Librairie Guillaumin & Cie (p. 507-511).

Lamartine, Thiers, Proudhon, adversaires de l’impôt progressif





Parmi les écrivains de la première moitié du siècle passé, nous rencontrons trois adversaires de l’impôt sur le revenu, surtout lorsqu’il affecte le caractère progressif. Ils ont développé leurs critiques : Lamartine dans le chap. X du livre II de son ouvrage, le Passé, le Présent et l’Avenir de la République ; Thiers, dans sa théorie de la Propriété ; Proudhon dans sa théorie de l’Impôt adressée aux législateurs du canton de Vaud.

Leur argument principal repose surtout sur cette idée, que l’impôt doit atteindre tout capital et tout revenu dans une proportion mathématique constante, sans tenir aucun compte de la situation particulière de l’homme appelé à le supporter et à le payer. Ils considèrent la progression comme une atteinte au droit de propriété.

Il y a cinquante ans cette thèse pouvait se soutenir. L’impôt dit proportionnel n’avait pas encore produit ses funestes effets : on ne s’était pas aperçu que cette prétendue proportion mathématique n’était pas du tout proportionnée aux facultés du contribuable, qu’elle était, au contraire, progressive en sens inverse de sa fortune ; la richesse mobilière n’avait pas encore atteint le développement extraordinaire qu’elle a acquis depuis ; l’industrie exploitée par les grands capitaux, concentrés en quelques mains, n’avait pas détruit le travail modeste de la famille incapable de lutter contre cette concurrence, toute puissante ; enfin, les dépenses publiques ne s’élevaient pas alors à la somme colossale de plus de trois milliards sept cent millions, très supérieure au revenu net du sol tout entier de la France.

La question de l’impôt, traitée théoriquement, pouvait donc recevoir une solution conforme aux traditions du passé, sans grand inconvénient. Mais aujourd’hui on se trouve en présence d’une situation trop certaine et très différente, dont les effets n’étaient guère prévus. On ne pensait pas qu’un jour viendrait où l’impôt, fondé sur l’idée de proportionnalité mathématique, aggravé par une dette hypothécaire toujours plus élevée, par des fermages ne répondant plus aux produits, par des charges générales et des frais partout augmentés, anéantirait la petite et la grande propriété. La classe agricole n’avait pas encore déserté les champs, n’étant pas alors découragée par la trop grande difficulté à vivre ; enfin, le sol français produisait un revenu net supérieur aux dépenses nationales.

Tous ces événements ont amené une modification profonde dans les rapports du capital et du travail et dans la répartition générale de la richesse, l’impôt actuel produisant cet effet économique déplorable d’aller jusqu’à atteindre, non plus seulement le revenu, mais le capital même de la petite propriété.

Il faut tenir compte de tous ces faits, il faut comprendre aujourd’hui qu’il est illogique de faire contribuer aux charges générales l’homme qui n’a pas même le nécessaire, ou ne possède que le strict nécessaire pour faire face à ses charges particulières ; enfin, que l’impôt ne doit commencer que là où finit l’indispensable. N’est-ce pas un contresens de préparer par l’impôt, frappant le nécessaire, une légion de malheureux qui, en définitive, retombent à la charge de la société, et peuvent aller même jusqu’à la menacer dans son existence, si le mal s’aggrave encore.

Lisez attentivement les ouvrages cités plus haut ; malgré la réputation de ces écrivains, je ne pense pas qu’on puisse y rencontrer un seul argument contre l’impôt progressif, qui ne soit démenti par les faits et les événements survenus depuis.

Est-ce atteindre le droit de propriété, comme ils l’ont prétendu, que de faciliter la création de la propriété par le travail, seule origine vraiment morale de ce droit, en modifiant la répartition de l’impôt.

Le temps de comprendre ces choses n’était pas arrivé, au commencement du XIXe siècle ; c’est là peut-être l’excuse des polémistes de cette époque, c’est déjà beaucoup que de bien voir ce qui existe ; c’est peut-être trop demander que d’exiger de prévoir les conséquences de ce qui n’existe pas encore. N’est-ce pas M. Thiers qui regardait comme impossible l’établissement des chemins de fer ? Avec une pareille clairvoyance en fait d’industrie, on pouvait tout aussi logiquement contester l’utilité et même la possibilité de l’impôt progressif.

Puisqu’il paraît impossible de diminuer les dépenses avec le système actuel, l’impôt sur le revenu avec progression pourrait imiter cette loi commune en mécanique, consistant à obtenir le meilleur produit avec la moindre dépense. Or, le remplacement d’un grand nombre de nos impôts par l’impôt sur le revenu obtiendrait certainement ce résultat. La multiplicité de nos impôts actuels exige une foule de fonctionnaires ; frappant le travail et la petite propriété dans la même proportion que la richesse et la grande propriété, et même souvent dans une plus grande proportion, ils ne peuvent qu’augmenter le nombre des miséreux ; ils sont un obstacle à la vie à bon marché, ils empêchent le travailleur, à moins de circonstances très rares, d’arriver à la possession du petit capital ou du petit revenu capable de mettre sa vieillesse à l’abri du besoin. Les puissants capitalistes actuels et l’école des économistes orthodoxes qui les représentent, ne veulent pas convenir de cette vérité trop bien démontrée. Bastiat a fait rire en son temps, lors de la discussion entre le protectionnisme et le libre échange, en adressant aux chambres sa pétition des fabricants de chandelles contre la lumière du soleil. Sa verve pourrait encore s’exercer aujourd’hui en adressant au Parlement une pétition en faveur de nos pauvres millionnaires capitalistes contre les prétentions de nos millions de travailleurs qui demandent aussi leur place au soleil et leur feraient ainsi, disent-ils, une terrible concurrence. Ces millionnaires feraient valoir leur misère ; ils feraient comprendre, sans doute, que c’est menacer tout l’édifice social, si l’on permet, par une réforme de l’impôt, aux travailleurs, d’arriver à acquérir, par leurs efforts, cette fameuse retraite pour la vieillesse, dont la formule paraît si difficile à trouver.



Il y eût aussi à Rome des luttes sociales au sujet de la possession de la richesse ; le peuple se plaignait d’être écrasé. Un patricien, Ménénius Agrippa, le calma avec son fameux apologue des membres et de l’estomac que l’on nous faisait traduire dans le temps au collège. L’estomac, c’était la classe des patriciens ; les membres, c’était le peuple ; ils se plaignaient de travailler toujours pour ce dévorant estomac ; ils menaçaient de se mettre en grève, comme aujourd’hui, ce qui contrariait singulièrement l’estomac des patriciens. Le peuple romain, comme le peuple de tous les temps, cherchait à améliorer sa situation, mais, en même temps, il aimait beaucoup ces grandes familles consulaires et patriciennes qui faisaient la gloire de Rome ; il en était même très fier, les orateurs obtenaient assez facilement des succès de tribune, et le peuple adjugea les conclusions d’Agrippa en continuant à travailler pour l’estomac.

Je racontais un jour cette aventure à des ouvriers français. L’éloquence de Ménénius ne les avait pas tous convertis. Avant de penser à l’estomac des patriciens, dit l’un d’eux, je pense à celui qui est à moi. Si j’avais été là, j’aurais dit à cet avocat : laissez-moi travailler d’abord pour mon estomac, travaillez de votre côté pour le vôtre ; avec ce système nous serons toujours d’accord.