La Campagne avec Thucydide/Chapitre I

Éditions de la Nouvelle Revue Française (p. 17-48).

CHAPITRE PREMIER

L’HISTORIEN

Thucydide, bien qu’il ait eu dès le début de la guerre l’intention de se consacrer à son histoire, écrit sans doute sur l’histoire faute de pouvoir faire l’histoire, être de l’histoire. On lui donnerait volontiers pour devise le mot de son contemporain Démocrite : λόγος σκιά ἔργου. Le discours est l’ombre de l’action. Mais la merveille de l’esprit humain ne consiste-t-elle pas à faire avec des ombres une réalité dont le corps lui-même ensuite paraîtra l’ombre ? Le dessin, selon la légende, est né du trait par lequel un homme circonscrivit un jour sur un mur l’ombre d’un corps qu’il aimait, et de ce trait autour d’une ombre naît le monde des formes éternelles.

Il a écrit sur l’histoire comme un homme d’aujourd’hui, Stendhal, par exemple, écrit sur l’amour. Rémy de Gourmont a fait des livres sur l’amour une psychologie qu’on pourrait être tenté d’appliquer à ces livres sur l’ambition que sont la plupart des ouvrages de grande histoire ou de grande politique depuis Hécatée de Milet jusqu’à Auguste Comte. « On n’écrit jamais sur l’amour en état de santé parfaite. Il faut pour cela être malade de corps ou de sentiment, éprouver des troubles physiques ou psychologiques. Un homme parfaitement sain, jeune, fort et joyeux, fait l’amour et n’écrit pas sur l’amour ; il ne lit pas non plus de livres écrits sur l’amour. Le sujet l’intéresse comme action, et non comme dissertation. »

Attitude élégante chez l’auteur de Sixtine et de la Physique de l’amour, mais, comme toutes les affirmations de ce genre, cela n’est vrai qu’à moitié. M. Desmaisons trouverait ici de quoi répondre à M. Delarue. Cet état de santé, de jeunesse, de force et de joie parfaites, on le verra par exemple chez un jeune Anglais construit pour l’eau froide, le foot-ball et la chasse au renard ; il donne admirablement un bonheur de surface, sans dessous, et, après tout, le bonheur tout court. Aimer sans complications sentimentales fait partie de ce bonheur, y tient une place analogue à celle des autres satisfactions normales, tant physiques que morales. Qui a tiré cette destinée à la loterie ne pouvait évidemment amener un meilleur numéro. C’est là faire l’amour au sens presque tout physique où l’entend Gourmont, mais est-ce connaître l’amour, sentir l’amour, vivre l’amour, avec la signification que toute la sensibilité moderne, particulièrement française, donne à ce mot, et qu’un grammairien est par conséquent obligé de lui maintenir ? Certainement non. L’amour, tel qu’il existe pour des amants de chez nous, pour des amants français, est tout de même quelque chose d’un peu plus délicat, multiple et tourmenté. L’amour n’intéresse comme action et non comme dissertation que s’il est tout physique, et l’amour purement physique n’est peut-être comme l’individu isolé qu’une abstraction sociale. Il comporte chez tout être un minimum de cristallisation. Or, cristalliser, c’est disserter. Faire l’amour, pour un homme, c’est déjà écrire sur l’amour. Écrire sur l’amour, c’est encore faire l’amour, puisque c’est se souvenir, c’est espérer, et si l’on enlève de l’amour le souvenir et l’espérance, le passé et l’avenir, qu’est-ce qu’il en reste ?

Dans l’autre grande passion humaine, l’ambition, et dans la vie politique où elle s’exerce, on verrait des rapports généraux analogues. Un véritable homme politique, dirait-on ici en calquant Gourmont, gouverne et n’écrit pas sur le gouvernement, le sujet l’intéresse comme action et non comme dissertation. Évidemment, il faut faire les distinctions nécessaires. En amour, la cristallisation se sépare facilement, à l’analyse, de l’acte ou du fait sur lequel on cristallise. En politique, elle se sépare plus mal, mais il n’y a qu’à analyser plus délicatement. Ici, la cristallisation s’appelle l’imagination, comme l’imagination, dans la métaphore de Stendhal est devenue, par un fait même d’imagination cristallisatrice, la cristallisation.

Il n’y a pas de grand politique, pas plus que de grand militaire, sans imagination, sans une puissante et riche imagination. Je n’insiste pas, on l’a déjà dit et démontré : « Il ne suffit pas, écrit un général français tué pendant la guerre, d’un courage inébranlable, pour concevoir à l’instant de la défaite de Caldiero, l’étonnante manœuvre d’Arcole ; pour imaginer l’ingénieuse défensive offensive de Rivoli et cette prodigieuse embuscade d’Austerlitz. Si les campagnes et les batailles de Napoléon inspirent tant d’admiration, et semblent aux militaires de véritables œuvres d’art, c’est à cause du tour original, extraordinaire, dû à l’effort d’imagination qui les a produites, et qui les distingue des opérations conduites régulièrement, dans la voie la plus naturelle, pour les esprits ordinaires. » Ce qui est vrai de l’art de la guerre est tellement vrai de l’art politique que l’un et l’autre, et les deux imaginations auxquelles ils correspondent, figurent les deux espèces d’un genre. On reconnaît dans le Code civil et le blocus continental des œuvres d’imagination extraordinaire : imagination précise et puissante qui réalise dans le premier cas le citoyen moderne administré, dans le second la lutte entre un empire de terre et un empire de mer. Bismarck excitait sa puissance d’imagination politique en se faisant jouer par sa femme des sonates de Beethoven. En 1866, entre Guillaume et les militaires, qui veulent une entrée triomphale et en musique dans Vienne, et Bismarck qui veut ménager l’Autriche, il y a la différence exacte entre d’honnêtes professionnels appliqués à leur tâche et un homme d’imagination vaste qui construit d’avance la figure d’une Europe centrale organisés, comme Napoléon, construisait celle d’une Europe continentale organisée. Le Testament Politique de Richelieu — en dehors de ses grandes imaginations de politique extérieure — nous le montre imaginant un noble, un évêque ou un bourgeois avec le même réalisme substantiel et charnu qu’un Napoléon met à se représenter au physique et au moral un soldat de son armée, que le Bismarck de la loi sur les retraites (autre œuvre de grande imagination constructrice) se représente un ouvrier allemand. Car on ne se représente bien ce qui doit être que par le jeu des mêmes facultés qui font que l’on se représente bien ce qui est.

