Librairie Guillaumin & Cie (p. 465-468).

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES





Le capital moderne remplit-il son rôle social ?





La propriété féodale a duré une douzaine de siècles, parce qu’elle répondait à un ensemble de devoirs sociaux particuliers à la classe qui la possédait. Le temps qui change tout a modifié ces devoirs correspondant aux droits, les a étendus à toute la nation (service militaire, fonctions judiciaires, etc.). Il était naturel que le droit de propriété s’étendît aussi à un plus grand nombre. Là où la charge, où la fonction utile se rencontre, là se trouve aussi le droit qui en est la compensation. Or la Révolution a créé un nouveau genre de droit de propriété ; elle l’a rendu à peu près exempt des charges qui correspondaient à ce droit sous le régime précédent. Ce phénomène est parfaitement expliqué par M. Faguet dans le livre qui vient de paraître sous le titre : Problème politique du temps présent. L’écrivain y va même jusqu’à dire que la propriété féodale, la propriété bourgeoise, la propriété paysanne, n’avaient pas alors l’amplitude, le caractère absolu de la propriété créée par la Révolution. Cela est vrai. Aussi, notre propriété actuelle, exempte des charges sociales qu’elle devait supporter autrefois, est-elle au moins, aussi menacée par le socialisme que la propriété antérieure, que les droits féodaux, notamment, l’ont été autrefois par la multitude qui en était exclue. Voilà pourquoi je soutiens que notre propriété moderne, telle que les faits et notre code civil nous l’ont procurée, en mariant le droit romain avec l’usure, a parcouru peut-être, après un siècle, la période normale de son évolution. Ce qui, dans la période précédente a fait durer si longtemps le régime féodal, c’est que le droit de propriété organisé par ce régime était chargé d’une foule de fonctions sociales, économiques, religieuses, charitables, imposées par la loi ou par les mœurs. Notre droit de propriété moderne, plus absolu, plus égoïste, et moins altruiste, si je puis m’exprimer ainsi, ne rend pas les mêmes services à la société. Et si l’on veut lui donner, en quelque sorte, un brevet de longue vie ou une raison d’être plus durable, il paraît prudent de le charger d’un rôle plus utile à la collectivité ; sous ce rapport, la progression de l’impôt aurait pour effet de lui imprimer, aux yeux de tous, ce cachet d’utilité générale qu’il n’a pas aujourd’hui. Et cela paraît d’autant plus nécessaire qu’à ce droit de propriété, au caractère égoïste, est venu s’ajouter depuis la Révolution, le privilège de l’usure désormais légalisée, et que la législation précédente s’était bien gardé d’admettre. Elle proscrivait au contraire l’usure, conformément au droit canonique, héritier de la tradition mosaïque. L’intérêt ajoute en effet au capitalisme un pouvoir d’accroissement indéfini, au point de rendre l’accession à la propriété impossible à la grande masse des travailleurs. Ainsi, double danger : droit de propriété absolu et sans charges sociales d’un côté, et de l’autre, facilité de faire accroître ce nouveau genre de propriété par l’intérêt, sans aucun travail. On n’a jamais vu, sous l’ancienne législation se former avec la même rapidité des accumulations de fortunes aussi considérables qu’on le voit aujourd’hui. Par le simple jeu de notre état social économique actuel, on constate que des centaines de millions sont entassés en une ou deux générations, au profit d’un seul homme ou d’une seule famille.

Nous en sommes là, c’est incontestable, bien que ce ne soit pas aussi public qu’en Angleterre ou en Amérique. La puissance formidable déjà acquise par le capital ainsi centralisé en quelques mains rend en fait, très difficile la correction lente et rationnelle de cet état ; il faut le reconnaître. Cependant, on peut encore espérer que les privilégiés actuels finiront, avec un esprit de prévoyance bien entendue, par accepter les transactions devenues nécessaires. Ce que les détenteurs des grandes fortunes ont fait dans presque tous les États qui nous entourent, pourquoi ne le feraient-ils pas en France ? Ils sont plus nombreux, dit-on, en France, et moins riches ; d’abord, cela n’est pas certain, et encore le fait existerait-il, pourquoi en toute justice refuseraient-ils à la classe qui travaille cette juste compensation ?

« Les aristocraties de l’ancien régime ont péri parce qu’elles ne faisaient pas leur métier, dit M. Faguet, parce qu’elles ne se comprenaient plus. Les hommes meurent parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, les corps constitués et continus ne périssent que par le suicide ».

Notre bourgeoisie, héritière de l’ancienne société, pourvue comme elle de privilèges, fait-elle bien son métier ? Rend-elle à la société les services que comporte son privilège capitaliste ? Remplit-elle envers l’innombrable multitude des travailleurs qui font sa richesse les devoirs de protection, corollaires de ses droits ? Contribue-t-elle dans une juste mesure aux charges de la société ? Il est permis d’en douter en examinant les résultats. Notre législation est-elle disposée de telle sorte que tous les membres de la grande famille puissent jouir par leur travail de ce droit de propriété qui fait la moralité et l’indépendance de l’homme ? Le capital, qui forme l’élément essentiel, la clé de voûte de l’édifice, au point de vue matériel, est-il accessible à tous les hommes de bonne volonté et de bon travail ? La récompense, sauf de très rares exceptions, est-elle assurée au mérite en équitable proportion ?

Le lecteur, s’il veut bien réfléchir, répondra lui-même à ces questions.