Librairie Guillaumin & Cie (p. 368-390).

Objections présentées par M. Jules Roche





Il faut que je sois bien convaincu de la nécessité de la réforme pour me mettre en contradiction avec un écrivain, un orateur et un ministre réunis dans la personne de M. Jules Roche. Les articles parus dans la « Revue des Deux-Mondes », le 15 novembre 1903 et le 15 novembre 1904, les développements éloquents qu’il a donnés à sa thèse les 4 et 5 décembre suivants à la tribune du Palais-Bourbon ont rendu plus retentissante son opposition à la réforme des impôts, telle, du moins, que l’ont proposée le ministre des finances et la commission parlementaire. Réduite à cette proportion, la réforme, en effet, nous paraît sans portée ; dans ce sens, la critique de M. Jules Roche peut satisfaire à la fois les adversaires et les partisans de l’impôt sur le revenu, ces derniers désirant une modification plus étendue du régime fiscal, dans l’intérêt de la classe si nombreuse des petits propriétaires, des ouvriers, des travailleurs agricoles et industriels qui créent la richesse et n’en profitent pas. Par une singulière ressemblance avec les autres discours et les autres publications qui ont traité le même sujet, cette dissertation oratoire semble avoir pour but de ménager, en quelque sorte, les intérêts des petits et des humbles, tandis que le résultat habilement dissimulé, est d’épargner les possesseurs des grandes fortunes. La réforme bien comprise et que demande le parti populaire est de faire supporter une plus grande part des charges publiques par ces derniers, et c’est là précisément la raison de l’opposition.

Nous allons suivre l’orateur dans le développement de son long discours.

Dès le début, il avoue que la doctrine de l’impôt sur le revenu, considéré en soi, abstraitement, comme un théorème de géométrie sociale est incontestable ; elle est la plus juste que l’on puisse formuler. Video meliora, proboque.

Après un aveu aussi favorable à cette nature d’impôt, on attend que l’orateur cherche les moyens de l’appliquer, ne serait-ce que pour remplacer celles de nos impositions qui sont les plus injustes, les plus compliquées, les plus onéreuses, et dont les conséquences sont les plus fâcheuses, au point de vue du développement de la population. Pas du tout. Nous sommes, paraît-il, si mal partagés par la nature, que la méthode reconnue la plus juste est précisément celle que l’on déclare inapplicable. Deteriora sequor. On oublie tous les vices de notre fiscalité actuelle, et on fait le procès, avant la lettre, c’est le cas de le dire, au système proposé, dont on exagère ou dont on invente les inconvénients, ce qui est facile, aucune expérience sérieuse n’ayant été faite.

L’orateur déclare que l’impôt personnel, c’est l’enfance de l’art fiscal ; il ne lui en veut pas parce qu’il est sur le revenu, mais parce qu’il est personnel. Même distinction au sujet de l’impôt sur le capital, qui doit viser les choses et non les personnes. Cette subtile distinction, si on l’examine bien, n’est pas facile à comprendre. Quel que soit l’impôt dont il s’agit, c’est toujours l’imposé, l’individu, la personne qui paie à l’occasion de son revenu, de son capital, en un mot des choses qu’il possède et dont il profite. Le point essentiel est de bien déterminer la valeur vraie, réelle, de ce capital et de ce revenu, de déterminer en quelle quantité ce capital et ce revenu reposent sur la même tête ; quant au nom, réel ou personnel, il importe peu.

Sentant, peut-être, le défaut de sa définition, l’orateur ajoute :

Et ne croyez pas, messieurs, que ce soit là une abstraction d’école, une vue purement théorique ; c’est l’expression de la nature nécessaire des choses ; c’est l’expression de toute l’histoire de l’impôt dans le monde.

À l’origine, l’impôt est nécessairement personnel. Il ne peut pas ne pas en être ainsi. Dans les sociétés primitives, il présente ce caractère, mais au fur et à mesure que l’évolution humaine s’accomplit, que l’homme devient de plus en plus maître des choses et de moins en moins maître de son semblable, au fur et à mesure que l’égalité sociale et politique s’établit de plus en plus entre les hommes, par le progrès de l’idée de justice et de la liberté, l’impôt personnel recule devant l’impôt réel.

Et les journaux rapportent que le centre applaudit.

