La Campagne avec Thucydide/Chapitre VI

Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 161-226).

CHAPITRE VI

LA FIGURE DES ÉTATS

Peut-on dire expressément que par la guerre du Péloponèse la Grèce tende à se dissoudre et à disparaître ? Oui et non. Le mot Grèce, comme le mot Europe, n’a pas seulement un sens d’unité, mais un sens de pluralité, de diversité, même d’hostilité. Il implique, par son double contenu de géographie et d’histoire, ce cloisonnement et ces rivalités. Dans la définition de la Grèce, l’unité est donnée comme le fond commun de langue et de culture, sur lequel seront mises en valeur, iront à leur extrémité aiguë les dissonances les plus tragiques. Et ces dissonances, ce tragique, tout ce que Nietzsche appelait le côté dionysiaque de l’hellénisme, c’est la vie intérieure des cités à son état de tension absolue, c’est la guerre du Péloponèse, qui les manifestent. L’unité d’une tragédie, faite de ces dissonances, de ces contraires, de ces parents ennemis, ne la dirons nous pas plus riche que l’unité d’une élégie ou d’un dithyrambe ? Et ne verrons-nous pas plus d’unité réelle dans une famille déchirée comme celle des Atrides et celle des Mirabeau que dans la vie patriarcale d’une ample et douce famille pastorale pareille à celle que Lamartine idéalise autour de son berceau ? L’essence de la Grèce polythéiste est de manifester, comme ses figures individuelles et indépendantes d’Olympiens, de libres génies de cités qui peuvent s’épanouir en quantité et durée ou bien en qualité et en intensité. Dans le premier cas elles eussent sacrifié leurs aspérités pour vivre en un état de paix relative. C’est le second cas qui s’est réalisé. Aujourd’hui il n’est plus temps de plaindre des cités et des hommes qui, quoi qu’ils eussent fait, seraient tout de même, à l’heure qu’il est, morts. Mais la façon dont ils sont morts a installé dans les parties hautes de l’histoire humaine une puissance de vie politique et une perfection de réalité tragique qui font que la Grèce n’a jamais été plus superbement la Grèce qu’au moment où ces frères ennemis s’affrontaient et se détruisaient. Gloire aux peuples qui ont su dans leur histoire réaliser comme un Œdipe roi, un Britannicus ou une Phèdre leur grande scène du « trois » ! Cette grande scène la Grèce l’a vécue et Thucydide l’a écrite. Je reviendrai, dans un autre livre, sur ces essences communes de la tragédie et de l’histoire. Ne puis-je appliquer, en attendant, à la tragédie politique telle que l’a exposée Thucydide ces lignes de Jules Lemaître sur la tragédie dramatique, lignes d’autant mieux indiquées ici qu’elles expriment simplement avec élégance un bon lieu commun de la critique ? « La tragédie vit d’actions excessivement violentes et brutales, de celles qu’on accomplit dans les moments où l’on redevient le pareil des fauves ou des hommes qui ont vécu aux époques primitives. Et d’autre part, comme on veut que la forme soit belle, les personnages de la tragédie doivent parler le langage le plus savant, le plus élégant, le plus propre à nous plaire… En un sens, rien de plus philosophique, de plus vrai que la tragédie, qui nous montre les forces élémentaires, les instincts primitifs déchaînés sous la plus fine culture intellectuelle et morale. En outre ce sont nos passions possibles, sauf l’intensité et les conséquences extrêmes, que nous avons sous les yeux. Et les détails étranges et sanglants empruntés à l’histoire et à la légende s’effacent ou n’ont plus qu’une valeur symbolique. On ne les prend plus au pied de la lettre, mais comme les signes d’une situation ; on les oublie presque pour ne s’attacher qu’à ce qu’il y a de tristement éternel et d’applicable à nous chétifs dans ces peintures typiques du drame des passions humaines[1]. »

Les cités grecques sont assez petites pour demeurer des êtres complets, harmonieux et qu’on peut embrasser d’un regard. Comme les dieux, comme les grandes statues phidiennes, elles paraissent des vivants plus grands que les individus humains, mais où se reconnaissent les traits et se peut transposer toute la beauté typique de l’individu. Le génie d’un grand État moderne nous échappe à moitié, se confond dans une nature lointaine et des épaisseurs insondables. Mais avec ces États grecs est toujours possible l’élégante opération logique dont la République de Platon est le type, le passage de l’individu à la cité comme d’un texte en petites lettres au même texte en lettres grossies.

La dualité d’Athènes et de Lacédémone, figures plastiques et délimitées, est loin d’épuiser la diversité hellénique, mais elle paraît, sans rien lui faire perdre de sa vie, cristalliser cette pluralité, selon les esprits même de l’art grec, en sa forme la plus simple, la plus claire, surtout la plus typique, l’amener, comme le dorique et l’ionique sur l’Acropole, à la dyade élémentaire de deux ordres.

J’aime cette recherche naïve et forte, ce souci qu’a Thucydide de marquer d’abord, comme la graine dure d’où est sorti l’arbre, l’invention propre de l’un et de l’autre génie. « Les premiers qui prirent un costume simple, à la manière d’aujourd’hui, furent les Lacédémoniens. Les premiers aussi ils se mirent nus pour s’exercer, frottés d’huile, dans les gymnases. » (I, 6). Quant aux Athéniens, « ils furent les premiers à déposer le fer pour vivre d’une vie plus libre et plus douce ». Ce n’est pas autrement que Brunetière se préoccupait de rechercher d’abord ce qu’apportent de nouveau un Corneille, un Bossuet, un Rousseau, ce qui manquerait proprement au monde de notre littérature s’ils n’eussent existé. Évidemment je ne me dissimule pas l’artifice de ces πρῶτοι. Sarcey nous dit que dans son enfance il s’étonnait de ne jamais se trouver à l’endroit précis où cessait la pluie et où l’on pouvait avoir une épaule sèche et une épaule mouillée, et, comme il est en un de ses jours de philosophie, il parvient à cet aphorisme : « Les choses ne commencent guère ni ne finissent d’un coup net et précis. » Soit. Mais pour les voir sous cet aspect de commencement et de fin qui est propre à l’être vivant comme à l’œuvre d’art, il faut bien posséder le tour de main qui découpe, limite, sculpte d’un « coup net et précis ».

En tout cas les deux textes de Thucydide nous donnent le sentiment juste d’un idéal harmonieux qui se forme de deux sources différentes, et par deux inventions. Il faut se figurer, dit Bérard, les Athéniens du temps d’Homère comme semblables aux Albanais d’aujourd’hui, crasseux et magnifiques. Ils portent tout sur eux, des vêtements éclatants, de l’or, du fer. Il y a une Grèce classique quand on dépose tout cela, comme il y a une France classique quand Malherbe vient. Les Doriens de Lacédémone déposent le luxe, déposent leurs vêtements pour se montrer forts, nus, de purs hommes et proposer le Doryphore à Polyclète, Brasidas à Thucydide ; mais le fer reste pour eux comme le moyen et la fin et l’acte même de leur discipline. C’est ce fer que déposent les hommes d’Athènes, gardant longtemps encore la cigale d’or attardée dans leurs longs cheveux. Mais ne voyons là qu’un point de départ, un motif élémentaire. On trouve, soit épars, ou groupés, ou sous-entendus, dans le livre de Thucydide tous les traits d’un portrait vivant de ces deux êtres collectifs que sont Athènes et Lacédémone, et dont les deux génies, en s’affrontant, ont pu amener à la plénitude de la lumière, sur un masque tragique, tout leur être intérieur.

L’être politique de Sparte est beaucoup plus mal connu que celui d’Athènes. Pour démêler la part de la réalité et de la légende dans les institutions de Lycurgue et la constitution lacédémonienne, la critique est réduite à l’esprit de finesse et aux vraisemblances. Ce qu’il y a de légendaire est d’ailleurs peut-être aussi historique au sens large du mot que ce qu’il y a de vrai. De la légende et de la vérité l’une symbolise et l’autre exprime nu le grand fait fondamental et clair qui donne à Sparte sa réalité : la cohésion et la discipline nécessaires à une troupe de guerriers, campés dans un pays où ils asservissent une population dix fois plus nombreuse. L’épure de Sparte c’est un camp romain qui au lieu de durer une nuit durerait dix siècles. Évidemment, même pour les Spartiates, c’était une épure idéale : quelques générations à peine après l’établissement des Doriens ou la législation de Lycurgue, les hommes d’âge, à chaque génération, ont dû aller répétant que l’ancienne discipline se mourait et qu’il fallait réagir. Cela c’est la vie, qui se compose d’un droit et d’un fait, comporte toujours une marge entre l’un et l’autre, et implique sûrement un dialogue interminable et violent entre ceux qui gardent les yeux fixés sur le droit et ceux qui se trouvent confortablement installés dans le fait.

L’être de Sparte est fait d’une continuité à l’état de tension, la continuité d’une race, la continuité d’une loi, et Sparte connaîtra un grand drame intérieur quand la complexité de la guerre lui interdira de suivre cette avenue si commode à son tempérament et de pratiquer la continuité d’une seule politique.

Continuité d’une race. Il faut que ce groupe de neuf mille Spartiates se maintienne dans le temps comme dans l’espace. De là les nécessités d’élevage que l’on connaît. Mais de là aussi un double besoin pour la cité : le besoin de jeter à la bataille les hommes mêmes, de les prendre pour murailles, de s’interdire les remparts de pierre qui diminueraient la confiance en l’homme, et le besoin contraire de compter ses hommes avec angoisse comme un avare compte son or, sentant que chaque guerrier mort emporte irréparable une pierre de la cité. Dans ce conflit tragique, les soins de la défense contre un danger qui peut anéantir d’un seul coup la race l’emportent sur ceux de la défense contre un danger qui ne risque que de l’anéantir lentement. Le soin de la qualité prime sur celui de la quantité. Les mariages sont tardifs : ils donneront moins d’enfants, mais ils laisseront plus longtemps le jeune homme tout à la cité, à la guerre, ne regardant que devant lui dans la direction de l’ennemi et non derrière lui dans celle de son foyer. Si le génie intérieur de la cité, et en somme la raison même, conduisent Sparte à incliner de ce côté la solution de l’angoissant problème, la question du nombre n’en subsiste pas moins au centre même de l’intelligence qui ordonne Lacédémone. Pareille rigoureusement à un individu vivant, Sparte se sent acheminée vers la mort par l’acte même qui l’oblige à se ramasser pour vivre et par la tension qui l’épuisé. Cette forme fière de la vie grecque est bien un ensemble de forces qui luttent contre la mort, contre une mort qu’elles savent inévitable, mais qu’il est beau de reculer, selon le mot du vieil Horace, ne fût-ce que d’un jour ou d’un instant : les Trois Cents qui tiennent aux Thermopyles, pour être tués après s’être défendus et avoir tué le plus longtemps possible, sont une figure claire et complète de leur cité. Si Xerxès avait campé sur les ruines dévastées de Sparte et sur les corps abattus de tous ses défenseurs, Sparte eut duré moins longtemps, moins richement, moins tragiquement ; elle eût pourtant accompli l’essentiel de son destin.

L’essentiel d’un destin que résuma aux Thermopyles l’épitaphe de Simonide : obéir à une loi. Il est admis en Grèce que Lacédémone représente par excellence cette chose toute grecque, ignorée du reste du monde oriental et qui fonde non seulement la cité, mais la science et la philosophie : le règne de la loi, et, plus encore, l’héroïsation de la loi. La loi oppose un être abstrait, rationnel et fixe à la domination personnelle et arbitraire d’un homme. C’est ce que dans Hérodote Démarate apprend à Xerxès : « La loi est pour eux un maître absolu ; ils la redoutent beaucoup plus que tes sujets ne te craignent. Ils obéissent à ses ordres, et ses ordres, toujours les mêmes, leur défendent la fuite[2]. » Cette figure vivante de la loi qu’on aperçoit au pied du Taygète donne à Sparte, dans l’hellénisme religieux et calme du temps des guerres médiques, un prestige, une autorité, un primat analogues à ceux que reçoivent Delphes de la Pythie, et Olympie de l’Altis. Être soumis à la loi c’est durer par elle, selon elle, et Sparte c’est la chose qui dure. Thucydide attribue le secret de sa puissance à ce fait que depuis quatre cents ans elle est régie par la même constitution. Représentants de la loi les Spartiates sont pourtant les ennemis de la tyrannie, et c’est en intervenant dans les villes contre les tyrans qu’ils s’habituent à intervenir dans les affaires des cités. Seuls d’ailleurs parmi les Grecs ils ont conservé l’ancienne royauté homérique, en la divisant pour lui enlever sa force d’agression intérieure et de tyrannie. Toutes les magistratures, héréditaires ou collectives restant collégiales, l’un réside vraiment dans la loi, et dans la loi seule.

Si les Trois cents des Thermopyles, serviteurs de la loi, incarnent la Sparte de grand style et de la grande époque, et si les lignes de leur tombeau contiennent à l’avance tout ce que l’imagination des siècles matérialise par ce nom dépeuplé, les Cent vingt de Sphactérie tiennent la même place dans le temps de la nouvelle guerre, de la nouvelle Sparte que malgré elle cette guerre accouche à la lumière. Ici l’effectif d’un peloton, là l’effectif d’une compagnie, voilà autour de quoi tourne, en ses deux grandes crises, l’histoire de Sparte. Quatre cent vingt hoplites ont passé dans l’île, dont moitié environ de Spartiates. Démosthène et Cléon, après un siège long et acharné, les affament, les entourent, les tiennent à la gorge. Sparte ne peut rien pour eux. Il faut qu’ils diminuent par une capitulation cet éclat jusqu’alors incorrompu du nom de Sparte, bouclier que jamais encore elle n’avait laissé tomber, talisman même de son prestige et de sa force matérielle, ou bien, qu’en imitant les Trois cents de Léonidas, ils laissent une plaie béante dans la muraille vivante qui défend Sparte et mutilent encore de manière irréparable ce qui reste en Laconie du vieux noyau dorien. À ce sommet tragique ils n’osent prendre une résolution, envoient demander à Lacédémone de choisir pour eux. Mais la délibération de la cité ne peut contenir ici rien de plus que celle d’une poignée d’hommes ou d’un homme, et Sparte les laisse libres de leur décision, les engageant seulement à ne rien faire de honteux. À défaut de Sparte, la faim choisit pour eux. Sur les quatre cents vingt hoplites il en reste deux cent quatre-vingt douze, dont cent vingt Spartiates, que les Athéniens emmènent prisonniers.

