveillant comme un père et magnifique comme un dieu ; elle l’avait transmis, endormi, par une nuit légère, à l’Ithaque du retour. Elle apparaissait dans l’imagination homérique comme la lointaine porte d’or, ouverte vers la Grèce, et en deçà de laquelle s’étend le monde des monstres, des tempêtes, des enchanteresses, des Cyclopes, du barbare et du démesuré. Cette fois, au seuil de la guerre où les cités et la race grecques s’abîmeront, Corcyre met une porte de sang et de feu.

Thucydide fait partir des troubles de Corcyre la subversion morale de la Grèce, mais les troubles de Corcyre tels qu’il les décrit ne ressemblent pas à ceux que leur contre-coup provoqua dans le reste de la Grèce. La guerre du Péloponèse présente à ses débuts, dans Corcyre, un tableau analogue à celui que la grande guerre nous présente, à sa fin, dans la Russie bolchéviste. Les deux portes sont pareilles ; mais on entre par l’une et on sort par l’autre. À ces confins du monde grec, il y a probablement une populace plus grossière qu’ailleurs, mâtinée abondamment des barbares de la côte qui étaient, au temps d’Homère, les plus cruels de tous les hommes. Cette populace est gouvernée par une aristocratie qui la mène durement. Le conflit entre ces chefs et ce peuple, l’intervention de Corinthe et celle d’Athènes, créent, comme en Russie, l’état aigu de guerre étrangère, dans la fièvre duquel pourront éclater les puissances comprimées de révolte et de vengeance. Le tableau de Thucydide s’applique trait pour trait aux causes, à l’explosion et aux suites du bolchévisme russe. « On y commit tous les excès qu’on peut attendre d’un peuple longtemps gouverné avec plus de hauteur que de sagesse et qui trouve l’occasion de se venger ; toutes les violences suggérées par le désir d’échapper brusquement à une longue misère en s’emparant du bien d’autrui ; enfin toutes les cruautés, toutes les barbaries naturelles à des gens qui n’ont pas l’ambition pour mobile, mais qui, poussés par un sentiment aveugle d’égalité, s’acharnent impitoyablement sur leurs rivaux[1]. » (III, 84).

Thucydide marque bien ici ce qui distingue des vrais Hellènes ces demi-barbares, mal hellénisés. Et la distinction est sans doute analogue entre l’occidental, Français ou Allemand, et le moujik moitié asiatique de la Moscovie. Ceux-ci sont poussés par un sentiment aveugle d’égalité, ceux-là ont pour mobile l’ambition de s’élever au-dessus des autres. Même dans les révolutions en apparence semblables le barbare et le civilisé se distinguent : le barbare conçoit la révolution comme l’acte propre de la barbarie qui est de détruire ce qui le dépasse, et, simplement, de détruire ; le civilisé la conçoit malgré tout comme un acte de civilisation qui est, pour lui, de se construire lui-même au-dessus d’autrui, et, simplement, de construire. L’instinct d’égalité chez l’un, l’instinct d’ambition chez l’autre peuvent se ressembler momentanément dans leurs effets ; ils ne se ressemblent pas durablement par leurs effets. Chez les civilisés la révolution, en déchaînant les ambitions, c’est-à-dire des puissances constructrices, aboutit à de la construction, produit ses conventionnels et son Bonaparte. Et, comme la barbarie est toujours un état provisoire, il se peut aussi que la révolution russe arrive à cet état constructeur. En Grèce, cette destruction apparente d’hommes qu’est la guerre du Péloponèse s’achève par une construction étonnante et imprévue : celle de ces grands types d’aventuriers cosmopolites, d’artistes raffinés, de philosophes solitaires qui, d’Alcibiade à Démétrius Poliorcète, d’Alcamène à Scopas, de Socrate à Aristote et à Pyrrhon, vont lever sur la Grèce tant de visages nouveaux de l’homme.

La psychologie des sentiments excités par une guerre générale entre peuples de même culture n’a pas bougé beaucoup depuis Thucydide. Si nous ramenons ces trois paragraphes nus et forts de son histoire à un schéma plus essentiel encore, à une géométrie plus sèche, nous y discernons, tels que nous les retrouvons aujourd’hui, un certain nombre de sentiments simples.

Il est d’abord un fait matériel qui explique en grande partie sinon cette transformation des idées et des sentiments, du moins la rapidité de la pente sur laquelle elle s’accentue et se précipite. C’est la vie de misère et de périls, dont on prend si vite son parti pendant la guerre, mais qui si vite aussi transforme un homme et transporte son moral sur un registre nouveau. La guerre enlève, non seulement au soldat, mais au citoyen, la plénitude coutumière de vie continuée, elle le fait naître à une autre durée. La paix implique, encourage, récompense l’effort prolongé, identique à lui-même dans le temps, et toutes les continuités régulières, celle de l’individu, celle de la famille, celle de la cité. La guerre nécessite une vie par explosions brusques, de grands efforts locaux et momentanés — être le plus fort à un moment donné sur un point donné, — et l’insécurité du lendemain met dans le moment présent un caractère d’importance et d’intensité uniques. Dans les anciennes guerres de mercenaires et d’armées de métier, la haine du soldat pour le paysan s’expliquait en partie par l’hostilité de deux natures qui conçoivent et sentent différemment la durée humaine, l’un qui développe sans hâte un effort suivi, l’autre qui vit, ne produit et ne consomme qu’en grands élans instantanés. Certains détours, certaines conditions historiques et militaires peuvent d’ailleurs rapprocher les deux états et communiquer à l’un les qualités de l’autre. La constance étonnante dans l’effort qui a marqué les soldats de la grande guerre tient en partie à ce que ces civils rapidement militarisés étaient engagés encore jusqu’aux reins dans la nature terrienne et la condition paysanne : les tranchées, ce fut le champ en profondeur. Inversement les Lacédémoniens s’efforçaient, par leur éducation militaire, de donner dès l’état de paix aux enfants les habitudes de la guerre, et sacrifiaient, quand il s’agissait du vol et du système D, la moralité créole à la moralité militaire. J’ai vu cette idée Spartiate retrouvée spontanément par un poilu de mon escouade, le débrouillard Panurge, sur le torse de qui je regardais avec un silence éloquent et sarcastique un gilet qui m’appartenait — le fameux gilet du territorial — et que j’avais cherché vainement quelques jours auparavant. Panurge me rétorqua : « T’as des galons, t’es mon cabot, c’est pour m’apprendre à être assassin. C’est pas commode pour un honnête homme. Alors, tu comprends, je me fais la main en me mettant voleur. » Je fis observer à Panurge, selon la pure tradition lacédémonienne, que le premier article du système D était de ne pas se laisser prendre.

