Librairie Guillaumin & Cie (p. 512-526).

Sur le « Retour à la terre » de M. Méline

(Paris, Hachette 1905)





Cette malheureuse question de l’impôt sur le revenu a le don de tourner toutes les têtes à l’envers, même les meilleures. Il n’est guère possible de trouver une raison à ce phénomène que dans l’influence de l’hérédité et dans une vieille habitude devenue, selon Pascal, une seconde nature ; on dirait que nous tenons essentiellement à payer des impôts sans savoir ni pourquoi, ni comment, ni combien.

Nous avons vu les exagérations en cette matière, de Lamartine, de Proudhon lui-même, de M. Jules Roche, de M. Kergall et de tant d’autres. On dirait qu’une sorte de fatalité s’en mêle ; qu’une fée malfaisante a passé le mot d’ordre répété sans réflexion, sans examen par les nombreux écrivains, publicistes, journalistes, économistes qui ont, en France, à traiter la question de la réforme fiscale.

Pendant que toutes les nations qui nous entourent, quoique bien moins chargées d’impôts que nous le sommes, ont adopté le revenu vrai, le revenu personnel comme base légitime de l’impôt, nous nous refusons, nous autres Français, qui nous donnons cependant comme initiateurs en tant de choses, même à examiner avec attention ce système, le seul qui puisse rendre plus supportable et moins dangereuse la situation économique et sociale où nous nous trouvons.

Voici un nouvel exemple de ce parti pris de rester enlizé dans cette étrange, dans cette déconcertante erreur.

Dans son dernier ouvrage : Le Retour à la terre, M. Méline établit d’après les statistiques les plus minutieuses que l’impôt prélève sur les produits agricoles 21 % d’après M. Fourquet ; 36 % d’après M. Klotz et même 41 %, l’intérêt de la dette hypothécaire compris. À côté de cet épuisant prélèvement au détriment de la terre, il fait remarquer que la richesse mobilière contribue seulement pour 7 fr. 60 % aux frais généraux de la nation. Et comme si cette injustice n’était pas encore suffisante, la petite propriété rurale est, en outre, écrasée et souvent anéantie dans son capital même, par nos lois civiles et de procédure, sur les partages, les licitations, les hypothèques et par des formalités de toutes sortes.

Les conséquences inévitables de cet état de choses ne se sont pas fait attendre, elles s’aggravent chaque jour davantage.

Déserteurs des champs et des ateliers, plus de quatre cent mille vagabonds ne reconnaissent plus aucune des lois des sociétés civilisées ; on ne sait plus où les loger ; les tribunaux judiciaires cherchent à se décharger de cette corvée sur les administrations départementales qui se les renvoient d’une contrée à l’autre, sans pouvoir les fixer nulle part.

Les ventes d’immeubles sur saisies s’élevaient, en 1865 à 5.538 ; en 1872 à 9.306 ; en 1889 à 14.298 ; en 1896 à 20.390, ce qui continue à rejeter de la vie rurale, chaque année, plus de 50.000 individus.

Les hospices, les maisons de correction, les colonies pénitentiaires, les prisons, l’assistance publique, la charité privée ne présentent que des moyens de plus en plus insuffisants pour loger, secourir et essayer de corriger ces épaves de notre civilisation dite très avancée.

M. Méline établit, en outre, qu’actuellement le revenu net de la propriété rurale, réduit à 1.92 1 millions, paie 421 millions d’impôt direct, tandis que le revenu des valeurs mobilières, qui est de 3.438 millions, ne paie que 265 millions d’impôt.

À côté de ces misères extrêmes se constituent chaque année des fortunes de plus en plus colossales, par le prélèvement en quelque sorte automatique au profit de quelques privilèges seulement, des bénéfices produits par le travail universel[1].

Quand on a lu avec attention les pages où sautent aux yeux de pareilles évidences, on attend avec curiosité les remèdes que l’auteur va proposer pour sortir, si possible, de cet état de malaise général.