La capitulation de Sphactérie fait un effet analogue à celle de Baylen : « L’événement parut extraordinaire aux Grecs. On avait cru que ni la faim ni aucune force extérieure ne pouvait amener les Lacédémoniens à rendre leurs armes, mais qu’ils préféraient mourir les armes à la main, en se battant jusqu’au bout. » (IV, 37). Se faire tuer, c’était faire vivre plus lumineusement l’honneur de Sparte, c’était faire vivre Sparte moins longtemps. Aujourd’hui encore qui dira où était la véritable route ?

Tous les ans les Lacédémoniens dévastent l’Attique, et c’est là un de leurs meilleurs moyens de vaincre. Les Athéniens ayant déclaré qu’ils mettraient à mort leurs cent vingt captifs si leurs campagnes sont ravagées à nouveau, Sparte pèse les deux partis, et décide de sacrifier son instrument de victoire à la vie de ses guerriers. L’oliganthropie est tenue, dans cette conjuration de maux, pour le danger le plus redoutable.

Thucydide fait de Sparte après Sphactérie, en cette huitième année de la guerre, un tableau saisissant : « Ils montaient une garde intense, car tout leur faisait craindre une catastrophe, le désastre inattendu et terrible qui leur était survenu dans l’île, la prise de Pylos et de Cythère, cette guerre qui les enveloppait de coups rapides et imprévus. Aussi armèrent-ils, contre leur usage, quatre cents cavaliers et des archers. La guerre leur pesait plus que jamais. Ils étaient engagés, sans y être préparés, dans une lutte maritime, et une lutte contre les Athéniens, qui ne voyaient jamais dans l’inaction qu’une perte sèche à l’égard de l’action possible. Tous ces malheurs survenus en si peu de temps les plongeaient dans une profonde stupeur ; ils redoutaient quelque nouvelle calamité pareille à celle de l’île. Ils en étaient devenus moins hardis au combat, redoutaient dans toutes leurs démarches de tomber dans une faute, tant leur confiance s’était trouvée abattue par ces malheurs sans précédent. » (IV, 55).

Ainsi tout a tourné contre Lacédémone. Tout a tourné contre elle non pas seulement par un coup inopiné du destin, mais par une pente et par un poids de sa propre nature. Que l’on compare à cette stupidité morne et lasse le prodigieux ressort d’Athènes après le désastre de Sicile. Le Spartiate, mal habile à la parole, est de caractère orgueilleux, timide et lourd. On voit particulièrement ces traits anciens et typiques s’incarner dans l’élément le plus traditionnel de leur État, dans leurs rois. C’est par lourdeur et candeur, que Plistoanax, en Attique, avait laissé autrefois échapper une grande victoire, et le discours que prête Thucydide au roi Archidamos avant la guerre nous donne de partout la forte sensation de cette réserve loyale, épaisse et gauche. Les Lacédémoniens défendent par de mauvaises raisons leur maxime de ne jamais poursuivre l’ennemi après une victoire : elle s’explique surtout par un manque d’allant, d’audace spontanée et inventive. Leur supériorité militaire ne provient que de leur valeur individuelle, de leur sang-froid et de leur bravoure. Il suffit d’un peu de manœuvre aux Athéniens pour les enfermer dans Sphactérie, et c’est sous les coups d’un grand manœuvrier que s’écroulera l’armée de Sparte : Épaminondas, après sa manœuvre de Leuctres, ne se mettra même pas en peine d’en imaginer une autre à Mantinée, où la même réussira encore. Même incapacité manœuvrière des Lacédémoniens en politique. Comme le leur disent les Corinthiens : « Pour une ville pacifique rien de mieux que le gouvernement de l’immobilité ; mais quand on est engagé de force dans beaucoup d’affaires, il faut savoir se débrouiller (πολλῆς καὶ τῆς ἐπιτεχνήσεως δεῖ) et c’est pourquoi le génie industrieux des Athéniens sait bien mieux que le vôtre leur ouvrir des voies nouvelles. » (I, 71).

Ainsi cette huitième année de la guerre paraît avoir consacré le triomphe de la mobilité ionienne sur la lourde solidité dorienne. Sparte, telle que la peint alors Thucydide, ressemble à la poignée de ses hoplites entourés à Sphactérie par les soldats légers, les archers, la cendre du bois incendié. « Cette rapide succession de calamités les avait frappés de stupeur. »

C’est alors que chez ce peuple lourd, mais sérieux et d’esprit juste, inhabile à étaler la parole, mais habile à rompre d’un mot l’artifice d’un discours captieux, mal propre à faire jaillir des individualités originales, des Alcibiade et des Socrate, mais apte peut-être à engendrer dans la mesure et dans la force le type classique du héros grec, se produit, sous la pression du péril, une véritable mutation brusque, ou plutôt son apparence, puisqu’il n’est pas difficile de voir par quelle pente la nature de Sparte se portait alors de ce côté. Sur ce sol guerrier, le génie de la guerre, un instant abattu, rebondit et trouve une issue pour sortir d’une impasse tragique.

Sparte, ville de la loi, de l’obéissance à la cité, du conformisme, devient un atelier d’hommes. En l’espace de quelques années, on se met à demander à Sparte des chefs, que l’on estime plus précieux que des troupes. C’est ainsi qu’elle sauvera Syracuse en lui envoyant Gylippe. C’est ainsi que grandit rapidement la génération du grand homme qui terminera victorieusement la guerre, Lysandre, et celle du grand homme qui la reportera chez les Barbares, Agésilas. Sparte qui pensait et agissait à coups de tradition va penser et agir à coups d’hommes, l’individu va relever la cité compromise sans que jamais le rêve de la tyrannie contamine, comme jadis dans l’aventure isolée de Pausanias, son éclat héroïque. C’est l’année même la Sparte traditionnelle touche à la prostration lourde qu’analyse Thucydide, l’année de Sphactérie et de Thyrea, que cette Sparte nouvelle d’énergie, d’invention et de risque se lève avec Brasidas.

Brasidas, fils de Tellis, est, nous dit Thucydide, le premier Spartiate qui dans cette guerre obtint à Sparte des éloges publics. Les Athéniens assiégeaient Méthone : Brasidas, remarquant leur dispersion, traverse au pas de course à la tête d’une troupe spartiate l’armée assiégeante, se jette dans la ville et la sauve. Il est tout entier dans son premier grand exploit. Son génie propre consiste à porter dans l’attaque foudroyante toutes les qualités de sang-froid, de constance et de courage qui faisaient dans une bataille rangée la supériorité du Lacédémonien, ferme à sa place de combat. Comme il a, devant Méthone, traversé les lignes athéniennes, il tracera dans l’histoire son sillon de feu en traversant toute la Grèce pour aller attaquer Athènes en Thrace, au point vital de son empire colonial.

C’est la grande péripétie de la guerre, le tournant où elle s’élargit, dessinant d’ailleurs le tournant naturel de toute guerre analogue, — alliance de François Ier avec le Turc, passage de Bonaparte en Égypte, expéditions des Dardanelles, de Mésopotamie et de Salonique. Mais, comme la grande crise de la Grèce baigne dans une atmosphère d’héroïsation, de tragédie et d’art, ce tournant souvent prend une figure humaine, celle d’un de ces forts et radieux soldats, qui luisent comme des éclairs et des épées au plus haut d’un ciel d’orage, et que la guerre, les ayant brandis pour se lever une fois dans toute sa beauté toute nue, aussitôt remet au fourreau, un Germanicus, un Gaston de Foix, un Charles XII, un Desaix, un Guynemer.

Ce sont les Athéniens qui ouvrent en Thrace cet appel d’air vers lequel s’élance Brasidas. Ils interdisent, par la menace de mettre à mort leurs cent vingt prisonniers, l’Attique à l’invasion lacédémonienne, et pendant ce temps, de leur station de Pylos, ravagent à loisir les côtes du Péloponèse. Il faut que Sparte soit vaincue, ou qu’elle trouve un autre terrain où leur rendre leurs coups. Athènes force sa timide rivale à sortir du champ grec, à se répandre comme elle sur les rivages lointains, elle-même appelle à l’être et à l’action les Brasidas et les Lysandre, les Callicratidas et les Agésilas.

Quand il est tombé en pleine bataille, Brasidas continue à prêter aux chefs lacédémoniens qui lui succèdent le prestige de sa mémoire. Ils combattent sous l’éclat de son nom comme Patrocle sous l’armure d’Achille. « Étant allé le premier à l’étranger et ayant fait en tout figure d’homme accompli, il laissa après lui la conviction que tous les autres étaient pareils. » (IV, 81). Il est de fait que Callicratidas lui ressembla, et qu’Agésilas assouplit, modernisa par la fréquentation de Lysandre le pur type classique laissé par Brasidas. Mais ce n’est pas chez le roi boiteux que Sparte vit renaître l’image de Brasidas, et le même bronze sorti du même atelier, fondu par le même feu, éclatant de la même lumière. Elle le reconnut devant elle et contre elle quand les femmes de Sparte aperçurent pour la première fois sur l’horizon laconien la fumée d’un camp ennemi. Le type d’Épaminondas dépasse peut-être un peu celui de Brasidas, en ce qu’il atteint un équilibre, une perfection classique plus pleine et plus nourrie, bien que, sous les mots historiques et les attitudes toutes faites dont l’a empâté la tradition hellénistique et romaine, il nous apparaisse avec moins de pureté native et de sobriété vigoureuse que le Brasidas de Thucydide. N’oublions pas qu’il fut plus mal partagé en historiens que le Spartiate : le laconisant Xénophon se laisse arracher à regret quelque admiration pour lui, seulement dans le récit de la campagne de Mantinée, où sa victoire est tempérée par sa mort, — et le temps a arraché aux Vies de Plutarque leur double cime, celle d’Épaminondas et celle de Scipion Émilien. Montaigne, qui ne connut pas Thucydide, ne met nulle figure antique au-dessus du Thébain, et sans doute avec justice ; mais Brasidas reste ce qu’est Britannicus pour Voltaire, la pièce des connaisseurs.

Ainsi Sparte est arrachée violemment de son ornière par ce génie mobile et inquiet d’Athènes, fait, comme dit Thucydide, pour ne jamais goûter le repos et ne jamais le permettre aux autres. C’est la fondation de l’empire maritime athénien qui l’entraîne à la guerre, malgré les répugnances de sa politique traditionnelle. C’est Athènes qui l’oblige à se porter sur des points de plus en plus éloignés et aventureux du monde grec, à rompre ses racines terriennes et ses attaches casanières (et avec une telle résistance que Brasidas ne conduit dans l’expédition de Thrace que des ilotes et des mercenaires, et que Sparte enverra toujours hors du Péloponèse des chefs plutôt que des soldats Spartiates). La destinée naturelle de Lacédémone était de se maintenir en Laconie sans histoire, comme ses sœurs les cités doriennes de Crète qui fournirent à Platon le modèle de l’État sain ; les fertiles plaines de Laconie et de Messénie lui suffisaient, et tout le problème de l’État Spartiate, séparé du reste de la Grèce par de hautes montagnes, était un problème intérieur, celui de maintenir sur une foule d’esclaves et de sujets soumis, mais puissants, la domination d’une poignée de maîtres disciplinés. La géographie et l’histoire rivaient Lacédémone à cette attitude défensive d’où le génie pesant qu’elle appliquait ne put s’écarter que si difficilement. La même situation isolée produit ailleurs (et non pas seulement en Crète) les mêmes effets. « Les habitants de Chios sont à ma connaissance les seuls, avec les Lacédémoniens, qui aient su garder la modération dans la prospérité et qui, au fur et à mesure que la cité s’accroissait, y aient établi un ordre plus serré. » (VIII, 24). Je ne puis traduire ici toute la portée du texte de Thucydide : « ὅσῳ ἐπεδίδου ἡ πόλις αὐτοῖς ἐπὶ τὸ μεῖζον, τόσῳ καὶ ἐκοσμοῦν τὸ ἐχυρώτερον ». Il donne tout à fait l’impression de la loi spencérienne : accroissement de systématisation et d’organisation accompagnant nécessairement, dans l’ordre naturel, l’accroissement de complication. Et plus loin Thucydide dit que « les habitants de Chios avaient plus d’esclaves qu’aucun peuple, excepté les Lacédémoniens, et leur multitude nécessitait une grande rigueur dans leur discipline. » (VIII, 40). Ces deux analogies que Thucydide disperse en deux passages se réunissent d’elles-mêmes, la dernière faisant fonction de cause et la première d’effet, à Chios comme à Lacédémone.

La guerre du Péloponèse entraîne Chios, aussi bien que Sparte, hors de cette mesure, de cette sagesse, de cette discipline stricte exigée par les circonstances, les mène tournoyer et se briser dans la vie tragique de l’histoire. C’est l’ambition d’Athènes, c’est la loi de la thalassocratie athénienne qui les y conduisent. Et puisque la paix, la concorde, la justice et l’humanité sont en effet les plus grands des biens, nous condamnerons, si on veut, Athènes, mais sans pouvoir faire qu’elle même n’ait tracé le schéma idéal de cette condamnation et ne l’ait attachée à son génie. Quand Socrate comparaît devant les juges, c’est dans le génie même de sa cité que cet Athénien de pur race enveloppe son apologie : il se compare à un taon, à un taon que les dieux ont attaché au flanc d’Athènes comme au flanc d’un coursier généreux, qui ne lui permet ni routine ni repos, qui le force à examiner, à inventer, à penser. Les juges trouvent le taon trop audacieux et l’écrasent, mais le Socrate de l’Apologie leur a prédit qu’ils le feraient mourir en vain, que le génie de la critique et du mouvement reste attaché à Athènes, et ne la lâchera pas. Philosophie qui est l’Ἀθῆναι Ἀθῆνων comme Athènes est l’Ἑλλάς Ἑλλάδος ! Lysandre lui, quand il a pris Athènes, ne sent pas dans un cœur spartiate le pouvoir d’écraser le taon du monde grec. Les vingt-sept années de la guerre ont engendré une durée nouvelle ; Athènes ennemie du repos et Sparte emportée malgré elle dans le mouvement qui la consume apparaissent ainsi qu’au temps de Cimon, mais ici sur le bord d’un abîme, comme les deux ordres rationnels de la Grèce. J’imagine les ombres des guerriers de Sparte agitant dans les Champs-Élysées, comme les Athéniens le procès de Socrate, le procès d’Athènes. Sous la calme et l’intellectuelle lumière ils comprennent que la destinée à laquelle Sparte, tirée de sa tâche locale, fut violemment accouchée, et sur le passage de laquelle eux-mêmes ont été couchés par la mort, était pourtant sa vraie destinée. Ils laissent tomber, comme Athéna dans le procès d’Oreste, le caillou blanc que recueille Lysandre. — Ainsi pensaient de sages Anglais en 1815 quand une proclamation prussienne s’écriait : « Le monde ne peut rester en repos tant qu’il existera un peuple français. » N’avançons point de cent ans encore : nous entrerions dans une cendre chaude et des charbons non encore éteints qui nous brûleraient les doigts.

