Librairie Guillaumin & Cie (p. 445-464).

Le suicide de la République





C’est sous ce titre que M. Kergall, collaborateur à la Revue économique et financière et directeur de la Démocratie rurale, vient de faire paraître une brochure contre l’impôt sur le revenu.

Si l’on veut se faire une idée de la puissance de la ploutocratie en France, et particulièrement de la ploutocratie juive, on lira avec fruit cette brochure de 51 pages.

Cette lecture vous laisse sous l’impression suivante : « Nous sommes si bien les maîtres du pays, semblent dire les inspirateurs du livre, et nous entendons si bien continuer à l’exploiter comme un domaine à nous appartenant, que si vous venez nous déranger, dans notre exploitation, par un impôt sur le revenu qui en diminuerait le bénéfice, eh bien, nous tuerons la République, et nous écrirons partout que c’est elle qui s’est tuée. Jusqu’à maintenant, c’est nous qui avons soutenu son crédit, et si nous lui retirons notre appui, nous ne lui donnons pas six mois d’existence. C’est nous qui soutenons le cours de la rente, qui le maintenons à un taux très élevé, ainsi que le cours des actions et obligations industrielles, ce qui donne au gouvernement, malgré les charges et les dettes écrasantes du pays, une apparence de durée et de solidité à toute épreuve. Nous sommes les maîtres de la presse, surtout de la presse financière, et nous pouvons, comme par enchantement, transformer en huit jours en valeurs discutables la plupart des titres représentant peut-être la moitié de la fortune du pays ».

Tout ce raisonnement repose sur une fausse et malveillante appréciation de la réforme proposée. Si l’impôt sur le revenu devait aggraver la situation des travailleurs et des petits propriétaires, ce serait une hypocrisie que de le présenter comme favorable à la partie la plus nombreuse de la population qu’il s’agit, au contraire, de dégrever. Rappelons-nous à ce sujet ce qui s’est passé en 1848. Le Trésor, comme cela arrive généralement après toutes les révolutions, se trouvait tout à coup dans l’impossibilité de faire face aux dépenses ; il recourut au moyen qui paraissait alors le plus honnête : augmenter de 45 centimes certaines contributions, au lieu de recourir à un emprunt qui aurait dû se réaliser à des conditions onéreuses. On avait oublié, dans cette loi, que les 45 centimes allaient atteindre surtout la grande masse des travailleurs et des petits propriétaires, déjà fort embarrassés par les difficultés des affaires agricoles, industrielles et commerciales ; ce fut, comme le dit M. Kergall, le suicide de la République. Si, à cette époque, les idées de justice avaient été plus répandues dans les esprits qui dirigeaient la politique, on aurait, sans doute, exempté de cette augmentation d’impôts les classes les plus nombreuses et les moins aisées, on aurait procédé, comme nous le proposons aujourd’hui, en demandant ce supplément de ressources financières aux classes riches et très riches, qui pouvaient sans grand dommage le supporter momentanément.

La majorité des électeurs qui était appelée pour la première fois à jouer un rôle politique, par le suffrage universel, dont on venait de les doter, peut-être un peu hâtivement, n’avait, du reste, pas compris, dans son ignorance des principes d’économie sociale, que cet appel immédiat à la bourse des contribuables était, en réalité, moins onéreux qu’un emprunt d’État. Cet emprunt, comme cela est toujours arrivé depuis, eût été une belle occasion pour les financiers et agioteurs de l’époque, de réaliser quelques millions de bénéfice payés, suivant l’usage, par le travail national. L’éducation des électeurs, en cette matière, était encore moins faite qu’aujourd’hui. Cette augmentation subite des impôts laissa dans les esprits une impression ineffaçable. Aussi, peu de temps après, la fameuse opération de police impériale réussit sans aucune difficulté, avec le concours à peu près unanime de ceux-là, mêmes qui devaient en être les victimes. Ces réflexions donnent à penser. Sans ces malheureux 45 centimes, peut-être notre histoire aurait-elle pris une autre tournure ; nous n’aurions pas eu la prospérité factice d’un second empire et les conséquences trop réelles de sa fatale politique.