Voilà l’inconvénient de traiter à la tribune une question scientifique et expérimentale. L’habileté oratoire crée pour le moment dans l’esprit une certaine illusion ; on prend pour une réalité ce qui est simplement l’expression d’une pensée vague de l’orateur. Comment ! c’est quand l’égalité sociale et politique s’établit de plus en plus entre les hommes par les progrès de l’idée de justice et par la liberté, qu’il ne faut tenir aucun compte de l’état personnel de l’individu dans la répartition des charges publiques, qu’on lui ferait payer un impôt réel, quand la res, c’est-à-dire la chose, lui manque, comme il arrive trop souvent dans notre système actuel. Une grande partie de nos impôts est supportée par des personnes qui ne possèdent rien, ou qui possèdent à peine de quoi subvenir à la première de toutes les contributions, le strict nécessaire pour elles et leur famille[1].

L’impôt réel, l’impôt sur les choses et sur leur produit, mais c’est ce que demandent tous les partisans de l’impôt sur le revenu ; ils prétendent seulement que cet impôt ne doit entrer dans la caisse de la communauté, c’est-à-dire l’État, qu’après le prélèvement de l’indispensable à la vie du travailleur. Et cela, il n’est guère possible de l’obtenir qu’en traduisant l’impôt sur la chose en impôt personnel, c’est-à-dire qui tient compte de l’état de la personne à qui la chose appartient. Au vrai, cette distinction en impôt réel et impôt personnel ne répond à rien. Ce n’est ni la maison, ni le champ, ni la vigne à qui le percepteur s’adresse. C’est à l’occasion de ces choses qu’il s’adresse à leur possesseur. Et si ce revenu est insuffisant ou n’est que strictement suffisant à faire vivre le possédant, on soutient à bon droit que celui-ci ne doit rien à la communauté, puisqu’au contraire, en vertu des principes reconnus actuellement de mutualité, de charité, de solidarité, c’est la communauté qui doit venir à son secours. Voilà le principe qui domine la législation fiscale à substituer à l’ancienne. Quant au revenu nécessaire, c’est une question contingente que la sagesse du législateur a le devoir de fixer suivant les circonstances de lieu, d’âge, de famille, de richesse ou de pauvreté générale. En cette matière, l’expérience faite par les nations voisines a démontré à la fois que l’exemption à la base et la progression au sommet, doivent, comme toutes choses, avoir la limite que prescrivent le bon sens, la justice et l’état économique du pays. Et je continue à croire qu’en absorbant par l’impôt tout ce qui excède quarante millions de revenus, on ne ferait que se conformer à la justice, et que, loin de nuire à l’état économique du pays, on le développerait davantage.

Sous le titre Doctrine de la Révolution, M. Jules Roche cite l’adresse aux Français lue le 24 juin 1791 à l’Assemblée Constituante, par Dupont de Nemours, faisant le procès à la fameuse taille arbitraire, très nuisible au bonheur et à la conservation des cultivateurs, sujets aux visites domiciliaires, aux vexations insupportables à des hommes libres.

On doit se reporter à cette époque pour comprendre l’Adresse. L’absurde taille arbitraire avait créé dans les esprits une telle colère, que les noms seuls d’impôt, de taille et de contribution soulevaient une opposition irréductible. Aussi, c’est avec habileté que Dupont disait aux Français : ». Ce n’est pas vous qui paierez, ce sont les choses », sans, du reste, entrer dans aucun détail d’application. Substituer un nom à un autre, c’était l’essentiel pour le moment. Il s’est passé là, en matière d’impôt, un phénomène analogue à celui qui a consisté à découper, en matière d’administration, le territoire, en petites fractions appelées départements, par haine des tyrannies locales des grands feudataires et des intendants. Il semblait qu’en ne dépendant plus que du centre, on allait être débarrassé des grandes servitudes seigneuriales, provinciales ; on ne se doutait guère qu’on créait ainsi le plus puissant système de tyrannie politique dont le pouvoir central allait user et abuser quinze ans plus tard.

La suppression de l’impôt personnel, injuste, arbitraire, appliqué surtout au travailleur, au petit propriétaire, par les suppôts des fermiers généraux, sans contrôle, sans défense possible, eut la même cause et le même résultat. L’impôt sur les choses, si vanté par Dupont, et défendu aujourd’hui par M. Jules Roche, amena immédiatement la disparition des ressources nécessaires, les appréciations ayant été faites d’une manière trop hâtive ; nos évaluations cadastrales ne répondent jamais à une réalité ; elles frappent si bien la petite propriété, que le petit propriétaire disparaît tous les jours ; dans le seul département de la Haute-Saône, 80.000 cultivateurs manquent à l’appel depuis une trentaine d’années ; les grands domaines n’ayant plus eux-mêmes leur contrepartie naturelle, perdent presque partout une fraction importante de leur valeur. Encore une fois, l’impôt personnel sur le capital et sur le revenu n’a aucun rapport avec la taille et les anciennes impositions de même nature qui ne tenaient aucun compte du capital et du revenu vrai. Sans aucune inquisition, et sur la-simple déclaration du contribuable, constatée par la commission, l’impôt se trouvera établi avec une exactitude certainement plus grande qu’aucun de nos impôts actuels, reposant presque tous sur des données inexactes, arbitraires, quelquefois même sur de simples apparences.

