L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre XIII

Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 127-135).


CHAPITRE XIII.

Où se poursuit l’aventure du chevalier du Bocage, avec le piquant, suave et nouveau dialogue qu’eurent ensemble les deux écuyers.



S’étant séparés ainsi, d’un côté étaient les chevaliers, de l’autre les écuyers ; ceux-ci se racontant leurs vies, ceux-là leurs amours. Mais l’histoire rapporte d’abord la conversation des valets, et passe ensuite à celle des maîtres. Suivant elle, quand les écuyers se furent éloignés un peu, celui du Bocage dit à Sancho : « C’est une rude et pénible vie que nous menons, mon bon seigneur, nous qui sommes écuyers de chevaliers errants. On peut en toute vérité nous appliquer l’une des malédictions dont Dieu frappa nos premiers parents, et dire que nous mangeons le pain à la sueur de nos fronts[1]. — On peut bien dire aussi, ajouta Sancho, que nous le mangeons à la gelée de nos corps, car qui souffre plus du froid et du chaud que les misérables écuyers de la chevalerie errante ? Encore, n’y aurait-il pas grand mal si nous mangions, puisque, suivant le proverbe, avec du pain tous les maux sont vains. Mais quelquefois il nous arrive de passer un jour, et même deux, sans rompre le jeûne, si ce n’est avec l’air qui court. — Tout cela pourtant peut se prendre en patience, reprit l’écuyer du Bocage, avec l’espoir du prix qui nous attend ; car si le chevalier errant que l’on sert n’est point par trop ingrat, on se verra bientôt récompensé tout au moins par un aimable gouvernement de quelque île, ou par un comté de bonne mine. — Moi, répliqua Sancho, j’ai déjà dit à mon maître qu’avec le gouvernement d’une île j’étais satisfait, et lui, il est si noble et si libéral, qu’il me l’a promis bien des fois, et à bien des reprises. — Quant à moi, reprit l’écuyer du Bocage, un canonicat paiera mes services, et mon maître me l’a déjà délégué. — Holà ! s’écria Sancho, le maître de votre grâce est donc chevalier à l’ecclésiastique[2], puisqu’il fait de semblables grâces à ses bons écuyers ? Pour le mien, il est tout bonnement laïc, et pourtant je me rappelle que des gens d’esprit, quoique à mon avis mal intentionnés, voulaient lui conseiller de devenir archevêque. Heureusement qu’il ne voulut pas être autre chose qu’empereur, et je tremblais alors qu’il ne lui prît fantaisie de se mettre dans l’église, ne me trouvant point en état d’y occuper des bénéfices. Car il faut que vous sachiez une chose, c’est que, tout homme que je paraisse, je ne suis qu’une bête pour être de l’église. — Eh bien ! en vérité, votre grâce a tort, reprit l’écuyer du Bocage, car les gouvernements insulaires ne sont pas tous de bonne pâte. Il y en a de pauvres, il y en a de mélancoliques, il y en a qui vont tout de travers, et le mieux bâti, le plus pimpant de tous, traîne une pesante charge d’incommodités et de soucis, que prend sur ses épaules le malheureux auquel il tombe en partage. Il vaudrait mille fois mieux vraiment que nous autres, qui faisons ce maudit métier de servir, nous retournassions chez nous pour y passer le temps à des exercices plus doux, comme qui dirait la chasse ou la pêche ; car enfin, quel écuyer si pauvre y a-t-il au monde qui manque d’un bidet, d’une paire de lévriers et d’une ligne à pêcher pour se divertir dans son village ? — À moi, rien de tout cela ne manque, répondit Sancho. Il est vrai pourtant que je n’ai pas de bidet, mais j’ai un âne qui vaut deux fois mieux que le cheval de mon maître. Que Dieu me donne mauvaise Pâque, fût-ce la plus prochaine, si je changeais mon âne pour son cheval, quand même il me donnerait quatre boisseaux d’orge en retour. Votre grâce se moquera si elle veut de la valeur de mon grison ; je dis grison, car c’est le gris qui est la couleur de mon âne. Quant aux lévriers, c’est bien le diable s’ils me manquaient, lorsqu’il y en a de reste au pays, d’autant mieux que la chasse est bien plus agréable quand on la fait avec le bien d’autrui. — Réellement, seigneur écuyer, répondit celui du Bocage, j’ai résolu et décidé de laisser là ces sottes prouesses de ces chevaliers, pour m’en retourner dans mon village, et élever mes petits enfants, car j’en ai trois, jolis comme trois perles orientales. — Moi, j’en ai deux, reprit Sancho, qu’on peut bien présenter au pape en personne, notamment une jeune fille que j’élève pour être comtesse, s’il plaît à Dieu, bien qu’en dépit de sa mère. — Et quel âge a cette dame que vous élevez pour être comtesse, demanda l’écuyer