Fata volentem ducunt, nolentem trahunt. S’il est dans la destinée de tout peuple (presque toujours virtuelle et irréalisée) de fonder un empire comme il est dans la destinée de tout individu (et dans la vie de si peu) de réaliser une histoire pleine, complète et libre, il paraît certain que Lacédémone fut entraînée à cette destinée malgré elle et qu’Athènes voulut, épousa ardemment la sienne. Si allègre et si forte pourtant qu’ait été cette volonté, la guerre n’en représente pas moins pour Athènes un arrachement d’abord douloureux à une vie coutumière et confortable dont les horizons limités disposaient, pour le plaisir des yeux et la joie de la vie, bien des plans délicats. Notre Provence a gardé de vieux traits de nature méridionale qui nous rappellent l’Attique. Est-il permis de songer ici aux regrets de Tartarin-Sancho quand Tartarin-Quichotte l’entraîne à sa guerre du Péloponèse et à son expédition de Sicile, je veux dire aux lions, à la Jungfrau et aux îles sauvages ?

Naturellement, originellement, l’Athénien est un campagnard. La maigre Attique, au moment où s’ouvre la guerre, est couverte de petites « campagnes » où poussent quelques oliviers et un peu d’orge, habitées par un ou plusieurs esclaves, et où l’Athénien passe volontiers sa journée, partie à de menus soins de propriétaire, partie au loisir et au crissement des cigales ; parfois c’est une grande propriété comme celle d’Ischomachos, plus souvent le bastidon marseillais ou le mazet de Nîmes. La guerre du Péloponèse, la randonnée annuelle des Lacédémoniens en Attique, marquent la ruine et la fin du mazet. Cette vie rustique et savoureuse de la vieille Athènes, qui s’entretient par un échange aisé et heureux entre la ville et la campagne, comme alternent, le jour et la nuit, la brise de mer et la brise de terre, elle prend fin pour longtemps, et les quelques années libres qui s’écoulent entre la capture des prisonniers de Sparte et l’occupation de Décélie ne suffisent pas à réparer sa ruine. Il faut d’ailleurs qu’elle disparaisse pour qu’un voile de nostalgie la convertisse en poésie du passé : c’est ce qui se produit avec Aristophane.

À ces voyages quotidiens de la ville vers la campagne, a succédé avec la guerre l’émigration de toute la campagne vers la ville. Le dessein de Périclès : laisser l’Attique ouverte à l’invasion et aux ravages, se confier aux murailles d’Athènes et du Pirée, aux Longs-Murs et à la ville de bois — implique cette campagne dépeuplée, ces cortèges de réfugiés qui s’entassent dans la ville et y préparent une proie à la peste. Comme des conquérants venus par mer brûlent eux-mêmes leurs vaisseaux pour s’obliger à vaincre et s’interdire le retour, Athènes laisse détruire ses vieilles attaches terriennes pour s’obliger à la victoire maritime, pour se confier comme avant Salamine à la fortune de Thémistocle. Mais devant les Lacédémoniens au temps de Thucydide, comme devant les Français au temps d’Hermann et Dorothée et devant les Allemands en 1914, les mêmes courants humains se forment dans la même amertume et les mêmes déchirements : « C’était pour eux, dit Thucydide, un crève-cœur que de laisser là ces demeures et ces temples, qui leur étaient depuis les temps anciens le fondement domestique de la cité : maintenant ils allaient renoncer à leur manière de vivre, et ce que chacun abandonnait lui paraissait sa vraie patrie. » (II, 16).

Évidemment ils quittaient cette terre pour mieux la défendre, ils en abandonnaient le corps pour en mieux protéger l’âme, comme la France abandonna cinquante mois ses provinces envahies, et sauva la liberté de ses villes en les écrasant sous ses canons. Mais l’arrachement pour les Athéniens était plus fort peut-être, car ils vivaient dans un de ces moments tragiques où l’on délaisse et sacrifie une mère pour suivre une femme. Nulle tradition ne rendait les Athéniens plus fiers que celle de leur autochtonie. Leurs poètes tragiques, bons courtisans, la leur rappellent toutes les fois qu’ils peuvent. Et le Périclès de Thucydide n’y manque pas : « Cette contrée que la même race d’hommes a toujours habitée, leur valeur nous l’a transmise constamment libre. » (II, 36). Ils sont attachés à cette terre, demeurée toujours libre et leur, par des liens qui leur paraissent plus forts que ceux des Lacédémoniens avec la Laconie, de Sparte campée précairement dans une contrée où elle se maintient par le droit de conquête, par la dure et cruelle tension de sa discipline. Marathon et Salamine sont les fleurs naturelles, celle de mer et celle de terre, pour un pays qui respire le civisme et la liberté.

L’être de Sparte c’est sa tension, son τόνος, et le génie d’Athènes se flatte au contraire de fleurir dans l’aisance et dans la liberté. L’oraison funèbre prononcée par Périclès en fait grand cas et les oppose avec quelque insistance à la raideur et à la contention de la maison d’en face. Il est entendu qu’Athènes est le seul pays où l’on comprenne la vie. Et l’éloquence démonstrative (ainsi nommée, dit le proverbe scolaire, parce qu’on n’y démontre rien), ces tirades où l’on se flatte de ne point ressembler à cet injuste et à cet orgueilleux qui…, nous en connaissons assez les lois pour l’apprécier en connaissance de cause chez un Périclès, ne demeurer sensibles qu’à l’enchaînement serré des périodes et à ces puissantes pièces de rhétorique aussi pures que les architraves du Parthénon. De cette oraison funèbre nous gardons surtout une idée d’aisance et de loisir, d’humanité élastique et spontanée, lumineuse et libre, qui est comme l’abeille au cœur de la fleur de marbre et d’eau bleue, et que nous sentons encore au centre de notre tradition classique. Et cela c’est bien en effet la tradition classique qui commence. Le discours funèbre que Thucydide met dans la bouche de Périclès, cet exposé lumineux et fort du génie d’Athènes, doit demeurer sans doute entre Périclès et Thucydide comme une propriété indivise : sur des idées nées autour de Périclès, d’Anaxagore, de Phidias, Thucydide a posé dix années de ses propres réflexions, dix années d’Athènes où l’on vivait double et où la pensée allait vite ; il y a employé cet appareil d’antithèses balancées qu’il avait apprises de Gorgias et d’Antiphon ; il a construit une figure idéalisée d’Athènes qui rappelle le Thésée du Parthénon. Mais cette figure idéalisée, cette figure classique, il semble qu’elle sorte un peu de l’histoire de Thucydide, qu’elle soit plus philosophique qu’historique, plus juste pour nous qu’elle ne pouvait l’être pour des Grecs, même pour des Athéniens d’alors. Il existe un singulier contraste entre ce caractère intellectuel, idéal et lumineux de l’Athènes oratoire, poétique et plastique, et le caractère réaliste, avide et dur de la politique athénienne pendant la guerre du Péloponèse. Cette Athènes divinisée peut sembler vraie aux Athéniens qui groupent sur elle leurs pensées les plus belles, comme Phidias avait disposé, en l’y ciselant, l’or d’Athènes sur l’Athéna d’ivoire. Elle n’est pas vraie pour ses ennemis, ni même, ni surtout pour ses alliés qui supportent impatiemment son joug. Elle ne l’est qu’assez peu pour celui qui en apprend l’histoire dans Thucydide. N’y a-t-il là qu’un contraste entre la réalité dure de la politique et les beaux mensonges de l’art oratoire, ou bien est-ce le balancement de deux vérités égales sur des plans différents ? Comme nous avons éprouvé souvent (génie et Thucydide à part) la même inquiétude, entre l’être oratoire d’une nation moderne et son être réaliste, le problème ne nous paraîtra pas trop éloigné de nous.

Les lois de sa guerre font d’Athènes une ennemie impitoyable, et la politique impérialiste pour laquelle elle s’est violemment décidée lui donne tous les traits d’une puissance de proie. Il ne semble pas qu’en passant du joug perse à celui d’Athènes les Ioniens aient gagné plus de liberté et de bien être. Plutôt y perdirent-ils. Rien dans la domination perse n’égalait en tracasserie et en servitude l’obligation où étaient les alliés de venir faire juger leurs procès à Athènes. Comme celui de Darius, l’empire athénien était surtout un système de tributs, et chacune de ses divisions portait ce nom de tribut. Le but de l’administration athénienne était surtout de drainer les richesse des pays tributaires. Les tributs, comme ceux des rois de Perse, étaient payés principalement sous forme de métaux précieux, ce qui, joint à la production des mines d’or de Thrace et des mines d’argent du Laurium, faisait d’Athènes la grande puissance monétaire du monde grec ; les énormes armements de Sicile et le ressort indomptable qui subsiste encore après le désastre proviennent en grande partie de là ; le grand marché d’hommes que commence à être la Grèce est ouvert indéfiniment à Athènes.

Mais la ressemblance entre Athènes et la Perse s’arrête ici. Le tribut royal, qui draine la plus grande partie de l’or et de l’argent de l’Empire, les accumule à Suse en immenses réserves dont les dariques ne rendent au public qu’une infime partie. C’est cette thésaurisation passive d’Orient qui aujourd’hui encore fonctionne dans l’Inde, y entasse dans l’ombre le métal blanc qui n’en sort jamais. Il faudra l’expédition d’Alexandre pour faire jaillir des caves de Suse ces nappes d’or, les jeter dans la circulation monétaire, qui, comme à la suite d’une grande découverte de mines d’or, se trouvera quadruplée. L’or de son tribut, Athènes le jette pareillement dans la circulation du commerce, et l’y jette par la guerre. Les deux forces sur lesquelles compte Périclès pour la mener à bien, c’est-à-dire pour établir sur la Grèce entière l’hégémonie d’Athènes, c’est l’intelligence et l’argent τὰ πολλὰ τοῦ πολέμου γνώμῃ καὶ χρημάτων περιουσίᾳ κρατεῖσθαι. (II, 13). Après avoir bien considéré qu’Athènes est la ville du monde grec où fleurissent dans toutes les directions — gouvernement, éloquence, art et poésie — la plus grande force d’intelligence, et où s’accumule par le jeu des tributs le plus d’argent, Périclès estime que le moment est venu de tenter la grande aventure. L’intelligence et l’argent réussiront-ils ici à un État comme ils réussissent d’ordinaire à un particulier ? Feront-ils, comme il est naturel, sa fortune, ou bien en sera-t-il du rêve de Périclès comme il en fut du rêve de Xerxès, pour la plus grande satisfaction de la sagesse delphique et la plus grande gloire de Némésis ? On conçoit que Thucydide soit entré dans la première année de la guerre avec la curiosité de voir le destin résoudre un beau problème.

L’intelligence et l’argent comportent d’ailleurs ici deux visages qui ne diffèrent pas trop. Appliquée au gouvernement, à l’éloquence, à l’art, à la poésie, l’intelligence est à Athènes une chose de vie, de souplesse et de force. Périclès, tout le long de son oraison funèbre, reste préoccupé d’y faire sentir cette fraîche et ductile spontanéité. Il semble de même qu’il y ait dans le génie d’Athènes une exigence de donner à l’or qu’elle reçoit une figure intelligente ou dramatique, et, au contraire des thésauriseurs d’Orient de ne voir en lui que le moyen d’une belle œuvre ou d’une belle aventure. Le trésor des alliés fut utilisé par Périclès, successivement, pour deux fins : il en bâtit d’abord l’Acropole, il en fit ensuite la guerre du Péloponèse, cette guerre qui eut tout de même, par le livre de Thucydide, son Acropole d’intelligence. Même la réserve ne s’entasse point dans une cave. Nos banques d’État s’ingénient aujourd’hui à faire produire des intérêts aux réserves dont elles sont comptables. Athènes fait produire à la sienne des intérêts de beauté, en ciselant cet or et en le plaçant comme vêtement et comme bijoux sur l’Athéna d’ivoire, à laquelle on l’empruntera au cas de besoin.

Ainsi jamais or ne fut employé plus pleinement et plus superbement dans l’intérêt de l’humanité. Mais intérêt bien lointain, puisque de cette fortune sortit d’abord, avec les grandes ambitions, la guerre qui ruina la cité grecque. Et puis cet intérêt humain qu’un Périclès aperçoit en somme (c’est ce qui donne à son panégyrique d’Athènes une valeur éternelle) et qu’Athènes identifie avec son intérêt politique, on comprend que les Grecs, et en particulier les alliés, qui en supportent le poids, y soient moins sensibles que nous qui en cueillons la fleur.

Cela d’ailleurs Périclès n’en conviendrait guère, puisque son oraison funèbre s’étend avec complaisance sur les avantages que les alliés et même tous les Grecs tirent du bon accueil d’Athènes et de sa domination bienfaisante. Et il ressort pourtant de Thucydide que cette domination est considérée par les Grecs comme un danger mortel, et que les alliés n’attendent que le moment (le désastre de Sicile par exemple) de secouer le joug. Au fond les deux points de vue sont justes. La domination d’Athènes est facile aux individus. Aucune cité grecque n’attire plus bienveillamment les étrangers. Tout étranger, et plus spécialement tout allié, peut venir faire du commerce à Athènes, s’y enrichir sous la protection des lois, participer à la vie aimable de la cité. « Notre ville est ouverte à tous : ce n’est pas nous qui par des lois de xénélasie écartons les étrangers d’une étude ou d’un spectacle dont nos ennemis pourraient profiter. » (I, 39). Au contraire les Lacédémoniens ne veulent pas d’étrangers par crainte de laisser surprendre leurs secrets. L’épaisseur de légende et de mystère qui a toujours subsisté autour de la vie intérieure et de la constitution lacédémoniennes fait voir que si tel était le dessein des Spartiates ils ont en somme réussi. Il ne serait pas étonnant que Thucydide, si bien accueilli pendant son exil dans les pays de la confédération péloponésienne, n’eût jamais pu aller à Sparte. Autant Sparte est méfiante devant les curieux, autant Athènes, pays de la curiosité, leur est avenante et facile. Il est bien naturel que ce grand curieux, le Père de l’histoire, ait trouvé dans Athènes, puis dans la colonie athénienne de Thurii, de nouvelles patries. Si Athènes peut se faire gloire d’une chose, c’est d’avoir été et d’être encore un objet d’étude et de spectacle pour les étrangers. Ces étrangers on les retient et ils restent volontiers, et Athènes, continuant d’ailleurs le vieux mode de peuplement de l’Attique, se fortifie et s’accroît par eux. Les métèques servent dans l’armée comme hoplites, figurent dans la procession des Panathénées ; c’est un métèque, Lysias, qui fonde le plus pur atticisme, et il n’est pas d’étranger éminent, sophiste, philosophe, historien, artiste, qui ne vienne chercher à Athènes le vrai public des connaisseurs, le chemin vers la fortune et la gloire. Mais si la domination d’Athènes est légère et bonne aux individus, elle est dure aux cités qui perdent, en entrant dans l’empire athénien, toute indépendance véritable. Elle ne les tient que par la force ou par le lien de haines communes, par le sentiment d’un danger plus grand qui leur fait choisir le moindre mal.

