L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre XIV
CHAPITRE XIV.
Où se poursuit l’aventure du chevalier du Bocage.
Parmi bien des propos qu’échangèrent Don Quichotte et le chevalier de la Forêt, l’histoire raconte que celui-ci dit à Don Quichotte : « Finalement, seigneur chevalier, je veux vous apprendre que ma destinée, ou mon choix pour mieux dire, m’a enflammé d’amour pour la sans pareille Cassildée de Vandalie[1] ; je l’appelle sans pareille, parce qu’elle n’en a point, ni pour la grandeur de la taille, ni pour la perfection de la beauté. Eh bien, cette Cassildée, dont je vous fais l’éloge, a payé mes honnêtes pensées et mes courtois désirs en m’exposant, comme la marâtre d’Hercule, à une foule de périls, me promettant, à la fin de chacun d’eux, qu’à la fin de l’autre arriverait le terme de mes espérances. Mais ainsi, mes travaux ont été si bien s’enchaînant l’un à l’autre, qu’ils sont devenus innombrables, et je ne sais quand viendra le dernier pour donner ouverture à l’accomplissement de mes chastes désirs. Une fois, elle m’a commandé de combattre en champ clos la fameuse géante de Séville, appelée la Giralda, qui est vaillante et forte en proportion de ce qu’elle est de bronze, et qui, sans bouger de place, est la plus changeante et la plus volage des femmes du monde[2]. J’arrivai, je vis et je vainquis, et je l’obligeai à se tenir immobile (car, en plus d’une semaine, il ne souffla d’autre vent que celui du nord). Une autre fois, elle m’ordonna d’aller prendre et peser les antiques pierres des formidables taureaux de Guisando[3], entreprise plus faite pour un portefaix que pour un chevalier. Une autre fois encore, elle me commanda de me précipiter dans la caverne de Cabra, péril inouï, épouvantable ! et de lui rapporter une relation détaillée de ce que renferme cet obscur et profond abîme[4]. J’arrêtai le mouvement de la Giralda, je pesai les taureaux de Guisando, je me précipitai dans la caverne, et mis au jour tout ce que cachait son obscurité ; et pourtant mes espérances n’en furent pas moins mortes, ses exigences et ses dédains pas moins vivants. À la fin, elle m’a dernièrement ordonné de parcourir toutes les provinces d’Espagne, pour faire confesser à tous les chevaliers errants qui vaguent par ce royaume qu’elle est la plus belle de toutes les belles qui vivent actuellement, et que je suis le plus vaillant et le plus amoureux chevalier du monde. Dans cette entreprise, j’ai couru déjà la moitié de l’Espagne, et j’y ai vaincu bon nombre de chevaliers qui avaient osé me contredire ; mais l’exploit dont je m’enorgueillis par-dessus tout, c’est d’avoir vaincu en combat singulier ce fameux chevalier Don Quichotte de la Manche, et de lui avoir fait avouer que ma Cassildée de Vandalie est plus belle que sa Dulcinée du Toboso. Par cette seule victoire, je compte avoir vaincu tous les chevaliers du monde, car ce Don Quichotte, dont je parle, les a vaincus tous, et, puisqu’à mon tour je l’ai vaincu, sa gloire, sa renommée, son honneur ont passé en ma possession, comme a dit le poëte : « Le vainqueur acquiert d’autant plus de gloire que le vaincu a plus de célébrité[5]. » Ainsi donc, c’est pour mon propre compte, et comme m’appartenant, que courent de bouche en bouche les innombrables exploits du susdit Don Quichotte. »
Don Quichotte resta stupéfait d’entendre ainsi parler le chevalier du Bocage, et fut mille fois sur le point de lui donner le démenti de ses paroles. Il eut même un tu en as menti sur le bout de la langue ; mais il se contint du mieux qu’il put, afin de lui faire confesser son mensonge de sa propre bouche. Il lui dit donc avec beaucoup de calme : « Que votre grâce, seigneur chevalier, ait vaincu la plupart des chevaliers errants d’Espagne, et même du monde entier, à cela je n’ai rien à dire ; mais que vous ayez vaincu Don Quichotte de la Manche, c’est là ce que je mets en doute. Il pourrait se faire que ce fût un autre qui lui