Aujourd’hui, il s’agit de faire face à des exigences fiscales encore plus considérables ; si l’on disait aux petits contribuables déjà écrasés sous le poids de charges trop lourdes : « Tous vos impôts vont être augmentés d’un tiers », il arriverait probablement que cette proposition soulèverait un immense mécontentement.

Aussi faut-il procéder autrement : l’éducation économique, d’une part, est plus développée chez le peuple ; l’idée de justice sociale est entrée plus profondément, d’autre part, dans les esprits exerçant une influence sur la direction des affaires. Il s’agit de supprimer les abus les plus vexatoires dans la distribution de nos impôts, ce qui est certainement favorable au plus grand nombre des citoyens, sans pour cela surcharger arbitrairement les détenteurs de la fortune.

Discutons maintenant les arguments présentés par M. Kergall contre l’impôt sur le revenu, en omettant, toutefois, ceux auxquels nous avons déjà répondu.

Comment le suicide de la République pourrait-il résulter de la réforme essentiellement démocratique qui a pour but de diminuer les charges qui pèsent sur la majorité des travailleurs, et de permettre au prolétariat d’améliorer sa situation ? Que le gouvernement fonctionne mal, aujourd’hui, ainsi que plusieurs le proclament et cherchent avec bonne foi à en corriger les excès et les erreurs, ce n’est pas une raison suffisante pour reculer devant la difficulté qui est grande, en effet. Greffer un État démocratique sur une souche féodale et monarchique de plus de mille ans, c’est évidemment entreprendre une tâche au-dessus des forces d’une seule génération. Mais si le poids est lourd d’une pareille entreprise, on peut croire que le retour à une monarchie est une hypothèse encore plus irréalisable, s’il est vrai, comme l’a écrit cet esprit pondéré qu’est M. Émile Faguet, qu’on a été obligé de recourir à la République dans un État où trois monarchies et quatre partis se disputaient et auraient sans doute continué à se disputer la direction politique du pays[1]. Si donc la réforme fiscale en question devait ajouter aux difficultés politiques, il serait prudent de l’ajourner peut-être encore longtemps. Mais si cette réforme est présentée avec bonne foi, dans l’intérêt des classes laborieuses, et si elle est acceptée, je ne dis pas avec joie, mais avec une certaine générosité commandée par les circonstances, de la part de la classe riche, elle peut être, contrairement à l’avis de M. Kergall, une cause de pacification sociale, et, en même temps, une cause de fonctionnement normal et durable d’un gouvernement républicain[2].

L’exemption d’impôt à la base serait, suivant le critique, une oppression pour les classes riches. Nous croyons, au contraire, que l’oppression pèse aujourd’hui sur la classe pauvre, que, faisant cesser cette oppression, on lui préparerait un sort meilleur ; et, loin de tarir par là la source du travail, comme on l’a prétendu, on le rendrait plus actif en laissant au travailleur une plus grande partie de son produit. Nos préjugés héréditaires nous ont habitués à une étrange idée ; il nous paraît excessif aujourd’hui de soutenir que le prélèvement par l’usure et par l’impôt sur le travail est une injustice ; un jour viendra peut-être où il paraîtra extraordinaire qu’on ait attendu si longtemps avant de comprendre cette vérité. Ce qu’il y a de certain, c’est que les nations où cette exemption est pratiquée augmentent en richesse et en population, sans atteindre le droit de propriété qu’elle généralise, au contraire, et qu’elle rend plus indiscuté qu’il ne l’est en France. Du reste, il ne faut pas croire qu’en remplaçant aujourd’hui environ 819 millions d’impôts par l’impôt sur le revenu, ceux qui n’en seraient pas atteints n’auraient plus rien à supporter. Notre budget est si riche en impôts et en charges de toutes sortes qu’il reste environ trois milliards d’autres impôts qui atteindront encore la totalité des citoyens. Aussi, personne ne vient dire, comme le prétend M. Kergall, aux grandes masses populaires, vous n’aurez plus d’impôt à payer ; elles n’en auront encore que trop, vu la diminution générale des produits agricoles et industriels. Le critique ajoute que l’impôt sur le revenu est une sottise parce qu’il serait un instrument de péréquation. Or, chacun sait que c’est là une exagération qui n’a pas même besoin d’être réfutée : demander un peu moins aux pauvres, un peu plus aux riches n’aura jamais pour effet de supprimer ces deux états. Les pauvres seront un peu moins pauvres, les riches un peu moins riches et, entre ces deux classes, aussi nécessaires l’une que l’autre à toute société, il y aura certainement un plus grand nombre de citoyens appartenant à cette classe moyenne qui tend à disparaître aujourd’hui, qui fait la force des États, au dire de tous les historiens, et qui contribue puissamment à atténuer les conflits inévitables en ménageant le point de contact aux deux extrêmes. C’est une sorte, de zone tempérée où tout le monde peut vivre agréablement entre la zone torride de l’extrême richesse où règne la corruption et la zone glaciale de la misère où tout se déforme et aspire sans cesse à envahir le voisin mieux traité.