La guerre, qui πρὸς τὰ παρόντα τὰς ὀργὰς τῶν πολλῶν ὁμοιοῖ et qui donne à la vie ce caractère d’explosion momentanée — nullement incompatible d’ailleurs avec les longs desseins de l’intelligence politique et de la direction militaire qui jouent sur un autre registre — confère nécessairement la primauté aux instincts violents et brutaux, au θυμός ; ce qui est énergie et audace, même sous les formes les plus sauvages, passe dans la catégorie du bien, dès qu’il est affecté de l’exposant de l’intérêt public. Et le phénomène sémantique indiqué par Thucydide indique en effet, comme une aiguille, ces changements de pression à l’intérieur de la machine. Son tableau de la vie des cités pendant la guerre peut se transporter aussi bien dans l’Italie du xve siècle que dans l’Europe des guerres révolutionnaires et impériales et celle de la grande guerre.

Τὸ πρὸς ἅπαν ξυνετὸν ἐπὶ πᾶν ἀργόν. — Peut-être Thucydide ici songe-t-il à lui-même. L’intelligence pratique, aiguë, subtile, débrouillarde est évidemment pour un temps de guerre une valeur. Mais une certaine intelligence lente, calculatrice et froide, sœur de l’intelligence contemplative comme Marthe l’est de Marie, et transportant dans l’action quelques-uns de ses traits, est considérée parfois comme un obstacle à l’action même et à ce goût du risque qui fait corps avec l’âme guerrière. L’expérience nous montre d’ailleurs que ces changements dans le sens des mots correspondent bien à des changements dans la nature des choses. La lenteur prudente, la modération, la grande intelligence ont coïncidé assez souvent, à des moments tragiques, avec une grande inertie, la plus dangereuse inertie. C’est le cas célèbre et typique de Cicéron. Exactement par ces qualités, Nicias perdit en Sicile la fortune d’Athènes, qu’Alcibiade, représentant des valeurs nouvelles comme le τόλμα ἀλόγιστος, eût probablement fait triompher. On reconnaît que Trochu, avec les mêmes qualités que Nicias, tient mal sa place, en 1870. Grouchy a agi évidemment à Waterloo avec plus de lenteur prudente, et Desaix à Marengo avec plus d’audace irréfléchie. Il ne serait pas invraisemblable que la μέλλησις προμηθής eût, à Amphipolis, fait perdre par Thucydide les douze ou vingt-quatre heures qui allaient compter si fort dans la vie de Brasidas et dans la sienne. Durant la grande guerre, l’expérience et la circonspection d’un Ribot, d’un Briand, d’un Painlevé ont été beaucoup moins à leur place que l’audace, le θυμός, nourri dans les discordes civiles et les haines privées, d’un Clemenceau. Cette audace ne reste d’ailleurs utile que jointe à une juste estimation des ressources qui la permettent.

N’oublions pas que les États de l’Europe propre, pendant la grande guerre, ont gardé, par l’ancienneté, la compacité, le ciment romain de leur organisation, une solidité et un équilibre que ne comportaient pas, sauf à Lacédémone, les mobiles, ardentes et fragiles cités grecques. Quand Thucydide écrit : « Ceux qui étaient les moins capables de pensée n’en avaient que plus de force. Sachant leur nullité et l’intelligence de leurs adversaires, ils avaient peur d’être vaincus par leurs discours ou par les artifices de leur esprit, et se portaient hardiment à l’action ; tandis que les autres, persuadés qu’ils sauraient toujours prévoir à temps, et qu’il n’était pas besoin d’agir là où il suffirait de penser, demeuraient découverts et succombaient. » (III83). ce passage ne pourrait même pas s’appliquer à Athènes. Le seul Athénien auquel on imaginerait que Thucydide ait pensé serait Cléon. Et ce n’est pas invraisemblable. Cependant il n’aurait pas mis dans la bouche de Cléon des discours artificieux et subtils, si Cléon n’avait été en effet un remarquable orateur. Et il n’y a pas d’exemple que sans l’art de la parole quelqu’un ait pu exercer à Athènes une influence publique. Ainsi les Athéniens étaient préservés de ce dernier excès par leur goût du raisonnement et les Lacédémoniens par la solidité de leur institution. Mais dans les petites cités, particulièrement celles du Nord, et sans doute aussi à Argos au temps de scytalisme, cette figure ochlocratique devait donner un des visages naturels de l’état de guerre. La phrase de Thucydide s’applique assez à l’aventure des Girondins déviant Henriot et la Commune au 31 mai. Elle s’applique mieux encore à celle de Kerenski et donne une psychologie possible du bolchévisme.