ressemblât, bien que cependant peu de gens lui ressemblent. — Comment, non ! répliqua le chevalier du Bocage ; par le ciel qui nous couvre ! j’ai combattu contre Don Quichotte, je l’ai vaincu, je l’ai fait rendre à merci. C’est un homme haut de taille, sec de visage, long de membres, ayant le teint jaune, les cheveux grisonnants, le nez aquilin et un peu courbe, les moustaches grandes, noires et tombantes. Il fait la guerre sous le nom de chevalier de la Triste-Figure, et mène pour écuyer un paysan qui s’appelle Sancho Panza. Il presse les flancs et dirige le frein d’un fameux coursier nommé Rossinante, et finalement il a pour dame de sa volonté une certaine Dulcinée du Toboso, appelée dans le temps Aldonza Lorenzo, tout comme la mienne, que j’appelle Cassildée de Vandalie, parce qu’elle a nom Cassilda et qu’elle est Andalouse. Maintenant, si tous ces indices ne suffisent pas pour donner crédit à ma véracité, voici mon épée qui saura bien me faire rendre justice de l’incrédulité même. — Calmez-vous, seigneur chevalier, reprit Don Quichotte, et écoutez ce que je veux vous dire. Il faut que vous sachiez que ce Don Quichotte est le meilleur ami que j’aie au monde, tellement que je puis dire qu’il m’est aussi cher que moi-même. Par le signalement que vous m’avez donné de lui, si ponctuel et si véritable, je suis forcé de croire que c’est lui-même que vous avez vaincu. D’un autre côté, je vois avec les yeux et je touche avec les mains qu’il est impossible que ce soit lui ; à moins toutefois que, comme il a beaucoup d’ennemis parmi les enchanteurs, un notamment qui le persécute d’ordinaire, quelqu’un n’ait pris sa figure pour se laisser vaincre, pour lui enlever la renommée que ses hautes prouesses de chevalerie lui ont acquise sur toute la face de la terre. Pour preuve encore de cela, je veux vous apprendre que ces maudits enchanteurs, ses ennemis, ont transformé, il n’y a pas deux jours, la figure et la personne de la charmante Dulcinée du Toboso en une vile et sale paysanne. Ils auront, de la même manière, transformé Don Quichotte. Mais si tout cela ne suffit point pour vous convaincre de la vérité de ce que je dis, voici Don Quichotte lui-même, qui la soutiendra les armes à la main, à pied ou à cheval, ou de toute autre manière qui vous conviendra. » À ces mots, il se leva tout debout, et, saisissant la garde de son épée, il attendit quelle résolution prendrait le chevalier du Bocage.
Celui-ci répondit d’une voix également tranquille : « Le bon payeur ne regrette point ses gages ; celui qui, une première fois, seigneur Don Quichotte, a pu vous vaincre transformé, peut bien avoir l’espérance de vous vaincre encore sous votre forme véritable. Mais comme il n’est pas convenable que les chevaliers accomplissent leurs faits d’armes en cachette ou dans la nuit, ainsi que des brigands ou des souteneurs de mauvais lieux, attendons le jour pour que le soleil éclaire nos œuvres. La condition de notre bataille sera que le vaincu reste à la merci du vainqueur, pour que celui-ci fasse de l’autre tout ce qui lui plaira, pourvu toutefois qu’il soit décemment permis à un chevalier de s’y soumettre. — Je suis plus que satisfait, répondit Don Quichotte, de cette condition et de cet arrangement. »
Cela dit, ils allèrent chercher leurs écuyers, qu’ils trouvèrent dormant et ronflant, dans la même posture que celle qu’ils avaient quand le sommeil les surprit. Ils les éveillèrent, et leur commandèrent de tenir les chevaux prêts, parce qu’au lever du soleil, ils devaient se livrer ensemble un combat singulier, sanglant et formidable. À ces nouvelles, Sancho frissonna de surprise et de peur, tremblant pour le salut de son maître, à cause des actions de bravoure qu’il avait entendu conter du sien par l’écuyer du Bocage. Cependant, et sans mot dire, les deux écuyers s’en allèrent chercher leur troupeau de bêtes, car les trois chevaux et l’âne, après s’être flairés, paissaient tous ensemble.