On n’est un homme d’action que si on imagine, de même qu’on n’est un homme d’amour que si on cristallise. Sans imagination, sans cristallisation, il n’y a que le spécialiste borné et l’animal reproducteur. Mais, dans les deux ordres, l’imagination et la cristallisation, si elles sont seules, se dissipent en la même fumée. Il est certain que Louis-Philippe manquait d’imagination, mais son gouvernement valait mieux que ceux de M. de Polignac ou des hommes de 1848, qui n’avaient guère que cela. Napoléon à Sainte-Hélène, quand la captivité a ankylosé ses facultés d’action, fait de l’imagination politique extravagante à la Victor Hugo. L’amour qui n’est que cristallisation pure porte un nom, c’est l’amour platonique, qui peut se dispenser de la présence réelle de la personne, celui de Dante pour Béatrice, de Jaufré Rudel pour la comtesse de Tripoli ou de Victor Cousin pour Mme de Longueville. Alors cette cristallisation cesse à peu près d’être cristallisation amoureuse, elle devient cristallisation artistique, elle se confond peu à peu avec une véritable impuissance d’aimer. Il y a quelque chose d’analogue dans l’ordre de l’action politique et dans ce qui répond à la passion ambitieuse. C’est la politique en idée, l’ambition platonique, qui ne va pas sans l’impuissance d’agir : celle de Platon, de Rousseau, de Comte. L’imagination y est pure, comme plus haut la cristallisation, imagination constructrice qui bâtit de grandes idées comme la cristallisation de l’amour platonique construisait de belles figures. Ces idées et ces figures serviront d’ailleurs à d’autres, qui sauront en nourrir leur action et leur amour : une partie des vues politiques de Rousseau ont pu passer dans nos constitutions modernes, et le souvenir de Béatrice a, chez des milliers de couples, donné plus de finesse au véritable amour. Mais il n’y a aucune raison pour qu’on n’écrive pas sur l’amour du fonds dont on aime, sur l’action politique du fonds dont on agit. Racine écrit ses tragédies d’amour quand il commence d’aimer et les cesse quand, cessant d’aimer, il se marie. Si Stendhal ne fut pas un grand amoureux, ce fut tout de même un vrai amoureux. On peut l’appeler au moins le Jomini de l’amour. Et quand je regarde mes contemporains, je vois l’amour tenir bien autant de place chez la moyenne de ceux qui en écrivent que chez la moyenne de ceux qui n’en écrivent pas. Ainsi et plus encore pour l’action. De grands hommes d’action et même la plupart d’entre eux, ont agi en écrivant, écrit en agissant ; une certaine écriture imperatoria leur est même assez commune et les tient très haut : César, Henri IV, Napoléon, Frédéric II, Bismarck. L’action et le style ne se font d’ailleurs point face chez eux, comme deux colonnes d’Hercule opposées. Entre leur action et leur style il y a un palier qui réunit tout dans une même essence, et qui leur est parole. Ils ont parlé, ce qui est chez un homme d’action agir ; et leur style est celui de la parole, non de l’écrit.

Puis, être amoureux, c’est être conduit à penser à l’amour, agir c’est être conduit à penser à l’action. Quand l’amour ou l’action sont froissés, comprimés ou heurtés, leur pensée s’impose, se formule de façon plus aiguë ; les contrariétés donnent à l’un comme à l’autre sa conscience — dites en termes bergsoniens que cette pensée est une coupe, une détente de la vie qui s’arrête, se manifeste dans cet arrêt comme l’étoile filante dans la ligne où elle se détruit, — ou transférez à la pensée ces lignes que je cueille dans le même livre de Gourmont : « Le christianisme a maté la chair comme un resserrement de roches mate un fleuve dans son cours : il a obtenu des chutes, des cascades, des bouillonnements, des tourbillons et beaucoup d’écume. » Ces chutes et ces bouillons et ces écumes sont encore de l’eau. Ainsi amour et pensée sur l’amour, action et pensée sur l’action, ne sauraient se dissocier chez l’homme complet d’amour ni chez l’homme complet d’action.

Il n’est pas plus exact, et pour les mêmes raisons, de dire avec Gourmont : « De ce fait qu’il faut être au moins un peu malade pour écrire sur l’amour, il s’ensuit que tous les livres de ce genre sont des livres tristes, cyniques ou désenchantés. Les traités de l’amour sont rédigés avec des regrets, des désillusions, de la rage, de la mélancolie, de la rancune, de la haine, jamais de l’amour. » Mais pas du tout. Le signalement de Gourmont s’applique tout juste au livre de Senancour, qui était en effet malade et pessimiste. Il ne s’étend ni au Phèdre ni au Banquet qui sont deux traités de l’amour, ni à Stendhal, pour qui l’amour est bien la seule chose délicieuse de la vie, ni à la Physiologie de M. Bourget, ni aux deux livres sur l’Amour de M. Mauclair, ni à l’Essai sur l’Amour de M. Montfort, ni à la plupart des autres ouvrages de ce genre. « Tristes, cyniques, désenchantés ». Il faut bien qu’il y ait dans de tels livres mélancolie, goût de la volupté, et les alternatives d’enchantement et de désenchantement, temps faible et temps fort de ce rythme poétique ; mais Gourmont, qui écrit dans ces lignes un traité des traités sur l’amour a tout l’air de projeter lui-même sur eux cette tristesse qu’il leur reproche ensuite de projeter sur l’amour : il l’y retrouve parce qu’il l’y a mise.

Je ne croyais pas que mon détour irait si loin, mais enfin je reviens à Thucydide. Thucydide est évidemment une tête politique puissante, équilibrée, complète. L’accident qui coupe brusquement sa destinée politique, qui le confine dans l’exil et la retraite et le concentre en réflexions et en écrits, n’altère pas (sauf probablement en ce qui concerne Cléon) la tranquillité de son jugement. Rien à peu près de ces regrets, désillusion, rage, mélancolie, rancune, haine que Gourmont croit voir dans les traités sur l’amour, et qu’il n’y a aucune raison de principe pour que nous trouvions dans les traités de l’ordre politique et historique, mais que tout de même en réalité nous y rencontrons quelquefois et même assez souvent. C’est ainsi que Platon, dans la République, n’aborde pas la politique avec la même joie lumineuse et profonde qu’il apportait dans le Phèdre et le Banquet aux choses de l’amour. Thucydide a écrit son histoire du même fonds dont il aurait agi s’il était resté général et homme politique, de même que Racine ou Stendhal (je ne dis pas Rousseau) écrivaient de l’amour ou sur l’amour du même fonds dont ils aimaient.

On trouvera peut-être un peu artificielle cette insistance à mettre sur le même plan deux questions fort différentes et à impliquer Thucydide dans une comparaison inhabituelle. C’était pourtant une coutume assez juste de notre psychologie classique, après Montaigne et l’auteur du Discours sur les passions de l’Amour, que de considérer en fonction l’un de l’autre l’amour et l’ambition, et Stendhal lui-même, élève des idéologues, n’y a pas manqué. Selon Montaigne, l’amour et l’ambition s’excluent, et quand ils sont en lutte dans une même conscience, l’un et l’autre à leur plus haut point, la seconde l’emporte toujours. Pascal les aimerait alternés, une belle vie devant commencer par l’amour et finir par l’ambition. Stendhal a montré souvent que la grande culture amoureuse française du xviie et du xviiie siècles, dans son détail sentimental et intellectuel, son raffinement de conscience et d’analyse, sa merveilleuse histoire et sa riche littérature, chef-d’œuvre de notre civilisation, n’allait pas dans l’ancienne France sans la monarchie centralisée et l’absence de vie politique. Évidemment l’ambition et l’amour sont deux puissances du même ordre, et le même homme est apte généralement à l’une comme à l’autre : les écrits de jeunesse de Napoléon, sa vie jusqu’à la campagne d’Italie, nous le montrent capable d’une passion dévorante qui aurait sans doute été sa destinée s’il avait fait sous la monarchie sa carrière d’officier sans appui. Il faut choisir entre elles, ou la destinée choisit pour nous. Mais une belle vie d’ambition sera chez un Napoléon aussi riche, aussi infiniment nuancée que l’est une grande vie d’amour.