Sur l’exonération de l’impôt dans une certaine mesure, M. Jules Roche fait remarquer que la loi de juin 1793 admettait l’impôt sur tous les citoyens, sauf les indigents. On pourrait dire qu’aujourd’hui elle maintient cet impôt sur tous les citoyens, exprès pour créer des indigents. La situation a bien changé : le budget n’était pas même d’un milliard, les impôts indirects nuls ou à peu près, les énormes fortunes mobilières d’aujourd’hui n’existaient pas ; demander au travail national six cents millions ou quatre milliards, comme aujourd’hui, constitue une différence dont il faut tenir compte. Aujourd’hui l’expérience est faite ; elle a produit ses effets, et a rendu, comme on le dit, son jugement ; l’agriculture surtout, la petite propriété, sont accablées au point de faire disparaître cette partie de la population la plus nécessaire au maintien, à la création de la richesse générale et de la puissance militaire, conditions de l’indépendance du pays. Aujourd’hui, ceux qui paient l’impôt dans la proportion arithmétique de leurs revenus et sans exemption à la base, trouvent qu’il serait injuste de les payer avec progression suivant l’importance de leurs revenus. Au XVIIIe siècle, au moment de la Révolution, les possesseurs de grandes fortunes étaient habitués à ne rien payer, ou à payer fort peu d’impôts ; ils trouvaient aussi qu’il était injuste de leur faire payer dorénavant des contributions qui n’avaient frappé jusqu’alors que le travail et la petite propriété. En cela comme en beaucoup d’autres matières, c’est une question d’habitude, de tradition, de préjugé et souvent d’intérêt mal entendu.

Si, à cette époque, c’était un progrès que de remplacer la taille arbitraire par un système encore défectueux, mais relativement déjà meilleur, nous ne sommes pas liés aujourd’hui par une sorte de dogme immuable aux institutions du passé ; un nouveau progrès est à réaliser, pour empêcher ou diminuer au moins, dans notre état économique très différent, les conséquences fâcheuses d’une fiscalité, ne répondant pas aux besoins présents. La fortune mobilière, qui n’existait pas, ou comptait pour si peu de chose, que notre code civil d’alors l’a presque oubliée, cette fortune est, aujourd’hui, au moins égale à la richesse immobilière ; les grandes accumulations de cette richesse mobilière ont mis le pays entre les mains de quelques-uns ; à une situation nouvelle, à des besoins nouveaux, il faut des institutions et des impôts nouveaux. La législation fiscale, pas plus que la législation civile, judiciaire, administrative, militaire, ne doit rester en arrière du mouvement général. On parle d’égalité et de liberté ; est-ce en vertu de l’égalité qu’on impose de plus de 25 % le revenu de la terre, et de 4 à 5 % à peine le revenu de la fortune mobilière qui souvent, même, ne paie cet impôt qu’après la mort du rentier quand, encore, il n’échappe pas, au moyen des titres au porteur[2]. Lorsque le peuple comprendra la puissance de ce bulletin de vote qu’il a dans la main, et dont il ne sait pas encore se servir, il pourra lutter, sans doute, contre la puissance financière de la féodalité moderne.

Sur l’income-taxe qui atteint, en Angleterre, les fortunes élevées et épargne non seulement la classe ouvrière mais encore la fortune répondant à l’aisance, M. Jules Roche fait l’historique de cet impôt créé d’abord pour les besoins de la guerre, et maintenu depuis plus d’un siècle pour les besoins de la paix. Il ne frappe pas le revenu global, mais le revenu par catégorie, ou cédules. La classe riche le supporte volontiers ; elle évite ainsi l’anémie et la faiblesse de plus en plus grande, l’esprit de révolution violente et les théories socialistes et collectivistes qui se développent en France. C’est de la prévoyance intelligente. Tout ce que nous demandons en France, c’est d’imiter cette excellente institution en l’adaptant à nos mœurs, nos traditions, notre situation économique, ainsi que l’ont fait la plupart des autres États de l’Europe. Chez nous, c’est plus nécessaire encore, parce que les charges publiques sont plus lourdes pour le peuple, et que la dépopulation sévit avec plus d’intensité chaque année. Nos millions de petits contribuables français en savent long sur ce chapitre, et en parlent souvent avec plus de compétence qu’on ne le fait en phrases ronflantes à nos tribunes politiques. Qu’on prépare seulement un projet bien étudié, faisant ressortir les différences d’application à chaque catégorie de contribuables, entre le système actuel et l’impôt progressif sur le revenu, qu’on soumette ce projet au referendum, et on sera renseigné. À quoi bon écraser d’impôts des gens qu’il faut ensuite se courir à l’hôpital, ou bien auxquels il faut créer des retraites, on ne sait avec quelles ressources ; donnons-leur donc la faculté de se procurer eux-mêmes cette retraite ; ce sera plus simple, plus moral, et peut-être moins dispendieux.