Chemin faisant, l’écuyer du Bocage dit à Sancho : « Il faut que vous sachiez, frère, que les braves d’Andalousie ont pour coutume, quand ils sont parrains dans quelque duel, de ne pas rester les bras croisés tandis que les filleuls combattent[6]. Je dis cela pour que vous soyez averti que, tandis que nos maîtres ferrailleront, nous aurons, nous autres, à jouer aussi du couteau. — Cette coutume, seigneur écuyer, répondit Sancho, peut bien avoir cours parmi les bravaches dont vous parlez, mais parmi les écuyers de chevaliers errants, pas le moins du monde ; au moins je n’ai jamais ouï citer à mon maître une semblable coutume, lui qui sait par cœur tous les règlements de la chevalerie errante. D’ailleurs, je veux bien que ce soit une règle expresse de faire battre les écuyers tandis que leurs seigneurs se battent ; moi je ne veux pas la suivre ; j’aime mieux payer l’amende imposée aux écuyers pacifiques ; elle ne passera pas, j’en suis sûr, deux livres de cire[7], et je préfère payer les cierges, car je sais qu’ils me coûteront moins que la charpie qu’il faudrait acheter pour me panser la tête, que je tiens déjà pour cassée et fendue en deux. Il y a plus, c’est que je suis dans l’impossibilité de me battre, n’ayant pas d’épée, et de ma vie je n’en ai porté. — À cela, je sais un bon remède, répliqua l’écuyer du Bocage ; j’ai là deux sacs de toile de la même grandeur ; vous prendrez l’un, moi l’autre, et nous nous battrons à coups de sacs, avec des armes égales. — De cette façon-là, s’écria Sancho, à la bonne heure, car un tel combat nous servira plutôt à nous épousseter qu’à nous faire du mal. — Oh ! ce n’est pas ainsi que je l’entends, repartit l’autre ; nous allons mettre dans chacun des sacs, pour que le vent ne les emporte pas, une demi-douzaine de jolis cailloux, bien ronds, bien polis, qui pèseront autant les uns que les autres. Ensuite nous pourrons nous étriller à coups de sacs tout à l’aise, sans nous écorcher seulement la peau. — Voyez un peu, mort de ma vie ! s’écria Sancho, quelle ouate de coton et quelles martes ciboulines il vous met dans les sacs, pour nous empêcher de nous moudre le crâne et de nous mettre les os en poussière ! Eh bien ! quand on les remplirait de cocons de soie, sachez, mon bon seigneur, que je ne me battrais pas. Laissons battre nos maîtres, et qu’ils s’en tirent comme ils pourront ; mais nous, buvons, mangeons et vivons, car le temps prend bien assez soin de nous ôter nos vies, sans que nous cherchions des excitants pour qu’elles finissent avant leur terme et qu’elles tombent avant d’être mûres. — Avec tout cela, reprit l’écuyer du Bocage, nous nous battrons bien au moins une demi-heure. — Pour cela, non, répondit Sancho ; je ne serai pas si peu courtois et si peu reconnaissant qu’avec un homme qui m’a fait boire et manger j’engage jamais aucune querelle, si minime qu’elle soit. D’autant plus que, n’ayant ni colère ni ressentiment, qui diable va s’aviser de se battre à froid ? — Oh ! pour cela, reprit l’écuyer du Bocage, je vous fournirai un remède suffisant. Avant que nous commencions la bataille, je m’approcherai tout doucement de votre grâce, et je vous donnerai trois ou quatre soufflets qui vous jetteront par terre à mes pieds ; avec cela j’éveillerai bien votre colère, fût-elle plus endormie qu’une marmotte. — Contre cette botte je sais une parade, répondit Sancho, et qui la vaut bien. Je couperai, moi, une bonne gaule, et, avant que votre grâce vienne m’éveiller la colère, je ferai si bien dormir la sienne à coups de bâton, qu’elle ne s’éveillera plus, si ce n’est