Que l’impôt peut contribuer à une plus équitable répartition de la richesse





L’introduction du prêt à intérêt, c’est-à-dire de l’usure, dans la législation depuis la fin XVIIIe siècle, a modifié profondément les relations du capital et du travail. Le capital, armé de l’usure légale, n’est plus l’associé du travail ; il en est devenu le tyran, l’exploiteur sans frein et sans merci. L’ancienne société, malgré ses autres défauts, a pu traverser quinze siècles, grâce, sans doute, à la proscription de l’usure, proscription maintenue avec soin par le droit canonique. La classe ouvrière, la classe rurale, malgré leur infériorité légale, ont pu surmonter les difficultés et les inconvénients du régime féodal. Aujourd’hui, la barrière qui protégeait ces classes jusqu’à un certain point, est supprimée. Elles sont en face du capital plus puissant que jamais qui les arrête par l’usure dans leur aspiration et leur tendance à la propriété et à l’indépendance.

L’impôt sur le revenu avec progression, comme mesure générale, et la mutualité dans ses applications particulières aux groupes divers, à la condition que les capitalistes puissants s’y incorporent dans le sens d’association avec le travail, et non d’exploitation (Je rappelle ici ce mot de l’évangile : mutuum date nihil inde sperantes) sont les deux mesures, l’une législative, l’autre volontaire, au moyen desquelles on peut corriger les effets de l’usure moderne. C’est ce que M. Léon Bourgeois, dans un banquet de la Chambre consultative du travail, a développé le 14 juin 1896, disant à ses auditeurs : « Quand vous établissez, grâce aux accords volontaires et libres formés entre vous, entre le capital et le travail une plus équitable répartition des produits du travail, je le demande : que faites-vous, sinon donner une base morale à la propriété individuelle, et justifier, sauver ce que nous considérons comme le prolongement et la garantie de la liberté humaine ? Oui, ce que vous faites et voulez, ce n’est pas confondre la liberté, la propriété de chacun, dans un grand tout oh tout disparaît ; c’est, au contraire, affirmer la liberté de l’individu, la liberté de sa propriété, à la condition qu’il l’ait acquise conformément à la morale et à la justice. »

La coopération est une autre forme de la correction de l’usure, c’est-à-dire de l’exploitation par le capital. C’est ce que M. Weill rappelle dans son grand ouvrage : Du mouvement social en France de 1852 à 1902, page 382 (Alcan éditeur 1905) : « Ce qui a contribué, depuis quelques années, au progrès de la coopération sous toutes ses formes, c’est que tous les partis politiques sont arrivés successivement à l’approuver et, quelquefois, à lui donner un concours pratique. Le parti catholique s’en est occupé de bonne heure, et des hommes d’action comme M. Louis Durand, comme M. Milcent à Poligny, sont arrivés à des résultats appréciables… S’appropriant les arguments des positivistes, les socialistes signalèrent la coopération comme une invention bourgeoise destinée à séparer de la masse ouvrière quelques-uns de ses militants les plus actifs ; ceux qui s’occupaient de coopération furent dénoncés comme des traîtres, et l’appui que leur accordait le gouvernement fortifia cette défiance. Mais, au bout de quelques années, ces idées changèrent ; les socialistes avaient sous les yeux l’exemple de la Belgique où le parti ouvrier possédait de grandes coopératives, source de force et de revenus pour lui… Tous les groupes socialistes arrivèrent donc à louer la coopération. »

Or, quel est le but de la mutualité et de la coopération ? C’est évidemment de faire parvenir le travailleur à la possession d’un capital, tant petit soit-il. Et, si nous avons vu, jusqu’à ce jour, l’insuccès de ces efforts du travailleur, n’est-il pas dû à l’absorption du petit capital à peine formé, par l’impôt et nos autres lois dont seule la réforme peut amener la classe laborieuse à un meilleur état économique.




« L’œil constamment ouvert sur les maux pour les soulager, la charité modifiera profondément les lois ; elles tendront de plus en plus à compenser par une sollicitude, une assistance spéciale, les désavantages qui résultent inévitablement pour plusieurs, soit des inégalités naturelles, soit de certaines circonstances fortuites de naissance ou de position (Lamennais, Le Livre du Peuple, p. 168.)



Le devoir du législateur est d’aider le plus grand nombre à parvenir à la liberté et à la propriété, sans laquelle la liberté n’existe pas ; à faciliter le chemin qui conduit à la possession du petit capital et à rendre plus difficile la voie qui mène à la très grande fortune. Or, c’est le contraire qui existe aujourd’hui, grâce à la législation qu’il s’agit de réformer ; moins on possède, plus l’impôt est lourd ; plus on est riche plus il est léger. La loi doit fournir à tous les moyens d’acquérir par le travail le minimum sans lequel les hommes sont à la merci du moindre accident qui les prive du pain de chaque jour ; elle doit les décharger des impedimenta qui les retardent dans la marche vers un état supportable. Il y aura toujours assez de traînards, d’éclopés, d’impuissants créés par les tares héréditaires ou individuelles. Aidons au moins ceux que la nature a rendus aptes à fournir de bons combattants dans l’immense armée des travailleurs. Débarrassons-les des obstacles créés par l’homme, et notamment de ce poids de l’impôt qui les cloue sur place.

On dit que les grandes fortunes, les capitaux accumulés dans quelques mains sont nécessaires à la réalisation de certaines grandes entreprises d’intérêt général. C’est bien douteux, et on peut prétendre avec raison que les millions mieux répartis produiraient les mêmes effets. Au lieu d’un seul actionnaire fournissant un million et devenant maître d’une entreprise, il y en aurait mille donnant mille francs chacun, et profitant tous des bénéfices du travail. À aucun point de vue on ne peut trouver un intérêt général à faciliter la formation des fortunes énormes ; elles ne peuvent se former qu’au détriment de tous.



Certains membres de l’école libérale, dit M. Weill[1], sont demeurés inébranlables dans leur optimisme ; le régime économique d’aujourd’hui leur paraît pleinement satisfaisant. Cet état d’esprit se manifeste, par exemple, dans les lignes suivantes de M. Émile Ollivier[2] : « Prenez un acte quelconque de la vie du riche, de ses plaisirs, de sa sensualité, de son luxe, de ses folies, je ne parle pas de ses vertus ; loin d’y trouver un détournement, vous y verrez une distribution faite au profit de celui qui n’a rien par celui qui a trop. Ses indigestions font vivre les médecins et les pharmaciens ; sa vanité sustente les parasites ; son luxe enrichit les artistes ; son indolence entretient de nombreux serviteurs. »

N’est-ce pas là une éclatante critique de la richesse poussée jusqu’à l’abus ? l’écrivain croit rendre cet abus excusable jusque dans le plus mauvais emploi de la fortune ; cette apologie de la richesse mal employée est écrite d’une plume aussi légère que le cœur du funeste politique qui nous a lancés dans la guerre de 1870.

  1. Histoire du mouvement social, page 464 (Alcan, 1905).
  2. Solutions politiques et sociales, 1894, in-12, p. 40-41.