Une complète nature d’homme moderne (je laisse de côté l’exception des spectateurs et des philosophes) a donc le choix entre ces deux registres. Vouloir l’un et l’autre entièrement serait désirer comme les enfants à la foire. La société peut choisir en gros pour l’individu : ainsi l’ancienne France avait choisi l’amour. Un Thucydide s’explique en partie par le choix différent qu’a fait de l’autre registre la cité antique.

La cristallisation propre de l’amour est évidemment une cristallisation amoureuse ; mais nous la voyons tendre chez un Dante ou un Pétrarque à une cristallisation idéologique ou esthétique. Dans la cité grecque l’amour cherche à prendre, il est encouragé à prendre une cristallisation politique. La seule forme de l’amour qui cristallise publiquement avec une bonne conscience, avec des raffinements qui donnent leur caractère et leur achèvement à la sculpture et à la philosophie du ve siècle, comme l’amour moderne le fait pour le théâtre et le roman, c’est avec mille nuances l’amitié passionnée entre jeunes gens ou entre hommes et adolescents. Ce que nous savons de ces mœurs, aussi bien en Crète, à Sparte, à Thèbes qu’à Athènes, nous les montre données fort naturellement dans une société où l’homme seul, actuel ou futur, soldat et citoyen, avait une valeur, une réalité publique. Cet amour qui nous paraît si normal et si robustement candide dans la littérature des Grecs, il perd sa bonne conscience en plusieurs étapes, dont la principale est l’étape romaine. Rome, en intégrant à la cité la femme, vestale ou matrone, a fait tourner en même temps et par là même sa littérature dans le sens de l’amour féminin, dont Lucrèce, Virgile, Ovide, Tibulle, Properce, développeront les nuances avec une complaisance inconnue aux Grecs. La deuxième églogue virgilienne, d’ailleurs presque unique dans la littérature latine, est un exercice de lettré sur des thèmes grecs, avec des vers d’ailleurs aussi beaux et de même source que ceux de l’Après-midi d’un Faune. (Je ne parle pas d’Horace à peu près aussi étranger à l’amour que Boileau, mais moins honnêtement). En même temps, Rome conserve de l’amour grec, en y ajoutant même beaucoup, tout son côté physique et grossier. Ce n’est plus que le gitonisme, voué par l’Église victorieuse au bûcher des hérétiques. La femme fait désormais partie de la société au même titre que l’homme, en attendant qu’elle devienne le noyau même de la « société » et du « monde », et que la cité se féminise avec le même excès qui l’avait, chez les Grecs, masculinisée.

On comprend alors un peu cette maturité, cette plénitude vigoureuse et qu’aucun moderne n’a pu atteindre, même de loin, de la culture politique chez Thucydide. La quantité et la qualité même de la culture féminine et morale, chrétienne et française, qu’il a fallu pour produire un Pascal et un La Bruyère, un Stendhal et un Sainte-Beuve, transportons-les à la culture exclusivement masculine et politique que peut présenter chez les Grecs un Thucydide. Voyons dans cette culture politique donnée par le génie de la cité antique l’équivalent de la culture intérieure donnée par le génie de la Cité de Dieu. Un même nombre, une même loi, ici dans le milieu politique et là dans le milieu moral : un Discours sur les passions de l’ambition forme avec Thucydide la somme oratoire d’une civilisation, comme un Discours sur les passions de l’amour donne le schéma verbal d’une autre civilisation. L’ambition et l’amour sont faits du même métal et ces hommes aussi. Ils se répondent en des groupes alternés avec ce même équilibre établi dans les deux moitiés de l’Apothéose d’Ingres.

On comparerait facilement le génie de Thucydide et le génie de Montesquieu, mais moins facilement la place et l’assiette de ces deux génies dans leur temps. Un Montesquieu occupe moins qu’un Rousseau et un Voltaire, moins qu’un Pascal et un La Bruyère le centre des idées, des préoccupations et de l’être même de son époque. Si l’homme antique est avant tout un animal politique, l’homme moderne, surtout chrétien et français, est davantage un être religieux et social. Sa religion ou les succédanés sentimentaux qu’il donne à cette religion, les sociétés multiples et complexes auxquelles il appartient avant d’appartenir à l’État, la « société » surtout, et le « monde », termes qu’il serait aussi impossible de faire passer dans une langue ancienne que chocolat et tabac, tout cela désigne bien comme centre d’une époque une Nouvelle Héloïse plutôt qu’un Esprit des Lois. Mais dans une civilisation politique un livre comme celui de Thucydide occupe rigoureusement cette place centrale, cette ligne d’axe. On peut lui voir la même force de résonance que nous voyons à Pascal ou à Rousseau dans le monde moderne. De là — il me semblait en avoir eu le sentiment très exact pendant la guerre — son actualité. La guerre a donné pendant cinq ans aux États, en les ramassant uniquement dans leur être politique et militaire, la figure de cités grecques. Noyon fut notre Décélie. J’éprouvais là-bas que la lecture de Thucydide en même temps me mettait en pleine réalité contemporaine, et m’en isolait pour me placer dans le monde des lois, de l’abstrait. Par lui le procès où j’étais pris se sublimisait dans une grande épure des destinées humaines. Le son politique qu’il rendait se propageait en ondes aussi éternelles que les sons religieux des Pensées, le son d’amour de la Nouvelle Héloïse.

