Librairie Guillaumin & Cie (p. 92-97).

CHAPITRE XXIX

Observations sur le produit du travail agricole et d’autres travaux




Aux termes d’une statistique que l’Almanach Hachette a publiée, la superficie agricole de la France comprendrait :

Terres labourables
25.885.000 hectares
Prairies
6.555.000       —
Vignes
1.800.000       —


vignesTotal
34.719.000 hectares


Le reste du territoire serait sans doute occupé par des forêts, landes, terres vagues, bâtiments, routes, chemins de fer, etc.

D’après M. Grandeau, l’exploitation se ferait :

Par les propriétaires pour
18.324.000 hectares
Par des fermiers, payant en argent, pour
12.628.000       —
Par des cultivateurs métayers pour
3 967.000       —


vignesTotal
34.919.000 hectares

On peut négliger, dans les calculs qui vont suivre la petite différence existant dans les évaluations qui précèdent.


Il y aurait donc, pour les terres cultivées en fermage et en métayage
16.595.000 hect.
En admettant pour exact le produit moyen de 67 francs pour location d’un hectare
67 fr.
On obtient un total de fermages payés par le cultivateur non propriétaire au propriétaire rentier, montant à
1.111.865.000 fr.
Et si l’on ajoute à cette somme considérable les intérêts à 4 % de la dette hypothécaire grevant la terre, évaluée au capital de 12 milliards et même à 15 milliards, en y ajoutant la dette non hypothécaire, on trouve que la culture doit encore chaque année payer
600.000.000 fr.
Ce qui fait, au total, le chiffre inquiétant de
1.711.000.000 fr.


Voilà la somme énorme que la population agricole propriétaire ou fermière doit prélever chaque année sur le produit de son travail (sans compter les impôts) avant de pourvoir aux dépenses d’entretien, de nourriture, de vêtement, d’instruction pour la famille et d’entretien des bâtiments.

On évalue la population agricole en France à environ 20 millions de personnes. Nous venons de voir que la partie du sol cultivée par les métayers et les fermiers est de 16.595.000 hectares formant à peu près la moitié de la surface totale.

La population vouée à ce travail est d’environ 10 millions de personnes. Un calcul aurait démontré que la moyenne de la famille agricole comprend quatre personnes : le père, la mère et un peu plus de deux enfants, ce qui représenterait 2.500.000 chefs de famille. C’est le travail de ces 2.500.000 laboureurs qui doit fournir 1.111.000.000 de francs, à prélever nécessairement chaque année sur les produits, pour payer les fermages. La part incombant ainsi à chaque travailleur, fermier ou métayer, est d’environ 445 francs.

Quant aux 600 millions d’intérêts de la dette, s’ils sont payés seulement par les propriétaires cultivant, représentant aussi environ 2.500.000 chefs de famille, on voit que chacun de ceux-ci doit, en moyenne, 225 francs.

Et si l’on admet avec la statistique, que la moitié seulement des propriétaires est grevée d’hypothèques, ce serait pour les possesseurs des terres hypothéquées une moyenne de 450 francs, à prélever pour intérêts sur le produit de chaque exploitation. Il n’y a qu’un remède à apporter à une situation si dangereuse, et encore, ce remède sera-t-il, dans bien des cas, insuffisant, mais au moins il atténuera un peu le mal : c’est de dégrever la terre de tout impôt, et de faire retomber la contribution sur le revenu et le capital déduction faite de toute dette, et en admettant, comme il est dit plus haut, le double principe de l’exemption à la base et de la progression sur la fortune en raison de son accroissement.

Il restera encore à la charge de la population agricole un fardeau suffisant sous la forme du fermage et de l’intérêt de la dette.