On nous dit encore : en Angleterre, on n’a pas admis la progression[3]. Sommes-nous dans une situation égale à celle de l’Angleterre quand elle créa l’income-taxe et qu’elle le maintint à l’état permanent ? A-t-elle quarante milliards de dettes perpétuelles ou viagères ? A-t-elle quatre milliards de dépenses chaque année ? A-t-elle des colonies qui dévorent la métropole au lieu de l’enrichir ? A-t-elle des frontières sans cesse menacées par des voisins plus puissants ?

C’est très bien de rappeler de grands discours et des mouvements oratoires qui datent de plus d’un siècle. Nous vivons dans le présent, et nous avons, de plus, à prévoir l’avenir ; est-ce que nous allons, en perpétuant les abus du capitalisme, irriter davantage les classes laborieuses et les jeter dans la voie des utopies irréalisables mais dangereuses ?

Le discours de M. Jules Roche (cette oratio pro milione, s’il est permis de faire un jeu de mots en pareille matière), n’a qu’un défaut ; il est une deuxième édition de l’Adresse de Dupont de Nemours à la Convention, il retarde de cent treize ans. Le temps a marché, la situation a changé ; à quoi bon refuser de voir la réalité, et de s’instruire par la leçon des choses et des événements ? Nos institutions, trop vieilles d’un siècle, si on ne les modifie pas, vont amener une solution de continuité, une séparation complète entre le capital et le travail, entre les détenteurs de la richesse et les producteurs de cette richesse, creuser un fossé de plus en plus profond, qu’il faudra combler par quoi ? Par une nouvelle révolution ? Est-ce cela que vous voulez ? Voyez ce qui s’est passé tout autour de la France, depuis l’Angle terre en tournant par la Prusse, l’Autriche, la Suisse, l’Italie et l’Espagne. Partout on est en voie de conciliation et de transaction. Même dans la sainte Russie et la Chine mystérieuse, on cherche et on trouvera sans doute la solution du problème. Et en France, sous prétexte que nous sommes en république et en démocratie, dit-on, il serait inopportun, il serait dangereux de faire une meilleure part au travail ? Cet état d’esprit ne rappelle-t-il pas ce mot de Proudhon écrivant à un ami à la nouvelle de la révolution de 48 : « Qu’allons-nous devenir, nous autres ouvriers, comment allons-nous gagner notre vie ! » À un autre, il écrit : « Je pleurais sur le pauvre travail leur que je considérais par avance livré à un chômage, à une misère de plusieurs années, sur le travailleur à la défense duquel je m’étais voué et que je me sentais impuissant à secourir. » (Ste Beuve, Revue contemporaine, 25 février 1866).

Le publiciste sentait, en effet, que la direction des affaires allait tomber entre les mains de cette puissante ploutocratie qui ne lâche pas sa proie. Pourquoi, par une inconcevable obstination, vouloir marquer le pas et rester cloué sur place, quand tout marche autour de nous ? Afin de ne pas déranger les combinaisons financières de quelques milliers de spéculateurs et d’agioteurs, souvent même étrangers au pays, vous rejetez des réformes que le bon sens, la justice, la raison proclament indispensables. Ce serait, dit-on, toucher au droit de propriété. Qu’y a-t-il de commun entre le droit de propriété consacré, créé, légitimé, sanctifié par le travail, et ces masses d’or et de richesses accumulées sur quelques têtes par l’usure universelle et la piraterie financière et internationale. C’est là où le fisc peut et doit puiser à pleines mains ; c’est là qu’avec notre système suranné, antérieur à la création de cette nouvelle forme de richesse usuraire, le fisc se garde bien de s’adresser. On recule devant cette puissance de l’argent mal acquis, condamnée par toutes les législations vraiment sages. Elle n’est pas le vrai droit de propriété, elle en est la déformation ; elle est la force, elle n’est pas le droit ; depuis quand la justice doit-elle reculer devant la force ?