dans l’autre monde, où l’on sait fort bien que je ne suis pas homme à me laisser manier le visage par personne. Que chacun prenne garde à ce qu’il fait ; le plus sage serait que chacun laissât dormir sa colère, car personne ne connaît l’âme de personne, et tel va chercher de la laine qui revient tondu. Dieu a béni la paix et maudit les querelles, et si un chat qu’on enferme et qu’on excite se change en lion, moi qui suis homme, Dieu sait en quoi je pourrais me changer. Ainsi donc, seigneur écuyer, j’intime à votre grâce que dès à présent elle est responsable de tout le mal qui pourrait résulter de notre bataille. — C’est fort bien, répliqua l’écuyer du Bocage, Dieu ramènera le jour, et nous y verrons clair. »
En ce moment commençaient à gazouiller dans les arbres mille espèces de brillants oiseaux, qui semblaient, dans leurs chants joyeux et variés, souhaiter la bienvenue à la fraîche aurore, dont le charmant visage se montrait peu à peu sur les balcons de l’orient. Elle secouait de ses cheveux dorés un nombre infini de perles liquides, et les plantes baignées de cette suave liqueur paraissaient elles-mêmes jeter et répandre des gouttes de diamant. À sa venue, les saules distillaient une manne savoureuse, les fontaines semblaient rire, les ruisseaux murmurer, les bois se réjouir, et les prairies étaler leur tapis de verdure.
Mais à peine la clarté du jour eut-elle permis d’apercevoir et de discerner les objets, que la première chose qui s’offrit aux regards de Sancho fut le nez de l’écuyer du Bocage, si grand, si énorme, qu’il lui faisait ombre sur tout le corps. On raconte, en effet, que ce nez était d’une grandeur démesurée, bossu au milieu, tout couvert de verrues, d’une couleur violacée comme des mûres, et descendant deux doigts plus bas que la bouche. Cette longueur de nez, cette couleur, ces verrues et cette bosse lui faisaient un visage si horriblement laid, que Sancho commença à trembler des pieds et des mains comme un enfant qui tombe d’épilepsie, et résolut dans son cœur de se laisser plutôt donner deux cents soufflets que de laisser éveiller sa colère pour se battre avec ce vampire.
Don Quichotte regarda aussi son adversaire ; mais celui-ci avait déjà mis sa salade et baissé sa visière, de façon qu’il ne put voir son visage ; seulement il remarqua que c’était un homme bien membré, et non de très-haute taille. L’inconnu portait sur ses armes une courte tunique d’une étoffe qui semblait faite de fils d’or, toute parsemée de brillants miroirs en forme de petites lunes, et ce riche costume lui donnait une élégance toute particulière. Sur le cimier de son casque voltigeaient une grande quantité de plumes vertes, jaunes et blanches, et sa lance, qu’il avait appuyée contre un arbre, était très-haute, très-grosse, et terminée par une pointe d’acier d’une palme de long. Don Quichotte remarqua tous ces détails, et en tira la conséquence que l’inconnu devait être un chevalier de grande force. Cependant il ne fut pas glacé de crainte comme Sancho Panza ; au contraire, il dit d’un ton dégagé au chevalier des Miroirs : « Si le grand désir d’en venir aux mains, seigneur chevalier, n’altère pas votre courtoisie, je vous prie en son nom de lever un peu votre visière, pour que je voie si la beauté de votre visage répond à l’élégance de votre ajustement. — Vainqueur ou vaincu, seigneur chevalier, répondit celui des Miroirs, vous aurez du temps de reste pour voir ma figure ; et si je refuse de satisfaire maintenant à votre désir, c’est parce qu’il me semble que je fais une notable injure à la belle Cassildée