C’est exactement le contraire de Sparte. Comme Périclès se plaît à le faire remarquer, le visage de Lacédémone est aussi hargneux et aussi défiant que celui d’Athènes est ouvert et aimable. Sparte n’admet chez elle aucun étranger domicilié ; même les voyageurs sont mal reçus, les sophistes sont priés d’aller étaler leur marchandise ailleurs. C’est une défiance de paysans ombrageux et lourds, qui tiennent à leur vie disciplinée, sourcilleuse et renfermée. Même quand les cités alliées demandent à Sparte des chefs, ces chefs ne sauront ni s’assouplir, ni se faire aimer, sentiront encore le brouet, se comporteront en fonctionnaires prussiens. Mais précisément cette gaucherie, cette xénophobie de Sparte sont pour ses alliés des garanties d’indépendance politique. Les Spartiates, qui n’aiment pas qu’on se mêle de leurs affaires, se mêlent avec répugnance des affaires d’autrui. Leurs alliés sont venus librement à eux et ne paraissent pas craindre pour cette liberté. L’alliance péloponésienne est une alliance d’égaux, qui défèrent le commandement militaire à Lacédémone comme à la grande cité guerrière, mais qui délibèrent en commun, se gouvernent à leur manière, et n’ont rien de cet empire tributaire qu’Athènes maintient de force dans l’obéissance. Évidemment l’extension et l’acharnement de la guerre amèneront Sparte à imiter une partie des méthodes athéniennes : Lysandre installera une garnison lacédémonienne dans l’Acropole et Phébidas dans la Cadmée. Mais pendant toute la première partie de la guerre Lacédémone s’en tient à la politique de Brasidas, — ou plutôt c’est Brasidas qui s’en est tenu à la politique traditionnelle de Sparte. Elle lutte vraiment pour l’indépendance des cités grecques. Cité fermée, elle se trouve à son aise dans une fédération de cités fermées, dont elle ne craint rien parce qu’elle est plus forte qu’elles, et qui n’ont rien à craindre d’elle parce que le maintien de sa domination sur le pays où sont campés ses guerriers doriens suffit à absorber et à tendre son activité. Au contraire Athènes, cité ouverte, est hostile aux cités fermées, tend à les absorber dans un empire. Les mêmes forces intérieures qui l’empêchent de laisser le monde grec en repos lui interdisent de le laisser dans la division.

Il est dès lors naturel que Sparte s’appuie partout sur l’aristocratie et Athènes sur la démocratie. Sparte favorise en l’une les forces conservatrices des cités, Athènes protège en l’autre les forces centrifuges qui les répandent vers le dehors et les dissolvent dans son empire. ὑμῖν ὁ δῆμος ἐν πάσαις ταῖς πόλεσιν εὔνους ἐστί, (III, 47) dit Diodote aux Athéniens. Il n’en va pas dans les cités tributaires comme à Athènes où le parti populaire est le parti patriote. C’est que le peuple de ces villes, composé d’éléments fort mêlés, trouve son avantage dans la guerre et sa véritable patrie dans l’empire athénien. Le poids des tributs ne pèse guère sur lui, et là comme à Athènes, démocratie signifie liturgie et impôts payés par les riches. Et c’est chez lui qu’Athènes recrute en partie le personnel bien rétribué de sa marine. De sorte que la démocratie et la vie maritime étaient malgré tout deux forces qui tendaient à constituer et à unir un empire athénien. C’est sur elles que comptait Périclès. Mais si l’une et l’autre peuvent rendre, à la longue, supportable, facile et forte l’économie de cet empire, elles ne suffisent point à le fonder, à attirer dans l’orbe d’Athènes les autres démocraties maritimes. L’empire maritime et démocratique d’Athènes reçut sa première blessure grave quand il en vient à luter avec une autre démocratie maritime. Les Syracusains « qui ressemblaient le plus aux Athéniens furent aussi ceux qui les combattirent le mieux » (VIII, 96).

Autant une telle démocratie maritime, parvenue à sa pleine puissance, constitue pour l’empire athénien un danger de rivalité, et tire de sa ressemblance avec Athènes les moyens mêmes de lutter efficacement contre Athènes, autant les imitations d’Athènes, les velléités de démocratie maritime dans une cité encore faible représentent pour Athènes et son empire un avantage, un forme utile à encourager. Il est de bonne politique de multiplier de petites Athènes, faites à l’image de la grande et satellites qui gravitent autour d’elle. De petites Athènes, c’est-à-dire des villes reliées à leur port par des Longs-Murs et ainsi déversées vers la mer : telles Mégare et Fatras. (V, 52). Si, comme Mégare, elles se brouillent avec Athènes, la puissance maîtresse de la mer pourra toujours les miner. Argos nous offre un exemple assez typique. Nous la voyons tantôt l’ennemie, tantôt l’alliée de Sparte, ce qui tient sans doute aux révolutions des partis, démocratie et aristocratie se succédant par des coups de violence et changeant chaque fois la politique de la cité. Elle est placée comme Athènes sur un isthme, et la position de l’Argolide est à peu près symétrique de celle de l’Attique. Le parti démocratique veut en faire une Athènes péloponésienne. Ils voyaient en Athènes « une ville dès longtemps leur amie, vivant comme eux en démocratie et dont la grande puissance maritime pouvait les aider en cas de guerre. » (V, 44). Plus tard « les démocrates d’Argos, craignant les Lacédémoniens et désirant renouveler avec Athènes une alliance dont ils espéraient grand profit, commencèrent la construction de Longs-Murs jusqu’à la mer, pour s’assurer, s’ils venaient à être bloqués par terre, la liberté de la mer, avec les secours des Athéniens » (V, 82). Patras avait construit ses Longs-Murs à l’instigation d’Alcibiade, et le même Alcibiade semble avoir eu la haute main dans toutes ces affaires d’Argos. Il est possible que cette politique de Longs-Murs soit sienne, et résulte de ce coup d’œil militaire dont il allait donner bien des exemples. L’année suivante les Lacédémoniens détruisent les travaux des Argiens. Une Argos forte, alliée d’Athènes, avec des Longs-Murs, eût constitué pour Sparte une diminution permanente, comme la Messène qu’Épaminondas attachera à son flanc, et comme, au cœur de l’Attique, pour Athènes la Décélie qu’Alcibiade fera occuper par ses ennemis.

La démocratie, qui est, pour ces raisons, un élément de puissance de l’empire athénien, devient aussi un principe de sa ruine. Certes le gouvernement démocratique incline les alliés vers Athènes, mais ce gouvernement démocratique prédestine aussi les cités où il règne à ces revirements brusques, à ces coups de tête qui, comme à Mitylène, les soulèvent du jour au lendemain contre Athènes. Et le gouvernement démocratique athénien fait dépendre les alliés — et la fortune d’Athènes — des coups de tête du Démos athénien. La conduite de l’expédition de Sicile semble arrangée par un démiurge artiste pour que le Démos soit entraîné à la ruine par ses puissances propres d’imprudence et d’erreur. On le voit transporter dans la guerre un esprit superstitieux et serf qui la ruinera. Périclès avait compté pour le succès sur la force de l’intelligence, et le succès est compromis par une éclipse de l’intelligence. Là où le récit d’Hérodote eût montré à l’œuvre la Némésis, la justice des Dieux (ainsi la défaite de Waterloo s’explique dans les Misérables par ceci, que Napoléon gênait Dieu), Thucydide, dans un récit sec, impersonnel et lumineux comme un Rouge et Noir ou une Éducation Sentimentale, nous fait voir à l’œuvre les formes les plus médiocres des passions humaines, les fermentations propres d’une démocratie conservatrice et tatillonne. Les affaires des Hermès et des mystères passionnent ce peuple d’héliastes, empoisonnent l’expédition à sa source, provoquent, avec la désertion d’Alcibiade, les premiers malheurs qui brisent la confiance joyeuse de l’armée. Plus tard, quand les désastres sont venus, quand Démosthène veut qu’on saisisse le moment où, toutes chances perdues, on peut encore se retirer honorablement, Nicias à peur, non de l’ennemi, mais du Démos. Plus que Gylippe il redoute les orateurs de la Pnyx. Il ne veut pas partir sans ordre. Il sait que la plupart des soldats « qui maintenant se plaignent de leurs souffrances, une fois à Athènes ne se plaindront plus que des généraux qu’ils représenteront comme des traitres achetés par l’ennemi. » (VII, 47). Et connaissant le naturel des Athéniens, il aime mieux courir les chances d’une guerre désespérée que celles d’un procès ignominieux.

Peut-être cependant ne faudrait-il pas exagérer. Il y a des moments de bonheur où les coups de tête les plus absurdes vous réussissent. Thucydide croit avoir vu quelque chose de pareil dans le succès de la promesse de Cléon, à Sphactérie. Il y a aussi des moments où les actes les mieux combinés déterminent un implacable engrenage de mauvaises chances. Les deux hommes en la conjonction de qui Athènes avait eu tant de confiance pour organiser et commander l’expédition sont précisément ceux qui perdent tout. On avait cru en l’audace d’Alcibiade, et cette audace Athènes elle-même la provoque à se retourner contre Athènes. On avait cru en la sagesse de Nicias, et la peur d’Athènes la fait tourner en funeste irrésolution. Ainsi à Waterloo, quand l’heure de la mauvaise fortune est venue pour Napoléon vieilli, l’impétuosité de Ney et la prudence de Grouchy s’accordent en ceci seulement qu’elles contribuent l’une et l’autre à la défaite. Pareillement l’impiété d’Alcibiade qui amène l’affaire des Mystères, et cette piété de Nicias, qui lui assurait, semblait-il, tant de bonheur dont la république allait profiter. Les dieux, comme Dieu pour Louis XIV, oublient ce qu’il a fait pour eux, ou, par un raffinement de cruauté, se servent contre lui et contre Athènes de ce qu’il fait pour eux. Quand il finit par se résoudre au départ, survient l’éclipse de lune. On sait comment, en un cas pareil, avait agi Périclès, élève d’Anaxagore. Mais l’éclipsé de lune n’est rien, l’éclipsé de l’intelligence, du νοῦς importe seule, et c’est elle qui perd la dernière chance de salut. Les Anaxagores de Nicias, c’est la troupe de devins qu’il mène avec lui. « Nicias, trop crédule aux présages et à ce qui leur ressemblait, déclara qu’il ne fallait prendre aucune résolution jusqu’à ce que, suivant la déclaration des devins, il se fût écoulé trois fois neuf jours. » (VII, 50), trois fois plus qu’il n’en fallait pour donner le champ libre au mauvais génie d’Athènes.

Le beau génie de Sparte, un seul homme le figure dans Thucydide, de façon vivante, : c’est Brasidas. Tout au plus les discours du roi Archidamos et de l’éphore Sthenalaïdas, avant la déclaration de guerre, permettraient-ils de varier le guerrier Spartiate comme Corneille a dans Curiace et le jeune et le vieil Horace varié le guerrier antique. Si Thucydide avait achevé son histoire, il eût fait vivre en Lysandre un type intéressant de Spartiate des temps nouveaux, tel que l’a débrouillé la guerre. Mais enfin le libre et l’inventif, le bon et le mauvais, (est-il bon ? est-il méchant ?) génie d’Athènes présente une bien autre souplesse et une bien autre variété. Laissons de côté, comme indiqué en traits trop généraux, ce beau type de soldat qu’est Démosthène. Restent les quatre figures centrales, dans Thucydide, de la guerre du Péloponèse : Périclès et Cléon, Nicias et Alcibiade.

Thucydide a fait de Périclès la personnification de l’intelligence athénienne : le créateur du Parthénon, l’ami de Phidias a sous la visière de son casque une étincelle de la pensée d’Athéna, et, devant son front élevé, le quadrige qui la conduit. Il se dresse, dans l’histoire de Thucydide, au seuil de la grande guerre avec cet aspect de réflexion intérieure, de raison et de persuasion qu’il devait offrir dans la tribune aux harangues. Il confère à la démocratie mobile d’Athènes tout le poids et la persévérance dont une démocratie est capable. Il fait crédit à cette démocratie, la juge digne de fournir aux efforts et aux sacrifices qu’exige une guerre longue, difficile, douloureuse, au bout de laquelle sont l’hégémonie d’Athènes, la constitution d’un empire grec sous le Démos athénien. Ayant longuement pesé les ressources et les forces d’Athènes, il a conçu la guerre comme une entreprise dure, mais en somme raisonnable, et où les proportions de mauvaises chances possibles n’excèdent pas celles que comportent la plupart des entreprises qui constituent le normal et le bien d’une vie humaine.