Si la brutalité est une force, la ruse en est une autre, et toutes deux, bien qu’ennemies, comme Renart et Isengrin, vont ensemble. La guerre du Péloponèse est, comme toutes les guerres, une école de ruse, et, comme au xve siècle italien dans la virtù, la dissimulation prend place dans les valeurs à cultiver. L’esprit grec n’avait d’ailleurs pas beaucoup de chemin à faire pour se porter allègrement de ce côté. Nous sommes au pays d’Ulysse et de Thémistocle. Alcibiade trébuche dans les tromperies où il est passé maître. Sparte, qui se faisait d’abord honneur de ne pas recourir à ces procédés, produit, par la nécessité même de la guerre, un Lysandre qui estime qu’à la peau du vieux lion lacédémonien tel que Léonidas et Brasidas, il sied maintenant de coudre celle du renard.

Selon Thucydide, le souci du bien public disparaît et il est remplacé par les intérêts de parti. Quelle que fût leur étiquette politique, les chefs de partis, « sous le prétexte du bien public ne travaillaient qu’à se supplanter ».

Le schématisme de Thucydide est vrai, à condition d’être replacé dans la vie et mis au point par elle. En temps de guerre comme en temps de paix, l’union sacrée ne saurait constituer qu’un état de tension précaire et que toutes les forces de la politique attaquent pour le desserrer. Les discussions intérieures étaient très fortes au temps d’Aristide et de Thémistocle. On sut néanmoins y surseoir pour sauver la patrie. Au temps de Périclès et jusqu’à l’expédition de Sicile, ces luttes civiles sont loin d’obscurcir le souci de l’intérêt public. Il ne faut pas calomnier à l’excès la nature humaine chez l’animal politique. À travers l’inévitable contamination des passions humaines, il y eut vraiment dans l’Athènes de cette époque comme au temps de la Révolution française, dans les pires discordes civiles, selon le mot d’Aristide à Salamine, un combat à qui rendrait le plus de services à la patrie. Les préparatifs de l’expédition de Sicile, l’utilisation parallèle d’Alcibiade, de Nicias, de Lamachos, témoignent d’un reste de cet esprit. Il semble que le changement, en grande partie réel, que condensent les formules de Thucydide, se soit produit à Athènes après cette aura, ce moment de trouble étrange, de doute tournant sur lui-même et d’horreur sacrée qui suivit la mutilation des Hermès. On crut reconnaître qu’Alcibiade, en faisant décider et en conduisant, sous couleur de l’intérêt athénien, l’expédition de Sicile, ne cherchait qu’à établir sa propre tyrannie. Et l’histoire intérieure d’Athènes est toute occupée à partir de ce moment par des conspirations et des intrigues : il semble qu’elle soit comme monnayée à l’image du génie d’Alcibiade. C’est pourtant dans cette série orageuse d’ambitions rivales et de conspirations que les Athéniens rencontrent le meilleur gouvernement qu’ils aient, de l’aveu de Thucydide, possédé, celui des Cinq Mille. Mais Thucydide songe surtout à ces cités où les deux partis se déchirent, s’exilent alternativement, entrent dans l’alliance d’Athènes ou dans celle de Lacédémone selon que le parti de l’aristocratie ou celui de l’oligarchie y domine. Le premier soin du parti abattu un moment et relevé par l’aide de l’une ou de l’autre ligue est naturellement de se venger. De là des tableaux comme ceux qu’Aristote retiendra dans sa Politique.

L’occupation d’une cité par l’un ou l’autre des deux grands adversaires y faisait naître automatiquement une explosion de proscriptions et de vengeances. Ce fut le cas d’Athènes elle-même lorsqu’elle eût été occupée par les Lacédémoniens et que le gouvernement des Trente y eût été installé. L’occupation étrangère, même dans un village, donne aux poisons des discordes intérieures une virulence nouvelle. On a su par les débats devant les conseils de guerre, après la paix, dans les affaires de dénonciations, comment les haines locales avaient parfois utilisé l’occupation allemande. J’ai vu pendant la guerre, en Alsace reconquise, des haines pareilles employés à faire expédier des ennemis privés dans des camps de concentration français. Élargissez ces villages à la dimension de cités grecques (ce n’est pas les élargir beaucoup), supposez l’occupation alternative par les Français et par les Allemands, les dénonciations également alternatives des deux partis ; supposez, avec des mœurs plus impitoyables, des camps de concentration sur place, remplis et vidés selon les méthodes de septembre 1792 ou de Moscou, vous aurez à peu près cette Grèce de Thucydide and after, telle qu’elle est comprise à peu près entre les massacres de Corcyre et le retour pacificateur de Thrasybule.