Et tout naturellement, l’auteur hypnotisé comme tant d’autres, par nos préjugés au sujet de l’impôt sur le revenu, commence par faire à cet impôt les reproches que nous avons déjà rencontrés :

« Malheureusement, dit-il, le législateur ne semble pas disposé à diminuer le lourd fardeau fiscal qui pèse sur la propriété rurale ; bien loin de la diminuer, tous les projets de réforme qu’on nous apporte ne tendent qu’à l’augmenter. Il n’est pas difficile de démontrer que l’impôt global sur le revenu, par exemple, si on l’établit, retombera de tout son poids sur la propriété immobilière, la seule qui ne puisse pas échapper à l’œil du fisc ; il ne sera pas autre chose qu’une nouvelle prime donnée à la fortune mobilière si facile à dissimuler et une nouvelle cause d’infériorité pour la terre ; l’exode rural, bien loin de se ralentir, redoublera d’intensité.

« On voudrait dégoûter les agriculteurs de la terre qu’on ne pourrait pas inventer un système plus ingénieux, plus raffiné. On vient les relancer, les traquer au milieu de leur travail déjà si ingrat et souvent si rebutant, au milieu de leur vie d’inquiétude perpétuelle pour leur demander compte de tout ce qu’ils font, de tout ce qu’ils produisent, de ce qu’ils gagnent, et même de ce qu’ils mangent ; on violente, on révolte tous les instincts. On sait, en effet, combien il est difficile d’obtenir des agriculteurs, même les plus intelligents, la tenue d’une comptabilité régulière… les prévisions sont trop souvent déjouées par la malicieuse nature, et ce serait du temps perdu que d’aligner des chiffres. L’agriculteur remplace le grand livre par son bas de laine ; quand il est rempli, c’est que l’année est bonne ; quand il est vide, c’est qu’elle est mauvaise ; il n’en sait pas davantage, et cela lui suffit. Et c’est à cet homme que vous allez demander d’établir chaque année le compte exact de son revenu, comme vous le feriez à un commerçant ou à un industriel ».

Mais non, M. Méline, mille fois non ; comme tous vos confrères, avocats des millionnaires, vous commettez-là l’une de ces exagérations vraiment inacceptables. Nous avons déjà pour l’impôt foncier, pour les baux, pour les mutations par donation, par contrat de mariage ou testament ou par décès, les revenus de la terre servant de base à plusieurs impôts. Est-ce que le fisc, malgré sa cruauté naturelle, a jamais eu l’idée de tracasser à ce point les cultivateurs, de leur demander le compte exact des revenus de chaque année ? Est-ce que ce n’est pas une moyenne de ces revenus, basée peut-être sur une expérience de dix ou vingt années qui fixe ou doit fixer le montant de ces revenus ? Qu’en ce qui concerne l’impôt foncier, le chiffre immuable de ce revenu, fixé une fois pour toutes depuis quatre-vingts ans soit le plus inexact qui existe dans toute l’Europe, Turquie comprise, personne n’en doute plus, et c’est même là l’une des causes les plus actives de l’abandon de tant de terres autrefois cultivées. Vous venez d’établir que le revenu net de la terre est de 1.921 millions ; pour fixer le chiffre a-t-on tracassé jusque dans leurs cuisines les ménagères de la culture, ou l’agriculteur jusque dans son écurie pour compter et peser peut-être son bétail ? Est-ce qu’il n’est pas connu dans toutes les contrées de la France que, dans tel canton de la commune, un hectare de terre se louera par exemple 5 francs, ailleurs 10 francs, ailleurs 50 ou 100 francs.