Apprenons donc à profiter des leçons de l’histoire.

M. Kergall ajoute : Comment connaître le revenu et la fortune de chaque citoyen ? À cette objection j’ai déjà répondu ; je donnerai plus loin le questionnaire très simple à remplir par chaque citoyen. Nous n’aurons plus un impôt, c’est-à-dire une charge imposée et non discutée, mais une répartition des charges publiques librement débattue entre le citoyen et l’État, et où figurera enfin le véritable esprit de justice ; ce qui n’existe pas aujourd’hui où les impôts ne tiennent aucun compte ni des charges de famille, ni des dettes, ni des dépenses professionnelles du contribuable.

M. Kergall regarde comme impossible l’évaluation des bénéfices du commerce et de l’industrie, ainsi que des revenus des professions libérales. Et aujourd’hui, tient-on compte de ces revenus pour l’impôt des patentes, par exemple, lorsque nous voyons deux industriels, ou deux médecins, ou deux avocats payant la même patente, tandis que l’un d’eux gagne, par exemple, cinq mille francs et l’autre cent mille par an ?

Oui, je le prévois, celui qui gagne cent mille francs en déclarera trente ou cinquante, peut-être ; ce sera déjà autant de gagné pour le Trésor public, et, en même temps, pour son voisin qui, gagnant peu ne paiera rien et paie aujourd’hui comme s’il gagnait beaucoup. Et, d’ailleurs, après dix ans, vingt ans si un acte quelconque ou la mort, acte inévitable, vient révéler une fortune, un capital augmenté, de cinq cent mille francs, par exemple, est-ce que l’on aura pas là une preuve authentique de dissimulation ? Le contribuable tombera un jour ou l’autre dans le piège qu’il a cru tendre à l’État. Le fisc n’aura pas même besoin de courir pour le prendre, comme dit l’autre.

M. Kergall demanderait à l’impôt sur le revenu une précision mathématique. Moi aussi ; en tout cas, cette exigence est singulière chez un économiste qui avoue partout que la fiscalité actuelle est incapable d’y arriver. Je prétends que la réforme proposée sans atteindre cette fameuse précision mathématique, s’en approchera davantage par l’effet des précautions prescrites et résoudra mieux la question de la justice dans l’impôt, justice absolument absente aujourd’hui. Et puis lorsque, comme chez nos voisins, la presse publiera les amendes infligées aux fraudeurs, comme on publie les condamnations pénales, la monomanie de la dissimulation tendra à disparaître peu à peu comme disparaissent certaines épidémies par l’effet d’une meilleure application de l’hygiène.