L’income-taxe ne peut s’acclimater en France, dit-on. Soit, la forme importe peu. Chaque nation a appliqué le principe de l’impôt sur le revenu, plus ou moins progressif, de la manière qui lui convient le mieux, suivant ses traditions, ses besoins, son état économique. Faisons de même. Pas plus que les Anglais, nous n’avons en France l’envie de faire servir l’impôt à la destruction du droit de propriété. Au contraire, on faciliterait la formation et la conservation de la petite propriété, en dégrevant le travail, en donnant une limite aux excès de la grande appropriation par l’usure et la spéculation qui sont la négation même du droit pour tous, suivant la judicieuse observation de Lamennais.

Nous avons devant nous, dit M. Jules Roche, huit millions de propriétaires ; je vous mets au défi de leur appliquer le système de l’impôt sur le revenu ; aucune puissance au monde ne peut réaliser ce problème.

Il n’y a qu’une réponse à faire à cette prétendue objection ; nous avons plus de trente-cinq millions de cotes foncières, mobilières, patentes, portes et fenêtres, billards, permis de chasse, sans compter les chiens et les innombrables détails de ce qu’on appelle les droits réunis, vin, alcool, tabac, sel, etc. Dieu merci, nos percepteurs s’en tirent tout de même. Ne sera-ce pas plus simple, quand on aura retranché de cette colossale paperasserie les infiniment petits contribuables qu’une absurde législation accable d’impôts, et souvent de frais qui doublent ces impôts ?La réforme proposée aura précisément pour effet de laisser tranquilles les pauvres gens, de s’adresser à ceux qui peuvent payer facilement, de réduire les cotes à trois ou quatre millions, et le nombre des employés du fisc de la moitié, et peut-être des deux tiers.

Les patentés anglais, dit M. Jules Roche, sont au nombre de 433.000 seulement, et ils paient 565 millions, sur lesquels 225.000 patentés contribuent dans la proportion de 4 % ; 158.000, 20 %, et 50.000 pour le reste, en moyenne, pour 2.000 francs par tête ; tandis qu’en France, 1.776.045 patentés paient 136 millions, soit 51 francs par tête.

Mais c’est là précisément l’énorme injustice de notre système ; réduisons donc le nombre des négociants patentés à 433.000 comme en Angleterre, si on tient à ce chiffre, et laissons en paix dans leurs pauvres échoppes les 1.333.000 autres prétendus négociants ; demandons aux riches commerçants seuls, les 136 millions que produit cet impôt perçu actuellement, pour une grande partie, sur de pauvres gens qui ont à peine de quoi payer les loyers de leur magasin ou de leur habitation. On peut lire, à ce sujet, le rapport de M. Turquan, percepteur à Lyon, se plaignant des frais s’élevant à 48 % qu’il est obligé d’ajouter à des patentes de 1 à 5 francs.

Qu’on appelle impôt sur le revenu le système proposé ou qu’on l’appelle income-taxe, peu nous chaut ; puisque l’income-taxe est jugé légitime de l’autre côté de la Manche, pourquoi son similaire, l’impôt sur le revenu, ne serait-il pas aussi juste ?

Passons en Prusse avec M. Jules Roche. « Là, paraît-il, les lois de 1891 et 1893 sont arrivées à la perfection en fait d’articles à travers lesquels les fraudes fiscales ont peine à passer. »

Et c’est ce que déplore l’orateur habitué à notre système où, more gallico, tout est de bonne et honnête prise quand on joue avec le fisc. Et puis là-bas, de l’autre côté du Rhin, ce sont les électeurs, d’abord classés en primaires et en secondaires suivant leur rang chez le percepteur, qui nomment les députés au Reichtag, en sorte que ceux-ci représentent bien plutôt les hobereaux, les gros propriétaires que les petits. Voilà l’exemple dont M. Jules Roche tire parti contre l’impôt sur le revenu ; d’où l’on pourrait conclure qu’il faut aller en Prusse pour trouver une classe sociale riche, presqu’encore féodale, ayant assez de désintéressement pour, étant la majorité, s’imposer elle-même, et dégrever la classe moins riche. N’est-il pas fâcheux d’être obligé de donner ces beati possedentes prussiens en exemple à nos millionnaires français ? Il est vrai que ceux ci ont à leur tête quelques milliardaires qui leur font croire et font croire peut-être aussi à nos foules naïves que, si on permettait au pauvre travailleur d’arriver à posséder un coin de terre ou une chaumière pour sa famille, c’en serait fait du droit de propriété… tel, du moins que ces milliardaires le comprennent.