Évidemment la vie anecdotique de Périclès telle que la conte Plutarque nous est précieuse, et notre Périclès vivant est fondé sur elle. Cependant comme elle s’efface et pâlit à côté de ce Périclès de Thucydide, débarrassé de tout détail qui ne soit vraiment politique, ramené à la seule épure de l’intelligence ordonnatrice et prévoyante ! C’est ainsi que la mémoire traditionnelle de la philosophie a laissé tomber toute la physique mécaniste d’Anaxagore pour n’en retenir que le νοῦς. On a en lisant Thucydide l’impression de voir la guerre du Péloponèse prise, comme entre une Ergané et une Parthénos, entre deux réalités d’intelligence, les deux formes mêmes de l’intelligence. D’un côté l’intelligence tendue vers l’action, toute à l’appréhension du futur qu’elle attend, prévoit, palpe, mesure par les analogies de son expérience et les ressources de l’imagination anticipatrice. De l’autre l’intelligence détendue après l’action, alors que l’action est devenue du passé, et qui étend sur ce passé maintenant clair et docile son regard ordonnateur. C’est-à-dire quand la guerre commence l’intelligence d’un Périclès, et quand la guerre est finie l’intelligence d’un Thucydide. Mais toutes deux sont les espèces d’un même genre, et, séparées par la réalité de la guerre, elles s’unissent dans ce que Nietzsche appellerait la même amitié stellaire. Thucydide, qui reconnaît, aux origines de la guerre, cette présence de la Pensée, dont son histoire est inspirée, défend Périclès de toute responsabilité dans les désastres d’Athènes, tient à maintenir intacte au seuil cette image de la pensée lumineuse et juste. Et si Périclès avait pu entrevoir que la guerre voulue par lui aboutirait certes à Lysandre, à la prise d’Athènes et à la destruction des Longs-murs, mais aussi à ce fruit plein et mûr de l’intelligence qu’est le récit de Thucydide, peut-être l’ami d’Anaxagore eût-il jugé que son œuvre tout de même serait bonne, et que les dieux, comme de justes maîtres, sur des voies inattendues, choisissaient pour elle le meilleur.

Thucydide, c’est l’idée claire et distincte de la guerre du Péloponèse devenue du passé. Périclès c’est l’Idée claire et distincte de la guerre dans son acte, idée maintenue inflexiblement et prise comme charpente de l’action par une volonté ferme Ce pilote idéal, qui revient si souvent dans les comparaisons politiques de Socrate et de Platon, il semble que Périclès en réalise, par les esprits confondus de la sculpture et de la philosophie, le type plastique. Calme dans la tempête, il s’identifie avec les intérêts d’Athènes comme le corps et la main de pilote avec les mouvements de son navire. Il ramasse dans un moment du temps, dans la durée d’une vie humaine, tout ce que l’idée d’une dynastie royale implique de permanence et de vigilance continuée. Au moment de la peste il parle aux Athéniens comme Louis XIV, parmi les tentures de deuil à Marly, parle à Villars : « Imposez donc silence à vos douleurs particulières, pour ne vous préoccuper que du salut de l’État. » Et dans l’épidémie qui l’a marqué comme sa prochaine victime, il est l’idée de ce salut. Il requiert d’Athènes une pensée lucide et une énergie tendue, à l’image des siennes. Son intelligence est installée dans la force maritime, dans la ville de bois. Elle en est superbement captive, comme les Athéniens sont captifs et solidaires de l’héritage qu’ils ont reçu. Il ne s’agit pas de discuter cet héritage comme s’ils en étaient les maîtres, mais bien de lui obéir parce qu’il est leur maître : « Il en est de cette domination comme de la tyrannie, dont il est injuste de s’emparer et dangereux de se dessaisir. »

Le Périclès de Thucydide tient dans les trois discours qui lui sont prêtés. Deux expriment sa prévoyance et son action, et le troisième, l’oraison funèbre, figure les nappes spirituelles qui, au profond d’une âme et d’un peuple, rendent possible cette prévoyance et efficace cette action. Le premier discours expose les raisons de faire la guerre, le dernier les raisons d’y persévérer dans les misères qui en ont marqué le début, et, entre les deux, l’oraison funèbre, comme une Acropole, établit ces raisons permanentes qui se confondent avec l’être même, la respiration, le rayonnement de la cité, et qui s’énoncent quand on laisse parler en soi les guerriers morts pour elle. Ce raccourci de Thucydide est de tous les temps. « Les Athéniens en tant que citoyens étaient persuadés par les discours de Périclès, et, renonçant à députer encore auprès des Lacédémoniens, se passionnaient pour la guerre ; mais en tant que particuliers ils déploraient leurs maux. Le peuple s’affligeait de perdre le peu qu’il possédait, les riches d’avoir perdu leurs beaux domaines de la campagne, leurs maisons et tout ce qu’elles contenaient de choses précieuses ; surtout on gémissait d’avoir la guerre au lieu de la paix. Cette colère générale ne put s’apaiser que par une amende infligée à Périclès. Puis, par un tour familier à la multitude, on le réélut général et on le mit à la tête de tout : car, pour ce qui était des maux privés on commençait à s’y résigner, et pour ce qui était des affaires de l’État on le croyait seul capable de les conduire » (II, 65). Ce tour naturel à la multitude est précisément un retour de la multitude à la logique de l’État, l’acte de raison par lequel la nature naturée de la démocratie revient à une nature naturante (toute la phrase grecque, intraduisible, est construite sur des oppositions entre ces deux natures), et, sous la pression du danger, la foule impulsive prend cette conscience de la fin et des moyens que n’a cessé de représenter Périclès.

Cette fin et ces moyens Périclès les accepte dans toute la dureté qu’ils impliquent pour lui-même, dont la guerre ruine la fortune, la popularité, et qu’elle tue sans entamer son énergie, — dans toute la dureté qu’ils impliquent pour Athènes, dont les campagnes sont dévastées par l’ennemi, la population décimée par la peste, l’empire ébranlé par les révoltes des alliés, — et aussi dans toute la dureté qu’ils impliquent pour les autres, pour ces alliés eux-mêmes, pour le monde grec tout entier. Dans son dernier discours, si mélancolique, si fier, si indomptable, il ne dissimule pas la haine générale amassée contre Athènes, mais cette haine il faut l’accepter comme un élément inévitable d’une situation à envisager en bloc. « Si vous êtes maintenant un sujet de haine et de gêne, même chose est arrivée à tous ceux qui ont prétendu commander à autrui. Mais celui qui, visant à de grandes choses, accepte d’être haï, est dans le droit chemin, tandis que l’éclat d’aujourd’hui, puis la gloire de demain laissent un souvenir impérissable. » (II, 68). À l’horizon même du discours de Périclès est le dialogue futur des Athéniens et des Méliens. Bismarck n’a pas inventé une formule spéciale pour un empire spécial, et l’empire athénien, dans sa modeste étendue, sera, comme ceux qui l’ont précédé et ceux qui le suivront, fondé par le fer et le sang. Aucune domination de ce genre ne s’est établie par des moyens de douceur, ni n’a constitué un bienfait immédiat.

Périclès meurt de la peste au moment de la grande désolation d’Athènes. S’il a désespéré d’Athènes, nul ne l’a su, et les yeux de l’Olympien se ferment dans un visage de calme et de confiance. Périclès, selon Thucydide, a tracé l’épure raisonnable de la guerre, l’a laissée aux Athéniens dont le sort et le malheur furent de ne s’y pas tenir. Il « avait dit aux Athéniens que s’ils restaient en repos, s’occupaient de leur marine, ne cherchaient pas à étendre leur empire pendant la guerre et n’exposaient pas l’existence de la république, ils triompheraient. Or, en tout cela, ils firent l’inverse ». (II, 65). Il pensait donc à une longue guerre d’usure où le dernier mot devait rester à la puissance maîtresse de la mer et capable par là de se refaire incessamment. En principe il avait raison. Il appartenait à l’Athènes de Thémistocle de dessiner par l’intelligence un des grands schèmes de l’histoire éternelle, et il était raisonnable de se confier, comme jadis à la ville de bois, au principe qui ne devait jamais être démenti, la victoire restant, dans une guerre générale, aux dominateurs de la mer. Pourtant le risque, même en se tenant dans les données du début, était plus grand que ne le pensait Périclès et que ne le laisse entendre Thucydide. D’autres peuples avaient de fortes marines, et les Péloponésiens pouvaient en créer une formidable en étendant leurs alliances. C’est même ce qui arriva. Ces marines étrangères il fallait les empêcher de naître, les contrecarrer ou les combattre si elles voulaient rester neutres, les surveiller partout, occuper les points d’appui insulaires qui pourraient leur fournir un appui. De sorte que le conseil de rester en repos et de soigner leur marine sans chercher à étendre leur empire, tel que Périclès le donnait aux Athéniens, était d’une application difficile. On ne voit pas quel triomphe eût assuré une longue guerre soutenue passivement, comme si le génie de la guerre ne consistait pas à manœuvrer, à discerner le point faible de l’ennemi et à se porter vigoureusement contre lui.

Cette ἡσυχία était peu conforme au génie de la guerre, surtout de la guerre maritime. Quand Athènes signa la paix de Nicias, elle ne s’était pas engagée encore dans ses entreprises lointaines, et pourtant elle n’avait pas gagné la guerre ; le programme de Périclès, assez fidèlement observé, ne l’avait pas amenée à la victoire. Quand cette paix fut rompue et que la guerre reprit plus acharnée, il était naturel qu’elle cherchât la décision dans une attitude moins passive et une action plus hardie, il suffisait qu’elle se laissât aller à cette logique de la mer qui multiplie les théâtres d’opération et les champs de bataille. C’était peut-être chez Périclès une grande chimère que de prétendre enfermer les vents dans l’outre d’Éole et rendre stagnante la politique d’une guerre maritime.

Mais peut-être ici la pensée de Thucydide est-elle gouvernée moins par la vision et l’idée de la mer que par la vision de la Pnyx et l’idée du gouvernement démocratique. Il impute la mine d’Athènes au plein exercice de la démocratie après la mort de Périclès, et il n’a pas tort. Mais d’abord cet exercice de la démocratie était l’œuvre de Périclès lui-même, et ensuite ce n’est pas pour avoir décidé de grandes entreprises comme l’expédition de Sicile et être sortie du programme limité de Périclès qu’Athènes a finalement succombé. C’est pour avoir entravé leur exécution par la politique des partis. C’est pour avoir mis entre les mains d’Alcibiade et de Nicias le plus puissant instrument de guerre qu’aient jusqu’alors manié des Grecs, et les avoir ensuite bousculés dans leur action par des poussées de zèle religieux et des intrigues de coteries politiques. La pensée qui décide l’expédition de Sicile et la prévoyance avisée qui préside à son organisation paraissent aussi dignes d’éloges que la politique qui fait accepter par Louis XIV la guerre de la Ligue d’Augsbourg ou par Louis XV la guerre de Sept Ans, toutes deux inspirées par l’intérêt français bien entendu et soutenues par des ressources proportionnées en somme à l’effort qu’elles demandent. Seulement le fanatisme, qui dicte à Louis XIV la révocation de l’Édit de Nantes, aboutit au beau résultat de fédérer tous les protestants d’Europe avec l’Empereur catholique et empêche la guerre de se terminer victorieusement. Et il n’arrive pas aux généraux de Louis XV de cumuler deux qualités aussi différentes que celles de savoir battre Frédéric et plaire à la marquise de Pompadour. Le zèle religieux qui fait rappeler Alcibiade pour répondre des quelques nez qu’on a cassés aux Hermès, et celui qui exige que tous les sujets d’un roi partagent son opinion sur la présence réelle, ont pu passer pour de belles choses et même en être réellement : ils n’en ont pas moins contrecarré de grands desseins politiques, et le politique pur ne leur veut aucun bien. Et après tout les passions d’une démocratie, les nerfs d’une favorite peuvent être compris dans les dangers normaux d’une armée aussi bien que les vents d’ouest dans ceux de l’Armada, ou l’hiver prématuré dans ceux qui attendent Napoléon à Moscou.

En d’autres termes le caprice qui ruina l’expédition de Sicile peut ne pas diminuer l’estime pour la pensée qui la fit concevoir et l’organisation qui la mit à flot. Pas plus que l’échec de la guerre du Péloponèse, dû selon Thucydide au gouvernement démocratique, ne diminue l’estime de Thucydide lui-même à l’égard de Périclès, qui à la fois voulut cette guerre et fit triompher le parti et les institutions démocratiques. Mais, dit Thucydide, le gouvernement de Périclès n’était pas démocratique, c’était le gouvernement du premier citoyen : λόγῳ μὲν δημοκρατία, ἔργῳ δὲ ὑπὸ τοῦ πρώτου ἀνδρὸς ἀρχή. Après lui au contraire vient la démocratie oratoire. « Ceux qui lui succédèrent, et qui, sans posséder de supériorité réelle, voulaient atteindre au premier rang, flattaient les désirs du peuple et lui livraient la conduite des affaires : de là toutes les fautes que pouvait commettre une grande cité, une cité qui gouvernait un empire ; de là l’expédition de Sicile. » (II, 65). La pensée de Thucydide, née de l’expérience de cette guerre et de méditations sur les enseignements de Périclès, est donc qu’un empire ne peut pas être gouverné par une cité, il ne peut l’être que par un homme. Athènes a tenté, à ses risques et périls, une grande expérience : fonder un empire maritime gouverné par une cité démocratique, empire maritime et institution démocratique s’étant d’ailleurs accrus et accentués en même temps. L’expérience a échoué parce qu’il y a opposition entre les deux idées, celle de l’empire et celle de la démocratie. Thucydide ne se demande pas si elle n’eût pas été tentée avec plus de chances de succès par une cité gouvernée aristocratiquement. Il ne se le demande pas parce qu’il n’y en a eu encore, de son temps, aucun exemple, et que Carthage et Venise constituent des réalités politiques nouvelles, sans commune mesure avec les cités grecques. La conclusion implicite de Thucydide est qu’un empire ne pouvant être fondé ni gouverné par une cité, il ne peut l’être que par un homme, une dynastie, une monarchie. Cette conclusion implicite s’explicite dans la génération qui suit Thucydide. Xénophon, en sera hanté et la fera cristalliser autour de Cyrus le Jeune, d’Agésilas, de Cyrus l’Ancien. Isocrate résumera dans le discours de Nicoclès les arguments en faveur de la monarchie. Platon même, philosophe de la cité limitée, ennemi de ces États malsains et gonflés d’humeurs que sont les empires, mettra à l’horizon du Politique et de la République une belle image idéalisée du roi. Le chœur des esprits paraît se grouper autour du piédestal qui attend la statue d’Alexandre. Mais Alexandre ne fait ici qu’un éclair éblouissant, sans lendemain d’institution politique. Le monde grec ne produira jamais ce type du βασιλεύς, et le monde occidental ne le connaîtra qu’avec les empereurs romains. Au contraire le type de Périclès, celui d’un premier citoyen qui gouverne une démocratie par l’autorité de la parole et la lumière visible de l’intelligence, demeure consubstantiel à la cité athénienne, et, pareil aux monuments qu’il fit sortir de l’Acropole, paraît en émaner comme son fruit parfait, à la fois naturel et miraculeux. D’autres démocraties, qui ont semblé vouloir le reproduire, n’y ont jamais réussi. Il est unique dans l’histoire politique comme l’Acropole dans l’histoire de l’art. Thucydide a reconnu en lui les mêmes puissances constructrices élémentaires, la même Athéna Ergané qui le conduit dans la rédaction de son histoire. Il a peut-être, — et nous avons sûrement en le lisant — le sentiment d’une cité de l’esprit, qui, dans le désordre apparent de la guerre, établit un ordre, ordre où se répondent et s’équilibrent un Périclès et un Thucydide, un Phidias et un Socrate. Périclès entre dans la guerre avec la claire connaissance des ressources d’Athènes, c’est-à-dire avec le génie même qui consiste à poser des dessous, à peser des moyens pour une fin, le génie de l’histoire chez Thucydide lorsqu’il projette de dégager de la guerre un exemplaire éternel de la nature humaine, — le génie de la sculpture chez les statuaires du Parthénon lorsqu’ils préparent leurs figures, aménagent leur composition selon la nature des frontons triangulaires, paraissent faire du mouvement et de la vie les fleurs spontanées des formes géométriques que l’architecture leur impose, — le génie de la Sagesse chez Socrate lorsqu’il tourne l’homme vers la connaissance intérieure, et, sur des registres différents, tant au début des Mémorables que dans sa transfiguration platonicienne, le dirige vers un inventaire de ses ressources, de sa nature, de ses idées. C’est dans ce rythme général et dans ce chœur suprême qu’on peut apercevoir Périclès. Thucydide a montré en lui le premier citoyen, le chef politique de la cité, et aussi, sur un plan plus haut, dans l’oraison funèbre des premiers morts de la guerre, le définiteur d’Athènes, l’intelligence qui par un jeu de concepts en formule une idée claire et une image plastique. L’Athènes de ce discours est une œuvre d’art et de pensée comme l’Histoire de Thucydide. Elle nous donne le point de perspective d’où nous apercevons la suite de l’Athènes universelle, et si l’empire athénien que Périclès rêvait s’est abîmé dans les accidents d’une démocratie trop ardente, un autre empire, l’Athènes vraie du vrai Périclès, s’est trouvé établi sur une aire perdurable.

