Librairie Guillaumin & Cie (p. 98-103).


CHAPITRE XXX

Comment les lois d’impôts devraient être préparées




Il est curieux de comparer les procédés employés en France et en Suisse pour la préparation des lois d’impôts. Chez nous, c’est au milieu du tohu-bohu d’une assemblée de six cents députés, divisés en politique sur tous les points essentiels, que se discutent, ou, plutôt, se bâclent les lois qui demanderaient une lente, une sage préparation. En Suisse, ce sont des spécialistes sans passion et sans autre préoccupation que celle d’une juste et équitable répartition des charges publiques, qui sont appelés à réviser et à modifier les lois d’impôts proposées par le Parlement ou le Conseil des États. J’ai sous les yeux le rapport de la Commission chargée de l’examen de loi sur l’impôt direct du canton de Neuchâtel, en date du 14 avril 1903. Est-ce une commission parlementaire ? non ; ce sont de simples citoyens, étrangers aux discussions politiques, qui ont été choisis pour examiner le projet proposé par le Conseil d’État, le discuter, l’amender, et faire un rapport sur ce travail d’étude. Cette assemblée de citoyens compétents, indépendants, examine consciencieusement le projet sans autre souci que de le rendre acceptable par tous les groupes, grâce à l’esprit de justice qui préside à sa rédaction. Il ne s’agit donc pas de sacrifier un parti politique au profit d’un autre parti, comme on paraît le craindre en France. On fait œuvre de justice, et non pas œuvre de passion. Il s’agit, en principe, de l’impôt frappant la fortune nette de chaque citoyen, celui-ci est admis à justifier de sa fortune, si l’évaluation du fisc est exagérée, et à en déduire le passif. Il n’y a là ni inquisition indiscrète ou vexatoire, ni faveur, ni passe-droit pour personne. On arrive ainsi, autant que faire se peut, à l’équation exacte entre la fortune de chacun et sa part des charges générales. Une amende assez lourde corrige les citoyens qu’un instinct d’avarice a portés à dissimuler leur fortune ou leurs revenus.

Qu’y a-t-il d’impraticable, d’injuste, d’odieux même comme on le prétend en France, dans cette répartition si juste de l’impôt ? Est-ce qu’aujourd’hui même, au décès d’un contribuable, l’Enregistrement n’a pas les moyens d’établir à cent francs près la fortune du défunt ? par tous les actes authentiques ou sous-seing privés, par le cadastre, les hypothèques, etc. Est-il plus difficile d’arriver à cette exactitude avec un vivant qu’avec un mort ?

Or, que voyons-nous aujourd’hui (juin 1903) ? M. Rouvier, impressionné sans doute par un préjugé qu’il sait très répandu en France, fait connaître son projet d’impôts sur le revenu ; mais avec quelle timidité, quelle crainte de se buter contre le préjugé national, et surtout contre la mauvaise humeur des millionnaires et des milliardaires ? Au lieu de prendre le budget dans son ensemble pour en corriger d’un seul coup les multiples défauts, c’est à peine s’il ose proposer de remplacer l’impôt des portes et fenêtres, la contribution personnelle et mobilière, par un impôt sur le revenu. On dirait même qu’ainsi restreint, il prend les mesures pour que son projet présente le flanc à la critique. Il n’ose pas en arriver, ni quant à l’ensemble de la mesure ni quant à son application, à la véritable base de l’impôt. Ce sont encore les fameuses manifestations extérieures, les suppositions de revenus que l’on va prendre pour la taxe de l’impôt, le loyer, l’appartement, etc. Et, comme actuellement avec les portes et fenêtres, avec la mobilière, plus on aura d’enfants plus il faudra payer. Autant vaut rester tranquille. Ceci est toujours du fictif, quand il serait si simple d’arriver au réel. Et, quant à la graduation, on s’arrête à trois millions de revenus qui paieront 41.500 fr. En sorte que le citoyen, et il y en a, qui aura 30 millions de revenu au lieu de 3, ne paiera toujours que 41.500 fr., c’est-à-dire que 27 millions de ses revenus ne paieront rien de plus ; tandis que, avec une répartition juste, reposant sur des bases certaines, il n’y aurait aucune exagération à faire prélever par l’État, c’est-à-dire par la collectivité, un dixième du revenu net, une fois qu’on arriverait à des chiffres supérieurs à 50 ou 100.000 fr. par exemple. N’est-ce pas cette proportion qu’on exige du plus pauvre paysan de France ? Pourquoi s’arrêter à ces trois millions, quand il est connu de tous que tels banquiers, négociants, industriels en possèdent dix, vingt, cinquante, et même cent millions.