L’Histoire, telle que l’a comprise et exposée Thucydide, est placée au cœur de la vie et de l’intelligence grecques. La vie grecque, je veux dire la cité, les remparts, la mer, la palestre, la sculpture, Olympie, Delphes. Comme la géométrie grecque dans l’ordre théorique, Thucydide nous fournit ici cette clef, l’idée du vrai…

Non, pour parler rigoureusement, le vrai. Lorsque nous y portons une réflexion intense, la réalité du fait historique, comme toute réalité humaine et vivante, se complique, se multiplie, se brise en nuances, se développe en finesses ; le système clos que constitue un livre comme celui de Thucydide se détaille, se broie comme le monde de Démocrite en des milliards de systèmes, de totalités vivantes qui ne sont pas seulement des individus et des cités. Qu’est-ce que Cléon ? Qu’est-ce que Sparte ? Quel rôle jouèrent dans la guerre la question du blé, celle des espèces monnayées, celle du Barbare ? Quelles causes de la guerre doivent s’ajouter à celles que donne Thucydide ? Toute cette série indéfinie des questions que soulève l’ouvrage le fractionne en des pensées dont la file successive, c’est-à-dire l’ensemble jamais totalisé, constituerait l’histoire. Cette pulvérisation conduit une intelligence faible au scepticisme historique et à rappeler comme parabole d’évangile l’anecdote de Walter Raleigh à la tour de Londres. Ainsi, lorsque Henri Poincaré eût, dans un petit volume exotérique de grande diffusion, popularisé les idées des métagéomètres et montré quel rôle jouait la commodité dans la géométrie euclidienne, bien des gens s’en allèrent répétant que le professeur Poincaré ne croyait même plus à la vérité des mathématiques, et, tout comme le bonhomme Strepsiade trouve dans la philosophie de Socrate un moyen de ne point payer ses dettes, des personnes qui s’étaient déjà déclarées nietzschéennes en arguèrent de nouvelles raisons pour vivre leur vie.

Mais la décomposition d’un système en ses éléments et de ces éléments eux-mêmes ne doit pas nous gêner si ce système total nous a donné l’instrument de pensée avec lequel nous abordons ces systèmes partiels. Le livre de Thucydide réalise devant nous une idée de la vérité telle que nous pouvons l’appliquer à toutes les questions que nous nous posons au sujet de son Histoire, que lui-même ne résout pas ou bien ne pose pas. Nous l’appliquons aux problèmes restés en suspens dans cette Histoire, comme nous l’appliquons aux problèmes qui se sont posés après elle, aux problèmes et aux faits de l’Histoire moderne, de l’Histoire de notre guerre, aujourd’hui. Toute histoire est incomplète et inexacte, si l’on veut, par cela seul qu’elle est dans le temps, qu’elle fait abstraction d’une histoire plus ancienne dont elle n’est que la suite, d’une histoire future qui lui conférera seule son sens clair, d’une histoire présente avec laquelle elle est infiniment mêlée. Être historien c’est découper des systèmes dans cette durée. Imaginons une création planétaire d’êtres intelligents qui seraient tous historiens, tous fixateurs du passé comme toutes les abeilles sont faiseuses de miel : ils n’épuiseraient pas plus les possibilités d’histoire que, tous sculpteurs épuisant le marbre de la terre ainsi que l’humanité machiniste épuisera son charbon, ils n’épuiseraient les possibilités de nouvelles figures vivantes. Au contraire ce qui n’est point inépuisable, ce qui ne se trouve pas tout de suite, mais finit par se trouver et ne se trouver qu’une fois, pour demeurer ensuite identique à la perfection de cet acte pur, c’est la meilleure manière de fixer pour un système déterminé, si fragmentaire qu’il soit, ce miel de la vérité historique ; c’est la cellule hexagonale de l’abeille, obtenue après les tâtonnements des mélipones. L’histoire de Thucydide eût été plus complète s’il avait pu se rendre à Suse et consulter les archives du roi, certainement fort intéressantes pour les affaires de Grèce. Mais il n’eût pas étudié ces archives avec une autre méthode, avec une autre idée du vrai qu’il n’étudie les témoignages de ses contemporains.

L’histoire de Thucydide eût été encore plus complète si un miracle de longévité lui avait permis d’assister à la construction de l’Europe dans les temps modernes et à sa destruction par la guerre de 1914. Mais, à l’heure où nous sommes, nous ne pouvons même pas concevoir qu’il existe un cerveau assez puissant, assez calme et assez libre pour contempler, raconter et pénétrer notre guerre avec la même méthode sûre, la même lucidité pure que Thucydide a pu appliquer à la guerre qui se déroulait devant lui. Un historien moderne reste encore l’héritier des vieux légistes, auxquels les rois en mal d’agrandissement commandaient leurs plaidoyers : il est seulement passé au service des peuples. Un Macaulay, un Michelet, un Treitschke ont pour eux des moyens historiques, artistiques, et un acquis humain qui manquaient à Thucydide, mais quelle nostalgie nous emporte vers le vieil historien et vers la belle chair nue de la Clio grecque quand nous voyons la Clio moderne déguisée chez eux sous ces oripeaux du pharisaïsme britannique, du féminisme français et de la morgue militaire prussienne ! La pureté historique d’un Thucydide demeure à notre génération, pour cette seconde guerre du Péloponèse, inaccessible. Il a fallu cent ans pour que les guerres d’où était sortie l’Europe du xixe siècle trouvassent un Sorel. De sorte qu’aujourd’hui, en plein siècle de l’histoire, des archives, des bibliothèques, en plein déluge de l’imprimé, on peut dire que l’idée du vrai, la notion abstraite et solide du vrai, est en recul sur le ive siècle grec, exactement comme notre sculpture sur celle de la même époque. Archives, bibliothèques, imprimés, sont à cette idée du vrai ce que les écoles primaires, secondaires et des Beaux-Arts, les Académies et les Musées sont à l’idée statuaire du corps humain. Ces milliards d’assignats n’arrivent plus à fournir la valeur d’une pièce d’or à l’effigie de l’Homme.

Employée par nous avec plus ou moins de science, d’adresse et d’art, l’idée du vrai telle que Thucydide l’a exposée, aussi pure que l’idée du bien dans la philosophie platonicienne et que l’Homme qui, à l’angle du fronton du Parthénon, s’éveille devant le soleil, cette idée demeure le schéma directeur de la recherche historique, comme la géométrie grecque figure le schéma de notre activité dans l’espace. Quel historien de la grande guerre se soumettra à la discipline de ce texte ?

« Pour ce qui est des actes accomplis pendant la guerre, je n’ai pas cru devoir en écrire d’après les récits du premier venu, ni en suivant ma propre impression ; mais j’en ai parlé soit d’après ce que j’avais vu moi-même, soit après enquête aussi attentive que possible sur le témoignage d’autrui. Tâche bien difficile, parce que de chaque côté les récits des témoins oculaires étaient commandés non par les faits eux-mêmes, mais par la partialité des deux camps, ou par des caprices de mémoire. » (I, 22).

La vocation historique de Thucydide est de l’action empêchée au même titre que la vocation mystique de Fénelon et de Madame Guyon est de l’amour empêché. Bien qu’il nous dise s’être mis au travail dès le début de la guerre, la sentence de mort ou d’exil, prononcée contre lui à l’occasion de sa campagne malheureuse contre Brasidas, et peut-être à l’instigation de Cléon, l’a conduit sans doute à prendre comme tâche essentielle de sa vie la suite d’Hérodote. Ces trois hommes, Brasidas, Cléon, Hérodote, ont déterminé sa courbe, et son attitude vis-à-vis de chacun d’eux nous fournit nos meilleurs points de repère pour descendre dans l’intérieur d’un écrivain qui a mis tant d’orgueil viril à ne jamais parler de lui.