Le même critique ajoute que l’impôt sur le revenu est un crime contre la paix sociale et la patrie. Nos impôts actuels ne sont donc pas des impôts sur le revenu ? L’aveu est bon à retenir ; les faits prouvent jusqu’à l’évidence en effet qu’ils n’attaquent pas les gros revenus, qu’ils dilapident le produit du travail, qu’ils absorbent et détruisent le capital de la petite propriété. Bien installé dans le camp des millionnaires, notre critique, que je critique à mon tour, ne voit rien de mieux que d’y rester. Il sait bien ce qu’il fait et pourquoi il le fait. Pas d’impôt sacrilège sur la haute banque et la féodalité financière ; c’est la clé de voûte de notre bel édifice social. Le capitalisme moderne exige qu’on immole sur l’autel du veau d’or tout ce qui n’appartient pas à la caste sacrée, j’allais dire à la sacrée caste.

Il est malheureux que notre enseignement classique, avant de nous lancer, souvent désarmés dans la mêlée sociale, ne nous prémunisse pas par quelques leçons générales sur les phénomènes économiques, contre les fâcheux effets de notre ignorance en cette matière. Tout le monde ne passe pas par l’École de droit.

Sous le paragraphe IV intitulé : l’Impôt sur le revenu, instrument de popularité, M. Kergall cherche à démontrer que cet impôt frappera surtout le travail, puis, qu’on pourra toujours dissimuler les revenus des capitaux. En ce qui concerne le travail, il est en contradiction avec ce qu’il vient de dire précédemment au sujet de l’industrie, du commerce, des professions libérales qui représentent le travail supérieur. Quant aux revenus des capitaux, j’ai dit ailleurs que la dissimulation sera à peu près impossible, en tout cas très dangereuse, du moment que les valeurs seront nominatives ; et je répète que le travail, à coup sûr bénéficiera de la réforme, au moyen d’une certaine exemption à la base, de la déduction pour cause de dettes ou de charges de famille, puis de la progression sur la richesse. Ce sont là des conditions qui ne se rencontrent pas, en effet, dans les projets du gouvernement, ce en quoi je suis d’accord avec M. Kergall pour les critiquer. Il ne s’agit pas ici de capter des suffrages par une apparence de réformes, mais d’introduire la justice, avec une certaine prudence, dans une des lois les plus importantes pour notre société.

C’est un spectacle amusant et presque comique que d’assister à ces discussions où les défenseurs des millionnaires se donnent comme les partisans déclarés du travail et du prolétariat. Prenez garde, disent-ils, de toucher aux millions et aux milliards ; ce sont les pauvres qui en pâtiraient. On peut espérer que la majorité des citoyens finira par comprendre cette comédie.

C’est en défenseur du droit de propriété personnelle, droit exposé en ce moment aux assauts que lui livre le collectivisme, que je réclame l’impôt sur le revenu et le capital, dans le sens indiqué. Je ne connais pas, en ce moment, de plus dangereux ennemi de ce droit de propriété que notre impôt actuel qui dévore la petite propriété, maintient le travailleur dans sa misère, et qui ne touche pas à la richesse dans la mesure qu’elle doit supporter. En concentrant la plus grande part de la fortune publique dans les mains de quelques-uns, notre système actuel en prive fatalement tous les travailleurs et les condamne au travail sans fin et sans amélioration possible de leur situation.

C’est même cet état qui a créé la très difficile question des retraites ouvrières que nos plus habiles financiers ne savent comment résoudre.

Sous le paragraphe V, M. Kergall veut nous faire croire que les impôts de consommation sont supportés par la richesse, quand les statistiques démontrent qu’il n’y a pas cinq cent mille riches sur trente-neuf millions de Français. Encore une fois, pourquoi les millionnaires s’insurgent-ils donc contre la réforme si elle ne doit pas les toucher ? Et, puisque M. Kergall prétend qu’elle est une course à la popularité, pourquoi la ploutocratie ne s’empare-t-elle pas de cette unique occasion de recouvrer cette fameuse popularité qui la fuit de plus en plus et va à ses véritables adversaires, le socialisme et le collectivisme. Or, les deux systèmes peuvent bien essayer de trans former la société, mais ils sont incapables de résoudre la question, car ils supprimeraient la liberté encore davantage qu’elle ne l’est dans l’état actuel. L’homme aimera toujours mieux son bien personnel, à lui propre, sa propriété, en un mot, quelque petite qu’elle soit, plutôt qu’un droit indéterminé dans une collectivité impersonnelle, insaisissable qui échappe même à sa conception.

