Librairie Guillaumin & Cie (p. 391-396).

Objection tirée de l’ « Échelle des riches ».

On oppose, aux comptes que j’ai présentés auparavant, un article qui vient de paraître dans un journal du Jura, intitulé : « la légende des riches et des gros héritages ». Il cite une étude sur les fortunes particulières de France, de M. Alfred Neymarck, et il reproduit le chapitre final intitulé : l’ « Échelle des riches ». Je la reproduis, à mon tour, sans la vérifier, pensant que le journal ne s’est pas trompé :


Chiffre présumé de la fortune Nombre présumé des personne » Sombre présumé par groupes

De i à 500f. 4.500.OOO — 500 2.000 3.9OO.OOO I2.200.000 — 2.000 10.000 3.800.000 — io.00o 50.000 1.548.000 — 50.000 i 00. 000 262.000 I.973.OOO — 100.000 250.000 163.000 I — 250.000 500. 000 56.OOO — 500.000 à i million 26.000 De 1 à 2 millions 14.000 1 —25— 4. 000 1 1OO.7IO —510— 600 —1050— 100 —50100— 10 De 100 millions et au-dessus Chiffre omis

Où sont donc les riches ? demande l’article, après cet exposé. À entendre discourir ceux qui parlent de l’impôt sur le revenu, il semble que notre pays soit peuplé d’archimillionnaires et de millionnaires ! Or, il n’y a pas, en France, 20.000 millionnaires ! Par contre, c’est par 7 à 8 millions que se chiffre l’année des « épargneurs ».

Or, analysons, avec quelque soin, les données de ce tableau. Nous apprenons, d’abord, qu’il n’y a pas, en France, 20.000 millionnaires. Et moi qui croyais, d’après les tableaux précédents, qu’il n’y en avait pas 15.000, je sais maintenant que M. Neymarck en trouve 5.000 de plus. C’est pour cela, sans doute, qu’au lieu de 7.466.500 pauvres, possédant de 1 fr. à 2.000, il y en a actuellement 8.400.000, ce qui fait 933.000 pauvres de plus, chose parfaitement logique, puisqu’il ne peut pas se former de millionnaire par un autre procédé que celui d’agglomération de la richesse au détriment du travail. Si. au lieu de 5.000 millionnaires de plus, il y en avait eu 5.000 en moins, il est probable qu’un très grand nombre de travailleurs de la série inférieure auraient monté en grade et seraient arrivés au-dessus de 2.000 fr. de capital. En tous cas, nous avons là plus de 8 millions de travailleurs que l’on décore du titre d’ « épargneurs », mais que notre fiscalité actuelle n’épargne guère, puisque, sous une forme d’impôts ou sous une autre, le fisc prélève, sur leur maigre budget, environ 50 fr. par tête.

Quant aux 3.800.000 personnes possédant de 2.000 à 10.000 francs, elles sont peut-être encore plus mal traitées, surtout si leur capital comprend des terres et une maison rurale ; ceux-là ont à payer, en plus, impôt foncier, impôt des portes et fenêtres, primes d’assurances, entretien des bâtiments, le tout grevé, généralement, d’hypothèques ou de fermages, la superficie représentée par ce capital étant insuffisante et obligeant leurs tristes possesseurs à louer fort cher quelques champs ou prés, que le rentier voisin loue au prix le plus élevé possible.

À l’échelon supérieur, no 4, de 10.000 à 50.000 fr., nous trouvons 1.540.000 personnes. Eh bien, ce n’est encore pas la richesse, pas même l’aisance. S’il s’agit d’un propriétaire de capitaux mobiliers, il en tire de 400 à 2.000 francs au maximum. Et comme, en ces sortes de catégories, le plus grand nombre est toujours du côté du chiffre le plus bas, il y a, dans le nombre, beaucoup plus de la moitié qui n’ont pas même 1.000 francs ; les plus heureux arrivent à 2.000, mais ils ne sont pas nombreux, et si leur capital est en terres, ils sont encore plus loin de l’aisance véritable, par suite des frais énormes qui grèvent actuellement le travail agricole, sans compter la terrible hypothèque qui sévit surtout dans les rangs de ces moyens propriétaires, comme il serait facile de le démontrer, par une statistique hypothécaire qu’on n’a pas voulu ou, plutôt, qu’on n’a pas osé encore faire.

Un peu plus haut, à l’échelon de 50 à 100.000 fr., nous trouvons 262.000 personnes qui paraissent, au moins en chiffres, jouir d’une certaine aisance.