Thucydide n’a gardé certainement nulle rancune au Lacédémonien qui prit Amphipolis devant lui. La figure de Brasidas est la plus belle, la plus nue, la plus grecque, que, non par des paroles, mais par des faits, il ait mise en lumière dans son récit. On ne trouve rien de pareil dans les portraits d’Hérodote. Ce qu’il y a de plus vivant chez celui-ci, ce sont peut-être les figures de monarques orientaux, un Crésus, un Cambyse, un Darius, un Xerxès. De son récit des guerres médiques ne sort en relief aucun héros grec. L’Ulysse athénien, Thémistocle, apparaît, dans les quelques chapitres que lui consacre Thucydide et dans la biographie de Plutarque, autrement solide que dans Hérodote. Mais la prise d’Amphipolis marque dans un beau style du destin artiste, pour Brasidas et Thucydide, le sommet de la courbe de leur destinée, la rencontre de ces deux courbes, et à leur choc l’étincelle qui va maintenir sur les deux hommes une lumière éternelle. Brasidas y gagnait une victoire, et, mieux que la victoire, un Homère, ou mieux qu’un Homère, une mémoire de prose, de raison et de faits dont la figure dorienne convenait exactement à un homme de Sparte.

Si Brasidas fournit à l’exil de Thucydide son occasion, son auteur réel et direct doit bien avoir été l’orateur Cléon. Car l’homme et son ressentiment se voient sous le calme de l’historien. Nous ne connaissons Cléon que par ses deux ennemis, Aristophane et Thucydide. On peut négliger Aristophane, pour qui Cléon n’est qu’une figure typique, un masque comique du démagogue, comme le visage pittoresque de Socrate sert dans les Nuées de masque à la sophistique. Mais le Cléon réel, tel que nous l’entrevoyons à travers Thucydide et à travers certains traits généraux de la psychologie historique, nous aide à mesurer l’équation personnelle de Thucydide quand il envisage un de ses ennemis véritables. Ennemi véritable parce qu’ennemi politique : les haines étrangères n’ont jamais l’intensité des haines civiles.

L’artifice malveillant de Thucydide éclate en plein dans son récit de l’affaire de Pylos. D’après l’historien, Cléon attaquant devant le peuple les généraux qui conduisaient le siège de Sphactérie et qui ne réussissaient pas à emporter les Spartiates qu’ils bloquaient, Nicias lui cède la place, et Cléon, pris au piège de son offre de gascon, part malgré lui. Tous les propos de Cléon devant le peuple paraissent déterminés par les ambitions et les haines les moins avouables, et tout le passage (les deux chapitres 27 et 28 du livre IV) donne un compte rendu de l’assemblée du peuple analogue au résumé parlementaire de l’Écho de Paris, quand un socialiste a parlé. Plus exactement il y a chez Thucydide l’application adroite à déshonorer son adversaire en éliminant de son récit tout ce qui laisserait transparaître la qualité principale de Cléon : le courage.

Il ne lui enlève pas l’intelligence : ce démagogue est un routier malin de la tribune, mais c’est un lâche. Alors on comprend mal. Cléon a déclaré que les généraux manquaient de courage, qu’ils devaient attaquer et que s’il était à leur place il attaquerait. Et quand Nicias et le peuple lui disent : Allez-y, nous vous donnons pleins pouvoirs ! il se dérobe et se débat. Mais comment ne comprenait-il pas à l’avance que c’était la seule solution et qu’il allait être nécessairement mis au pied du mur ? Il vient de repousser l’échappatoire qui lui aurait permis d’envenimer la plaie sans responsabilité et de faire tomber la colère du peuple sur les généraux : la nomination de commissaires enquêteurs, dont lui-même. Je ne veux pas aller là-bas, dit Cléon, comme commissaire. Pas de commissions ! L’action, l’attaque, le plus tôt possible, avant la mauvaise saison, qui va rendre la côte intenable à la flotte. Évidemment Nicias — il allait le montrer amplement par la suite — n’était point l’homme de cette initiative audacieuse. On comprend alors qu’il ait proposé au peuple de charger Cléon du commandement, comme M. Ribot a pu conseiller à M. Poincaré de faire passer M. Clémenceau de sa tribune de l’Homme Enchaîné au ministère de la Guerre. Que Cléon ait demandé ou non le commandement, son commandement devient synonyme d’action et d’attaque, et la situation est telle que les Athéniens ne peuvent absolument décider l’action sans décider que Cléon commandera : lui-même n’a pas pu ne pas le prévoir.

Dans les incidents, les réflexions, les embarras du discours indirect qu’adopte ici trop adroitement Thucydide, peut-être pourrait-on entrevoir les éléments d’une malveillance avisée. Qu’on regarde de près ceci : Cléon, dans son discours « se fait fort de prendre dans les vingt jours les Lacédémoniens vivants ou de les tuer sur place. Cette légèreté de propos égayait les Athéniens ; mais les gens sensés ne laissaient pas d’en être satisfaits, pensant que l’on allait au devant de l’un de ces deux biens : ou être débarrassé de Cléon, ce qu’on voyait de plus probable, ou bien s’emparer des Lacédémoniens » (IV, 28). À l’alternative posée par Cléon répond symétriquement celle que posent les σώφρονες. Il semble que toutes deux soient liées, la seconde suppose qu’un des termes de la première impliquait que l’on serait débarrassé de Cléon. Or celle-ci ne parle que des deux possibilités de prendre les Lacédémoniens ou de les tuer. Ce serait d’ailleurs la première fois que cette éventualité d’être obligé de tuer tous les Lacédémoniens serait envisagée : jusqu’ici Cléon a dit seulement que si les généraux athéniens étaient des hommes, il leur serait facile de prendre les ennemis dans l’île λαβεῖν τοὺς ἐν τῇ νήσῳ (IV, 27), les prendre vivants et posséder ainsi des otages. Je supposerais volontiers que ce discours de Cléon a dû être celui de tout général en pareille occurrence. Sa situation rappelle celle de Ducrot, comme celle de Nicias celle de Trochu, et Cléon a dû dire comme Ducrot : Vous ne me reverrez que mort ou victorieux. C’est à cette alternative que répond exactement celle où se complaisent les σώφρονες athéniens : ou nous serons débarrassés de Cléon (s’il meurt), ou « nous les aurons » (s’il est victorieux). Thucydide (nous ne savons s’il assistait à l’assemblée), ne travaillait pas sur des comptes rendus analytiques, mais sur des résumés et des récits. Ce coup de pouce ou plutôt cette interprétation d’un discours qui a dû lui être rapporté de plusieurs manières ne dépasserait pas les limites des droits (I, 24) qu’il s’arroge en matière de discours. Je ne me donnerai pas le ridicule de faire de la critique conjecturale, n’étant pas philologue. Observons pourtant que pour conférer à la phrase de Cléon le sens de la phrase de Ducrot, il suffirait de changer (IV, 28) αὐτοῦ ἀποκτενεῖν en αὐτός ἀποθανεῖν qui répondrait au ἢ Κλέωνος ἀπαλλαγήσεσθαι de la phrase suivante. Mais pourquoi déranger ici, mal à propos la critique ? Si par impossible le discours indirect employé par Thucydide reproduisait exactement les termes de l’alternative posée par Cléon à la tribune, j’imaginerais fort bien la moitié de l’assistance entendant d’une façon et l’autre moitié de l’autre, ou encore Cléon passant tout naturellement d’une alternative à l’autre, et, soucieux avant tout de parler en homme qui est un peu là, (il vient de reprocher aux stratèges de n’être pas des hommes, εἰ ἄνδρες εἶεν οἱ στρατηγοί) il excite aussi bien l’enthousiasme du peuple en promettant de tuer les Lacédémoniens qu’en jurant qu’il se fera tuer lui-même pour les avoir. Les deux effets oratoires sont interchangeables