Mon verre n’est pas grand, mais je bois dans mon verre,


a dit le poète.

Il faut rentrer ici dans quelques détails. Au sujet des impôts de consommation et autres assimilés qui s’élèvent à 800 millions, M. Kergall fait un calcul un peu fantaisiste. Il y aurait en France 7.470.000 patrons et 10.525.000 personnes composant leurs maisons. Ceci rappelle la statistique tirée des documents fournis par l’enregistrement, d’après lesquels il y aurait douze millions de propriétaires, en y comprenant les heureux mortels qui possèdent vingt sous ; à ce compte, on peut soutenir que tout le monde est propriétaire, en France, les mendiants eux-mêmes ayant, de la tête aux pieds, depuis leur couvre-chef déformé jusqu’à leurs chaussures éculées, en passant par toutes les hardes qui couvrent leur corps, ce que les marchands d’habits estiment environ vingt sous. Nous sommes ici dans un cas semblable. M. Kergall ne donne pas le tableau de ces sept millions et demi de patrons ; mais on peut parier à coup sûr qu’il n’arrive à ce chiffre qu’en y englobant une foule de malheureux ou de pauvres gens comprenant, par exemple, le petit fermier rural payant peut-être cinq cents francs de fermage, ayant à nourrir sa femme et cinq ou dix enfants, et de temps en temps, un berger qu’il prend à deux francs par mois ; un pauvre cordonnier ; un petit tailleur d’habits ; un tailleur de pierre ; un petit voiturier, peut-être même un petit pensionnaire de l’État ou titulaire d’un bureau de tabac et tant d’autres ayant à peine de quoi payer leurs loyers, leurs patentes et, trop souvent, les intérêts de leurs dettes. Je connais une certaine quantité de patrons de cette espèce ; ils recourent, les uns à un petit apprenti, d’autres à une pauvre femme de ménage, etc. Voilà autant de patrons qui, certainement, figurent dans la liste de M. Kergall. À ce compte, c’est à peu près comme pour les propriétaires cités plus haut, tout le monde serait plus ou moins patron, en France. Et cette classe engloberait, en y joignant les gens de maison, plus de 18 millions d’individus. Avec de pareilles données et des calculs aussi fantaisistes, on est sûr d’avance d’arriver aux conclusions que l’on a en vue. En réalité le vrai patronat, le patronat aisé ou riche, ne comprend pas même 300.000 individus ; en y ajoutant, pour la maison, trois personnes en moyenne, et c’est beaucoup, nous n’arrivons pas même à un million et demi au lieu des dix-huit millions trouvés par M. Kergall au moyen des calculs indiqués plus haut. Et nous pouvons soutenir avec plus de certitude d’être dans la vérité, que les impôts de consommation et impôts assimilés, au lieu d’être supportés par les riches pour une moitié le sont tout au plus pour un vingtième.

Et le critique termine son triomphant raisonnement par ces mots : C’est après avoir commencé par partir en guerre pour remédier à une inégalité qui n’existe pas, ou n’existe plus, que nos gens aboutissent à manquer ceux qu’ils voulaient atteindre et à frapper ceux qu’ils prétendaient dégrever. Que ceux qui connaissent quelque chose de plus complet et de mieux réussi comme sottise veuillent bien lever la main.

Si fait, M. Kergall, il y a quelque chose de plus complet que cette prétendue sottise ; c’est la fausseté très réelle de vos calculs et l’incontestable erreur de vos conclusions.