N’oublions pas ce que nous avons déjà rappelé, que le jugement de Thucydide sur Cléon n’est probablement pas impartial. Pourtant, même si Cléon n’avait été pour rien dans son procès, on peut croire que Thucydide aurait parlé de lui exactement dans les mêmes termes, sauf peut-être qu’il ne lui aurait pas attribué, à Amphipolis, la lâcheté de s’être fait tuer en fuyant. C’est que Cléon s’oppose à Périclès comme le θυμός au νοῦς, et qu’il figure, dans la guerre du Péloponèse, une valeur nécessaire, précisément cette démocratie oratoire qui entraîne Athènes jusqu’au désastre, hors des voies définies par Périclès. Thucydide, qui estime que la guerre a été perdue par cette démocratie, ne saurait peindre sous des couleurs favorables l’homme qui la représente. Observons cependant qu’un tempérament comme celui de Cléon est presque impliqué par l’état de fièvre obsidionale qui accompagne dans l’Athènes d’alors comme en la France de 1793 et de 1917 cette véritable guerre de siège. « Athènes n’avait pas de citoyen plus violent ni plus écouté du peuple. » (III, 37). Il garde d’ailleurs sa popularité jusqu’au bout, ce qui aurait dû lui être bien difficile s’il avait été vraiment le prévaricateur et l’orateur vénal dont parle Thucydide. Périclès avait été mis à l’amende parce qu’on lui reprochait son parti-pris inflexible de guerre à outrance. Jamais rien de tel n’advint à Cléon, qui, bien plus encore que ne l’avait fait Périclès, représente à Athènes l’esprit de la guerre jusqu’au bout et par tous les moyens. Après le règne du premier citoyen est venu le règne du citoyen le plus fort, beaucoup au sens physique du mot, le plus fort par ses poumons, par son audace, par sa présence d’esprit, par sa connaissance du peuple athénien. Mais, comme le triomphe de la démocratie est l’œuvre de Périclès, la politique et l’influence de Cléon étaient contenues dans celles de Périclès et impliquées dans sa succession. Périclès avait évidemment pratiqué la modération par sa discipline intérieure, par la belle œuvre d’art qu’était la construction de son être intelligent. L’avait-il pratiquée et conseillée comme un principe de gouvernement pour cet empire athénien dont il était le chef ? Pas du tout. Athènes doit commander aux Grecs qu’elle régit, comme le faisaient les Perses, en tirer ces forts tributs qui lui serviront à bâtir l’Acropole et à jeter sur l’Athéna de Phidias, par ses armes et son vêtement d’or, le trésor de l’État, se résoudre à n’être pas aimée, être déterminée au moins à se faire craindre. Périclès sait que le triomphe de l’Empire athénien profitera d’abord à Athènes et ensuite à la Grèce ; il compte que le temps fera disparaître le souvenir des violences qu’il aura fallu pour l’établir, et ne laissera subsister que l’évidence et l’exercice de ses bienfaits. Le corroyeur Cléon voit moins loin dans l’avenir que l’Alcméonide Périclès, s’étant plus occupé des crépins que du νοῦς, mais dans le présent il veut rendre la démocratie plus apte à la guerre en lui donnant le caractère violent et actif d’une tyrannie. Cette dureté, à laquelle Périclès se résignait, il s’en fera le gardien et le héraut. Dans le discours qu’il prononce pour faire tuer tous les Mityléniens, il débute ainsi : « Souvent j’ai reconnu qu’un État démocratique n’est pas fait pour commander à d’autres » (III, 37). C’est qu’il y trouve trop de conscience et de faiblesse. Et cela ne manque nullement de vérité. Un État démocratique ne saurait se soutenir dans une grande guerre par des moyens démocratiques. Autant le principe démocratique l’aura relâché, fait rouler au bas d’une pente, autant la tyrannie et le terrorisme devront violemment réagir, lui imposer une tension contraire, le faire remonter de plus bas. C’est qu’on est un État par les raisons inverses de celles qui font qu’on est une démocratie. Ces contraires se concilient d’ailleurs dans la pratique, et c’est bien le même Sisyphe qui laisse rouler son rocher pour le remonter ensuite. C’est la même Révolution qui dissout l’État par la constitution de 1793 et qui le resserre puissamment par un gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix. C’est le même bolchévisme qui pulvérise la Russie en une anarchie de Soviets et qui la ramasse sur elle-même par les gardes du corps, l’Okhrana et la terreur d’un tsarisme à la troisième puissance.

Lorsque Cléon rappelle que la domination d’Athènes n’est fondée que sur la force et que c’est a une véritable tyrannie, imposée à « des hommes malententionnés et qui n’obéissent qu’à contre-cœur. » (III, 37). Cela pourrait être signé de Cambon organisant les réquisitions en Belgique ou du Directoire lançant Brune au pillage de la Suisse. Et si les troupes des Soviets sortaient de Russie, on verrait mieux encore comment une démocratie fait obéir les ἐπιβουλεύοντες. Une seule raison compte, celle de la force ; de la guerre est sortie dans Athènes cette doctrine de fer, que nous voyons chez Cléon au service de la démocratie, mais que le Critias de Platon nous montrera au service de l’oligarchie, et qui provoque avec Socrate et Platon la réaction des philosophes. Lorsque Brasidas veut donner à la guerre qu’il mène en Thrace les caractères d’une vraie guerre de libération et qu’il se défend de vouloir asservir personne, il dit : « Les mêmes reproches que nous adressons aux Athéniens, nous viendrions à les encourir nous-mêmes, d’autant plus justement qu’eux du moins ne se piquent pas de vertu. » (IV, 86). Cléon est le type de ces Athéniens qui ne se piquent pas de vertu, ne se piquent que d’être forts, et fidèles encore tout de même au principe de nudité et de probité qui gouverne la sculpture attique, celle du marbre, du bronze et de l’homme, étalent franchement leur impitoyable pensée. Le tournant moral qu’a signalé Thucydide après les massacres de Corcyre paraît ici dans la cité athénienne.

Mais si la politique est la même au temps de Périclès et au temps de Cléon, si elle consiste alors également à tendre jusqu’au bout et sans considération étrangère les énergies de la guerre, elle est appliquée par des esprits bien différents, et de l’un à l’autre on voit se succéder deux visages contraires de la démocratie athénienne. Le gouvernement de Périclès, c’est la démocratie en confiance avec l’intelligence, le gouvernement de Cléon, la démocratie en défiance contre l’intelligence. Cléon (tout au moins le Cléon de Thucydide) voudrait voir les Athéniens comprendre que « l’ignorance avec la modestie vaut mieux que l’habileté avec la jactance, et que les gens médiocres sont, plus que les hommes trop intelligents, aptes au gouvernement des États. » (III, 37), et cela parce que les médiocres, eux, ne cherchent pas à briller et ne veulent pas en savoir plus que les lois. Certainement cela pourrait, avec de la bonne volonté, coïncider avec l’ironie de Socrate et son aveu d’ignorance, mais l’aveu d’ignorance et de médiocrité n’est, chez le rusé et violent corroyeur, qu’un moyen de faire sa cour au peuple et de se mettre à son niveau pour le mieux conduire.

L’art de la parole a par lui-même ce caractère de flatterie, dont Platon dans le Gorgias dénoncera subtilement toutes les formes. À vrai dire l’éloquence démonstrative de Périclès, l’apologie d’Athènes qui occupe le ventre de son oraison funèbre, constituait un monument de magnifique flatterie, mais dans la mesure où l’Athéna d’ivoire et d’or était une flatterie à l’égard de la déesse protectrice. Cléon donne l’occasion à Thucydide de reconnaître, comme Aristophane et Platon, dans le gouvernement des orateurs le gouvernement de la flatterie. Qu’il s’agisse d’un homme ou d’un peuple, la flatterie procède par des moyens analogues et assez simples. Quand le peuple remet en délibération de massacre, voté précédemment, des Mityléniens, on retrouve dans le discours de Cléon l’armature logique des propos de Narcisse lorsque Néron est revenu sur une décision pareille. L’essentiel pour le flatteur est de fermer aux discours des autres l’oreille de celui qui l’écoute, par un discours qui épouse la passion et l’intérêt de sa dupe, et paraisse à celle-ci moins une parole extérieure qu’une véritable voix intérieure.

Tout cela était dans la logique de cette démocratie que Périclès avait voulue. Il l’avait rendu possible en abattant lui-même tout reste d’institution aristocratique, en créant le milieu qui fût le plus favorable au miracle de son autorité personnelle. Mais ce miracle, qui ne s’est guère réalisé qu’une fois dans l’histoire du monde, (à moins qu’on ne veuille, ce qui est après tout permis, comparer Cosme de Médicis à Périclès), ne pouvait évidemment plus se produire dans une Athènes en pleine guerre. L’empire de Périclès, comme celui d’Alexandre, ne comportait pas l’idée de leur mort. Ou plutôt l’empire de Périclès comportait, après la mort du premier citoyen, des natures politiques comme celles de Cléon et de Nicias, et leur antagonisme. Mais Périclès avait, en somme, imposé à Athènes, à la démocratie athénienne, certaine atmosphère d’esprit politique, d’intelligence, qui subsista, et qui, malgré de lourdes fautes, nous montre cette démocratie soutenant généralement avec décision, lucidité, courage, la guerre où se joue l’existence d’Athènes. Dans ce grand fait unique et simple qu’est la démocratie impérialiste et guerrière d’Athènes au temps de la guerre du Péloponèse, Thucydide, qui voit les hommes de près, séparés et ennemis, a isolé pour les mettre en relief deux figures en apparence opposées comme Périclès et Cléon. À la distance où nous sommes placés aujourd’hui, et à la lumière d’une pensée historique qui prolonge en l’intensifiant celle même de Thucydide, ces individualités et les jugements qu’elles comportent nous paraissent se fondre un peu dans un fait universel, qui n’est pas seulement la guerre du Péloponèse prise comme un drame unique, mais le κτῆμα ἐς ἀεί lui-même, le portrait composite qui apparaît quand on superpose pour obtenir une réalité idéale les périodes analogues, les guerres générales modernes. Nous y trouvons beaucoup de raisons pour accepter le type de Cléon comme un produit inévitable, naturel et souvent utile d’une situation extrême. Il a reparu à toutes les époques de ce genre. Et si ce démagogue a rendu à Thucydide (et à nous), en le rejetant à Skapté-Hylé, le même service que Napoléon III a rendu à Victor Hugo (et à nous) en le confinant à Guernesey, nous y trouverons une raison nouvelle de l’accepter d’un cœur léger.

La démocratie athénienne, ne paraît nourrir à l’égard des riches ni haine ni jalousie. Les Athéniens sont fiers des grosses fortunes de leurs compatriotes, et pour eux la richesse n’est pas plus un crime que la pauvreté n’est une honte. Les riches sont d’ailleurs utiles aux finances de l’État, qu’ils alimentent en partie, et le peuple préfère en général que les charges importantes soient remplies par eux, parce qu’ils y apportent leur argent, y emploient leur compétence, sont les premiers intéressés au salut de la République, la font bénéficier de leur chance et de la protection que les Dieux leur ont dispensée pour mener à bien leurs affaires. C’est pour toutes ces raisons que nous voyons Nicias obtenir une popularité que d’ailleurs il cherche. Ayant su administrer sa fortune, il sait administrer pareillement celle de l’État, conduire une armée, diriger avec circonspection la République dans la paix et dans la guerre. C’est une figure à peu près analogue au Giscon de Salammbô. Il pouvait appartenir à l’une de ces grandes aristocraties marchandes, Carthage ou Venise, la Hollande ou l’Angleterre, gouvernements dirigés par les familles les plus intéressées au bien public. Quand les réformes de Périclès ont enlevé à celles d’Athènes tout leur pouvoir politique, la démocratie sait comprendre qu’elle est solidaire des grandes familles et des riches, elle sait ne sacrifier aucun des éléments de la durée athénienne. Qu’est d’ailleurs le marchand de cuirs Cléon lui-même, sinon un enrichi de la guerre ? L’immense fortune de Nicias s’est faite, elle, dans les mines du Laurium dent il est le principal concessionnaire. Les Athéniens paraissent avoir aimé que leurs généraux eussent des biens personnels à défendre. Lamachos, brave soldat et général éprouvé, est sans cesse raillé des poètes comiques à cause de sa pauvreté.