Faisons observer, toutefois, que, dans cette catégorie encore, sévit l’hypothèque, et même, dans une large mesure ; que les frais généraux sont encore plus élevés, un homme seul et sa femme étant dans l’incapacité d’exploiter un domaine de cette importance, et que les impôts ne tiennent aucun compte des dettes. Il n’y a guère que le petit rentier, et, encore, faut-il qu’il soit célibataire ou sans enfant, qui puisse, comme l’on dit, à peu près nouer les deux bouts ; il vit sur le travail des autres, ce qui en fait déjà un petit féodal moderne.

Immédiatement au-dessus, nous trouvons 163.000 personnes possédant de 100.000 à 250.000 fr. C’est l’aisance qui commence, pour aboutir à ce qu’on appelle la fortune : et nous constatons que les rangs s’éclaircissent déjà singulièrement ; disons aussi que, si cette fortune est en terres, l’impôt actuel lui soustrait plus de 25 % de son revenu, ainsi que l’a démontré un rapport de M. Méline, dont il sera question ci-après.

Les huit échelons supérieurs nous font entrer d’abord dans la fortune moyenne, puis dans les millions en commençant par un et en finissant par 100 ; le tableau ne dit pas combien il y a de possesseurs de 100 millions à 1 milliard et plus. En Amérique et en Angleterre on le sait ; mais il paraît qu’en France il est défendu de le savoir ; l’inconnue de cet X doit rester mystérieuse. Constatons, toutefois, que les propriétaires compris dans cette catégorie supérieure ne dépassent pas le nombre de 100.710 personnes, et qu’ils possèdent au moins 70 milliards de francs, c’est-à-dire plus du tiers de la fortune totale de la France ; et que si à ce nombre on ajoutait les 163.000 propriétaires du degré précédent, on aura 263.000 personnes possédant certainement plus de la moitié de la fortune totale.

Cela confirme mes calculs précédents. Aussi m’est-il impossible de comprendre le chant de triomphe par lequel cet article du journal le Jura républicain du 8 octobre 1904, termine l’exposition de ce tableau. Il dit : « On ne trouve pas, chez nous, d’immenses fortunes particulières, mais on compte une infinie quantité de petits rentiers, de petits porteurs de titres, de petits propriétaires, qui disposent de ressources et de revenus modestes. »

Comment, il n’y a pas là d’immenses fortunes particulières, quand vous venez d’établir que 100.000 personnes possèdent plus du tiers de la richesse générale ? En revanche, vous trouvez une infinie quantité de petits rentiers, de petits porteurs de titres, de petits propriétaires qui sont, en effet, tellement petits, que pas un ne peut vivre seulement quinze jours sur son fameux revenu, si la maladie ou le chômage arrivent à le surprendre dans son travail de tous les jours et de toutes les heures.

C’est bien le cas de terminer ainsi cette tirade : « Cette fortune est « démocratisée », et il ne faut pas s’étonner si la « poussière de titres ou de revenus » que l’on possède pendant sa vie se traduit par une « poussière d’héritages et de successions » après la mort. »

Moi non plus, je ne m’en étonne pas ; je serais même beaucoup plus étonné s’il en était autrement, et si cette poussière de titres et de revenus ne se traduisait pas, après la mort, en poussière encore plus impalpable. Pulvis es, ô miser, et in pulverem reverteris.

Eh bien, ces explications de M. Neymarck sont bien loin de modifier ma manière de voir au sujet de l’impôt. Il me semble plus que jamais que ces 100.710 citoyens dont la fortune a si bien progressé peuvent, sans grand dommage pour eux, payer un impôt qui aura aussi progressé. Ils seront même, malgré cette progression de l’impôt, toujours au-dessus de l’échelle, et ceux qui sont en bas auront pu s’élever un peu.

Mais non, messieurs les ploutocrates et économistes ne veulent pas qu’on touche à cet admirable ordre de choses ; cela ferait crouler ce superbe échafaudage social le plus beau, disent-ils, et le plus juste existant sur la planète. Sur notre budget de 4 milliards, qui grandira sans doute encore, il faut continuer à en faire payer la moitié et, si possible, les trois quarts, par ces 12 millions d’heureux épargnistes qui ont encore l’audace de se plaindre lorsque 4.500.000 d’entre eux possèdent de 20 sous à 500 francs, et que 4 millions encore plus heureux possèdent de 500 à 2.000 francs.

On a bien raison de dire : L’homme n’est jamais content de son sort.