Ce qui est vrai, c’est que ces 800 millions d’impôts qu’il s’agit de remplacer sont supportés en France presque en totalité par la classe pauvre, besogneuse, laborieuse ; ils sont l’une des causes qui la maintiennent dans l’ignorance, la misère, le vagabondage trop souvent criminel, l’état d’esprit révolutionnaire et anarchiste. Il y a plusieurs autres causes ; je le sais, et je me propose de les signaler ailleurs ; mais celle-ci existe, et il est possible de la supprimer.

Sous le paragraphe VI, M. Kergall attribue les retraits de la Caisse d’épargne à la menace de l’impôt sur le revenu. Or, si l’on admet l’exemption d’impôt à la base, même sur un revenu assez faible de 400 francs provenant d’un capital et sur 800 francs produits par le travail, il est difficile de voir comment le revenu de 1.500 francs placés à la Caisse d’épargne pourrait être atteint, puisqu’il ne dépasse pas 45 francs.

Sous le titre original : la poule aux œufs d’or, paragraphe VII, M. Kergall, toujours persuadé que c’est ruiner le travailleur que d’empêcher les grandes agglomérations de capitaux prélevés sur le travail au profit de quelques-uns, pense démontrer que le travailleur verrait son salaire diminuer si le capitaliste millionnaire payait un peu plus d’impôts. Examinons de près ce problème : Si le travail produit une chose utile à la société, et il faut bien l’admettre, puisque sans cela il ne trouverait pas à placer son produit, ce travail sera toujours commandé par le besoin social. À supposer même qu’il n’y ait plus de capitalistes assez puissants et assez riches pour exploiter le travail, croit-on que la société se priverait de ce travail ? Elle demandera ce produit dont elle a besoin au travailleur lui-même, sans passer par le capitaliste plus ou moins patron et usurier. L’industrie n’existera pas moins, puisqu’elle répond à un besoin social. Un plus grand nombre de petites industries enrichiront un plus grand nombre de travailleurs. Et ceux-ci, quand il le faudra, s’associeront parfaitement entre eux dans les cas où il est utile de réunir des efforts qui seraient impuissants, étant isolés. Ils pourront, ainsi, lutter contre le capital trop exigeant, comme celui-ci le fait par l’association capitaliste qui, actuellement, tend à faire disparaître la petite industrie en la ruinant. Autour des grandes industries créées par l’association des capitaux, on ne voit plus que des serfs de l’atelier, de l’usine, des magasins, obéissant à une sorte de maître anonyme qui ne les connaît même pas et les traite comme une sorte de machines à renvoyer quand elles sont usées. De là les grèves et les luttes violentes qui ne résolvent rien et font souffrir les deux partis en lutte. L’ouvrier ne peut plus lutter contre la force de concentration du capital réuni en quelques mains. Si on remonte à la source du mal, comme je l’ai déjà dit, on aboutit partout et toujours à l’usure capitaliste qui prélève sur le produit une part exagérée et que notre ancien droit proscrivait presque à l’égal du vol. Pour corriger, au moins en partie, les effets funestes de l’usure, on ne voit guère aujourd’hui qu’une meilleure distribution des charges, qui, par une sorte de compensation, permettra au travailleur l’acquisition de cette petite part du capital gagnée par son travail ; il s’affranchira ainsi de la servitude où le maintient actuellement le féodalisme industriel et usuraire. Je veux rendre ici ma pensée en quelques mots. Les institutions antérieures, le droit mosaïque, le droit canonique avaient donné au capital un caractère bienveillant, charitable, philanthropique, serviable au travail ; il consacrait une alliance entre eux ; les institutions contemporaines, la renaissance du droit païen dans notre droit civil l’ont rendu égoïste, usurier, exploiteur du travail. Les colossales fortunes créées par l’effet de cette législation, ne nuisent pas seulement à des millions de particuliers qui en sont les victimes ; elles créent un danger public ; elles rendent ceux qui les possèdent maîtres de la politique et des destinées d’une nation.