du Bocage ? — Quinze ans, à deux de plus ou de moins, répondit Sancho. Mais elle est grande comme une perche, fraîche comme une matinée d’avril, et forte comme un portefaix. — Diable ! ce sont là des qualités, reprit l’écuyer du Bocage, de quoi être non-seulement comtesse, mais encore nymphe du Vert-Bosquet. Ô gueuse, fille de gueuse ! quelle carrure doit avoir la luronne ! — Tout beau, interrompit Sancho, quelque peu fâché ; ni elle n’est gueuse, ni sa mère ne le fut, ni aucune des deux ne le sera, si Dieu le permet, tant que je vivrai. Et parlez, seigneur, un peu plus poliment ; car, pour un homme élevé parmi les chevaliers errants, qui sont la politesse même, vos paroles ne me semblent pas trop bien choisies. — Oh ! que vous ne vous entendez guère en fait de louanges, seigneur écuyer ! s’écria celui du Bocage. Comment donc ! ne savez-vous pas que lorsqu’un chevalier donne un bon coup de lance au taureau dans le cirque, ou bien quand une personne fait quelque chose proprement, on a coutume de dire dans le peuple : « Ô fils de gueuse ! comme il s’en est bien tiré[3] ! » Et ces mots, qui semblent une injure, sont un notable éloge. Allez, seigneur, reniez plutôt les fils et les filles qui ne méritent point par leurs œuvres qu’on adresse à leurs parents de semblables louanges. — Oui, pardieu, je les renie, s’il en est ainsi, s’écria Sancho, et, par la même raison, vous pouviez nous jeter, à moi, à mes enfants et à ma femme, toute une gueuserie sur le corps ; car, en vérité, tout ce qu’ils disent et tout ce qu’ils font sont des perfections dignes de tels éloges. Ah ! pour les revoir, je prie Dieu qu’il me tire de péché mortel, et ce sera la même chose s’il me tire de ce périlleux métier d’écuyer errant, où je me suis fourré une seconde fois, alléché par une bourse pleine de cent ducats que j’ai trouvée un beau jour au milieu de la Sierra-Moréna ; et le diable me met toujours devant les yeux, ici, là, de ce côté, de cet autre, un gros sac de doublons, si bien qu’il me semble à chaque pas que je le touche avec la main, que je le prends dans mes bras, que je l’emporte à la maison, que j’achète du bien, que je me fais des rentes, et que je vis comme un prince. Le moment où je pense à cela, voyez-vous, il me semble facile de prendre en patience toutes les peines que je souffre avec mon timbré de maître, qui tient plus, je le sais bien, du fou que du chevalier. — C’est pour cela, répondit l’écuyer du Bocage, qu’on dit que l’envie d’y trop mettre rompt le sac ; et, s’il faut parler de nos maîtres, il n’y a pas de plus grand fou dans le monde que le mien, car il est de ces gens de qui l’on dit : Les soucis du prochain tuent l’âne ; en effet, pour rendre la raison à un chevalier qui l’a perdue, il est devenu fou lui-même, et s’est mis à chercher telle chose que, s’il la trouvait, il pourrait bien lui en cuire. — Est-ce que, par hasard, il est amoureux ? demanda Sancho. — Oui, répondit l’écuyer du Bocage, il s’est épris d’une certaine Cassildée de Vandalie, la dame la plus crue et la plus rôtie qui se puisse trouver dans tout l’univers ; mais ce n’est pas seulement du pied de la crudité qu’elle cloche ; bien d’autres supercheries lui grognent dans le ventre, comme on pourra le voir avant peu d’heures[4]. — Il n’y a pas de chemin si uni, répliqua Sancho, qu’il n’ait quelque pierre à faire broncher ; si l’on fait cuire des fèves chez les autres, chez moi c’est à pleine marmite ; et la folie, plus que la raison, doit avoir des gens pendus à ses crochets. Mais si ce qu’on dit est vrai, que d’avoir des compagnons dans la peine doit nous en soulager, je pourrai me consoler avec votre grâce, puisque vous servez un maître aussi bête que le mien. — Bête, oui, mais vaillant, répondit l’écuyer du Bocage, et encore plus coquin que bête et que vaillant. — Oh ! ce n’est plus là le mien, s’écria Sancho. Il n’est pas coquin le moins du monde ; au contraire, il a un cœur de pigeon, ne sait faire de mal à personne, mais du bien à tous, et n’a pas la moindre malice. Un enfant lui ferait croire qu’il fait nuit en plein midi. C’est pour cette bonhomie que je l’aime comme la prunelle de mes yeux, et que je ne puis me résoudre à le quitter, quelques sottises qu’il fasse. — Avec tout cela, frère et seigneur, reprit l’écuyer du Bocage, si l’aveugle conduit l’aveugle, tous deux risquent de tomber dans le trou[5]. Il vaut encore mieux battre en retraite, sur la pointe du pied, et regagner nos gîtes ; car qui cherche les aventures ne les trouve pas toujours bien mûres. »