« L’impôt, en Prusse, est établi sur le revenu, mais avec progression en vingt-six échelons, sans dépasser 5 %. »

En France, où cet impôt est appelé à en remplacer plusieurs autres montant à huit cent millions, la progression doit être plus élevée sur les gros revenus. En effet, l’impôt foncier, à lui seul, atteint déjà 10 à 12 % et frappe indistinctement les petites propriétés et les grandes. Du reste, que l’impôt sur le revenu soit établi par échelons ou autrement, peu importe. L’essentiel, c’est d’en affranchir le travail et la petite propriété par l’exemption à la base.

« On a vu des agents allant jusqu’à compter l’argent de poche. »

C’est là un détail comique faisant bon effet dans un discours. Mais nous avons mieux, en France. J’ai connu des « rats de caves », altérés par une longue promenade, entrant chez un hospitalier curé de village et lui demandant à se rafraîchir. On leur sert, paraît-il, une certaine liqueur fabriquée sans déclaration. Nos rats, après s’être bien désaltérés, témoignent au curé leur reconnaissance en lui annonçant un procès-verbal que le brave homme prend d’abord pour une plaisanterie. Mais, le lendemain, il apprend, à ses dépens qu’on ne plaisante pas avec ces rongeurs. En fin de compte, cinq cents francs d’amende, qui finissent par être payés par les paroissiens du bon curé pauvre et très aimé.

« En Prusse, il y a, chaque année, de nombreuses réclamations. »

Et en France, il n’y en a donc pas ? Et d’autant plus nombreuses que l’impôt se présente sous soixante-dix ou quatre-vingts formes différentes.

« Il y aura intrusion des agents dans les affaires de famille. »

Pas davantage qu’avec nos droits de mutation entre vifs ou par décès, nos impôts indirects, nos patentes, nos bouilleurs de crû, etc. Au moyen de la déclaration du contribuable et de la perspective d’une amende de dix fois le droit non payé, les fraudes seront rares et constatées sans aucune inquisition, les évènements de la vie des affaires les révèleront d’eux-mêmes.

« De simples ouvriers, des manœuvres, des employés, vont se trouver imposés qui ne le sont pas aujourd’hui. »

En portant l’exemption à mille, on a deux mille francs, selon les circonstances, et le droit à 2 ou à 3 %, la charge sera insignifiante. Rappelons, du reste, que l’impôt sur le revenu devant remplacer tous les impôts de consommation, sauf sur l’alcool et le tabac, réalisera le problème de la vie à bon marché. En prenant pour base d’exemption quinze cents francs de revenu, par exemple, le citoyen ayant deux mille francs de revenu en rentes, aurait à payer sur cinq cents seulement, soit 15 francs si l’impôt est établi à 3 % ; et à 7 fr. 50 seulement si ce revenu est dû au travail ; il est entendu que c’est au législateur à déterminer le taux de l’impôt suivant les besoins du trésor et l’intérêt bien compris de la masse des contribuables, et surtout des petits contribuables.

« La détermination du revenu du Commerce a soulevé des difficultés insurmontables. »

C’est cependant sur ces revenus qu’on a prétendu fonder chez nous l’impôt des patentes, au moyen des apparences et des suppositions les plus incertaines. Lorsque le revenu devra être déclaré par le commerçant, l’industriel, l’artisan ou l’artiste, l’impôt sera moins soumis à l’erreur ; la crainte de l’amende sera le commencement de la vérité ; on sera toujours admis, sans y être jamais contraint, du reste, à justifier par ses livres l’évaluation déclarée. Aujourd’hui, les professions libérales notamment, paient à peu près la même patente. On sait cependant qu’il y a, entre les revenus des contribuables, des différences qui peuvent aller de deux mille à cent mille francs et même plus. On sait parfaitement que tel avocat ou médecin est affligé d’honoraires de cent mille et quelque fois cinq cent mille francs par an, que, pour les banquiers, les différences sont souvent plus grandes. En fait, les revenus véritables sont à peu près connus ; ils seront déterminés et paieront l’impôt d’une manière beaucoup plus exacte et plus juste avec le système de l’impôt sur le revenu qu’avec le système des patentes.