Qu’on supprime l’usure, l’impôt progressif n’a plus d’utilité sociale…

Trente ans déjà passés, nous avons libéré le territoire de nos vainqueurs a main armée. Comment le libérer aujourd’hui de nos vainqueurs à mains crochues ? Par l’impôt.

Les maîtrises et les jurandes de l’ancienne société avaient créé au début une meilleure situation au travailleur qui trouvait dans le chef un défenseur et non un exploiteur. Une étude attentive de cette question prouverait peut-être que si cette organisation a dégénéré, cela résultait de l’importance relative plus grande, acquise par le capital dès le XVIIIe siècle. L’école des physiocrates surtout a poussé le monde industriel dans cette voie en proclamant le principe de l’usure légitime et juridique. On en voit aujourd’hui les conséquences, il n’est plus douteux que si la classe des travailleurs est dans un état précaire, fiévreux, instable, c’est qu’elle est isolée et sans défense entre les mains de cette puissance formidable de la féodalité financière.

Il ne faut pas croire que l’impôt sur le revenu, même progressif, aurait pour effet de corriger du jour au lendemain les effets du capitalisme usuraire. Il a fallu plus d’un siècle pour en arriver au point extrême où nous sommes. Combien de temps faudra-t-il pour rendre au travail ce qui lui est dû et restituer au capital le rôle qu’il doit remplir dans la société ? Nul ne le sait. Les recommandations philosophiques, religieuses, le signalement du danger, par la presse, n’ont pas jusqu’à ce jour, contribué suffisamment à remettre les choses au point. Une loi impérative est évidemment nécessaire ; plusieurs soutiennent donc avec raison qu’une réforme profonde de notre législation fiscale contribuera, avec d’autres corrections, à rétablir la paix sociale sans recourir aux moyens extrêmes du collectivisme et d’une révolution.

L’intéressante brochure de M. Kergall reproduit quelques-uns des motifs pour lesquels la Fédération des contribuables, fondée en 1898, combat l’impôt personnel et progressif. Elle s’appuie d’abord sur la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, contenue dans la Constitution de 1791, portant notamment que la contribution doit être également répartie entre tous les citoyens en raison de leurs facultés. C’est précisément aussi ce que nous demandons, en faisant remarquer que ce texte, qui n’a, du reste, rien de dogmatique, pose précisément la question de savoir quelles sont les facultés contributives de chaque citoyen. Et nous croyons que la faculté, c’est-à-dire la possibilité de contribuer aux charges publiques n’existe pas pour le citoyen possédant seulement de quoi contribuer à sa propre existence et à celle des siens, et c’est ce qu’ont parfaitement compris toutes les nations qui nous entourent, en fixant un chiffre du revenu nécessaire à l’existence au-delà duquel commencent seulement les facultés contributives. Au-delà de ce chiffre on est généralement d’accord que la faculté de contribuer va en progressant avec la fortune, non pas dans la proportion arithmétique toujours la même, mais dans une proportion qui progresse avec le chiffre de la fortune.

La Fédération en question dit aussi que l’impôt doit être consenti par celui qui le paie, et c’est ce qui n’est jamais arrivé, jusqu’à maintenant : le fisc présente sa fameuse facture au citoyen sans jamais lui demander son avis. La réforme proposée a précisément pour but de permettre au contribuable de débattre avec l’État les raisons et le chiffre de son impôt.

Enfin, d’après la Fédération, l’impôt progressif amènerait la guerre des pauvres contre les riches. Si, au lieu du mot guerre on avait dit que l’impôt progressif permettrait la lutte des pauvres contre les riches, on serait dans le vrai ; avec le système actuel, les pauvres ne peuvent pas soutenir cette lutte. La réforme demandée leur permettrait un moyen légal de lutter et de ne pas succomber infailliblement dans la guerre actuelle des riches contre les pauvres.