Tout en parlant, Sancho paraissait de temps à autre cracher une certaine espèce de salive un peu sèche et collante. Le charitable écuyer s’en aperçut : « Il me semble, dit-il, qu’à force de jaser nos langues s’épaississent et nous collent au palais. Mais je porte à l’arçon de ma selle un remède à décoller la langue, qui n’est pas à dédaigner. » Cela dit, il se leva, et revint, un instant après, avec une grande outre de vin et un pâté long d’une demi-aune. Et ce n’est pas une exagération, car il était fait d’un lapin de choux d’une telle grosseur, que Sancho, quand il toucha le pâté, crut qu’il y avait dedans, non pas un chevreau, mais un bouc. Aussi il s’écria : « C’est cela que porte votre grâce en voyage, seigneur ? — Eh bien, que pensiez-vous donc ? répondit l’autre ; suis-je, par hasard, quelque écuyer au pain et à l’eau ? Oh ! je porte plus de provisions sur la croupe de mon bidet qu’un général en campagne. »

Sancho mangea sans se faire prier davantage. Favorisé par la nuit, il avalait en cachette des morceaux gros comme le poing. « On voit bien, dit-il, que votre grâce est un écuyer fidèle et légal, en bonne forme et de bon aloi, généreux et magnifique, comme le prouve ce banquet, qui, s’il n’est pas arrivé par voie d’enchantement, en a du moins tout l’air. Ce n’est pas comme moi, chétif et misérable, qui n’ai dans mon bissac qu’un morceau de fromage, si dur qu’on en pourrait casser la tête à un géant, avec quatre douzaines de caroubes qui lui font compagnie, et autant de noix et de noisettes, grâce à la détresse de mon maître, et à l’opinion qu’il s’est faite, et qu’il observe comme article de foi, que les chevaliers errants ne doivent se nourrir que de fruits secs et d’herbes des champs.

— Par ma foi, frère, répliqua l’autre écuyer, je n’ai pas l’estomac fait aux chardons et aux poires sauvages, non plus qu’aux racines des bois. Que nos maîtres aient tant qu’ils voudront des opinions et des lois chevaleresques, et qu’ils mangent ce qui leur conviendra. Quant à moi, je porte des viandes froides pour l’occasion, ainsi que cette outre pendue à l’arçon de la selle. J’ai pour elle tant de dévotion et d’amour, qu’il ne se passe guère de moments que je ne lui donne mille embrassades et mille baisers. »

