L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre XII

Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 118-126).


CHAPITRE XII.

De l’étrange aventure qui arriva au valeureux Don Quichotte avec le brave chevalier des Miroirs.



La nuit qui suivit le jour de la rencontre du char de la Mort, Don Quichotte et son écuyer la passèrent sous de grands arbres touffus, et, d’après le conseil de Sancho, Don Quichotte mangea des provisions de bouche que portait le grison. Pendant le souper, Sancho dit à son maître : « Hein ! seigneur, que j’aurais été bête, si j’avais choisi pour étrennes le butin de votre première aventure, plutôt que les poulains des trois juments. En vérité, en vérité, mieux vaut le moineau dans la main que la grue qui vole au loin. — Néanmoins, Sancho, répondit Don Quichotte, si tu m’avais laissé faire et attaquer comme je le voulais, tu aurais eu pour ta part de butin au moins la couronne d’or de l’impératrice et les ailes peintes de Cupidon, que je lui aurais arrachées à rebrousse poil pour te les mettre dans la main. — Bah ! reprit Sancho, jamais les sceptres et les couronnes des empereurs de comédie n’ont été d’or pur, mais bien de similor ou de fer-blanc. — Cela est vrai, répliqua Don Quichotte, car il ne conviendrait pas que les ajustements de la comédie fussent de fine matière ; ils doivent être, comme elle-même, simulés et de simple apparence. Quant à la comédie, je veux, Sancho, que tu la prennes en affection, ainsi que ceux qui représentent les pièces, et ceux qui les composent : car ils servent tous grandement au bien de la république, en nous offrant à chaque pas un miroir où se voient au naturel les actions de la vie humaine. Aucune comparaison ne saurait en effet nous retracer plus au vif ce que nous sommes et ce que nous devrions être, que la comédie et les comédiens. Sinon, dis-moi, n’as-tu pas vu jouer quelque pièce où l’on introduit des rois, des empereurs, des pontifes, des chevaliers, des dames, et d’autres personnages divers : l’un fait le fanfaron, l’autre le trompeur, celui-ci le soldat, celui-là le marchand, cet autre le benêt sensé, cet autre encore l’amoureux benêt ; et quand la comédie finit, quand ils quittent leurs costumes, tous les acteurs redeviennent égaux dans les coulisses. — Oui, j’ai vu cela, répondit Sancho. — Eh bien, reprit Don Quichotte, la même chose arrive dans la comédie de ce monde, où les uns font les empereurs, d’autres les pontifes, et finalement autant de personnages qu’on en peut introduire dans une comédie. Mais quand ils arrivent à la fin de la pièce, c’est-à-dire quand la vie finit, la mort leur ôte à tous les oripeaux qui faisaient leur différence, et tous redeviennent égaux dans la sépulture. — Fameuse comparaison ! s’écria Sancho, quoique pas si nouvelle que je ne l’aie entendu faire bien des fois, comme cette autre du jeu des échecs : tant que le jeu dure, chaque pièce a sa destination particulière ; mais quand il finit, on les mêle, on les secoue, on les bouleverse et on les jette enfin dans une bourse, ce qui est comme si on les jetait de la vie dans la sépulture. — Chaque jour, dit Don Quichotte, je m’aperçois que tu deviens moins simple, que tu es plus avisé, plus spirituel. — Il faut bien, répondit Sancho, qu’en touchant votre esprit, il m’en reste quelque chose au bout des doigts. Les terres qui sont naturellement sèches et stériles, quand on les fume et qu’on les cultive, finissent par donner de bons fruits. Je veux dire que la conversation de votre grâce a été le fumier qui est tombé sur l’aride terrain de mon stérile esprit, et sa culture, le temps qui s’est passé depuis que je vous sers et vous fréquente. Avec cela, j’espère porter des fruits qui soient de bénédiction, tels qu’ils ne dégénèrent point et ne s’écartent jamais des sentiers de la bonne éducation qu’a donnée votre grâce à mon entendement desséché. »

Don Quichotte se mit à rire des expressions prétentieuses de Sancho ; mais il lui parut dire la vérité quant à ses progrès ; car, de temps en temps, Sancho parlait de manière à surprendre son maître ; bien que chaque fois à peu près qu’il voulait s’exprimer en bon langage, comme un candidat au concours, il finissait sa harangue en se précipitant du faîte de sa simplicité dans l’abîme de son ignorance. La chose où il montrait le plus d’élégance et de mémoire, c’était à citer des proverbes, qu’ils vinssent à tort ou à raison, comme on l’a vu et comme on le verra dans le cours de cette histoire.