Et voilà que, déjà, les défenseurs des fortunes colossales, M. Leroy-Baulieu en tête, dans le Journal des Débats jettent les hauts cris à l’apparition de ce projet cependant si modeste. Il semble, à les entendre, que tout serait bouleversé dans le pays si, au lieu des soixante ou quatre-vingts impôts qui frappent surtout les travailleurs et les petits propriétaires, on appliquait un système atteignant davantage les plus grandes fortunes.

N’est-ce pas le cas de rapporter ici cette observation de Chateaubriand, qui, pourtant, ne passe pas pour un socialiste dangereux.

« Dans la vallée du Rhône, je rencontrai une garçonnette presque nue, qui dansait avec sa chèvre ; elle demandait la charité à un riche jeune homme bien vêtu qui passait en poste, courrier galonné en avant, deux laquais assis derrière le brillant carrosse. Et vous vous figurez qu’une telle distribution de la fortune peut exister ? Vous pensez qu’elle ne justifie pas les mouvements populaires ? »

(Mémoires d’Outre-tombe, 1853).


Plus loin, préoccupé des problèmes qui agitaient déjà la société de son temps, il écrit dans ses fameux mémoires :

« Quand il ne s’agirait que de la seule propriété, n’y touchera-t-on point ? Restera-t-elle distribuée comme elle l’est ? Une société où des individus ont deux millions de revenus[1], tandis que d’autres sont réduits à remplir leurs bouges de monceaux de pourriture pour y ramasser des vers (vers qui, vendus aux pêcheurs, sont les seuls moyens d’existence de ces familles elles-mêmes autochtones de fumier), une telle société peut-elle demeurer stationnaire sur de tels fondements, au milieu du progrès des idées ? »

« Mais si l’on touche à la propriété, il en résultera des bouleversements immenses qui ne s’accompliront pas sans effusion de sang ; la loi du sang et du sacrifice est partout : Dieu a livré son fils aux clous de la Croix pour renouveler l’ordre de l’univers. Avant qu’un nouveau droit soit sorti de ce chaos, les astres se seront souvent levés et couchés. Dix-huit cents ans depuis l’ère chrétienne n’ont pas suffi à l’abolition de l’esclavage ; il n’y a encore qu’une très petite partie accomplie de la mission évangélique. »

« Ces calculs ne vont point à l’impatience des français ; jamais, dans les révolutions qu’ils ont faites, ils n’ont admis l’élément du temps ; c’est pourquoi ils sont toujours ébahis des résultats contraires à leurs espérances. Tandis qu’ils bouleversent, le temps arrange, il met de l’ordre dans le désordre, rejette le fruit mort, détache le fruit mûr, tasse et crible les hommes, les mœurs, les idées. »

« Quelle sera la société nouvelle ? Je l’ignore. Ses lois me sont inconnues ; je ne la comprends pas plus que les anciens ne comprenaient la société sans esclaves produite par le christianisme. Comment les fortunes se nivelleront-elles, comment le salaire se balancera-t-il avec le travail, comment la femme parviendra-t-elle à l’émancipation légale ? Je n’en sais rien….

« La société moderne a mis dix siècles à se composer, maintenant elle se décompose. Les générations du moyen-âge étaient vigoureuses, parce qu’elles étaient dans la progression ascendante ; nous, nous sommes débiles parce que nous sommes dans la progression descendante… que d’espérances n’ont pas été déçues en talents et en caractères ? Si vous en exceptez une trentaine d’hommes d’un mérite réel, quel troupeau de générations libertines, avortées, sans convictions, sans foi politique ou religieuse, se précipitant sur l’argent et les places comme les pauvres sur une distribution gratuite. »

(Tome 6 page 453, édition Biré.)


C’est par ce phénomène de la formation des fortunes énormes, en regard des grandes misères, que les nations se sont perdues. Quel inconvénient voit-on à mettre un frein à cette choquante inégalité par une législation civile et fiscale mieux appropriée à notre état économique actuel ? Cela retarderait tout au moins le dénouement fatal. L’impôt progressif, on l’a déjà vu, n’est pas, du reste, un obstacle à la formation de grandes fortunes, mais il sert de frein modéré à l’appauvrissement de la masse. Il a déjà été proposé par Montesquieu, puis par Necker et J. B. Say. Il a été pratiqué par l’ancien clergé pour certaines redevances. Il est l’avenir, tandis que la proportionnalité est le passé. À chaque période historique, à chaque état social, leurs lois nécessaires.



  1. Que dirait-il aujourd’hui en présence de ces colossales fortunes fondées sur la spéculation et l’agiotage et dont le revenu est vingt fois supérieur à ces deux millions ?