de Vandalie en tardant, seulement le temps de lever ma visière, à vous faire confesser ce que vous savez bien. — Mais du moins, reprit Don Quichotte, pendant que nous montons à cheval, vous pouvez bien me dire si je suis ce même Don Quichotte que vous prétendez avoir vaincu. — À cela nous vous répondons[8], reprit le chevalier des Miroirs, que vous lui ressemblez comme un œuf ressemble à un autre ; mais, puisque vous assurez que des enchanteurs vous persécutent, je n’oserais affirmer si vous êtes ou non le même en son contenu. — Cela me suffit, à moi, répondit Don Quichotte, pour que je croie à l’erreur où vous êtes ; mais pour vous en tirer entièrement, qu’on amène nos chevaux. En moins de temps que vous n’en auriez mis à lever votre visière (si Dieu, ma dame et mon bras me sont favorables), je verrai votre visage, et vous verrez que je ne suis pas le Don Quichotte que vous pensez avoir vaincu. »
Coupant ainsi brusquement l’entretien, ils montèrent à cheval, et Don Quichotte fit tourner bride à Rossinante afin de prendre le champ nécessaire pour revenir à la rencontre de son ennemi, qui faisait la même chose. Mais Don Quichotte ne s’était pas éloigné de vingt pas, qu’il s’entendit appeler par le chevalier des Miroirs, et, chacun ayant fait la moitié du chemin, celui-ci dit à l’autre : « Rappelez-vous, seigneur chevalier, que la condition de notre bataille est que le vaincu, comme je vous l’ai déjà dit, reste à la discrétion du vainqueur. — Je le sais déjà, répondit Don Quichotte, pourvu qu’il ne soit rien ordonné ni imposé au vaincu qui sorte des limites de la chevalerie. — C’est entendu, » reprit le chevalier des Miroirs.
En ce moment, l’écuyer avec son nez étrange s’offrit aux regards de Don Quichotte, qui ne fut pas moins interdit de le voir que Sancho, tellement qu’il le prit pour quelque monstre, ou pour un homme nouveau, de ceux qui ne sont pas d’usage en ce monde. Sancho, qui vit partir son maître pour prendre champ, ne voulut pas rester seul avec le monstre au grand nez, dans la crainte que, d’une seule pichenette de cette trompe, leur bataille ne fût finie, et que, du coup ou de la peur, il ne restât couché par terre. Il courut donc derrière son maître, pendu à une étrivière de Rossinante, et quand il lui sembla que Don Quichotte allait tourner bride : « Je supplie votre grâce, mon cher seigneur, lui dit-il, de vouloir bien, avant de retourner à l’attaque, m’aider à monter sur ce liège, d’où je pourrai voir plus à mon aise que par terre la gaillarde rencontre que vous allez faire avec ce chevalier. — Il me semble plutôt, Sancho, dit Don Quichotte, que tu veux monter sur les banquettes pour voir sans danger la course des taureaux. — S’il faut dire la vérité, répondit Sancho, les effroyables narines de cet écuyer me tiennent en émoi, et je n’ose pas rester à côté de lui. — Elles sont telles, en effet, reprit Don Quichotte, que, si je n’étais qui je suis, elles me feraient aussi trembler. Ainsi, viens, je vais t’aider à monter où tu veux. »
Pendant que Don Quichotte s’arrêtait pour faire grimper Sancho sur le liége, le chevalier des Miroirs avait pris tout le champ nécessaire, et, croyant que Don Quichotte en aurait fait de même, sans attendre son de trompette ni autre signal d’attaque[9], il avait fait tourner bride à son cheval, lequel n’était ni plus léger, ni de meilleure mine que Rossinante ; puis, à toute sa course, qui n’était qu’un petit trot, il revenait à la rencontre de son ennemi. Mais, le voyant occupé à faire monter Sancho sur l’arbre, il retint la bride, et s’arrêta au milieu