Cet entretien et d’autres encore les occupèrent une grande partie de la nuit. Enfin, Sancho sentit l’envie de laisser tomber les rideaux de ses yeux, comme il disait quand il voulait dormir, et, débâtant le grison, il le laissa librement paître en pleine herbe. Pour Rossinante, il ne lui ôta pas la selle, car c’était l’ordre exprès de son seigneur que, tout le temps qu’ils seraient en campagne et ne dormiraient pas sous toiture de maison, Rossinante ne fût jamais desellé, suivant l’antique usage respecté des chevaliers errants. Ôter la bride et la pendre à l’arçon de la selle, bien ; mais ôter la selle au cheval ! halte-là. Ainsi fit Sancho, pour lui donner la même liberté qu’au grison, dont l’amitié avec Rossinante fut si intime, si unique en son genre, qu’à en croire certaine tradition conservée de père en fils, l’auteur de cette véritable histoire consacra plusieurs chapitres à cette amitié ; mais ensuite, pour garder la décence et la dignité qui conviennent à une si héroïque histoire, il les supprima. Cependant, il oublie quelquefois sa résolution, et écrit, par exemple, que dès que les deux bêtes pouvaient se rejoindre, elles s’empressaient de se gratter l’une l’autre, et quand elles étaient bien fatiguées et bien satisfaites de ce mutuel service, Rossinante posait son cou en croix sur celui du grison, si bien qu’il en passait de l’autre côté plus d’une demi-aune, et tous deux, regardant attentivement par terre, avaient coutume de rester ainsi trois jours, ou du moins tout le temps qu’on les laissait ou que la faim ne les talonnait pas. L’auteur, à ce qu’on dit, comparait leur amitié à celle de Nisus avec Euryale, et d’Oreste avec Pylade. S’il en est ainsi, l’auteur aurait fait voir combien fut sincère et solide l’amitié de ces deux pacifiques animaux, tant pour l’admiration générale que pour la confusion des hommes, qui savent si mal se garder amitié les uns aux autres. C’est pour cela qu’on a dit : « Il n’y a point d’ami pour l’ami, les cannes de jonc deviennent des lances[1] ; » et qu’on a fait ce proverbe : « De l’ami à l’ami, la puce à l’oreille[2]. » Il ne faut pas, d’ailleurs, s’imaginer que l’auteur se soit égaré quelque peu du droit chemin en comparant l’amitié de ces animaux à celle des hommes, car les hommes ont reçu des bêtes bien des avertissements, et en ont appris bien des choses d’importance : par exemple, ils ont appris des cigognes le clystère, des chiens le vomissement et la gratitude, des grues la vigilance, des fourmis la prévoyance, des éléphants la pudeur, et du cheval la loyauté[3].