Voilà la base normale, légale, juste, de l’impôt, et elle sera d’autant plus juste qu’avec l’exemption à la base, le petit cultivateur ne sera pas dégoûté de son métier aussi facilement qu’aujourd’hui, lorsqu’il saura que le strict nécessaire de son revenu lui reste intact ; que, s’il a des dettes on en tiendra compte ; que s’il a beaucoup d’enfants le fisc n’aura plus la cruauté, comme il l’a aujourd’hui, de prendre encore sa part sur la nourriture de ses petits. Les prétendues difficultés signalées par M. Méline sont résolues ainsi qu’il suit en Suisse : l’un de mes voisins de campagne, moitié cultivateur, moitié tailleur de pierres, me donne le décompte de ses impôts. Le revenu de sa culture est estimé à 500 francs, celui de son industrie de tailleur à 1.000 francs. Du total de 1.500 francs on déduit, 600 francs pour dépenses de ménage, 400 francs pour entretien de deux enfants mineurs, ce qui réduit le revenu imposable à 500 francs, sur lesquels il paie pour l’impôt cantonal à 1 fr. 20, 6 fr. et pour impôt communal à 1 fr. 50, 7 fr. 50.

Un petit cultivateur français, avec le même revenu et la même industrie, au lieu de 13 fr. 50, paierait au moins 150 francs sous forme d’impôt foncier, patente, personnelle, mobilière, portes et fenêtres, impôts indirects, etc.

Cela est simple comme bonjour et compris de tous les enfants de 14 ans sortant de l’école primaire en Suisse. Eh bien, je ne sais par suite de quelle sorcellerie, il est impossible de faire entrer dans la tête des Français, même ministres ou sortant de Polytechnique, un calcul aussi simple, aussi juste et aussi humain.

« Le revenu vrai d’un agriculteur reprend M. Méline, est presque impossible à déterminer ; il suppose, en effet, la réalisation d’opérations en cours, dont on ne peut pas prévoir les résultats. Voilà le terrain mouvant sur lequel le fisc a la prétention d’engager la discussion avec des millions d’agriculteurs ; il faudra qu’il les mette sur la sellette, qu’il les confesse, le mot n’est pas trop fort, pour en obtenir les renseignements les plus intimes sur leur manière de vivre, leurs consommations journalières et celles de leurs familles, sur ce qu’ils dépensent pour ensemencer leurs terres, nourrir leur bétail, etc., etc. Nous plaignons le gouvernement chargé d’une pareille besogne ».

Savez-vous ce qui est encore plus à plaindre que ce prétendu gouvernement ? Ce sont nos économistes et nos anciens ministres qui se creusent la tête pour trouver de si mauvaises raisons. Qui a bien pu inventer qu’il faudra mettre les cultivateurs sur la sellette ; qu’il faudra les confesser, pour obtenir des renseignements que tout le monde connaît, dans le pays, excepté messieurs les ministres et économistes.

J’ai eu à m’informer pendant plus d’un demi-siècle du revenu et de la valeur des terres, dans plusieurs pays, terres isolées ou groupées en domaines. Je n’ai jamais eu à m’adresser à plus d’un ou deux paysans dans chaque commune pour être parfaitement renseigné sur ces chiffres. Est-il plus difficile à l’administration qu’à un simple particulier de se renseigner sur ces valeurs ? N’a-t-elle pas déjà entre les mains tous les documents nécessaires ?

De plus, nous avons vu plus haut que le revenu net de la terre est de 1.921 millions. D’où vient ce chiffre si ce n’est de l’addition de tous les revenus particuliers ? Ira-t-on jusqu’à prétendre qu’on a fait des additions de revenus inconnus ?

« L’impôt sur le revenu aura un autre résultat, un résultat général, auquel personne n’échappera, pas plus les petits propriétaires que les grands ; la dépréciation croissante de la terre sera la conséquence inévitable du système… Tout le monde vendra et personne n’achètera ».