« L’impôt sur le revenu aux États-Unis, pendant et après la guerre de Sécession, a été supprimé ensuite comme inconstitutionnel par ceux-là mêmes qui l’avaient demandé. »

Je le crois bien ; il était si énorme dans les États du Sud surtout, c’est-à-dire chez les vaincus, que le revenu des terres et des maisons tout entier était souvent insuffisant à le payer ; c’était un véritable tribut de guerre que la paix a naturellement supprimé entre concitoyens une fois réconciliés. Quel rapport y a-t-il entre cette situation et notre état économique en France ? Lorsqu’il y aura soixante-dix millions de Français, une dette publique réduite à douze mil liards, un budget annuel ramené à deux milliards, nous serons tous d’accord pour supprimer l’impôt sur le revenu.

« Comment évaluer les revenus agricoles, comment évaluer les revenus des capitaux ? »

Pour les terres louées, le revenu est tout indiqué pour le propriétaire par le bail lui-même. Pour celles non louées, le revenu est facile à établir par comparaison avec les terres louées dans la même région. S’agit-il du revenu du fermier ? En Angleterre on l’a évalué à la moitié du fermage ; en Écosse, au tiers. En France, il sera facile de fixer la proportion suivant l’état des terres et les ressources de chaque région, en tenant toujours compte, en ce qui concerne le taux de l’impôt, que le revenu du travail doit-être imposé moitié moins que celui du rentier.

En ce qui concerne le revenu des capitaux, c’est encore le possesseur qui aura à faire sa déclaration par laquelle il se soumettra à une amende de dix fois le droit non payé, et prescrite seulement après trente ans ; sans inquisition, sans vexation de la part du fisc, bien peu de fraudeurs échapperont à l’amende ; l’expérience de l’administration de l’enregistrement prouve actuellement que bien peu de fraudes échappent, même avec une prescription de cinq ou dix ans. À supposer que le fraudeur ait traversé trente ans de sa vie sans se faire prendre en défaut, la circonstance inévitable de sa mort révélera fatalement la situation. Le fisc prélèvera sur sa succession le droit et l’amende avant tout partage. Supposons que le contribuable ait déclaré cent mille francs de capitaux ; sa succession en révèle cinq cent mille, sans qu’il soit justifié d’une autre origine qu’une accumulation de revenus. La fraude sera suffisamment dé montrée.

« Le problème est de savoir comment vous déterminerez que tel citoyen a mille ou deux mille francs de revenu. C’est le vice capital du système par catégories. L’enquête a démontré qu’il serait difficile., impossible même, de déterminer le revenu des propriétés non louées. Or ces propriétés sont les trois quarts des propriétés françaises ».

Ici, M. Jules Roche paraît avoir oublié une chose qui est connue de tous les Français, c’est que précisément tous les immeubles bâtis ou non figurent au cadastre pour un revenu très inexact et fantaisiste, il faut l’avouer, mais qu’il est très facile et urgent même de rectifier, quel que soit le mode d’impôt adopté. Du reste, la proportion des trois quarts des propriétés qui, selon l’orateur, ne seraient pas loués est contestée par M. Grandeau qui a établi que les terres louées comprennent dix-huit millions d’hectares, et celles qui ne le sont pas, à peu près le même nombre d’hectares. Au surplus, il est certain qu’aujourd’hui, au moyen des locations verbales et écrites, des déclarations de mutation en suite de décès, des ventes, des échanges, des donations, des contrats de mariage, des jugements, en un mot de tous les actes sujets à l’enregistrement, partout le revenu vrai du sol et des bâtiments est très facile à établir.

Le revenu seul des capitaux échappe encore au fisc, et c’est ce que les adversaires de l’impôt sur le revenu tiennent surtout à mettre l’abri de l’impôt, et c’est aussi ce que les partisans de la réforme veulent à bon droit atteindre.

On invoque aussi le revenu des salaires comme un obstacle à la fixation de l’impôt ; répondons d’abord que presque tous en seront exempts. Quant au salaire supérieur à l’exemption, dans chaque région on en connaît la moyenne. Elle est, du reste, établie presque juridiquement par la loi actuelle sur les accidents du travail.

On invoque aussi l’industrie comme présentant un obstacle sérieux à l’évaluation. Est-ce qu’aujourd’hui les patentes n’ont pas la prétention d’être basées sur le revenu ? Il est vrai que les faits et les circonstances qui sont censés faire connaître ce revenu sont tellement étrangers aux produits et aux bénéfices de l’industrie, que l’on voit dans une même commune, deux industriels payant la même patente, l’un gagnant cinq mille francs et l’autre cinquante ou cent mille. L’impôt sur le vrai revenu, en cette matière, sur la vraie richesse, c’est la justice substituée à l’arbitraire et à l’erreur.