C’est dire que peu à peu les intérêts de parti envahissent et supplantent les autres intérêts. « Les divisions régnant partout, les démocrates appelaient les Athéniens, les oligarques les Lacédémoniens. » M. Sembat a défini la République le régime qui fait prédominer le souci des luttes intérieures sur celui des luttes extérieures. Les cités grecques sont de vraies républiques. On y est aristocrate ou démocrate d’abord. Évidemment Sparte fait une exception. Son étonnante constitution, la nécessité où les Spartiates ont toujours été de se serrer par une mobilisation continuelle sur le sol asservi et hostile où ils sont campés, la discipline morale dans laquelle ils sont élevés dès l’enfance, tout cela coupe la racine aux tentations naturelles de luttes intérieures. Le seul danger viendrait de la politique personnelle des rois : mais d’abord ils sont deux, précieuse garantie, et ensuite les éphores réussiront toujours, comme à Venise le conseil des Dix, à abattre ou à rendre impuissant le roi qui prétendra s’écarter par ambition personnelle de la coutume des ancêtres. À Athènes, où ces conditions ne sont pas réalisées, les choses ne laissent point de se passer trop souvent selon la formule de Thucydide. Il y eut toujours dans l’aristocratie un parti laconisant, qui allait de pacifistes pondérés, patriotes, incapables d’une trahison, comme Nicias, à de jeunes oligarques, dévorés d’ambition, dont l’idéal était bien de devenir les maîtres d’Athènes, sous la protection d’une garnison lacédémonienne à l’Acropole. Ces oligarques, peu difficiles sur le choix des moyens et sur le passé des hommes qui pouvaient les servir, gagnèrent peut-être Alcibiade avant l’expédition de Sicile. Thucydide n’étant pas parvenu à élucider l’affaire de la mutilation des Hermès et celle de la profanation des mystères, personne n’y arrivera jamais. Mais du moins nous donne-t-il le résultat de l’enquête officielle, qui impliquait Alcibiade dans la seconde affaire, et rattachait l’une et l’autre à un complot contre la démocratie. Bien plus, Alcibiade est soupçonné d’intelligence avec les Lacédémoniens. Pendant l’enquête agitée que mènent les Athéniens et pendant qu’Alcibiade conduit heureusement en Sicile les intrigues et les opérations, un corps de Lacédémonien s’avance jusqu’à l’isthme dans des conditions mystérieuses qui font croire aux Athéniens qu’il y a chez eux un complot pour livrer la ville à l’ennemi (VI41).

Thucydide rapporte ces terreurs et ces bruits sans y ajouter foi, sans non plus les déclarer faux : il voit la chose obscure, et, placé à cette hauteur où collaborent les esprits purs de la science et de l’art, il la peint comme un Montaigne se peint, dans cette obscurité même. Remarquons cependant que, décrété d’accusation, Alcibiade passe à Sparte, « sur l’invitation des Lacédémoniens, et muni d’un sauf-conduit, car il les craignait à cause de l’affaire de Mantinée » (VI88).

Alcibiade n’aurait pas eu ces inquiétudes s’il eût été vraiment depuis longtemps de connivence avec les Lacédémoniens. Mais puisque les Lacédémoniens le pressent de venir à eux, lui accordent un sauf-conduit, malgré les tours qu’il leur a joués et le mal qu’il leur a fait, ne semble-t-il qu’il faille croire que les laconisants authentiques, les défaitistes oligarques d’Athènes, dont le procès des mystères avait fait retrouver la piste obscure, eussent présenté Alcibiade aux Lacédémoniens comme un homme qui, animé avant tout d’ambition forcenée et avide de pouvoir personnel, décidé à ramasser ce pouvoir partout, fût-ce dans la ruine de sa patrie, serait l’homme tout indiqué pour gouverner contre la démocratie et fonder ce régime oligarchique vers lequel, plus fort chaque jour que ses traditions d’Alcméonide, le portait son génie ? En tenant ce langage ils n’eussent rien avancé que de rigoureusement vrai, comme le prouva Alcibiade lui-même.

Cette affaire de trahison, qui au moment le plus aigu de tel guerre naît des mœurs et de l’esprit politique propres à une démocratie, elle nous figure — et il ne faut pas s’en étonner — les affaires de trahison écloses pendant la grande guerre dans une autre démocratie. M. Caillaux n’eut jamais cette souplesse heureuse d’intrigue, cette audace géniale, cette santé débordante et effrontée qui caractérisent l’ambition d’Alcibiade. Il a joué en partie, il aurait pu jouer en plus grande partie, les circonstances l’aidant, un rôle analogue. Pas plus qu’Alcibiade avant sa désertion à Sparte, il ne semble avoir commis d’acte propre de trahison. Seulement ceux qui, dans l’intérêt de leurs jouissances ou de leur ambition personnelle, souhaitaient et favorisaient par des trahisons proprement dites la victoire de l’ennemi, considéraient M. Caillaux comme leur chef éventuel et l’homme d’état qui, désigné pour prendre le pouvoir en cas de victoire allemande, serait appelé à satisfaire leur avidité et leurs haines politiques. C’était sans qu’il le sût qu’on tirait sur lui une lettre de change, mais en se réservant de la présenter à un moment où il ne la protesterait pas. S’il ne connaissait pas officiellement l’existence de cette lettre de change, ses ennemis politiques et des patriotes la pressentaient ou la connaissaient. De là en France, au début du ministère Clemenceau, un état d’esprit analogue à celui qui règne à Athènes lorsque les affaires des Hermès et des mystères mettent sur la piste de la trahison, des complots et de l’intelligence avec l’ennemi. Heureusement l’analogie s’arrête là, car M. Caillaux ne commandait pas d’armée. Mais l’histoire de la démocratie révolutionnaire vient ici relayer l’histoire de la démocratie républicaine. Les commissaires de la Salaminienne ressemblent aux trois commissaires de la Convention qui se rendent en 1793, pour arrêter le vainqueur de Valmy, à l’armée de Dumouriez, et qui, plus malheureux que leurs collègues athéniens, sont livrés par lui aux Autrichiens.

Ne voyons pas là des ressemblances fortuites, mais la mise en présence, pendant les grandes guerres générales, des intérêts nationaux et des intérêts de faction dans un pays divisé, labouré de haines politiques. Un ambitieux, un intrigant, un chef de parti est sans cesse exposé à la tentation de préférer la victoire de son parti à celle de son pays, où à la tentation plus subtile de sauver dans la déroute de son pays les intérêts de son parti : déroute d’abord considérée comme possible, puis escomptée comme probable, puis désirée comme avantageuse.

