Objections présentées par un fonctionnaire





Un fonctionnaire très compétent dans les questions financières, présente les objections suivantes :

1° « J’ai relevé dans l’avant-propos, cette assertion qui paraît votre pierre angulaire, que le rôle de l’impôt n’est pas seulement de fournir à l’État les subsides qui lui sont nécessaires pour payer les dépenses entraînées par les services qui intéressent la collectivité, mais, qu’en outre, l’État doit se servir du droit qu’il a de lever des impôts pour exercer une action sur la répartition de la richesse entre les citoyens… C’est donc, alors, que vous êtes un adepte de la doctrine de l’État-providence ayant pour mission d’assurer par tous les moyens qu’il juge convenables, le bonheur matériel et moral des citoyens. »

Oui, certainement, je crois que l’État, non seulement peut se servir de l’impôt, mais, même, qu’il le doit, pour exercer une certaine influence sur la répartition des richesses ; c’est son devoir de défendre les faibles et les travailleurs qui ne possèdent rien, ou presque rien, contre les détenteurs d’immenses richesses dont l’origine, du reste, n’est pas toujours très pure. Puisque l’impôt se présente comme moyen, pourquoi ne pas s’en servir ? L’un des sages législateurs de l’antiquité, Solon, avait appliqué ce principe à Athènes, et Montesquieu, qui rappelle cette loi, l’approuve sans hésiter. Ce n’est pas prendre, comme vous le dites, dans la bourse des uns pour mettre dans celle des autres ; c’est simplement demander à ceux qui ont du superflu, et ne rien demander à ceux qui n’ont que le nécessaire. La question du droit de propriété n’est pas, ici, en jeu ; l’impôt est destiné à payer des dépenses qui ont pour but la protection de la propriété.

Tous les législateurs ont parfaitement compris que l’excès du droit de propriété en est, au contraire, la négation. La plus antique législation connue, celle de Moïse, pour empêcher les abus et maintenir les principes du droit, avait, même organisé cette célèbre institution du jubilé qui remettait tous les cinquante ans chaque chose à sa place, et rétablissait les expropriés en possession de leurs biens, et libérait les débiteurs de leurs dettes. C’est bien le moins qu’aujourd’hui, en vertu de ce principe supérieur de la conservation de la nation, la loi intervienne pour empêcher l’accaparement de la richesse par quelques-uns, ce qui amène l’asservissement de tous les autres. Sans l’intervention de la loi, il n’y aurait bientôt plus, chez tous les peuples, que les révolutions violentes pour rétablir l’équilibre rompu par l’avidité des uns et la faiblesse des autres.

2° « Je pense comme vous, qu’il est bon que le nombre des propriétaires augmente, mais je crois que cet état de choses progresse tous les jours, par le simple jeu des forces économiques. »

Ceci n’est pas tout à fait d’accord avec les statistiques. La population rurale, surtout, diminue d’une manière importante. La population ouvrière est, plus que jamais, concentrée dans les immenses ateliers des entreprises industrielles où l’ouvrier n’est plus qu’une machine, comme une autre, entre les mains des grandes sociétés capitalistes. Je ne vois pas de possibilité de reconstituer la famille rurale et la famille ouvrière sur des bases solides, autrement que par une correction radicale de nos lois économiques, en commençant par la suppression absolue de tout impôt sur la part du produit du travail, correspondant au nécessaire, en faisant reporter cet impôt sur les grandes agglomérations capitalistes exploitant, au profit seul de quelques-uns, le travail de presque tous. Les statistiques sont là pour confirmer ce fait : aujourd’hui, plus de la moitié de la richesse totale de la France appartient à moins de 250.000 personnes.

3° « Vous ne changeriez pas grand chose en répartissant entre les travailleurs les grandes fortunes dont le nombre, en France, est excessivement minime. »

Nous venons de voir, en effet, que, sur 39 millions d’habitants, 250.000 possèdent plus que tous les autres[1]. C’est précisément cela qui est injuste et, peut-être, dangereux ; et si l’on trouve dans l’impôt, l’un des moyens, insuffisant à lui seul, mais qui, réuni à d’autres réformes de nos lois (procédure, lois civiles, administratives, etc.) puisse contribuer à rétablir l’équilibre, il n’y a pas à hésiter, dans l’intérêt même des possesseurs des grandes fortunes qui gagneront certainement, en sécurité et en influence, le peu que ces réformes pourraient leur coûter en revenu.