Mais en somme le texte de Thucydide ne permet pas de croire ce que lui-même en conclut, que le succès de Cléon n’ait été que l’effet d’un bonheur insolent. C’est de la même façon que Saint-Simon explique les victoires de Villars, qu’il déteste, et nous savons ce qu’il en faut penser. Cléon, de sa tribune même d’Athènes, s’est parfaitement rendu compte de ce qui paralysait à Sphactérie l’activité des Athéniens. Le siège était un blocus, fait par des hoplites athéniens, d’un ennemi dont on ne savait pas empêcher le ravitaillement. Ces hoplites, incapables d’attaquer efficacement des gens bien retranchés, ne pouvaient marcher que derrière une vague de troupes légères. Si Cléon déclare qu’il n’emmènera pas d’Athéniens (qui ne servaient que comme hoplites), c’est qu’il n’a pas besoin d’hoplites. Il n’emmènera que des étrangers, auxiliaires légèrement armés, et surtout archers. Il a donc pris sur-le-champ la décision qui (lisez le récit de la bataille) va amener la victoire. S’il promet une solution dans vingt jours, ce n’est pas extravagance ridicule comme le dit Thucydide ; c’est que la belle saison s’achève, que dans vingt jours on ne pourra plus ravitailler les troupes, la navigation autour de la Grèce étant suspendue pendant les mois d’hiver, et c’est cette pensée permanente de vingt jours qui le talonne, ne lui permet pas de perdre une heure.

Dès que Thucydide se borne à exposer les faits, il met lui-même en lumière l’activité de Cléon « qui fait prendre immédiatement toutes les dispositions nécessaires, fait renvoyer tous les généraux à l’exception du seul Démosthène et hâte le départ ». Ne gardant comme général que Démosthène, il réalise dans l’armée l’unité de commandement. Lui-même, inexpert en tactique, joue à peu près le rôle d’un représentant en mission, d’un Carnot ou d’un Saint-Just à Wattignies. Son choix est d’ailleurs excellent. Démosthène, audacieux et instruit, tête froide et lucide, est le meilleur général des Athéniens. Il se trouve, à Pylos, en face de Nicias et de généraux qui sont sous l’influence de Nicias, dans la même situation qui le perdra plus tard, et Athènes avec lui, en Sicile, celle de l’homme d’action entravé par un collègue hésitant et temporisateur. Il dut à Syracuse regretter le Paphlagonien. L’attaque a lieu avec les troupes légères amenées par Cléon. S’il s’est engagé à revenir avec les Lacédémoniens prisonniers dans vingt jours, c’est en connaissance de cause, avec un plan préparé, et son succès n’est dû qu’à sa clairvoyance et à son énergie.

Le πάντα διαπραξάμενος ἐν τῇ ἐκκλησίᾳ implique évidemment que Cléon a exposé aux Athéniens son plan d’attaque par troupes légères. Ces troupes légères, à Athènes comme dans le reste de la Grèce, étaient dédaignées : on n’estimait comme décisif et digue d’un citoyen armé que le combat corps à corps ; Cléon préconise la tactique qui fera pendant la guerre des progrès continuels. Assiégeant les quatre cents hoplites de Lacédémone (avec leurs ilotes), des hoplites athéniens en nombre double n’aboutissent à rien. Cléon submerge la campagne de l’île sous huit cents archers et huit cents peltastes. Deux archers et deux voltigeurs par hoplite ennemi, sans compter des auxiliaires messéniens et les huit cents hoplites d’Athènes. Thucydide, dans sa préoccupation d’enlever tout honneur à Cléon, dit que ce plan d’attaque était celui que Démosthène avait conçu précédemment. Et certainement il a raison. Démosthène, depuis sa malheureuse campagne d’Étolie, savait par expérience que les hoplites ne valaient rien dans un terrain montagneux, et il préconisait sans cesse l’emploi de troupes légères. À Pylos, où il avait gardé longtemps une certaine indépendance, il s’en était procuré le plus possible, mais il n’en avait pas encore assez. Le plan d’attaque de Démosthène ne pouvait être réalisé que grâce au très important contingent de peltastes et d’archers qu’amenait Cléon ; Cléon, en conservant son commandement à Démosthène, approuve son plan que sans doute il connaissait déjà à Athènes et qu’il y avait fait sien, et, maintenant qu’il lui a procuré les ressources nécessaires, s’entend avec lui pour mettre ce plan à exécution. Cléon n’aurait-il eu que le mérite de défendre à Athènes la tactique de Démosthène et de s’employer, à Athènes et à Pylos, à la faire réussir, c’en est assez pour lui assurer une grande part de la victoire. Ses renforts doublaient au moins ou plus probablement triplaient le nombre des troupes légères dont disposait Démosthène. Toutes les conditions étaient donc réunies pour qu’il pût tenir sa promesse, réunies en partie par lui, et on peut fort bien écarter de sa mémoire le ridicule dont le charge Thucydide.

C’est l’année suivante que Brasidas s’empare d’Amphipolis et que Thucydide est condamné. Deux ans après, Cléon se fait envoyer en Thrace contre Brasidas. Il a demandé lui-même ce commandement (V, 2), et ce démagogue pourrait dire comme Brasidas : « Je montrerai que si je sais exciter les autres je ne suis pas moins capable d’agir. » (V, 9). Thucydide (V, 2 et 3) le montre dirigeant les opérations contre Torone avec la même énergie et le même succès que naguère contre Sphactérie. Mais le dessein de l’expédition est de reprendre Amphipolis. Cléon, cantonné à Éïon, attend les auxiliaires macédoniens et thraces qu’il a convoqués. Il ne veut attaquer la ville qu’avec la supériorité du nombre. Brasidas, qui a tous les renforts sous la main, voudrait que Cléon l’attaquât dès maintenant, et Cléon se laisse forcer la main par les troupes qui s’ennuient de leur immobilité. Cléon, dans l’intention d’attaquer, approche d’Amphipolis pour observer la place. Surpris par Brasidas il organise maladroitement sa retraite, et se fait tuer. Thucydide affirme sans doute gratuitement que dès le début de l’action il n’avait cherché qu’à s’enfuir, mais fut atteint et tué par un peltaste myrcinien.