de la carrière, chose dont son cheval lui fut très-reconnaissant, car il ne pouvait déjà plus remuer. Don Quichotte, qui crut que son adversaire fondait comme un foudre sur lui, enfonça vigoureusement les éperons dans les flancs efflanqués de Rossinante, et le fit détaler de telle sorte, que, si l’on en croit l’histoire, ce fut la seule fois où l’on put reconnaître qu’il avait quelque peu galopé, car jusque-là ses plus brillantes courses n’avaient été que de simples trots[10]. Avec cette furie inaccoutumée, Don Quichotte s’élança sur le chevalier des Miroirs, qui enfonçait les éperons dans le ventre de son cheval jusqu’aux talons, sans pouvoir le faire avancer d’un doigt de l’endroit où il s’était comme ancré au milieu de sa course. Ce fut dans cette favorable conjoncture que Don Quichotte surprit son adversaire, lequel, empêtré de son cheval et embarrassé de sa lance, ne put jamais venir à bout de la mettre seulement en arrêt. Don Quichotte, qui ne regardait pas de si près à ces inconvénients, vint en toute sûreté, et sans aucun risque, heurter le chevalier des Miroirs, et ce fut avec tant de vigueur, qu’il le fit, bien malgré lui, rouler à terre par-dessus la croupe de son cheval. La chute fut si lourde, que l’inconnu, ne remuant plus ni bras ni jambe, parut avoir été tué sur le coup.
À peine Sancho le vit-il en bas, qu’il se laissa glisser de son arbre, et vint rejoindre son maître. Celui-ci, ayant mis pied à terre, s’était jeté sur le chevalier des Miroirs, et, lui détachant les courroies de l’armet pour voir s’il était mort, et pour lui donner de l’air, si par hasard il était encore vivant, il aperçut… qui pourra dire ce qu’il aperçut, sans frapper d’étonnement, d’admiration et de stupeur ceux qui l’entendront ? Il vit, dit l’histoire, il vit le visage même, la figure, l’aspect, la physionomie, l’effigie et la perspective du bachelier Samson Carrasco. À cette vue, il appela Sancho de toutes ses forces : « Accours, Sancho, s’écria-t-il, viens voir ce que tu verras sans y croire. Dépêche-toi, mon enfant, et regarde ce que peut la magie, ce que peuvent les sorciers et les enchanteurs. » Sancho s’approcha, et quand il vit la figure du bachelier Carrasco, il commença à faire mille signes de croix, et à réciter autant d’oraisons. Cependant le chevalier renversé ne donnait aucun signe de vie, et Sancho dit à Don Quichotte : « Je suis d’avis, mon bon seigneur, que, sans plus de façon, vous fourriez votre épée dans la bouche à celui-là qui ressemble au bachelier Samson Carrasco ; peut-être tuerez-vous en lui quelqu’un de vos ennemis les enchanteurs. — Tu as, pardieu, raison, dit Don Quichotte, car, en fait d’ennemis, le moins c’est le meilleur. » Il tirait déjà son épée pour mettre à exécution le conseil de Sancho, quand arriva tout à coup l’écuyer du chevalier des Miroirs, n’ayant plus le nez qui le rendait si laid : « Ah ! prenez garde, seigneur Don Quichotte, disait-il à grands cris, prenez garde à ce que vous allez faire. Cet homme étendu à vos pieds, c’est le bachelier Samson Carrasco, votre ami, et moi je suis son écuyer. » Sancho le voyant sans sa première laideur : « Et le nez, lui dit-il, qu’est-il devenu ? — Il est là, dans ma poche, répondit l’autre. » Et, mettant la main dans sa poche de droite, il en tira un nez postiche en carton vernissé, fabriqué comme on l’a dépeint tout à l’heure. Mais Sancho regardait l’homme de tous ses yeux, et, jetant un cri de surprise : « Jesus Maria ! s’écria-t-il, n’est-ce pas là Tomé Cécial, mon voisin et mon compère ? — Comment, si je le suis ! répondit l’écuyer sans nez ; oui, Sancho Panza, je suis Tomé Cécial, votre ami, votre compère ; et je vous dirai tout à l’heure les tours et les détours qui m’ont conduit ici ; mais, en attendant, priez et suppliez le seigneur votre maître qu’il ne touche, ni ne frappe, ni ne blesse, ni ne tue le chevalier des Miroirs qu’il tient sous ses pieds, car c’est, sans nul doute, l’audacieux et imprudent bachelier Samson Carrasco, notre compatriote. »