Finalement, Sancho se laissa tomber endormi au pied d’un liége, et Don Quichotte s’étendit sous un robuste chêne. Il y avait peu de temps encore qu’il sommeillait, quand il fut éveillé par un bruit qui se fit entendre derrière sa tête. Se levant en sursaut, il se mit à regarder et à écouter d’où venait le bruit. Il aperçut deux hommes à cheval, et entendit que l’un d’eux, se laissant glisser de la selle, dit à l’autre : « Mets pied à terre, ami, et détache la bride aux chevaux ; ce lieu, à ce qu’il me semble, abonde aussi bien en herbe pour eux qu’en solitude et en silence pour mes amoureuses pensées. » Dire ce peu de mots et s’étendre par terre fut l’affaire du même instant ; et quand l’inconnu se coucha, il fit résonner les armes dont il était couvert. À ce signe manifeste, Don Quichotte reconnut que c’était un chevalier errant. S’approchant de Sancho, qui dormait encore, il le secoua par le bras, et, non sans peine, il lui fit ouvrir les yeux ; puis il lui dit à voix basse : « Sancho, mon frère, nous tenons une aventure. — Dieu nous l’envoie bonne ! répondit Sancho ; mais où est, seigneur, sa grâce madame l’aventure ? — Où, Sancho ? répliqua Don Quichotte ; tourne les yeux, et regarde par là ; tu y verras étendu par terre un chevalier errant, qui, à ce que je m’imagine, ne doit pas être trop joyeux, car je l’ai vu se jeter à bas de cheval et se coucher par terre avec quelques marques de chagrin, et quand il est tombé, j’ai entendu résonner ses armes. — Mais où trouvez-vous, reprit Sancho, que ce soit là une aventure ? — Je ne prétends pas dire, reprit Don Quichotte, que ce soit là une aventure complète, mais c’en est le commencement ; car c’est ainsi que commencent les aventures. Mais chut ! écoutons : il me semble qu’il accorde un luth ou une mandoline, et à la manière dont il crache et se nettoie la poitrine, il doit se préparer à chanter quelque chose. — En bonne foi, c’est vrai, repartit Sancho, et ce doit être un chevalier amoureux. — Il n’y a point de chevaliers errants qui ne le soient, reprit Don Quichotte ; mais écoutons-le, et, s’il chante, par le fil de sa voix nous tirerons le peloton de ses pensées, car l’abondance du cœur fait parler la langue[4]. » Sancho voulait répliquer à son maître, mais il en fut empêché par la voix du chevalier du Bocage, laquelle n’était ni bonne ni mauvaise. Ils prêtèrent tous deux attention et l’entendirent chanter ce


SONNET.

« Donnez-moi, madame, une ligne à suivre, tracée suivant votre volonté ; la mienne s’y conformera tellement que jamais elle ne s’en écartera d’un point.

» Si vous voulez que, taisant mon martyre, je meure, comptez-moi déjà pour trépassé, et si vous voulez que je vous le confie d’une manière inusitée, je ferai en sorte que l’amour lui-même parle pour moi.

» Je suis devenu à l’épreuve des contraires, de cire molle et de dur diamant, et aux lois de l’amour mon âme se résigne.

» Mol ou dur, je vous offre mon cœur ; taillez ou gravez-y ce qui vous fera plaisir ; je jure de le garder éternellement. »

Avec un hélas ! qui semblait arraché du fond de ses entrailles, le chevalier du Bocage termina son chant ; puis, après un court intervalle ; il s’écria d’une voix dolente et plaintive : « Ô la plus belle et la plus ingrate des femmes de l’univers ! Comment est-il possible, sérénissime Cassildée de Vandalie, que tu consentes à user et à faire périr en de continuels pèlerinages, en d’âpres et pénibles travaux, ce chevalier ton captif ? N’est-ce pas assez que j’aie fait confesser que tu étais la plus belle du monde à tous les chevaliers de la Navarre, à tous les Léonères, à tous les Tartésiens, à tous les Castillans, et finalement à tous les chevaliers de la Manche. » — Oh ! pour cela non, s’écria aussitôt Don Quichotte, car je suis de la Manche, et jamais je n’ai rien confessé de semblable, et je n’aurais pu ni dû confesser une chose aussi préjudiciable à la beauté de ma dame. Tu le vois, Sancho, ce chevalier divague, mais écoutons, peut-être se découvrira-t-il davantage. — Sans aucun doute, répliqua Sancho, car il prend le chemin de se plaindre un mois durant. »

Toutefois, il n’en fut pas ainsi ; le chevalier du Bocage ayant entr’ouï qu’on parlait à ses côtés, interrompit ses lamentations, et, se levant debout, dit d’une voix sonore et polie : « Qui va là ? quels gens y a-t-il ? Est-ce par hasard du nombre des heureux ou du nombre des affligés ? — Des affligés, répondit Don Quichotte. — Eh bien ! venez à moi, reprit le chevalier du Bocage, et vous pouvez compter que vous approchez de l’affliction même et de la tristesse en personne. » Don Quichotte, qui s’entendit répondre avec tant de sensibilité et de courtoisie, s’approcha de l’inconnu, et Sancho fit de même. Le chevalier aux lamentations saisit Don Quichotte par le bras : « Asseyez-vous, seigneur chevalier, lui dit-il, car, pour deviner que vous l’êtes, et de ceux qui professent la chevalerie errante, il me suffit de vous avoir trouvé dans cet endroit, où la solitude et le serein vous font compagnie, appartement ordinaire et lit naturel des chevaliers errants. » Don Quichotte répondit : « Je suis chevalier, en effet, de la profession que vous dites, et quoique les chagrins et les disgrâces aient fixé leur séjour dans mon âme, cependant ils n’en ont pas chassé la compassion que je porte aux malheurs d’autrui. De ce que vous chantiez tout à l’heure, j’ai compris que les vôtres sont amoureux, je veux dire nés de l’amour que vous portez à cette belle ingrate dont le nom vous est échappé dans vos plaintes. »