L’accusation de Thucydide est d’autant moins vraisemblable que dans toute sa carrière nous voyons Cléon représenter au contraire l’énergie, et même la violence. Mais il s’agissait, sur ce même théâtre d’Amphipolis et d’Éïon, où avait trébuché la fortune de Thucydide, de mettre en parallèle la conduite de l’exilé et celle de l’accusateur, placés avec le même commandement dans le même pays et devant le même Brasidas. Il s’agissait peut-être aussi d’opposer, par une de ces préoccupations dramatiques qui ne sont pas rares chez Thucydide, la mort dans la même bataille des deux généraux, l’Achille de Sparte et le Thersite d’Athènes. Dans les deux cas l’ennemi politique et privé de Thucydide a fait les frais.

Il était d’ailleurs naturel que le type politique de Cléon répugnât à un homme de mesure et d’ordre. C’est un violent, mais un patriote. Sa figure, à travers Thucydide et Aristophane, apparaît comme analogue à celle de nos protagonistes révolutionnaires. Par son physique robuste, ses poumons sonores et son âme audacieuse, il rappelle un Danton. Comme Danton il est à Athènes le chef du parti de la guerre à outrance, le leader du « jusqu’au bout ». C’est lui qui fait rejeter toutes les propositions de paix de Lacédémone, parce qu’il croit que la guerre ne peut se terminer que par la victoire décisive d’un des deux adversaires. Aussi continue-t-il à donner à cette guerre son caractère impitoyable, lui qui fait prendre aux Athéniens la décision de massacrer la population de Mitylène. Aristophane et Thucydide ne se rangent point dans ce parti de la guerre à outrance. Pour l’auteur des Acharniens et de la Paix la cause est entendue, et les raisons qu’a Dicéopolis de ne pas aimer Cléon sont visibles. Mais le cas de Thucydide, plus complexe, ressemble par certains traits à celui d’Aristophane.

Thucydide appartenait à la famille de Miltiade et de Cimon, c’est-à-dire à une famille d’eupatrides, qui avait été à la tête du parti aristocratique et qui était devenue par ses relations en Thrace, depuis Miltiade, une des plus riches d’Athènes. Cette famille avait une tradition politique : à l’intérieur elle soutenait les intérêts de l’aristocratie, et comme dans toutes les cités grecques l’entente avec Sparte passait au premier rang de ces intérêts, elle était soupçonnée de laconisme. Son programme avait été formulé par Cimon : c’était la paix dans la Grèce assurée par l’entente avec Sparte, véritable doctrine de l’équilibre analogue au « système » de l’alliance autrichienne qui pour les diplomates du xviiie siècle garantissait la paix européenne. Le parti de la guerre, de l’expansion à outrance, qui triomphe avec Périclès, est celui de la démocratie, groupé autour des Alcméonides. Il est naturel que les éléments les plus avancés du parti populaire et patriote aient suspecté et dénoncé la tiédeur de ces laconisants qui n’étaient entrés dans la guerre qu’à regret. Les traditions de famille de Thucydide pouvaient, à défaut d’autre motif, permettre à un Cléon de flairer le défaitiste. Si Thucydide est désigné comme stratège en Thrace, c’est parce que l’essentiel, pour les Athéniens comme pour les Lacédémoniens en expédition dans ce pays, est d’y recruter le plus d’auxiliaires possible, et que l’on espère (IV, 105) que sa famille, son alliance avec une femme de Skaptè-Hylè, et les riches mines d’or qu’il exploite là-bas, lui donneront à cet effet des facilités. Or la prise d’Amphipolis, qui porta un coup très dur à la puissance d’Athènes, fut imputée aux lenteurs de Thucydide, peut-être avec raison : appelé par son collègue Euclès qui gardait Amphipolis, il arriva sur le continent le jour même ou Amphipolis capitulait. Son récit tend évidemment à le disculper, et il est sans doute juste ; mais l’allure de ce récit, par son ton exact, méthodique et posé, nous conduit instinctivement à penser que le tempérament de Thucydide n’était point celui d’un Desaix, qu’il mit peut-être trop de régularité dans son embarquement, et qu’avec un peu de furia il aurait pu gagner les douze ou quinze heures qui eussent permis de sauver Amphipolis. Le contraste entre un général trop réfléchi et la décision rapide du Spartiate qui s’était élancé en Thrace, traversant toute la Grèce à la course, fut sans doute exploité par Cléon et prit dans ses propos violents figure de lâcheté, — et Thucydide allait lui rendre devant la postérité, lorsque Cléon tiendrait sa propre place devant Amphipolis et Brasidas, ce que Cléon lui avait prêté devant les Athéniens. Amphipolis prise, Thucydide ne perdit point ce sang-froid, qu’il avait peut-être eu en excès, et empêcha Brasidas de s’emparer d’Éïon. Ainsi fit Grouchy dans sa belle retraite après Waterloo. Au temps de la Convention cette belle retraite n’eût pas empêché Grouchy de quitter son cheval pour la charrette. Et Grouchy n’était pas plus coupable que Thucydide ; mais le Saint-Just qui l’eût fait guillotiner eût-il été plus coupable que Cléon ?

Thucydide se refuse à admettre que Cléon ait été poussé à des idées de guerre à outrance par des raisons politiques et patriotiques. « C’est qu’il sentait qu’en temps de guerre son improbité (κακουργία) serait plus manifeste et ses calomnies moins écoutées » (V, 16). On a dit la même chose de Danton, et Saint-Simon met à l’origine de la guerre de la Ligue d’Augsbourg des sentiments analogues chez Louvois. Les partisans de la guerre ont été de tous temps accusés d’y chercher leur intérêt personnel. Cléon était d’ailleurs un gros négociant en cuirs et peaux ; et il est certain que cette corporation, alors comme aujourd’hui, n’était pas à plaindre en temps de guerre. Il pouvait, comme tel et tel ministre d’hier, s’enrichir sans κακουργία expresse.

Le sang-froid tranquille, la lucidité impartiale qui, de la mer innombrable des faits et des passions, élèvent sur le livre de Thucydide l’idée du vrai, ils se manifestent avec toute leur pureté dans son histoire hellénique mieux que dans son histoire athénienne. Il haïssait Cléon, mais non Sparte. Et cependant la querelle civique dépasse dans sa haine de Cléon la querelle privée : il haïssait dans Cléon la figure belliqueuse et guerrière d’Athènes. Sa facile impartialité historique continue une tradition de sa famille. Plutarque, dans la Vie de Cimon, nous dit que celui-ci voyait en Athènes et Lacédémone deux puissances également nécessaires à l’ordre, à la santé, à l’équilibre de la Grèce.