La discipline intérieure des partis suit alors en Grèce les mêmes méthodes que nous lui voyons employer aujourd’hui. Elle tend à se fortifier par des associations secrètes et à mettre au-dessus de toute qualité une certaine forme d’honneur, la fidélité à un clan.

L’obscurité répandue sur les affaires des Hermès et des mystères tient à ce qu’elles se relient probablement aux conjurations de sociétés secrètes. C’est à Athènes l’époque des hétairies. Elles portent la marque de toutes les associations de jeunes gens, qui s’en prennent volontiers aux monuments publics et aux institutions consacrées. Comme il est naturel que de telles associations soient républicaines sous la monarchie et monarchiques sous la république, elles sont oligarchiques dans une démocratie. Dans le discours d’Athénagoras, l’oligarchie est représentée comme l’opinion de la jeunesse, et ses railleries contre la démocratie, auxquelles les jeunes gens applaudissaient, firent de Socrate, en 399, une victime de la réaction démocratique. En réalité ces hétairies oligarchiques empoisonnent Athènes. Elles ne se contentent pas de casser le nez des Hermès et volontiers elles emploient l’assassinat. Et surtout leur acte est de trahir, puisque leur intérêt coïncide avec la dissolution de l’empire athénien, et, la domination d’Athènes étant dans toutes les villes liée à celle du parti démocratique, le triomphe de l’oligarchie la fait effondrer. Lorsque Pisandre s’efforce d’établir l’oligarchie dans les cités sujettes, celles-ci s’empressent d’y voir d’abord une occasion de secouer le joug athénien (VIII64).

Ces hétairies forment les cadres de l’oligarchie comme les phratries formaient jadis ceux de l’aristocratie. Ce sont des groupes artificiels qui remplacent les groupes naturels que comporterait une aristocratie véritable. On peut les comparer aux sociétés de jacobins ou aux Compagnons de Jéhu, à la Congrégation ou à la maçonnerie. Elles naissent naturellement, dans la démocratie judiciaire d’Athènes, du besoin de s’entendre pour l’élection des stratèges, qui ne sont pas tirés au sort, et de se soutenir dans les procès. Au moment de la révolution aristocratique des Quatre-Cents, Pisandre « se mit en rapport avec toutes les associations qui s’étaient formées dans la ville pour les procès et les élections : il leur recommanda de se réunir et de se concerter pour abolir la démocratie » (VIII54), et les Quatre-Cents, une fois au pouvoir, s’empressent d’abord de procéder à l’exécution de leurs ennemis, puis d’envoyer un héraut à Décélie auprès du roi Agis « pour lui dire qu’ils étaient prêts à traiter, et qu’il aimerait sans doute mieux traiter avec eux qu’avec une démocratie qui ne méritait pas de confiance « (VIII70). Et Décélie était le Noyon de l’Attique : telle est la première démarche des oligarques athéniens, dès qu’ils ont réalisé leur « Rubicon ». Les oligarques ont seulement oublié que l’essentiel d’Athènes, c’est la ville de bois, et que les thètes de la flotte, alors à Samos, servent de garde à la démocratie. Un véritable soviet de marins, d’intelligence avec Alcibiade, les renversera.

Ainsi la guerre finit par produire à Athènes le contraire d’une union sacrée. Mais les unions sacrées ne sont, en pareil cas, que des périodes courtes de calme pendant lesquelles s’accumulent les nuées noires et de plus violents orages. Par une sorte de contamination ou d’endosmose, la tension de la guerre intérieure se règle sur celle de la guerre extérieure. Les guerres de la Révolution et de l’Empire ont laissé non seulement la France, mais tout coin de France divisé en deux camps, guelfes et gibelins, blancs et rouges, qui se maintiennent depuis cent ans. Dès le début un Tourangeau helléniste, Courier, en a vécu la vie injurieuse et, ce qui est mieux, en a fixé, d’après l’histoire d’un village de vignerons, une physionomie vivante qui n’a guère changé. Et les nations sortent aujourd’hui de la guerre disposées à tout autre choses qu’aux baisers Lamourette.

L’état normal du temps de guerre fait de la neutralité un crime et ne tolère Dicéopolis que sur le théâtre. Mais précisément cet état de guerre se transporte tel quel dans cette guerre intérieure qu’engendre toujours plus ou moins la guerre extérieure. On reconnaît la tension des discordes intérieures à l’intolérance plus ou moins grande de l’opinion publique pour l’état de neutralité, que cette neutralité soit inspirée par le désir de rester sous sa treille, de soigner son vin et de se faire coiffer par Jeanneton d’un simple bonnet de coton, ou bien que la volupté de penser sur une hauteur des idées solitaires la nourrisse et l’exalte. Quand la Grèce est ébranlée en entier, c’est alors que « les citoyens qui n’adhéraient à aucun des deux partis succombaient, soit parce qu’ils ne luttaient pas, soit parce que leur sort excitait l’envie » (III82). Au temps de l’affaire Dreyfus, celui qui n’appartenait ni à la Ligue des droits de l’homme ni à celle de la Patrie Française passait des deux côtés pour un égoïste tiède. Sous la Révolution, on était suspect non seulement quand on avait travaillé contre elle, mais quand on n’avait rien fait pour elle, et l’on trouverait la phrase de Thucydide développée inépuisablement dans la littérature jacobine.