Puis l’orateur termine ainsi son discours :

Ce n’est pas la première fois que je défends ici cette thèse de l’égalité des contribuables devant la loi, cette thèse de la nécessité d’un impôt exclusivement réel, si l’on veut avoir un impôt libre, digne d’un pays libre. Ce n’est pas la première fois non plus que je signale les dangers de toutes sortes de systèmes plus ou moins semblables — peu importe les détails, — mais identiques à celui qui est présenté par la commission, dans leur principe, dans leur esprit profond, dans la conception philosophique qui les a dictés.

Si bien que c’est comme Français encore plus que comme républicain, que je soutiens les idées que je viens développer devant vous, que je vous conjure, messieurs, de n’accepter ni ce projet ni un autre et que je fais appel à vos raisons. Un grand nombre d’entre vous ici n’ont pas de parti pris en ces matières ; ils ont été séduits, entraînés par une formule, « l’impôt sur le revenu » ! Oui, elle est juste, je le répète, comme formule, personne ne peut la contester ; c’est entendu. Mais là où surgit le problème, c’est dans son application. (Très bien ! très bien ! au centre.)

Eh bien ! les décisions qu’on vous propose en vue d’établir la justice dans l’impôt, ce sont des décisions qui, au lieu de vous conduire vers la justice, vous conduisent vers l’injustice, vers l’inégalité, vers les désastres pour la fortune publique de ce pays, pour le libre fonctionnement du travail national ; industrie, commerce, agriculture, économie de l’homme qui travaille, quel qu’il soit ; penseur, poète ou maçon. (Vifs applaudissements au centre, à droite et sur divers bancs à gauche). Si bien que ce n’est point — croyez-le, mes chers collègues — une œuvre de réforme qu’on vous apporte ; sous ce principe de l’impôt sur le revenu, quelle qu’en soit l’application, étant données nos mœurs, nos habitudes, la constitution de ce pays, les conditions matérielles dans lesquelles il vit, c’est une œuvre de discorde, c’est une œuvre de désorganisation sociale, c’est une œuvre de destruction nationale ! (Applaudissements vifs et répétés au centre, à droite et sur divers bancs à gauche. — L’orateur, en regagnant son banc, reçoit les félicitations d’un grand nombre de ses collègues.)

Si j’avais assisté à cette discussion, si j’avais été sous le coup de cette éloquence entraînante, je me serais peut-être laissé aller à applaudir aussi. Quel Français ne serait pas ému, quand on lui parle de justice et du sort de la nation, qu’on lui met sous les yeux des dangers même hypothétiques ? C’est là le phénomène que présentent les assemblées et les foules dans les questions qui demandent plutôt de l’attention, de l’observation des faits que de l’éloquence. Puis j’aurais fait, sans doute, comme plusieurs autres auditeurs, je me serais repris et j’aurais songé à ces nombreux citoyens que leur profession, leur goût, leurs études, ont mis en contact avec l’immense multitude des travailleurs, des petits, des déshérités. Ils voient mieux que les plus éloquents orateurs vivant dans le monde des millions, ce qui se passe dans les couches inférieures de la société. Ces orateurs ne voient pas l’excès des charges qui pèsent sur elles, ils ne sentent pas qu’elles succomberont un jour aux tentations révolutionnaires. C’est ainsi qu’un sol creusé par des eaux souterraines s’effondre tout à coup, entraînant la destruction des monuments qui paraissaient le plus solidement construits.

Ce n’est pas seulement à la surface qu’il faut regarder ; il faut sonder le terrain social et considérer ce qui se passe au-dessous. Il y a là, comme dans l’Océan, des dangers cachés qui peuvent anéantir, au moment où l’on s’y attend le moins, le vaisseau mal dirigé.

Ce qui se passe aujourd’hui au nord de l’Europe, nous donne une leçon.

  1. Est-il certain, au surplus, que M. Jules Roche ne commet pas une erreur historique quand il dit qu’à l’origine des sociétés l’impôt était personnel ! En fait l’impôt a toujours eu en vue la chose, la res appartenant à la personne. Il arrivait seulement qu’au lieu de prouver l’existence de la chose, on la supposait. C’est ce que nous devons proscrire absolument.
  2. On objecte la taxe annuelle sur les titres au porteur, j’ai expliqué que cette taxe n’est pas supportée par le propriétaire de ces titres, puisque le prix d’achat est fixé, déduction faite de cette taxe.
  3. C’est une erreur ; l’income-taxe produit une véritable progression de l’impôt ; il est facile d’en faire la preuve en comparant le chiffre de l’impôt total payé par chaque contribuable, et en le rapportant à une unité quelconque du revenu total.