En général, pour les Athéniens, un honnête homme demeurait un honnête homme même s’il était pauvre, mais il paraissait encore plus honnête s’il était riche. Le mépris professionnel des richesses est confiné dans les écoles de philosophes à partir de Socrate. Quand Solon fait à Crésus le portrait de l’homme le plus heureux qu’il ait connu, Tellus d’Athènes, il a bien soin de le présenter comme jouissant d’une bonne aisance, et Aristote lui-même fera rentrer la bonne chance dans la perfection d’une belle destinée humaine. Tous les sentiments qu’un Athénien ordinaire devait éprouver à l’égard d’un homme comme Nicias, voyez-les exprimés par Platon dans les premières pages de la République à l’occasion du vieux Céphale. C’est bien un trait de caractère athénien qu’a noté Périclès, quand il a dit dans son discours : « Chez nous il n’est pas honteux d’avouer sa pauvreté, mais bien de ne rien faire pour en sortir. » M. Espinas voit à tort dans l’apologie philosophique de la pauvreté, dans ce qu’il appelle l’antichrémastique, la cause de la stagnation industrielle du monde antique. C’est attribuer aux philosophes une place exorbitante dans la cité.

Le Céphale de Platon prise surtout la richesse comme un moyen de se faire de bonnes relations dans le monde des dieux. Nicias voyait dans la même fin le plus précieux usage auquel pût servir ce que lui rapportaient les mines d’argent. Il entretenait une troupe de devins, et cela lui coûtait gros. Il emmena cette troupe en Sicile, et cela coûta plus gros encore à la République, puisque ces experts en secrets des dieux l’empêchèrent, sous prétexte d’éclipse quand la retraite était encore possible, d’embarquer son armée avant vingt-sept jours. Et pourtant les Athéniens avaient élu Nicias à cause de sa vertu, de sa piété, de tout ce qui pouvait attirer sur l’expédition, au lendemain du massacre des Méliens, la faveur divine. Nicias ne part qu’à contre-cœur, après avoir en deux discours intelligents et tristes essayé de faire revenir le peuple sur sa décision et d’empêcher une expédition dont il ne présage rien de favorable. Depuis ce moment il occupe dans l’histoire de Thucydide une place analogue à celle de Crésus dans l’histoire d’Hérodote. Nous voyons cette figure pathétique et grondeuse, angoissée et timide, entrer avec la fortune d’Athènes dans un couloir tragique qui s’achève par un supplice obscur dans une prison de Syracuse. Je pense toujours à Giscon. Nul homme dans cette guerre ne souffrit davantage pour les fautes de son pays, et il n’était pas de Grec, dit Thucydide, qui le méritât moins, à cause de ses vertus. Voilà la seule réflexion personnelle qu’il se permette. Nicias n’est pas chez lui ce qu’est Crésus chez Hérodote, le symbole de la destinée humaine vue du temple d’Apollon, et l’illustration de la vieille parole, que nul ne peut être dit heureux avant sa mort. Il est pris dans une logique et une destinée toutes politiques. Il est l’homme qui expie les erreurs de son pays après avoir tout fait pour les prévenir. Aussi, dans le déchaînement des Athéniens contre tous ceux qu’ils croient responsables de l’expédition, le souvenir de Nicias paraît avoir été épargné. Dans le discours que lui prête Thucydide avant le vote de l’expédition, il fait appel à la sagesse de ses compagnons d’âge contre les bouillants projets qui exaltent la jeunesse autour de son chef Alcibiade. Après le désastre, les Athéniens décident qu’un conseil de vieillards donnera désormais son avis sur toutes les mesures (VIII, 1). On reconnaît trop tard en Nicias la voix vivante qui s’affaiblit sans cesse, celle des ancêtres, d’une tradition, de l’ancienne Athènes bientôt abattue et dont, au moment de l’examen de conscience, on s’efforce de retenir tout ce que l’on peut.

Mais l’homme qui, par le relief original, vigoureux, audacieux de sa personnalité, occupe dans l’Athènes de la guerre la place la plus exposée, celui qui en symbolise avec le plus de force le visage nouveau et la fortune imprévue, c’est Alcibiade. Pas plus de lui que des autres, Thucydide ne fait de portrait : la suite des faits où il est mêlé, les discours qu’il prononce doivent suffire à donner l’essentiel de sa physionomie. Thucydide ne se départit qu’une fois de ce principe, lorsqu’il esquisse en quelques lignes le portrait d’Antiphon. C’est qu’Antiphon, qui fut probablement son maître, ne passe qu’un moment dans son histoire, ne s’y déploie pas assez pour acquérir une durée vivante, et qu’il tient pourtant à lui donner, comme Dante à Brunetto Latini, l’être et la vie : le portrait est alors comme une durée artificielle et condensée.

Le portrait d’Alcibiade, lui, ne s’approfondit jamais en intérieur et en pensée : le souci, le raffinement, les perspectives des portraits modernes, chez un Léonard, un Titien, un Rembrandt, sont étrangers aux Grecs. Alcibiade n’est jamais peint par Thucydide, mais par lui-même : par ses paroles et par ses actes. Et sa figure ici coïncide avec la figure qu’il prend chez Platon. Nous comprenons comment cet homme, qui se trouva finalement être le mauvais génie d’Athènes, en fut d’abord simplement le génie.

Alcibiade fournit à Socrate et à Platon le type du riche génie naturel qui échoue faute de réflexion, de mesure, d’ἐγκράτεια. Hérodote avait montré les empires orientaux perdus ou humiliés par l’ὕβρις de leurs maîtres. Pareillement Athènes est frappée pour l’ὕβρις d’Alcibiade, « un des principaux auteurs, dit Thucydide, de la ruine d’Athènes » (VI, 15). Mais l’ὕβρις des Crésus, des Cambyse, des Darius, des Xerxès est une chose extérieure, décorative, morale, faite pour étonner les esprits par sa grandeur comme par son tonnerre, et permettre aux dieux de la Grèce de donner de grandes et terribles leçons. L’ὕβρις d’Alcibiade nous apparaît au contraire comme une réalité vivante, ardente, comme la poussée d’une nature à la fois originale et puissamment humaine. Certes c’est la figure même d’Athènes au ve siècle, mais une figure tout de même inattendue (comme celle d’Athènes elle-même, miracle d’invention audacieuse) et que nous rapportons difficilement aux vieilles racines d’humanité grecque. Thémistocle c’est Ulysse, Brasidas c’est Hector, Nicias c’est Nestor, Cléon c’est un Thersite sans difformité. Mais Périclès et Alcibiade de quelle image connue peut-on les rapprocher ? Avec eux il ne faut plus remonter dans le passé, mais descendre. Un Périclès ne peut guère se comparer qu’à un grand ministre moderne, un Richelieu et un Pitt. Le roi et le Parlement contre lesquels l’un et l’autre ont à lutter, et pour lesquels l’un et l’autre travaillent, ressemblent assez, en bien et en mal, au Démos athénien. Évidemment le type d’Alcibiade se retrouvera à l’époque d’Alexandre : un bel aventurier comme Démétrius Poliorcète (ou par certaines parties, Alexandre lui-même) le rappelle assez. On pourrait songer aussi à César Borgia, qui mourut comme lui, après avoir vécu et agi souvent comme lui. Il y eut, dans la littérature de la fin du ve siècle, bien des fragments d’un Prince écrits ou en puissance, qui était à Alcibiade (et à ce Critias qui ne paraît point encore dans Thucydide) ce que celui de Machiavel est au Valentinois : les chapitres de Thucydide sur le renversement des idées et des mœurs à l’occasion des affaires de Corcyre, les deux discours qu’il fait tenir à Alcibiade, ceux que Platon prête à son frère dans la République et à Calliclès dans le Gorgias, nous permettent de reconstituer à peu près ce Prince idéal qui tendait à se formuler au fur et à mesure que la conscience grecque se décomposait et que les luttes des hommes et des cités pour la domination devenaient sans merci. Mais plutôt encore, peut-être, j’aimerais le rapprocher des types de France et situer cet Alcméonide disciple de Socrate entre le grand Condé et Julien Sorel. Il a du premier les sens puissants et les indomptables instincts. Il rappelle le second par sa méthode volontaire et froide, par cette puissance d’adaptation qui lui permet de se plier à tous les milieux sans rien aliéner de lui-même, par cette passion sombre de vengeance qui fait qu’après son rappel de Sicile il se jette dans la trahison comme Julien dans le meurtre, et s’en va assassiner sa patrie avec la même rage d’ambitieux grisé qui fait abattre madame de Rénal par Julien. Les détails de cette trahison sont d’ailleurs d’une méchanceté atroce : avant de quitter cette année de Sicile qui s’est embarquée en partie par confiance en lui et dont il est le dieu, il commence par révéler le complot que lui-même a noué à Messine pour qu’elle soit livrée aux Athéniens. À Sparte il désigne minutieusement Décélie comme la place exacte de la chair de son pays où il faut planter le poignard. De tout cela les Athéniens lui gardent juste autant de rancune que madame de Rénal à l’homme qui l’a blessée. Il fait à Athènes après les affaires de Samos une rentrée triomphale et y devient pour un temps le maître de la République. Il sait qu’une foule se prend, se frappe, se manie comme une femme. Écoutez-le parler, après sa défection, aux Lacédémoniens étonnés : « Aimer sa patrie, cela ne consiste pas à l’épargner quand elle vous a été injustement ravie ; mais celui-là l’aime vraiment qui dans son ardeur pour elle cherche à la recouvrer de n’importe quelle manière » (VI, 89). Si la phrase est, comme c’est probable, de Thucydide (et Isocrate trouvera l’argument si bon qu’il le reprendra dans son plaidoyer pour le fils d’Alcibiade), quelle perspicacité, quelle descente du génie dans le cœur et dans la moelle de son héros ! Nul doute qu’en effet, au retour d’Alcibiade, Athènes n’ait vécu avec lui comme madame de Rénal dans la prison de Julien. Et pourquoi quelque chose de cela n’aurait-il pas été présent dans l’esprit de Thucydide ? Pourquoi cette phrase ne serait-elle pas inspirée de l’anecdote, de figure très authentique, qui nous montre la femme d’Alcibiade demandant aux juges le divorce, Alcibiade allant lui-même la chercher et la rapportant chez lui, malgré ses clameurs, dans ses bras au milieu de la foule qui sans doute admire ? La femme, à la réflexion, admira aussi et se désista de sa plainte. La foule estima sans doute qu’Alcibiade connaissait les femmes, et il se trouva que du même fonds Alcibiade connaissait Athènes. Je pourrais filer encore sur la pente immodérée qui me conduit aujourd’hui aux rapprochements, rappeler encore Lauzun. Je préfère m’arrêter en notant que Montaigne, le plus fin connaisseur en substance, en dessous, en musique propre d’une vie humaine, n’en voit pas qu’il lui eût été plus beau de vivre que celle d’Alcibiade.

Socrate, le taon d’Athènes, ne s’y trompait pas. Il reconnaissait dans la vie d’Alcibiade ce mouvement et cette flamme indomptables qui animaient sa pensée et qu’il eût voulu communiquer à Athènes. Probablement il n’y a qu’une galéjade de Socrate lui-même, amplifiée et idéalisée par Platon, dans l’histoire de ce grand amour du philosophe pour Alcibiade. « Nous sommes, tous deux, dit-il à Calliclès dans le Gorgias, pareillement amoureux, toi du Démos et de Démos fils de Pyrilampe, moi d’Alcibiade, fils de Clinias, et de la philosophie. » Et si Alcibiade se compromit auprès des Athéniens pour avoir parodié les mystères dans l’ivresse d’un souper, de quel cœur plus léger il se compromet auprès de nous dans le Banquet, en dévoilant un mystère moins fait encore pour devenir public ! (Et pourquoi le souvenir de l’un n’aurait-il pas donné à Platon l’idée de l’autre ?) Mais, à défaut de la réalité, il était naturel que le génie platonicien associât en un même couple la plus puissante nature qui fût à Athènes et le seul éducateur qui fût capable de la tourner par une grande discipline à une fin magnifique. Leurs âges, au début de la vie philosophique de Socrate, cadraient avec ceux d’un ἐραστής et d’un ἐρώμενος. Et Socrate, qui louait Zopyre d’avoir reconnu en lui le germe de tous les vices, maîtrisés par une discipline volontaire, voyait en cette nature d’Alcibiade le terrain d’un grand bien ou d’un grand mal, d’un grand désastre, celui même où s’abîma Athènes, ou d’un grand triomphe, celui qui aurait pu éclater si les Alcméonides eussent été des Médicis, si Alcibiade eût été, avec son génie, l’héritier et l’exécuteur testamentaire de son oncle Périclès. C’était possible. Le discours que Thucydide lui fait prononcer pour décider les Athéniens à l’expédition de Sicile est peut-être le plus beau de son livre. Il est plein d’intelligence ; ses arguments sont tels qu’ils font encore impression, qu’on se refuse à condamner cette expédition sous ce seul prétexte qu’elle ne réussit pas, et qu’on y voit la pleine logique de cette guerre maritime où le génie audacieux des Alcméonides avait poussé Athènes. Discours d’intelligence, mais plus encore d’énergie, tout entier tendu vers l’action. Aucun de ceux de Thucydide, sauf la courte allocution de Sthenelaïdas, n’a plus d’élan, n’est emporté par un mouvement plus savamment et plus irrésistiblement amplifié. C’est dans la conscience de sa vitalité, dans le rayonnement de son orgueil, qu’Alcibiade puise le principe de ce mouvement. Nicias l’a désigné dédaigneusement comme un jeune glorieux qui se soucie d’éblouir les Grecs par ses chevaux. Oui, il a fait rejaillir sur Athènes l’éclat de ses quadriges, de ses victoires olympiques : « J’ai lancé sept chars, ce qu’aucun particulier n’avait fait avant moi ; j’ai remporté le prix, j’ai eu encore le second et le quatrième rang, et j’ai déployé une magnificence digne de ma victoire ! » (VI, 16). Il s’est montré dans le luxe de ses chorégies, il crie devant la foule son ambition de se distinguer de la foule. Il évoque le succès de sa politique dans le Péloponèse. Il fait voir en lui, comme une image visible de la cité, cette exigence d’action, cette tension pour rester maître, qui sont les principes de la puissance d’Athènes. « Si la république demeure en repos, elle subira l’usure naturelle à toutes choses et tous les talents s’y affaibliront, au lieu que la lutte lui donnera de l’expérience et l’accoutumera à se défendre par les actes plutôt que par les paroles. » (VI, 18). Et en même temps il est habile. À la malveillance grondeuse de Nicias contre la jeunesse et le prince de la jeunesse, il répond par des paroles de déférence pour le vieux stratège, conseillant aux Athéniens d’employer Nicias avec lui, d’associer la jeunesse et la vieillesse, de les tempérer et de les achever l’une par l’autre. Il couronne l’effet de son discours par la mise en scène pathétique des députés d’Égeste et des exilés léontins, suppliants du peuple athénien. Et Nicias, qui comprend qu’il n’y a plus rien à dire, devient malgré lui l’organisateur de l’expédition. Ce discours qui commence dans une si belle jactance de jeune homme pour s’achever dans une si profonde habileté politique me rappelle le sentiment et le mouvement du Nicomède de Corneille. Mais je songe surtout à ce grand portrait composite d’Athènes, à ce fronton harmonieux qui se forme au-dessus d’Alcibiade et de Socrate, de Thucydide et de Platon. J’évoque les paroles du Socrate de l’Apologie devant les juges, cette identification saisissante du génie d’Athènes avec son propre génie d’accouchement, d’inquiétude et de mobilité, cette promesse et cette menace laissées aux Athéniens, qu’ils peuvent le mettre à mort parce qu’il a troublé leur repos, mais que ce repos ils ne le retrouveront jamais, qu’il n’est pas compatible avec la mission dont les dieux les ont chargés, mission dont sa mission à lui n’est qu’une étincelle jaillie plus haut et plus lumineuse. Que la vie de Socrate paraisse construite et menée à sa perfection par un merveilleux sculpteur de l’au-delà, alors que celle d’Alcibiade, d’un bout à l’autre, nous offre l’image d’une destinée élevée plus haut pour retomber dans une plus complète faillite et sombrer dans un plus exemplaire naufrage, cela n’importe pas ou plutôt cela ne fait qu’une harmonie de plus. Alcibiade a incarné la fortune d’Athènes, déployée dans le hasard et le temps, Socrate a incarné le destin intelligible d’Athènes ramassé dans un triangle idéal, fronton de temple ou espace géométrique. Ce couple de Socrate et d’Alcibiade, que les socratiques, et particulièrement Platon, nous ont laissé comme l’image d’une chose qui devait être, cette rencontre de l’intelligence et de l’action dans leur ressemblance fugitive et dans la nécessité de leur méconnaissance réciproque, demeure placé en une atmosphère de musée et d’histoire, où il excite toujours en nous certaine rêverie intermédiaire entre la pensée de l’histoire et les harmonies de l’art.