En regardant bien, on lui découvre un autre ennemi, Hérodote. Il ne le nomme jamais, mais il introduit dans le premier livre de son histoire des dissertations que son sujet ne réclame pas expressément, afin de prendre Hérodote en faute et d’opposer à sa version erronée le récit exact. Les anciens aimaient à placer le jeune Thucydide parmi les auditeurs d’Hérodote lorsque l’Ionien, sous le portique du temple d’Héra, lut aux jeux olympiques des fragments de son histoire, et à l’y faire pleurer d’admiration. Ils avaient raison : il appartient à la postérité de ranger les grands hommes en des groupes de ce genre, et d’établir par delà les haines qui les retirèrent en eux cet ordre de parenté idéale. Mais Thucydide paraît supporter impatiemment la pensée de n’être venu que le second. On songe à Euripide, à la scène d’Électre où il introduit sa critique d’Eschyle. L’auteur de la Guerre du Péloponèse aimerait à mettre à son livre une inscription comme celle de l’Esprit des Lois, prolem sine matre creatam, et à rendre plus nue son orgueilleuse solitude de Skaptè-Hylè.

Le κτῆμα ἐς ἀεί indiquerait même, si on le sollicitait à l’excès, une tendance à faire de la guerre du Péloponèse, sujet de l’histoire de Thucydide, un cas privilégié, un domaine unique, un plateau idéal de l’histoire, tant par rapport au passé que par rapport à l’avenir. C’est bien en pensant au livre d’Hérodote et en revendiquant pour le sien un intérêt majeur, qu’il fait le parallèle des guerres médiques et de la guerre du Péloponèse : sa guerre à lui a été bien plus longue, et surtout elle a accumulé bien plus de désastres, de proscriptions, et de massacres. Elle a eu des tremblements de terre, des éclipses de soleil, des sécheresses, des famines, — et ce privilège, la grande peste (I, 23). Et Thucydide espère bien que cette guerre et ce livre qui l’expose ne seront, par aucune guerre ni aucun livre futurs, dépossédés de ce primat. Le jeu de la nature humaine assurera le retour d’événements plus ou moins semblables (I, 22). « Cette guerre, bien que les hommes regardent toujours comme la plus grande celle où ils sont engagés, puis, lorsqu’elle est finie, reportent leur admiration sur celles d’autrefois, devra cependant paraître, à ceux qui considéreront les faits en eux-mêmes, la plus importante de toutes. » (I, 21). Elle figure un point de perfection guerrière et politique, digne d’être représentée dans un point de perfection historique. Elle devait être aux neuf Muses d’Hérodote ce qu’était l’Acropole de Périclès aux autres sanctuaires de la Grèce. L’idée d’un achèvement, d’une sommation définitive de certaines valeurs humaines circulait alors comme une essence normale et nécessaire de la culture athénienne.

Peut-être une phrase de Thucydide nous laisse-t-elle apparaître ce qui planta chez lui la racine de cette foi en l’éternité. Il fut atteint de la peste (II, 48) et il en guérit. Malade, il garda intactes sa lucidité, sa faculté d’observation, sa réflexion tranquille. Au contraire : « Ce qu’il y avait de plus terrible c’était le découragement de ceux qui étaient frappés » (I, 51). Il put ainsi constater que, ainsi qu’il est habituel dans ces épidémies, il avait été probablement sauvé par son sang-froid. Mais la fin de ce chapitre transpose, semble-t-il, ce sang-froid en une forme lyrique et divine, qui nous révèle peut-être le cœur profond où devait désormais s’alimenter son génie. « Ceux qui avaient échappé à la mort étaient les plus compatissants pour les mourants et les malades, parce qu’ils connaissaient la maladie par leur expérience et se trouvaient en sûreté, les rechutes n’étant pas mortelles. Chacun les enviait, et l’excès de leur fortune leur faisait concevoir l’espérance frivole de ne jamais succomber à aucune autre maladie. » L’homme qui avait échappé à la peste se sentait comme trempé dans les eaux du Styx. Il marchait dans le privilège et l’ivresse de vivre. Thucydide dut alors considérer sa destinée avec un regard intérieur d’une intensité singulière. Ce privilège était-il une faveur divine, ainsi que l’eut pensé Hérodote ? Thucydide alla plus loin. Il le sentit qui se confondait avec une puissance qui n’appartenait pas aux dieux, mais à l’homme lui-même, qui lui était intérieure, et qui n’était autre que le sang-froid, l’intelligence, la réflexion critique. La même puissance qui avait tenu son regard attaché à l’observation de la maladie chez lui-même et chez les autres l’avait sauvé de la mort. La tradition antique lui attribuait pour maître Anaxagore : le Styx dans lequel il avait pu se sentir ainsi trempé, c’était le νοῦς. Cette intelligence, dans sa vie militaire, le servit mal : contre Brasidas plus d’énergie rapide eût mieux valu. Mais l’exil, l’histoire, allaient rendre à cette prédestination dont la peste d’Athènes lui avait donné le sentiment son sens plein et pur. Cet espoir de ne jamais succomber à aucune autre maladie, cette croyance à l’immortalité n’étaient pas une illusion. On songe ici aux réponses de l’oracle de Delphes, à la mule qui enfantera, aux murailles de bois. De la peste, de la guerre et de la mort devait sortir l’œuvre d’incorruptible durée.

La description de la peste et celle de la guerre ont d’ailleurs la même fin. De toutes deux Thucydide pouvait écrire ce qu’il écrit de la peste : « Je dirai la marche et les symptômes de cette maladie, afin qu’au cas où elle se reproduirait, on sache d’avance à quoi s’en tenir sur elle : j’en parlerai en homme qui en fut atteint et qui en vit souffrir les autres. » (II, 48). C’est en ces mêmes termes qu’il parle ailleurs de l’utilité que l’on tirera de son récit historique, pour prévoir le retour d’événements analogues κατὰ τὸ ἀνθρώπειον (I, 22). Les visées d’Hérodote avaient évidemment plus grande allure. Il s’agissait d’abord de conter les grandes actions tant des Grecs que des Barbares, — puis de rapporter l’issue des grandes guerres à la providence et à la justice des dieux. D’Hérodote à Thucydide l’écart est le même que de Socrate à Démocrite. Thucydide, dans les matières qu’il traite, ouvre à l’esprit grec cette direction scientifique et pratique que le mécanisme de Démocrite, à la même époque, et dans ce procès qui paraissait si fameux à Bacon, lui proposa de son côté en vain.

Mais au-dessus de Thucydide et d’Hérodote, amortissant leur opposition et les réunissant en un visage, on aperçoit une idée de l’histoire. Ce n’est sans doute point un hasard si les quatre historiens grecs, Hérodote, Thucydide, Xénophon et Polybe sont des déracinés, des errants et des exilés. Tous les quatre occupent la même position au seuil de deux mondes, l’Orient et la Grèce, Athènes et Sparte, la Grèce et Rome. La muse des destinées grecques paraît interdire au citoyen de faire œuvre historique à l’intérieur et au service de la cité. La pure vie historique semble exiger alors le déracinement, comme la pure vie philosophique exigeait le célibat. Un Thucydide se fût peut-être astreint à écrire pour le service de sa patrie, mais il l’eût fait avec le remords intérieur d’un Archimède abaissant, sous l’empire de la nécessité, la science à des inventions de machines et à la défense de Syracuse.