Est-il possible d’être en plus flagrante contradiction avec les effets certains que produirait au contraire l’impôt sur le revenu ? Quelle est la cause actuelle de la dépréciation du sol, si ce n’est l’impôt énorme qui pèse sur la terre, et dont les chiffres viennent d’être énoncés plus haut ? Jusqu’à un certain chiffre de revenu considéré comme indispensable à la vie, il n’y aurait plus d’impôt et ce fait viendrait diminuer la valeur de la terre ? Dans l’échelle ascendante de la richesse, jusqu’à un chiffre même très élevé, la terre supporterait encore moins d’impôts qu’aujourd’hui, puisque ces impôts frapperaient indistinctement dans la même proportion les valeurs mobilières et immobilières. Ce n’est que tout au-dessus de l’échelle des grands revenus, entre les mains de cent ou deux cent mille personnes, qu’il y aurait une certaine augmentation de l’impôt, par rapport au système actuel. Et quel trouble cette augmentation peu sensible, du reste, pourrait-elle apporter à la société, et même aux quelques particuliers qu’elle atteindrait, lorsqu’il est certain que cette augmentation ne toucherait jamais qu’une part du revenu absolument superflue, et qui se convertit aujourd’hui en un nouveau capital, venant augmenter encore la fortune déjà trop considérable de ceux qui la possèdent ou plutôt qui en sont possédés ?

Il est si vrai que c’est la petite propriété qui fait la valeur de la grande, qu’actuellement, au nord de l’Italie, et notamment dans la belle vallée de la Dora-Baltea, en Piémont, la valeur du sol a triplé depuis que de simples ouvriers, revenant dans leur pays, la bourse garnie de quelques rouleaux d’or, gagnés en France, peuvent acheter à des prix infiniment supérieurs à ceux d’autrefois, des parcelles de terre détachées des grands domaines. Et à quelle cause les gens du pays attribuent-ils cette valeur extraordinaire du sol, si ce n’est à la faiblesse des impôts atteignant aujourd’hui en Italie les petits revenus, et davantage les grands revenus, favorisant aussi le développement de la population, à tel point que l’Italie, tout en augmentant considérablement en nombre, expédie à l’étranger trois cent mille émigrants chaque année ? Notre système fiscal est si contraire au bon sens et à la raison que nous sommes obligés de recourir à ces étrangers pour faire à meilleur compte la plupart de nos travaux que nos petits propriétaires ne pourraient plus supporter, s’il fallait recourir au travail français, plus coûteux ; en sorte que ce qui reste de richesse chez nous passe en partie la frontière, pendant qu’une autre partie importante, produite par le travail, est absorbé par les impôts sur la terre, et par l’intérêt ou l’usure du capital argent de plus en plus concentré en quelques mains.

« Nous nous bornons, termine ainsi M. Méline, à ces simples considérations ; elles suffisent à établir ce que nous voulions prouver, que l’impôt global et progressif sur le revenu serait un des coups les plus funestes que l’on puisse porter à notre agriculture renaissante, et qu’il serait de nature à arrêter complètement son relèvement ».

Nous venons de voir comment cette preuve a été administrée ; quant au relèvement de l’agriculture, s’il existe partiellement peut-être dans quelques contrées privilégiées, mais certainement pas dans l’ensemble du pays, où la population continue à diminuer, cela tient sans doute de ce qu’on a déjà introduit dans la législation fiscale une certaine progression et une certaine égalité dans les droits de mutation par décès qui, atteignant davantage la fortune mobilière, pèsent peut être un peu moins sur le revenu de la terre.

M. Méline a aussi répété que les capitaux se porteront sur les valeurs étrangères ; j’ai indiqué ailleurs que rien n’est plus facile que d’atteindre en France le revenu de ces valeurs dont le placement hors de nos frontières fait acquérir à la France près d’un milliard de revenus tiré de l’étranger. La famille française, prise dans son ensemble, profite évidemment davantage de ce revenu payé par le travail étranger, que s’il était tiré encore du travail français qui a déjà plus de charges qu’il n’en peut supporter. Et d’ailleurs, les capitaux anglais, prussiens, suisses, italiens, etc., ont-ils émigré en masse en France ou ailleurs, parce qu’en Angleterre, en Prusse, en Suisse, etc., ils sont atteints par un impôt progressif ? Pour quoi les capitaux français plus égoïstes, iraient-ils plus qu’aujourd’hui, courir les aventures à l’étranger, quand de cruelles expériences ont démontré que souvent ces promenades hors des frontières, leur coûtent plus cher que nos impôts ?