Puis, elle ajoute que les premières victimes de la crise déchaînée par la fuite inévitable des capitaux mobiliers devant les menaces de progression, seraient les travailleurs de tout ordre et de tout degré. Nous avons dit précédemment que cette fuite ne peut pas se comprendre ni s’exercer sur une grande échelle, et que si certains capitalistes, connus pour avoir déjà accaparé des fortunes immenses, trouvent bon de quitter le pays, on ne pourra que leur souhaiter bon voyage et les prier de ne pas revenir, leurs capitaux étant une ruine pour le travail sur lequel ils prélèvent une usure formidable. On peut faire, du reste, remarquer ici, qu’à l’exemple de certains pays où existe l’impôt plus ou moins personnel et progressif, les possesseurs étrangers de valeurs françaises, pourront bien être atteints par l’impôt. Et ce serait juste, puisque les intérêts et dividendes produits par ces valeurs sont dûs au travail français. La Fédération émet cette idée, excellente du reste, que l’accroissement perpétuel des dépenses constitue un danger réel ; mais elle paraît se tromper quand elle ajoute que l’impôt personnel aboutirait à l’appauvrissement du pays et à la faillite de l’État. À quoi on peut répondre que l’appauvrissement du pays existe actuellement par l’accaparement de la richesse au profit de quelques-uns, et que le pays, ne pourrait que s’enrichir davantage au profit de tous en facilitant l’appropriation du capital entre les mains du travailleur.



La lecture de la brochure de M. Kergall, et généralement de tous les discours, de tous les articles de presse, qui soutiennent la même thèse, laisse la même impression. La classe riche semble tenir ce raisonnement : j’ai la force en mains, puisque j’ai la richesse ; la classe pauvre a la faiblesse puisqu’elle ne possède pas cette arme de combat dans la lutte économique ; je n’ai donc qu’une chose à faire : continuer à me servir, au mieux de mes intérêts, de cette force que j’ai en mains.

C’est ainsi qu’on raisonnait dans le courant du dix-huitième siècle. On s’est aperçu trop tard que la faiblesse devenait peu à peu la force, et que cette force échappait à la classe peu nombreuse qui, par égoïsme, refusait de faire les concessions nécessaires réclamées par la justice. Quelques esprits plus clairvoyants osaient bien conseiller ces transactions nécessaires, à l’époque où une réforme volontaire aurait sans doute calmé les impatiences et les colères. On a eu à se repentir d’avoir manqué les occasions quand il était encore temps d’apporter aux choses les réformes réclamées par la nation presque entière.

Il arrivera peut-être aussi un jour où la force changera de place, où les nombreux millions de travailleurs seront plus forts dans la lutte économique que les quelques milliers de citoyens possédant actuellement la plus grande partie de la richesse générale.

Quand on réfléchit bien à la situation, on est même surpris de ne pas voir la classe riche se mettre elle-même, comme en Angleterre et en d’autres pays, à la tête du mouvement de réformes que comporte cet état. Certains esprits timorés paraissent craindre que l’appétit des travailleurs ne s’excite trop en mangeant. N’aurions-nous pas plutôt à craindre les exigences de la faim manquant du nécessaire ? Jusqu’à ce jour l’appétit est plutôt venu en mangeant, aux détenteurs de ces énormes fortunes qui ne les satisfont pas encore et sont la cause principale des difficultés de l’heure présente.

Si M. Kergall veut bien me le permettre, je lui conseillerai la lecture du Traité de l’Usure, de Bossuet, et des conférences sur l’Usure publiées sur l’ordre du cardinal de Noailles. Son esprit pénétrant, mais un peu prévenu par suite de l’ambiance, trouverait là sans doute de nouveaux éléments d’appréciation.

  1. Problèmes politiques (Armand Colin 1901) page 294.
  2. Le danger de la République n’est pas dans l’impôt progressif : il est dans l’inaptitude du peuple français à s’affranchir du filet à mailles serrées de la centralisation. Avec une capitale plus absorbante que jamais, le problème de la décentralisation est difficile à résoudre.