Cette transformation des sentiments et des idées, analysée par Thucydide, dessine comme par une ligne intelligente et abstraite le grand tournant qui, plus peut-être que tout autre, fait de la guerre du Péloponèse et de la guerre de 1914 les espèces d’un même genre. L’esquisse de communauté hellénique née des guerres médiques s’effondre comme l’essai de communauté européenne né des traités de Vienne. Tout lien de culture ou d’origine, toute sympathie de traditions ou de croyance succombent devant la fureur de détruire un ennemi d’autant plus exécré qu’il vous ressemble davantage et qu’il peut remplir comme vous une place que vous n’entendez pas partager. Chez le subtil peuple de Grèce, cette logique impitoyable de la guerre était évidemment enveloppée dans la même rhétorique qui fait le même acte saint et sacré d’un côté de la bataille, criminel et infâme de l’autre côté. Les discours de Thucydide, épurés par son art et maintenus à un degré élevé de dignité littéraire, éliminent le plus possible des discours authentiques cette éloquence facile qui devait faire défaut là-bas moins encore qu’en l’Europe d’aujourd’hui. Ils en retiennent les lignes logiques, la physionomie vivante, la passion réelle, les idées directrices, la musculature générale, de sorte que l’ensemble de ces discours ressemble à un album où ne manque aucune des attitudes de l’Athéna casquée ou du Doryphore, de la pensée instruite ou de l’homme armé pour de tels combats. Le jour où il a voulu aller plus loin encore dans cette voie, mettre la pensée de cette guerre en une lumière plus abstraite, atteindre une hyperbole de raccourci et de nu, exprimer, sous le dessèchement de toute communauté hellénique, ce fond rocheux de la pure violence, ce retour de Bia et de Kratos, il a composé le dialogue des Athéniens et des Méliens.

Évidemment on discerne là des influences littéraires. N’oublions pas que Thucydide écrit à l’époque où fleurit à Athènes le dialogue socratique, et qu’il a vu l’avantage de cette méthode par laquelle les raisons peuvent s’opposer une à une ou bien être alignées d’ensemble en les masses de deux discours suivis. Les Athéniens à Mélos emploient la nouvelle méthode dialectique comme on emploie l’armement ou la tactique du jour : « Laissez là les discours suivis, et examinez les questions au fur et à mesure qu’elles seront proposées. » Ces questions roulent, comme pendant notre guerre, sur le droit et la force, le juste et l’injuste. Mais les Athéniens les traitent avec une franchise à laquelle en notre temps on n’atteignit guère et qui ressemble à notre méthode comme la sculpture de nos places publiques rappelle celle du ve siècle athénien.

À cette distance nous pouvons presque oublier que nous sommes en face d’un drame atroce, qui doit éveiller chez un homme normal des sentiments d’indignation ; et la forme abstraite que Thucydide donne à son dialogue indique que déjà il se dénudait assez l’âme pour vouloir l’oublier lui-même. Nous pouvons l’oublier pour n’apercevoir que le poids d’airain et l’ombre inflexible d’une nécessité qui descend sur la mer, par l’effet d’une force liée à l’ensemble d’une nature, ainsi que le soir y allonge l’ombre d’un promontoire. Curtius a parlé avec un sens géographique et historique parfait du caractère doux et bienveillant de la mer Égée. Mais à ce moment ce sont la même géographie et la même histoire qui donnent implacablement à la même mer Égée son caractère cruel et destructeur. La position de Mélos est telle que le trident de Neptune ne peut devenir sceptre à Athènes qu’en frappant d’abord Mélos. Une île dorienne, une île neutre dans la mer proche, nommée du nom de son vieux roi, la « grande mer » qu’Athènes a pris à tâche de dominer, est détruite par la logique même de cette domination athénienne.

Cette raison de domination, les Athéniens l’exposent avec une inflexible lucidité : « L’ordre divin aussi bien que l’ordre humain implique une nécessité naturelle de vouloir dominer. »

Les Athéniens avouent que leur empire est fondé sur la crainte qu’ils inspirent à leurs tributaires : la neutralité de Mélos laisserait croire que cette neutralité est due à l’impuissance d’Athènes, et c’est une raison suffisante pour subjuguer l’île. La guerre en est à ce point que le respect de la neutralité d’un État n’est pas fondé sur un droit de cet État à demeurer neutre, mais sur l’avantage qu’ont les puissances belligérantes à respecter cette neutralité. Une telle logique de domination, dans cette guerre pour la mer, presse moins les États continentaux : dans le Péloponèse les cités d’Achaïe gardent facilement leur neutralité, ce qui est impossible à une île de la mer Égée. Tout ce que peut faire Athènes, c’est de raisonner avec les Méliens et d’essayer de les persuader. Les mêmes arguments ont pu être repris par le Directoire à l’égard des cantons suisses, par l’Angleterre en 1808 devant Copenhague, par l’Allemagne quand, en 1914, elle envahit la Belgique ; « Vous ne vous laisserez pas mouvoir par ce sentiment de l’honneur qui, aux heures de dangers sans conteste et sans gloire, mène ordinairement les hommes à leur ruine… Ne croyez pas déshonorant de céder à une grande république, qui vous fait des conditions modérées en vous demandant de devenir ses alliés et de payer le tribut pour vos terres. » (V111).