En ce moment le chevalier des Miroirs revint à lui, et Don Quichotte, s’apercevant qu’il remuait, lui mit la pointe de l’épée entre les deux yeux, et lui dit : « Vous êtes mort, chevalier, si vous ne confessez que la sans pareille Dulcinée du Toboso l’emporte en beauté sur votre Cassildée de Vandalie. En outre, il faut que vous promettiez, si de cette bataille et de cette chute vous restez vivant, d’aller à la ville du Toboso, et de vous présenter de ma part en sa présence, pour qu’elle fasse de vous ce qu’ordonnera sa volonté. Si elle vous laisse en possession de la vôtre, vous serez tenu de venir me retrouver (et la trace de mes exploits vous servira de guide pour vous amener où je serai), afin de me dire ce qui se sera passé entre elle et vous : conditions qui, suivant celles que nous avons faites avant notre combat, ne sortent point des limites de la chevalerie errante. — Je confesse, répondit le chevalier abattu, que le soulier sale et déchiré de ma dame Dulcinée du Toboso vaut mieux que la barbe mal peignée, quoique propre, de Cassildée. Je promets d’aller en sa présence, et de revenir en la vôtre, pour vous rendre un compte fidèle et complet de ce que vous demandez. — Il faut encore confesser et croire, ajouta Don Quichotte, que le chevalier que vous avez vaincu ne fut pas et ne put être Don Quichotte de la Manche, mais un autre qui lui ressemblait ; tout comme je confesse et crois que vous, qui ressemblez au bachelier Samson Carrasco, ne l’êtes pas cependant, mais un autre qui lui ressemble, et que mes ennemis me l’ont présenté sous la figure du bachelier pour calmer la fougue de ma colère, et me faire user avec douceur de la gloire du triomphe. — Tout cela, répondit le chevalier éreinté, je le confesse, je le juge et le sens, comme vous le croyez, jugez et sentez. Mais laissez-moi relever, je vous prie, si la douleur de ma chute le permet, car elle m’a mis en bien mauvais état. »
Don Quichotte l’aida à se relever, assisté de son écuyer Tomé Cécial, duquel Sancho n’ôtait pas les yeux, tout en lui faisant des questions dont les réponses prouvaient bien que c’était véritablement le Tomé Cécial qu’il se disait être. Mais l’impression qu’avait produite dans la pensée de Sancho l’assurance donnée par son maître que les enchanteurs avaient changé la figure du chevalier des Miroirs en celle du bachelier Carrasco, l’empêchait d’ajouter foi à la vérité qu’il avait sous les yeux.
Finalement, maître et valet restèrent dans cette erreur, tandis que le chevalier des Miroirs et son écuyer, confus et rompus, s’éloignaient de Don Quichotte et de Sancho, dans l’intention de chercher quelque village où l’on pût graisser et remettre les côtes au blessé. Quant à Don Quichotte et à Sancho, ils reprirent leur chemin dans la direction de Saragosse, où l’histoire les laisse pour faire connaître qui étaient le chevalier des Miroirs et son écuyer au nez effroyable[11].
- ↑ La Vandalie est l’Andalousie. L’ancienne Bétique prit ce nom lorsque les Vandales s’y établirent dans le cinquième siècle ; et de Vandalie ou Vandalicie, les Arabes, qui n’ont point de v dans leur langue, firent Andalousie.