Après cette charge à fond, en quelque sorte obligatoire, contre l’impôt sur le revenu, chez les économistes français, M. Méline propose quelques excellentes mesures que nous allons indiquer ; mais quelle est la valeur de ces mesures, si le petit bénéfice qu’elles peuvent procurer continue à être anéanti ou absorbé par notre système fiscal actuel ?

Il propose de créer le bien de famille, comme en Amérique, rendu, par une loi spéciale, inaliénable et transmissible aux enfants dans de meilleures conditions. Mais ce bien de famille existait en France, sans qu’il fût besoin de le protéger par une loi exceptionnelle tendant à attachera la terre, presque malgré lui, le cultivateur. Quel intérêt peut-il avoir à ne plus pouvoir vendre son bien, si son revenu continue à être dévoré par le fisc ? N’est-il pas plus naturel de favoriser la possession de cette terre, que le paysan, heureusement, aime encore, en le débarrassant dans une juste mesure et, dans certains cas, totalement, de ces 21 %, 36 % et 41 % décrits plus haut, prélevés sur son revenu ? En supprimant la source du mal nous n’aurons plus besoin de recourir à des mesures exceptionnelles, peu en rapport avec notre esprit de liberté dans le droit de propriété. Nous ne condamnons pas le homestead qu’on peut essayer ; mais nous doutons fortement des bons résultats qu’on voudrait en obtenir, si, tout d’abord, on n’exempte pas la petite propriété des charges énormes qui la tuent dans l’œuf.

M. Méline parle aussi des associations, des syndicats, des coopératives de consommation et de production. Tout cela est très bon, mais d’une efficacité douteuse si on les laisse, dans la lutte pour la vie, en rivalité et en concurrence avec ces formidables associations capitalistes qui, presqu’exemptes d’impôts, font au travail les conditions draconiennes que nous connaissons. Vous aurez beau réunir dix, cent, mille, cent mille de ces malheureux, impuissants individuellement, leur impuissance collective est la même, elle est même aggravée, elle ne peut développer en eux, comme nous le voyons quelquefois, que des idées de colère et de destruction. Avec du désordre comment faire de l’ordre ? C’est à chaque individu qu’il faut faciliter le chemin vers la propriété ou la conservation de la propriété déjà acquise, en affranchissant le travail et la petite propriété des charges qui les accablent aujourd’hui. Vous aurez beau additionner la misère avec la misère, la multiplier même avec elle-même, vous aurez toujours la même nature de produit, c’est-à-dire encore la misère. La manière de changer ce produit, ce serait associer la misère avec la richesse ; de mettre ce que les uns ont de trop avec ce que les autres ont de moins, suivant la grande pensée de Bossuet ; vous obtiendrez sans doute par là, entre ces deux extrémités du monde économique, de l’aisance au milieu, comme intermédiaire nécessaire entre les forces exagérées d’un côté et les faiblesses impuissantes de l’autre. La réforme fiscale proposée aiderait certainement à créer ce meilleur état social.

C’est ainsi que l’on ferait comprendre aux déshérités que le droit de propriété est utile à tous, et non pas à quelques-uns seulement ; que le travail est un trésor pour le travailleur lui-même, et non pas seulement pour le capitaliste qui est trop souvent le seul à en profiter aujourd’hui, ainsi que l’expérience et le raisonnement le démontrent trop bien.

Notre régime économique et fiscal ne peut pas se prolonger indéfiniment sans danger ; il a fait de quelques milliers de privilégiés la clé de voûte de l’édifice social. Il est permis de prévoir que cet édifice reposant sur des fondations peu solides, est, d’un moment à l’autre, exposé à s’effondrer par son propre poids sur ceux là mêmes qui croient en être protégés. La marée humaine, comme celle de l’Océan, se soulève quel quefois en tempête, et emporte les institutions que l’on croyait inébranlables.