L’histoire est ici plus sombre que la fable. Le loup devant l’agneau, l’homme devant la couleuvre, restent tout de même au bout de leurs arguments et dans la lumière de leur injustice, et, après avoir tenté d’habiller la force par leurs raisons, doivent se résigner à l’employer nue. Mais, dans ce dialogue, les Athéniens gardent devant les Méliens, comme les Méliens devant les Athéniens, toutes leurs positions de raisonnement. Les deux « discours », comme ceux du juste et l’injuste dans les Nuées, s’équilibrent. Et puisque la fable est venue s’introduire dans ces propos, les deux destinées s’équilibrent aussi comme celle du rat et celle de la grenouille dans l’autre fable. L’épisode termine le livre V, dont les dernières lignes nous apprennent ceci : « Les Athéniens mirent à mort tous les adultes de Mélos et réduisirent en esclavage les enfants et les femmes. » Alcibiade achètera même une captive de Mélos. Et le livre VI commence ainsi (je rappelle d’ailleurs que la division en livres a été faite postérieurement à Thucydide) : « Le même hiver, les Athéniens formèrent le projet de retourner en Sicile avec un plus grand armement que celui de Lachès et d’Eurymédon, pour la subjuguer si possible. »

Comprenons la juste froideur de Thucydide. Sachons, aux heures où il le faut, l’incorporer à notre intelligence. Mais ne la tenons pas pour un état dernier, pour un point d’arrivée de la Grèce, à un moment où toutes ses puissances se modèleraient sur la sécheresse dure de la destinée qui la conduit à sa ruine. Ce raisonnement des Athéniens, nous le retrouverons dans le Gorgias et la République, chez Calliclès et chez Adimante, et un grand athlète, Socrate, le rencontrera pour une lutte digne de lui et pour lui faire toucher terre. Et Mélos, ensevelie dans l’obscurité historique, brille pourtant sur les siècles par une double pointe, celle de ce dialogue tragique et celle du marbre aux bras coupés, l’Aphrodite qui enlevait par la seule persuasion de l’amour les armes d’Arès.

Ces pointes éternelles et fixes ne se dégagent que sur une Grèce effondrée et disjointe. Ce sont les forces de dissolution qui sont à l’œuvre et que Thucydide observe sur le corps hellénique, comme il a observé sur le sien la peste qui l’empoisonnait.

Les souvenirs de la guerre médique volent en éclats. La guerre du Péloponèse avait eu sa Mélos continentale, Platées. Les Béotiens et les Lacédémoniens sont alliés, et Platées, Bohême en miniature, est dans la chair béotienne une épine que les Lacédémoniens aident Thèbes à arracher. Les Athéniens à Mélos travaillent sur le modèle que leur ont donné les Lacédémoniens à Platées. Platées depuis le jour de la grande bataille contre les Mèdes, est, de par le serment qu’a prêté Pausanias, placée sous la garantie de tous les Grecs qui combattirent. Ces souvenirs héroïques ne pèsent point devant l’impitoyable nécessité d’une guerre que les hommes ne mènent pas, mais qui mène les hommes. Le roi de Sparte, Archidamos, est d’ailleurs un honnête homme, qui propose aux Platéens tous les expédients possibles et qui, triste de ces souvenirs, s’achemine avec répugnance à l’inévitable. Il faut que Platées soit extirpée du territoire béotien, et, après une défense héroïque, les Platéens restés dans la ville subissent le sort qui sera plus tard celui des Méliens. Les femmes deviennent esclaves et tous les hommes sont mis à mort. À Salamine les Éginètes avaient obtenu le prix de la bravoure. Mais, si Platées est une épine, Égine est une chassie dans l’œil du Pirée, et les Éginètes sont traqués, exterminés par les Athéniens. Ceux d’entre eux que Périclès avaient expulsés d’Égine et que les Lacédémoniens avaient installés à Thyrea en Cynurie sont eux-mêmes poursuivis et massacrés tous en haine de leur nom. Il ne reste aux Lacédémoniens et aux Athéniens qu’à mendier, en lui livrant des Grecs, l’alliance du grand roi, et ce pas est franchi dès la cinquième année de la guerre. Après le désastre de Sicile, il y a chez les alliés d’Athènes une révolte générale. Juste à ce moment les Péloponésiens ont une marine puissante. Il est donc naturel que le siège de la guerre se transporte en Ionie, où il s’agit pour Sparte, en détachant d’Athènes les Ioniens, de couper en deux l’empire athénien. Mais on ne peut les en détacher qu’en les attachant ailleurs, puisque les Péloponésiens n’auront jamais la force ni la volonté de les défendre contre les Perses. On les enlèvera à Athènes, avec l’alliance de Tissapherne, pour les donner à Tissapherne, les vendre aux Perses. Ainsi Sparte, qui avait commencé assez sincèrement la guerre pour affranchir les Grecs, est menée par la logique de cette guerre à prendre la tête du mouvement qui remet les Grecs dans l’esclavage. Le traité d’Antalcidas sera signé par un Spartiate, et il est possible qu’aux yeux des nouveaux Lacédémoniens le Pausanias muré dans le temple d’Athènes par sa propre mère apparaisse comme un précurseur méconnu et malheureux.

Tout conspire à disjoindre la Grèce, et tout aussi conspire à en composer une nouvelle. Cette dissolution apparente ne se fait pas dans un espace glacé, dans un infini où les mondes rayonnent de la chaleur et où se dissipe une énergie décroissante. Elle a lieu dans un monde fermé, où l’énergie que perd une idée révolue s’incorpore pour l’animer à une idée nouvelle, où l’hellénisme local glisse vers cet hellénisme humain que les grandes monarchies mettront au point, la conquête d’Alexandre, le gouvernement des Ptolémées et des Séleucides, l’empire de Rome. Il faut pour préparer ce brassage la terrible crise morale que Thucydide date des massacres de Corcyre. Mais l’histoire ne se répète pas et il serait bien vain et téméraire de voir dans la semblable crise morale déterminée aujourd’hui par la guerre l’amorce d’une fusion pareille. L’histoire, science du présent, ne permet de comprendre l’avenir que lorsqu’il est devenu du passé. C’est alors que pour le prophétiser, nous nous reculons vers un passé plus ancien, et cette prophétie continuelle du passé nous donne l’illusion qu’elle réussira encore, appliquée à l’avenir.