En disant cela, il la mit entre les mains de Sancho, qui, portant le goulot à sa bouche, se mit à regarder les étoiles un bon quart d’heure. Quand il eut fini de boire, il laissa tomber la tête sur une épaule, et, jetant un grand soupir : « Oh ! le fils de gueuse, s’écria-t-il, comme il est catholique ! — Voyez-vous, reprit l’écuyer du Bocage, dès qu’il eut entendu l’exclamation de Sancho, comme vous avez loué ce vin en l’appelant fils de gueuse ! — Aussi je confesse, répondit Sancho, que ce n’est déshonorer personne que de l’appeler fils de gueuse, quand c’est avec l’intention de le louer. Mais dites-moi, seigneur, par le salut de qui vous aimez le mieux, est-ce que ce vin n’est pas de Ciudad-Réal[6] ? — Fameux gourmet ! s’écria l’écuyer du Bocage ; il ne vient pas d’ailleurs, en vérité, et il a quelques années de vieillesse. — Comment donc ! reprit Sancho, croyez-vous que la connaissance de votre vin me passe par-dessus la tête ? Eh bien ! sachez, seigneur écuyer, que j’ai un instinct si grand et si naturel pour connaître les vins, qu’il me suffit d’en sentir un du nez pour dire son pays, sa naissance, son âge, son goût, toutes ses circonstances et dépendances. Mais il ne faut point s’étonner de cela, car j’ai eu dans ma race, du côté de mon père, les deux plus fameux gourmets qu’en bien des années la Manche ait connus ; et, pour preuve, il leur arriva ce que je vais vous conter. Un jour on fit goûter le vin d’une cuve, en leur demandant leur avis sur l’état et les bonnes ou mauvaises qualités de ce vin. L’un le goûta du bout de la langue, l’autre ne fit que le flairer du bout du nez. Le premier dit que ce vin sentait le fer, et le second qu’il sentait davantage le cuir de chèvre. Le maître assura que la cuve était propre, et que son vin n’avait reçu aucun mélange qui pût lui donner l’odeur de cuir ou de fer. Cependant, les deux fameux gourmets persistèrent dans leur déclaration. Le temps marcha, le vin se vendit, et quand on nettoya la cuve, on y trouva une petite clef pendue à une courroie de maroquin. Maintenant, voyez si celui qui descend d’une telle race peut donner son avis en semblable matière[7]. — C’est pour cela que je dis, reprit l’écuyer du Bocage, que nous cessions d’aller à la quête des aventures, et que nous ne cherchions pas des tourtes quand nous avons une miche de pain. Croyez-moi, retournons à nos chaumières, où Dieu saura bien nous trouver, s’il lui plaît. — Non, répondit Sancho, jusqu’à ce que mon maître arrive à Saragosse, je le servirai ; une fois là, nous saurons quel parti prendre. »

Finalement, tant parlèrent et tant burent les deux bons écuyers, que le sommeil eut besoin de leur attacher la langue et de leur étancher la soif ; car, pour l’ôter entièrement, ce n’eût pas été possible. Ainsi donc, tenant tous deux amoureusement embrassée l’outre à peu près vide, et les morceaux encore à demi-mâchés dans la bouche, ils restèrent endormis sur la place, où nous les laisserons, pour conter maintenant ce qui se passa entre le chevalier du Bocage et celui de la Triste-Figure.


  1. In sudore vultus tui vesceris pane. (Genes., cap. 3.)
  2. On avait vu en Espagne, du douzième au seizième siècles, une foule de prélats à la tête des armées, tels que le célèbre Rodrigo Ximenez de Rada, archevêque, général et historien. Dans la guerre des Comuneros, en 1520, il s’était formé un bataillon de prêtres, commandé par l’évêque de Zamora.
  3. Il y a dans l’original une expression qu’on ne peut plus écrire depuis Rabelais, et de laquelle on faisait alors un si fréquent usage en Espagne, qu’elle y était devenue une simple exclamation.
  4. Cette phrase contient un jeu de mots sur l’adjectif cruda, qui veut dire crue et cruelle, puis une allusion assez peu claire, du moins en français, sur le déguisement et la feinte histoire de son chevalier.
  5. Saint Matthieu, chap. xv, vers. 14.
  6. Dans la nouvelle du Licencié Vidriéra, Cervantès cite également, parmi les vins les plus fameux, celui de la ville plus impériale que royale (Real Ciudad), salon du dieu de la gaieté.
  7. Cette histoire plaisait à Cervantès, car il l’avait déjà contée dans son intermède la Eleccion de los Alcaldes de Daganzo, où le régidor Alonzo Algarroba en fait le titre du candidat Juan Barrocal au choix des électeurs municipaux.

    En mi casa probó, los dias pasados,
    Una tinaja, etc.