Les écoles philosophiques, à partir de Socrate, ne porteront plus pour fruit unique ni même principal la découverte et la connaissance de la vérité, mais bien celles des hommes : la lumière de la pensée ne se sépare pas des figures originales où elle se pose en clair-obscur et d’où elle fait saillir les modelés qui conservent pour nous les apparences de la vie. Ainsi la guerre du Péloponèse, dans le naufrage de tous ses espoirs, soit athéniens, soit lacédémoniens, soit grecs, devient de plus en plus un atelier d’hommes. Pas un de ces hommes, de quelque côté que ce soit, qui réussisse dans la tâche qu’il s’est proposée. Ceux qui ne sont pas arrêtés en pleine action par la mort sur le champ de bataille vivent assez pour que leur existence se termine sur la conscience d’un échec. Le dernier, celui qui mettra le point final à ce grand œuvre et après lequel l’atelier des bronzes se fermera, Épaminondas, du haut du tertre où ses soldats l’ont porté, séparé de la mort par le fer qui l’a blessé et attendant pour le retirer d’avoir pu donner l’ordre dernier : Alors, faites la paix. — ramasse dans une perfection suprême cette construction de l’homme, cette destruction du dessein politique et cette défaite de la cité. Mais au point du temps et de l’intelligence où il est placé, Thucydide n’envisage pas encore sa guerre de ce point de vue plastique, qui, à une époque de détente et de recul, donnera les Vies de Plutarque. Le κτῆμα ἐς ἀεί reste chez lui une chose politique. Les hommes ne sont dessinés que dans un bas-relief analogue à celui de la frise des Panathénées. Le fronton, la place centrale, la ronde-bosse sont réservés à ces grandes figures centrales de Sparte et d’Athènes, pareilles à celles, au Parthénon, de la dispute entre Athéna et Poséidon. Lui-même ne s’est point passionné pour cette dispute, il a seulement sculpté du marbre, fait saillir des muscles, rendu des mouvements pathétiques. Notre guerre nous a permis de reconnaître qu’il avait constitué, sous la figure de Sparte et d’Athènes, des réalités éternelles et valables pour tous les temps. Si notre esprit n’est pas assez ferme, assez sec, assez purement lumineux, assez inhumain, pour y porter le même désintéressement, si nous sommes induits par notre nature individuelle, nationale, à prendre parti, essayons-nous à cette partialité et à cette passion, pour les épurer, dès la guerre même du Péloponèse, et cherchons dans le coin secret de notre cœur quelle victoire nous nous prenons à souhaiter, celle d’Athènes ou celle de Sparte.

Du point de vue grec la justice est certainement du côté de Sparte. La Grèce étant figurée comme un pays de cités libres, le bien consiste dans la liberté de ces cités et le mal dans leur oppression par l’une d’entre elles. Avant la guerre Lacédémone exerce une prépondérance décorative, due au prestige de ses guerriers, à la solidité de sa constitution, à la richesse des pays qu’elle gouverne. Ce gouvernement est dur pour les Hilotes et les Perièques, mais ceux-ci paraissent incorporés à l’état lacédémonien par la prescription la plus authentique et la moins discutée : en dehors de son domaine historique Sparte ne nourrit aucune ambition de conquête ni d’hégémonie, et les cités qui participent à son alliance demeurent avec elle sur le pied de parfaite égalité. Sparte n’entre en guerre que pour se défendre et défendre ses alliés contre les prétentions de la thalassocratie athénienne à la domination de la Grèce.

Athènes n’a à ses côtés que des alliés forcés et des tributaires sur qui elle exerce une domination dure, quinteuse, humiliante. Seuls viennent à elle librement les ennemis de ses ennemis, les Platéens, ennemis de Thèbes, les Messéniens de Naupacte, ennemis de Sparte, les Corcyréens, ennemis des Corinthiens. « L’animosité contre les Athéniens, dit Thucydide, était grande, les uns voulant se soustraire à leur domination, les autres craignant de la subir. » (II, 8). Au contraire, au début de la guerre, l’opinion générale est pour les Lacédémoniens « surtout depuis qu’ils avaient annoncé l’intention d’affranchir la Grèce ». Tous les peuples sages et modérés se rangent de leur côté. Ils ont pour eux les deux pouvoirs spirituels, Delphes et Olympie, ainsi que la Suisse de la Grèce, je veux dire la juste et paisible Achaïe. Si, des terrasses de Delphes ou de l’Altis d’Olympie, nous appelons bien ce que la cité antique, prise dans sa généralité idéale, doit appeler bien, et mal ce qu’elle doit appeler mal, nous sommes laconisants du même fonds dont Montaigne, citoyen romain, était pompéien. Mais son adhésion au « bon parti » n’empêchait pas qu’il n’admirât aucun homme plus que César.

Les Corinthiens, lorsqu’ils font décider la guerre par les Péloponésiens, instituent, dans le discours que leur prête Thucydide, un brillant parallèle entre Sparte et Athènes. Ce parallèle se ramène à cette idée, à cette charpente essentielle que Sparte c’est la stabilité, Athènes la mobilité. Alors comme en d’autres temps, tous les jugements découlent de ces deux caractères, le premier apparaît aux contemporains comme le signe du bien et le second comme l’exposant du mal.

La stabilité, la puissance de conservation font la force et le prestige de Sparte. Thucydide note qu’elle est régie depuis quatre cents ans par la même constitution et que c’est là le secret de sa puissance. Tout dans la cité spartiate est tendu vers ce but : perpétuer sans changement la coutume des ancêtres ; on s’y tient avec obstination même quand cette perpétuité menace la cité des plus graves dommages. Au moment où l’oliganthropie constitue pour Sparte un danger mortel, elle continue à éliminer, à précipiter dans le peuple déchu les descendants des neuf mille qui ne peuvent plus fournir leur quote-part aux repas communs ou qui ont encouru l’atimie (la loi est pourtant suspendue en faveur des prisonniers de Sphactérie). Elle se tient fixée à son idéal de qualité ; elle ne paraîtra jamais plus grande que lorsqu’elle sera réduite à une poignée d’hommes autour de Cléomène. Il y a eu pourtant des Spartes plus spartiates que Sparte, — plus Spartiates parce qu’elles n’ont pas été conduites par Lacédémone à aliéner malgré tout une partie dz leur principe dans une guerre générale et un rôle trop lourd, qu’elles n’ont pas eu de Lysandre, et qu’elles n’ont pas eu d’histoire. Ce sont les cités doriennes de Crète. Si le génie et l’idéal de Sparte avaient prévalu, la Grèce serait restée en paix, mais après les guerres médiques elle fût devenue une autre Crête, une autre Achaïe. Le génie mobile d’Athènes a jeté Sparte dans l’histoire, l’y a entraînée de force comme l’Hercule de Banville amène à la lumière le sanglier d’Érymanthe. La théâtrocratie athénienne a poussé Sparte et toute la Grèce en plein théâtre.

Sparte est entrée dans la guerre pour la liberté de la Grèce, et surtout parce qu’elle eût été la première écrasée par la ruine de cette liberté. Mais quand la guerre fut devenue guerre à outrance et à mort, il fallut bien qu’elle dérogeât de ce principe et qu’elle sacrifiât tout à l’exigence de domination. Avant la paix de Nicias elle put encore, comme Athènes au temps d’Aristide, s’offrir avec Brasidas le luxe d’un héros désintéressé. Mais les Aristide et les Brasidas ne font que précéder l’heure inévitable des Thémistocle et des Lysandre.

Athènes est entrée dans la guerre pour maintenir et poursuivre sa volonté d’impérialisme et d’hégémonie. Elle a été considérée par les contemporains comme la puissance de proie. Elle a eu à leurs yeux le tort de s’élancer vers un but odieux par des moyens odieux. Elle a eu vis-à-vis de la postérité le tort de ne pas réussir. Et pourtant il est rare que cet échec ne suscite pas en nous un regret. C’est que d’abord nous y voyons l’échec d’Athènes ; c’est qu’ensuite nous y reconnaissons l’échec d’une idée.

L’idée de l’unité grecque, contre celle d’une libre société entre cités libres. Il fallait que l’expérience fut tentée. L’unité grecque, à quelque degré que ce fût, comme aux temps de Minos et d’Agamemnon, ne pouvait être réalisée, de la Sicile à l’Ionie, qu’au moyen d’une thalassocratie et au profit de la plus forte marine. Cette chance perdue, elle devait se faire par l’étranger et au profit de l’étranger, — les Perses au temps des guerres médiques si la marine d’Athènes n’avait été là, — les Macédoniens et les Romains.

Si Athènes avait réussi, un grand bien serait né de son succès. Elle eût exploité le monde méditerranéen avec une intelligence que nous laissent pressentir ses livres, ombre et substitut des actions qu’elle ne put accomplir. L’époque de son échec est celle où naît chez elle une science, celle de l’Économique, cette économique des États qui prolonge l’économique de la maison et que Xénophon met en œuvre en faisant suivre d’une Cyropédie le dialogue d’Ischomachos. La destinée de Xénophon nous dessine parfaitement en traits littéraires cette figure possible d’une Athènes panhellénique et dominatrice. Voyez-le réunissant les traits de l’Athénien de vieille souche et du Grec aventurier, colonisateur, administrateur, tel qu’il apparut à l’époque d’Alexandre et des diadoques, ayant appris de Socrate la toute-puissance de l’intelligence et la loi de l’εὐπραξία, détaché enfin de sa patrie locale, et ne prisant que la Grèce et l’empire avec son pur et vivace esprit athénien. Le Syracusain Hermocrate caractérise fort bien l’empire athénien lorsqu’il dit que les Athéniens en Ionie se sont simplement substitués au Perse et font peser sur les Ioniens une domination plus éclairée, mais plus lourde. (VI, 76). C’est bien cette science de la domination éclairée, que le génie d’Athènes, au moment de la guerre, était en train de découvrir et qu’il eût fécondée au contact de l’Égypte — comme plus tard les Romains — si Inaros l’avait libérée des Perses. Cette matière d’une science impériale, Athènes sut d’ailleurs la réduire à la mesure d’une science municipale au temps d’Eubule et de Lycurgue.

Une thalassocratie athénienne, même fondée sur tant de violence, eût été une des grandes choses de l’histoire. Elle eût mieux valu que ce qui eut lieu. La victoire du principe contraire, liberté et autonomie des cités, avec Lysandre contre Athènes, avec Épaminondas contre Sparte, n’est qu’une victoire négative, et en réalité une défaite. La défaite d’une Grèce épuisée, vidée d’hommes, noyée d’aventuriers. Aucune guerre dans l’histoire n’a été plus radicalement que la guerre du Péloponèse une guerre sans vainqueurs, une guerre où il n’y a que des vaincus successifs. Aucune ne donne plus inflexiblement la sensation d’une chose politique qui se défait. Et dans l’ordre de la civilisation, à mesure que la politique se défait, à mesure aussi, avec Socrate et Platon, Euripide et Thucydide, et les grandes figures de la guerre, l’individu se construit. Mais l’individu ici nous offre sans doute sous une forme réduite, épurée, idéale, ce qui eût été, avec un autre pli de l’histoire, réalité politique. L’empire athénien s’est réalisé dans un monde supérieur où il a revêtu une essence incorruptible, et c’est les yeux fixés sur cette essence, comme le démiurge du Timée, qu’au sortir de Thucydide ou de Xénophon, on se plaît à imaginer le rêve de cet empire politique comme une ombre et une imitation de l’empire idéal. Le plus précieux de ce que nous pouvions souhaiter, nous l’avons. La Grèce éternelle que la guerre du Péloponèse laisse intacte et qu’elle nourrit, comme un printemps de fleurs poussées sur les cadavres ensevelis d’une grande bataille, c’est un ordre de héros vivants, de belles images et d’idées claires.


  1. Les Contemporains, t. II, p. 178.
  2. Polymnie, 104.