On peut encore faire une autre application des calculs qui précèdent. Les 35 millions d’hectares cultivés par une population de 20 millions d’habitants, dont la moitié est propriétaire, et l’autre moitié fermière du sol, donnent une moyenne d’un peu moins de 2 hectares par tête, ou 8 hectares par famille. Le produit du sol, en nature, est évalué à 200 francs par hectare, soit 1.600 francs bruts par chaque exploitation moyenne. La famille doit donc vivre avec ces 1.600 francs, dont il faut déduire, si elle est dans la catégorie des propriétaires débiteurs, 450 francs d’intérêts, ce qui réduit le produit dont elle peut disposer, à 1.150 francs, c’est-à-dire un peu moins de 300 francs par tête ; et si elle appartient à la catégorie des cultivateurs fermiers elle doit déduire aussi environ 450 francs pour les fermages qu’elle doit payer.


Il n’y a donc que les familles n’ayant ni fermage ni intérêt à payer qui auraient à leur disposition les 1.600 francs de produit brut. Elles forment à peine le quart de la population agricole totale. Mais il faut remarquer que tous ces calculs réduits à une moyenne sont exacts à un point de vue en quelque sorte mathématique. En réalité les choses ne se passent pas ainsi. On a vu précédemment que les grandes fortunes absorbent plus de la moitié de la fortune générale, en sorte que pour l’autre partie de la population, qui est de beaucoup la plus nombreuse, la moyenne ci-dessus devrait être réduite au moins de moitié.

Quand on réfléchit à cette triste réalité on s’étonne moins de voir la population de la campagne diminuer. Le père de famille, ayant fait l’épreuve par lui-même, et parfois déjà par son père, du maigre résultat obtenu, ne voit pour ses enfants qu’un moyen d’échapper à son triste sort ; c’est de les disposer à gagner leur vie par toute autre profession qui lui paraît moins dure. C’est souvent une illusion, mais comment y échapper après une expérience de deux ou trois générations ?

Voilà pour le travail des champs ; passons à une autre classe de travailleurs.

M. Benoist, dans son ouvrage l’Ouvrière à l’Aiguille, donne le résultat de son enquête pour la population de Paris. Il fait le budget de la jeune fille célibataire et voulant vivre honnêtement de son seul travail. Le loyer, l’éclairage, le chauffage, l’habillement comportent une dépense de 268 francs à laquelle il faut ajouter 328 francs pour la nourriture à 0.90 centimes par jour. Il faut donc que son travail lui rapporte 600 francs ou 2 francs pour 300 journées de travail. Le moindre chômage, c’est la misère, la maladie, c’est l’hôpital, le découragement dans cette lutte terrible contre la nécessité, c’est la chute, la démoralisation.

Or, il paraît que ce salaire de 2 francs par jour est encore une exception heureuse, et que le plus grand nombre des ouvrières sont obligées de vivre avec 0.65 centimes de nourriture par jour.

À Paris seulement, 300.000 ouvrières à l’aiguille sont obligées de vivre avec ce lamentable budget. Dans les autres villes de France et dans les villages on en compte plus d’un million.

Ajoutons à ces chiffres au moins deux millions d’ouvriers dans les mines, les ateliers, les diverses industries, gagnant moins de 100 fr. par mois. Leur petit budget, épuisé par un loyer relativement élevé, une femme et des enfants à nourrir, vêtir et instruire, ne leur permet pas non plus la possibilité de réaliser la moindre économie.

Et cependant, ce sont ces millions de travailleurs qui soutiennent, en définitive, un état social se résumant par la distribution de la richesse entre les mains de 3 ou 400.000 privilégiés. Ce sont ces millions de petites sources qui alimentent ce grand fleuve qui enrichit un si petit nombre d’heureux possesseurs. C’est avec 200 fr. de revenu par tête que 15 ou 20.000.000 de travailleurs préparent des rentes qui atteignent parfois des chiffres fabuleux au profit de quelques-uns.

Je n’insiste pas sur ces faits dont le spectacle travaille la génération présente, et pourrait à la fin soulever des passions violentes. Aucun lecteur ayant le sentiment de la justice et de la vraie fraternité, ne m’en voudra d’avoir mis ce tableau sous ses yeux, et proposé un moyen très praticable, à mon avis, de corriger ou d’atténuer ces injustices sociales. La plupart des hommes n’y ont jamais pensé ; ils ne se doutent même pas que les rentes et les revenus dont ils vivent, n’ont pas d’autre origine qu’un prélèvement sur le travail de tous.