4° « Vous comptez pour rien l’amélioration dans le genre de vie ; s’ils n’avaient pas préféré dépenser leur gain de cette manière, les ouvriers l’auraient épargné, et ils posséderaient davantage à la fin de leurs jours. »

Ceci est-il bien exact ? Êtes-vous entré quelquefois dans ces horribles taudis où grouille, dans une seule chambre, toute une famille, sous un toit ou dans une cave, surtout dans nos grandes villes. Une statistique récente a révélé qu’à Paris, seulement, deux cent mille familles vivent dans une seule chambre, et cinquante mille dans deux chambres ? En France, il y en a plus d’un million. Voilà les logements à bon marché que prépare au travailleur notre joli système fiscal. Il faut avoir le courage de dire les choses telles qu’elles sont, et de remonter des effets à la cause. Certes le mal est grand, et ce n’est pas du jour au lendemain qu’on pourra faire remonter d’un degré seulement dans l’échelle sociale, dans la vie morale, cette quantité trop grande d’êtres dégradés par le vice général de nos institutions. Avec cinq francs par jour, chiffre supérieur à la moyenne des salaires, comment un homme, ayant à pourvoir aux dépenses d’une famille, peut-il épargner une partie de ce gain entamé encore par les maladies, le chômage, les impôts de toutes sortes ? Aussi, la famille disparaît vite dans cette classe des travailleurs, faisant trop souvent cette réflexion que leurs enfants seraient malheureux comme eux.

« Le principe même de la propriété vous paraît contestable, et pas respectable d’une façon absolue, car ce n’est pas le respecter que de fixer une limite à ce respect. Vous voici donc, quoi que vous en disiez, en pur collectivisme. »

Je trouve la réponse à cette objection, dans cet adage des jurisconsultes romains, que l’extrême droit est presque toujours l’extrême injustice. L’imperfection humaine est telle, que l’abus est partout à côté de l’usage légitime, si la raison générale, c’est-à-dire la législation, n’apporte une limite à l’emploi que l’individu fait de ce droit. On peut même soutenir que toutes les législations et toutes les institutions n’ont pas d’autre raison d’être que la nécessité de s’opposer aux abus. Et s’il n’en était pas ainsi, il y a longtemps que le droit de propriété, au lieu de profiter à tous, et que le droit politique, au lieu de garantir tous les citoyens, ne profiteraient qu’aux plus forts et aux plus habiles. On trouve le développement de cette idée dans la réponse aux critiques de la société des agriculteurs de France.

« Je suis de ceux qui croient au principe de la propriété, sans en méconnaître les abus qui se produisent parfois ; mais je trouve préférable de supporter ceux-ci, plutôt que d’ébranler le principe. Les abus, d’ailleurs, se corrigent et disparaissent par des procédés naturels, le plus souvent ; ne dit-on pas : à père avare, fils prodigue ».

L’auteur de l’objection reconnaît qu’il y a des abus dans l’application du droit de propriété ; mais il se résigne à les supporter plutôt que d’ébranler le principe. Un principe excellent en lui-même, cesse-t-il donc d’exister si on en limite l’abus ? Je croyais, au contraire, que la véritable pierre de touche de l’excellence d’un principe, c’est que l’abus en est, au contraire, la négation, comme la maladie est la négation de la santé ! Aussi, le correctif indiqué est-il plutôt extraordinaire. Par des spéculations, de l’agiotage, une avarice sordide, souvent, le père a passé sa vie à accumuler des millions. Arrive le fils qui, pour cor riger les abus du papa, s’amuse, par un autre genre d’abus, à dissiper cette fortune en folies et en plaisirs qui n’ont rien de commun avec la morale, pour rendre ainsi, dit-on, à la société, ce dont le père l’avait privée. Et voilà, dit-on, l’abus corrigé. Je vois là, au contraire, deux abus au lieu d’un. Dans notre grand monde industriel nous avons de ces exemples là tous les jours ; on en rit sans en tirer aucune leçon. Il me semble que si le père avait mieux payé ses ouvriers et ouvrières, moins épuisé ses débiteurs par l’intérêt et l’usure, vendu ses marchandises à un prix plus juste, payé des impôts progressant avec sa richesse, il aurait laissé peut-être à son fils un coffre-fort moins garni, mais l’habitude et le goût de travailler, à son tour, d’une manière utile à la société.