- ↑ La Giralda est une grande statue de bronze qui représente, d’après les uns, la Foi, d’après les autres, la Victoire, et qui sert de girouette à la haute tour arabe de la cathé-drale de Séville. Son nom vient de girar, tourner. Cette statue a quatorze pieds de haut, et pèse trente-six quintaux. Elle tient dans la main gauche une palme triomphale, et dans la droite un drapeau qui indique la direction du vent. C’est en 1568 qu’elle fut élevée au sommet de la tour, ancien observatoire des Arabes, devenue clocher de la cathédrale lors de la conquête de saint Ferdinand, en 1248.
- ↑ On appelle los Toros de Guisando, quatre blocs de pierre grise, à peu près informes, qui se trouvent au milieu d’une vigne appartenant au couvent des Hiéronymites de Guisando, dans la province d’Avila. Ces blocs, qui sont côte à côte, et tournés au couchant, ont douze à treize palmes de long, huit de haut et quatre d’épaisseur. Les taureaux de Guisando sont célèbres dans l’histoire d’Espagne, parce que c’est là que fut conclu le traité dans lequel Henri IV, après sa déposition par les cortès d’Avila, reconnut pour héritière du trône sa sœur Isabelle la Catholique, à l’exclusion de sa fille Jeanne, appelée la Beltrañeja.
On rencontre, dans plusieurs autres endroits de l’Espagne, à Ségovie, à Toro, à Ledesma, à Baños, à Torralva, d’autres blocs de pierre, qui représentent grossièrement des taureaux ou des sangliers. Quelques-uns supposent que ces anciens monuments sont l’œuvre des Carthaginois ; mais les érudits ont fait de vains efforts pour en découvrir l’origine.
- ↑ À l’un des sommets de la Sierra de Cabrera, dans la province de Cordoue, est une ouverture, peut-être le cratère d’un volcan éteint, que les gens du pays appellent Bouche de l’Enfer. En 1683, quelqu’un y descendit, soutenu par des cordes, pour en retirer le cadavre d’un homme assassiné. On a conjecturé, d’après sa relation, que la caverne de Cabra doit avoir cent quarante-trois aunes (varas) de profondeur.
- ↑ Les deux vers cités par Cervantès sont empruntés, quoiqu’avec une légère altération, au poëme de la Araucana de Alonzo de Ercilla :
Pues no es el vencedor mas estimado
De aquello en que el vencido es reputado.L’archiprêtre de Hita avait dit, au quatorzième siècle :
El vencedor ha honra del precio del vencido,
Su loor es atanto cuanto es el debatido. - ↑ Dans les duels, les Espagnols appellent parrains les témoins ou seconds.
- ↑ C’était l’amende ordinaire imposée aux membres d’une confrérie qui s’absentaient les jours de réunion.
- ↑ A esto vos respondemos, ancienne formule des réponses que faisaient les rois de Castille aux pétitions des Cortès. Cela explique la fin de la phrase, qui est aussi en style de formule.
- ↑ Senza che tromba ô segno altro accenasse,
dit Arioste, en décrivant le combat de Gradasse et de Renaud pour l’épée Durindane et le cheval Bayart (Canto XXXIII, str. lxxix.) - ↑ C’est de là sans doute que Boileau prit occasion de son épigramme :
Tel fut ce roi des bons chevaux,
Rossinante, la fleur des coursiers d’Ibérie,
Qui, trottant jour et nuit et par monts et par vaux,
Galopa, dit l’histoire, une fois en sa vie. - ↑ Dans cette aventure, si bien calquée sur toutes celles de la chevalerie errante, Cervantès use des richesses et des libertés de sa langue, qui, tout en fournissant beaucoup de mots pour une même chose, permet encore d’en inventer. Pour dire l’écuyer au grand nez, il a narigudo, narigante, narizado ; et quand le nez est tombé, il l’appelle desnarigado. À tous ces termes comiques, nous ne saurions opposer aucune expression analogue.