Tout au plus une transformation due à un changement purement quantitatif peut-elle se reproduire lorsque des quantités analogues croissent ou décroissent pareillement. Une Grèce nouvelle s’est d’une certaine façon répandue sur le monde, mais une certaine Grèce historique parfaitement définie, la Grèce de la cité, a été blessée à mort par une cause purement mécanique, qui est la perte d’hommes, l’extermination automatique des cités sous la guerre. Les neuf mille guerriers qui ont fondé la Sparte dorienne sont de plus en plus réduits, le temps n’est pas éloigné où il en restera trois cents et ce serait une belle chose que de restituer, comme Grainville fit du Dernier homme, ce dernier Spartiate, qui, au temps de Cymodocée et d’Eudore, a pu consciemment, amèrement, superbement exister. On imagine Chateaubriand, en 1806, évoquant sur les ruines de Sparte et enviant ce père inconnu. La population d’Athènes qui, au contraire de celle de Sparte, fut toujours mêlée, retrempée de sang allogène, ne se défait pas avec cette régularité sombre et belle de blocs qui se détachent, de citoyens qui forment les seuls murs de la cité et qui tombent un à un comme les pierres de ces murs. Mais rien ne peut compenser les énormes saignées que sont la grande peste, les désastres d’Égypte et de Sicile, les vingt-sept ans de guerre presque ininterrompue. La guerre du Péloponèse inaugure la maladie qui tuera le monde antique (la seule d’ailleurs qui puisse tuer vraiment un monde, un peuple, une cité), l’oliganthropie, Athènes et Sparte, qui périront par une oliganthropie successive, endureront peu à peu le sort qu’elles ont fait subir en bloc, en une de ces nuits d’horreur troyenne qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle, à Mélos et à Égine, à Messène et à Platées. Successive ou subite, venue de la peste, de la longue guerre ou du massacre, l’oliganthropie n’est pas toujours incurable. Des peuples ont subi sans périr des saignées aussi cruelles. Il n’y a que l’espace d’une vie d’homme entre la France de Jeanne d’Arc, dépeuplée par la peste noire et la guerre, et la France de Louis XII débordante de population et de richesse, frémissante d’énergie inemployée. La guerre de Trente ans, en dévastant l’Allemagne, ne l’a point jetée dans une oliganthropie sans remède, et si un peuple dans l’histoire avait dû singulièrement périr de cette maladie, n’eût-ce pas été le peuple arménien, saigné aux quatre veines depuis les temps des Assyriens et réparant toujours la race par l’inlassable énergie de son sang ?

Mais peut-être faut-il, pour que l’oliganthropie soit mortelle, deux conditions, dont une seule était réalisée dans cette France, dans cette Allemagne, dans cette Arménie, mais dont nulle n’a manqué à la Grèce du iiie siècle qui précède le Christ, ni à la Rome du iiie siècle qui le suit. Il faut qu’au dépeuplement imposé par la destinée se joigne le dépeuplement voulu par l’homme, qu’au dépeuplement qui fauche les générations vivantes se joigne celui qui refuse l’être à la poussée réparatrice, à la génération future. De sorte qu’il est rigoureusement vrai de dire qu’un peuple ne meurt que lorsqu’il le veut. La Grèce du iiie siècle, au moment même de sa plus grande oliganthropie, produit, avec les Praxitèle et les Scopas, les suprêmes sculpteurs de l’individu, les Épicure et les Zénon. Et ceux-là, en modelant la figure parfaite du sage, lui enseignent l’inutilité, la vanité, le danger d’une famille qui brouillerait les traits de la pure œuvre d’art. Et Rome s’affaisse de même quand une conspiration générale et tacite se forme pour éviter les mêmes charges. Le vide alors agit comme un appel d’air sur les masses extérieures, celles des Macédoniens en Grèce et des Germains sur Rome, qui s’y engouffrent et font tout écrouler. Les massacres de la grande guerre, les épidémies et la faim ont fait subir à l’Europe des pertes d’hommes relativement aussi considérables que celles qui épuisèrent la Grèce. À ces pertes d’hommes s’est ajoutée chez les survivants une perte d’énergie vitale. Et la perte d’hommes, la perte d’énergie sont suivies, ainsi que le corps par l’ombre, par des prodromes d’oliganthropie volontaire, une francisation (en un singulier sens) de l’Europe. Comme l’analogie porte alors sur des quantités mesurables, comme les causes des événements historiques envisagées ici sont quantitatives, les ressemblances peuvent être serrées de plus près, il est permis de conclure d’une époque à l’autre avec plus de vraisemblance, et de garder, en refermant Thucydide, certaine angoisse. Certes il serait bien aventureux, sur des indices peut-être temporaires et locaux, de croire à l’imminence générale de cette oliganthropie volontaire, d’accueillir les exemples grecs et romains plutôt qu’européens et chrétiens. Mais si par malheur ce revenant est en route, c’est un vieux rythme de la nature que l’histoire de l’antiquité nous aide à reconnaître et à classer.


  1. Le texte est dans certains détails tellement obscur que je me sens à peu près incapable de le traduire comme je fais ailleurs : j’emprunte ici la traduction de Bétant qui s’attache au sens général. Arnold (dont j’ai toujours l’édition sous les yeux en rédigeant ces notes un peu anciennes) croit à une interprétation, à une imitation de Thucydide par un autre écrivain qui aurait voulu pousser à la caricature sa manière elliptique et ses anacoluthes, et il opine pour un chrétien de l’époque byzantine. Les raisons philologiques qu’il en donne sont peu concluantes ; le rythme de la pensée paraît bien authentiquement du pur Thucydide, bousculé et ravaudé çà et là par les copistes, et la psychologie d’une révolution faite par la populace y est prise, dans sa profondeur et ses dessous, avec le même génie schématique qui éclate dans les chapitres précédents.