Voyez-vous ce qui se passe à l’Orient de l’Europe, au soleil levant de l’Asie ? Qui aurait pensé, il y a moins de deux ans, que, sous une semblable apparence de force il y avait tant de faiblesse ; et d’un autre côté, qu’une telle puissance latente se cachait aux yeux de l’ignorance européenne ?



Deux faits divers donnent une idée de l’application humaine de nos lois fiscales :

Un homme, père de six enfants mineurs, malade, affaibli peut-être par la phtisie, dépourvu de toute ressource, incapable d’un travail suivi, est surpris vendant des allumettes. Amende de deux cents francs, ou prison s’il ne paie pas. — Le déshonneur de la prison l’effraie. — Pour payer, nouvelle contravention ; il passe en fraude de l’alcool, et se procure, ainsi, 180 francs ; son honneur va être sauf ; il va les porter au receveur. — Il manque 20 francs, plus quelques frais. Il est gravement question de le mettre en prison pour cette différence ; il y est peut-être au moment où j’écris : dans sa bonté, notre miséricordieuse administration promet à la femme et aux enfants du prisonnier quelques bons de pain incapables de les nourrir et des bons de charbon pour cuire les aliments qu’ils n’ont pas.

D’autres juges viennent de condamner à une amende de mille francs une pauvre femme surprise à offrir à sa triste clientèle 1.710 allumettes.

Évidemment la société tremblerait sur sa base si d’aussi horribles crimes demeuraient impunis.



Voilà à quelle extrémité peut conduire la misère. Un autre fait divers, tiré d’un journal anglais, nous donne l’exemple du bon emploi de la grande richesse favorisée en Amérique, comme chez nous, par les habiles précautions d’une législation qui fait porter le poids de l’impôt sur le travail, pour ménager davantage le capital, seul objet de toute la sollicitude du législateur : Voici la traduction de ce passage :

Cinquante mille francs pour un dîner de vingt-quatre couverts ! Les gens raisonnables croiront peut-être que c’est une blague, et pourtant le fait s’est passé le 30 juin au Savoy-Hôtel, à Londres. Un millionnaire américain, que les journaux se plaisent à déclarer excentrique, avait promis à ses invités, parmi lesquels se trouvaient Mme Réjane et Mlle Jeanne Granier, un dîner « extra ». Il le fut, puisqu’il revint à la somme de 50.000 francs !

Et dire qu’à Londres, le même jour, des milliers de personnes n’ont pas eu de quoi satisfaire leur faim, dire que parmi ces derniers, il en est qui sont morts, faute de nourriture !

Je crois avoir répondu à toutes les objections que l’on peut faire au système devenu nécessaire de la progression de l’impôt. Un aimable correspondant, à qui j’ai communiqué mon manuscrit, m’écrit ces mots par lesquels je veux finir cette longue dissertation :

« Au point où vous laissez la question, il ne reste à nos riches propriétaires de titres qu’à faire leur nuit du 4 août. Ce n’est qu’une affaire de bonne volonté et de sacrifice, si tant est que ce soit un sacrifice que de perdre cent sous pour en conserver mille ».

Et maintenant la parole est à nos législateurs, non pas à ceux d’aujourd’hui qui paraissent impuissants à résoudre le problème ; ils n’en ont pas le courage, mais aux législateurs de demain ou, plutôt, aux citoyens électeurs qui ne seront peut-être pas éternellement assez naïfs pour se laisser piper par des mots.

  1. M. Raoul Loky signale déjà ce fait dans le Correspondant du 10 février 1885 : « La fortune rapide et excessive d’un petit nombre de capitalistes aux dépens des classes laborieuses prépare un excellent terrain pour la semence des idées communistes. »