« Pour moi, le fondement du droit de propriété réside surtout dans le travail, dont le produit doit appartenir au producteur. Mais en de hors du cas très limité de la récolte des fruits spontanés d’une terre n’appartenant à personne, le produit est obtenu par le concours du travail et du capital, ce dernier étant représenté soit par la matière première, soit par les instruments de travail. Le produit est alors la propriété commune du travailleur et du capitaliste, dans une proportion à déterminer d’après l’importance de chacun de ces éléments. »

Nous soutenons précisément que le fondement du droit de propriété est le travail. Je vais même jusqu’à reconnaître que le prélèvement d’une petite partie du produit au profit du capital oisif et improductif par lui-même s’il s’agit d’argent, ou de fermage et de loyer s’il s’agit de terre ou de maison, est devenu une institution qu’il serait difficile de supprimer au milieu d’une société dont la base principale, depuis plus d’un siècle, est l’usure. Mais, tout en faisant cette concession, je constate que l’ancienne société, fondée sur le principe du prêt sans intérêt, a duré plus de douze cents ans, et qu’elle reposait, malgré ses imperfections, sur une base autrement solide que notre société contemporaine qui arrive à une sorte d’impasse, grâce à l’exploitation exagérée du travail, par les capitaux accumulés en quelques mains. Il semble, vraiment, qu’en augmentant l’impôt sur ces énormes fortunes, on exproprie ceux qui les possèdent. Ce sont eux, au contraire, qui exproprient le pays, et qui l’épuiseront définitivement, si une plus juste et meilleure répartition des charges ne leur fait restituer à la communauté une partie de ce qui est prélevé sur le travail par ce fameux droit d’usure qui finit par détruire le vrai droit de propriété, celui du travail. Ceci demanderait de plus longs développements qui feront l’objet d’un traité spécial sur les réformes à apporter à nos institutions qui ont créé la féodalité moderne signalée déjà par Proudhon il y a un demi-siècle. Quant au revenu de la terre, connu sous le nom de fermage, le droit romain, le droit français moderne, le droit canonique lui-même, si difficile sur la question du prélèvement nuisant au travail, lui ont reconnu une certaine légitimité parce que la terre, à l’inverse du capital argent, produit des fruits réels, supérieurs, en général, aux besoins du travailleur, et surtout parce que ce capital, à l’inverse de l’autre, ne peut pas se perdre.

Ce qui a créé la situation difficile de notre état économique actuel, c’est la puissance d’attraction et de concentration de la richesse par le développement du capital argent, lequel n’était qu’un signe de la richesse productive par elle-même, et qui est devenu, quoique stérile de sa nature, le moyen le plus rapide d’agglomérer la fortune en quelques mains. C’est ce genre de richesse, surtout, qu’il s’agit d’atteindre par l’impôt progressif sur le revenu. Il s’est dérobé, jusqu’à maintenant, malgré les perfectionnements incessants de nos lois fiscales en matière d’enregistrement, par exemple ; mais une fois le principe posé, l’expérience et l’étude attentive des faits trouveront bien les procédés nécessaires pour l’obliger à subir l’application de la loi commune.

Actuellement, la plupart de nos fonctions dites libérales, procurent à ceux qui les exercent une épargne suffisante pour qu’ils puissent passer leurs dernières années sur la terre à l’abri du besoin. Pourquoi les travailleurs de l’usine et des champs, les plus indispensables de tous, n’arrivent-ils pas à ce même résultat ? Un changement radical dans le système des impôts peut le favoriser.

  1. Ces 250.000 personnes riches représentent tout au plus un million de personnes, à raison de quatre individus par famille.