Quand les deux chevaliers discouraient ainsi, ils étaient assis côte à côte sur le dur siège de la terre, en paix et en bonne intelligence, comme si, aux premiers rayons du jour, ils n’eussent pas dû se couper la gorge. « Seigneur chevalier, demanda celui du Bocage à Don Quichotte, seriez-vous par bonheur amoureux ? — Par malheur je le suis, répondit Don Quichotte, quoique, après tout, les souffrances qui naissent d’une affection bien placée doivent plutôt passer pour des biens que pour des maux. — Telle est la vérité, répliqua le chevalier du Bocage, quand toutefois le dédain ne nous trouble pas l’entendement et la raison, car il peut être poussé au point de ressembler à de la vengeance. — Jamais je ne fus dédaigné par ma dame, répondit Don Quichotte. — Non, par ma foi, ajouta Sancho qui se tenait près de lui, car notre dame est plus douce qu’un mouton et plus tendre que du beurre. — Est-ce là votre écuyer, demanda le chevalier du Bocage ? — Oui, c’est lui, répondit Don Quichotte. — Je n’ai jamais vu d’écuyer, répliqua l’inconnu, qui osât parler où parle son seigneur. Du moins, voilà le mien, qui est grand comme père et mère, et duquel on ne saurait prouver qu’il ait desserré les dents où j’avais parlé. — Eh bien, ma foi, s’écria Sancho, moi j’ai parlé, et je parlerai devant un autre aussi… et même plus… mais laissons cela ; c’est pire à remuer. »

Alors l’écuyer du Bocage empoigna Sancho par le bras : « Compère, lui dit-il, allons-nous-en tous deux où nous puissions parler tout notre soûl, et laissons ces seigneurs nos maîtres s’en compter l’un à l’autre avec l’histoire de leurs amours. En bonne foi de Dieu, le jour les surprendra qu’ils n’auront pas encore fini. — Très-volontiers, répondit Sancho, et je dirai à votre grâce qui je suis, pour que vous voyiez si l’on peut me compter à la douzaine parmi les écuyers parlants. » À ces mots, les deux écuyers s’éloignèrent, et ils eurent ensemble un dialogue aussi plaisant que celui de leurs maîtres fut grave et sérieux.


  1. No hay amigo para amigo,
    Las cañas se vuelven lanzas.

    Ces vers sont extraits du romance des Abencerrages et des Zégris, dans le roman de Ginès Perez de Hita, intitulé Histoire des guerres civiles de Grenade.

  2. Il y a dans l’original : « De l’ami à l’ami, la punaise dans l’œil. » Ce proverbe n’aurait pas été compris, et j’ai préféré y substituer une expression française qui offrît le même sens avec plus de clarté.
  3. Dans tout ce passage, Cervantès ne fait autre chose que copier Pline le naturaliste. Celui-ci, en effet, dit expressément que les hommes ont appris des grues la vigilance (lib. X, cap. 23), des fourmis la prévoyance (lib. XI, cap. 30), des éléphants la pudeur (lib. VIII, cap. 5), du cheval la loyauté (lib. VIII, cap. 40), du chien le vomissement (lib. XXIX. cap. 4), et la reconnaissance (lib. VIII, cap. 40). Seulement, l’invention que Cervantès donne à la cigogne, Pline l’attribue à l’ibis d’Égypte. Il dit encore que la saignée et bien d’autres remèdes nous ont été enseignés par les animaux. Sur la foi du naturaliste romain, on a long-temps répété ces billevesées dans les écoles.
  4. Saint Matthieu, cap. XII, vers. 34.